Enseigner l’histoire est pour moi une mission très importante. J’ai conscience de former les esprits de demain et ma responsabilité est grande quant à la qualité des contenus que je vais mettre en oeuvre pour y parvenir.
Ma triple formation en philosophie, en anthropologie et en histoire/géographie m’a emmené à faire des liens entre les disciplines et mon enseignement révèle cette formation multiple.
Enseigner pour moi, c’est contribuer à stimuler la pensée de l’enfant.
L’histoire héritière de Braudel a amorcé une réflexion sur les rythmes temporels, mon enseignement a intégré cette pensée . Braudel a été pour moi un modèle, autant en matière de contenus, qu’en matière de relations. La force de Braudel a été de mettre en relations, ce que d’autres envisageaient de manière juxtaposée. On travaillait soit sous forme thématique (les thèmes donc se juxtaposaient et de temps en temps parfois, se croisaient heureusement), ou bien l’on travaillait sous forme périodique (on étudiant un événement, un moment de l’histoire), ou encore enfin sur une base spatiale (L’histoire de France, de l’Auvergne, de Carcassonne). Bien évidemment les chronologies étaient dans tous ces thèmes présentes.
A peu d’exceptions près l’histoire fonctionnait de cette manière, avant Braudel.
Braudel a osé croiser les éléments thématiques, chronologiques et ce, dans une perspective globale, avec une pensée mondialisée, c’est à dire en étudiant les interactions entre les événements, les espaces, les civilisations.
Mais l’histoire, ce n’est pas seulement pour moi être capable d’établir les relations entre hommes, faits, espaces et ce sur une base temporelle. Ceci fournit une base sur laquelle on travaille. Il est vrai que la base doit être solide (on pourrait réfléchir longuement sur l’histoire comme construction humaine, dans quelle mesure l’histoire est-elle rationnelle, n’est-elle pas toujours une projection des individualités, et donc inévitablement relative ? Qu’importe car en réfléchissant ainsi, on pourrait juger de cette manière toutes les productions humaines, y compris les mathématiques, je n’évoquerais pas ici cette question qui peut-être un excellent exercice philosophique).
Enseigner l’histoire c’est emmener les élèves à réfléchir sur le présent et plus tard à réfléchir sur les futurs présents.
L’intérêt de l’histoire, ce n’est pas ne pas commettre les mêmes erreurs que nos prédécesseurs, mais rendre libre. Accéder à la connaissance historique permet de faire de libres choix pour sa société, de former le jugement, de se projeter.
Cela ne signifie pas que l’histoire n’est pas un objet qui permet d’aborder des questions éthiques. C’est d’ailleurs un objet privilégié pour se poser des questions sur l’homme et sur les actions qu’il pose.
Par exemple, lorsque j’enseignais le christianisme en seconde, je leur montrais sur la base de faits et dans un axe chronologique, l’évolution des croyances . Cela permet de voir comment dans le temps la tolérance en matière religieuse a revêtu des formes diverses. De monter que la religion est aussi un outil de communication, un véhicule culturel. En mettant en évidence le chemin parcouru, on peut également comprendre la laïcité comme point ultime de la tolérance institutionnelle, mais aussi comme point de rupture entre la sphère religieuse et la sphère politique. Aujourd’hui se posent des problèmes intéressants qui réinterrogent la laïcité : faut-il financer les cultes ? D’ailleurs, en réalité le financement des cultes, même s’il n’est pas direct, existe en réalité. Si les subventions publiques sont interdites par la loi, les associations cultuelles bénéficient d’aides indirectes Par exemple, le Code général des impôts autorise les entreprises et les particuliers à déduire de leurs bénéfices ou de leurs revenus les dons aux associations cultuelles, et par ailleurs les édifices du culte sont exonérés de la taxe d’habitation et de la taxe foncière sur les propriétés bâties s’ils appartiennent à une personne publique ou à une association cultuelle.
-On a tous, sans doute eu recours à la culture (religion, langue …) pour se démarquer, pour faire partie d’un groupe, que les sociologues ou les psychologues sociaux appellent groupe d’appartenance. Pour ma part j’ai eu plaisir à parler créole dans le métro, histoire de faire comprendre au « zoreille »( métropolitain), que je suis différente de lui, la langue ajoutant un élément majeur culturel de différenciation.
Reprenons l’exemple du chritiannisme à ses début, au départ, les romains sont tolérants : en faisant la conquête des territoires, il adoptent généralement les dieux des peuples conquis, il ne s’agit pas de mécontenter ces dieux qui pourraient bien leur faire essuyer leur colère. Les persécutions des chrétiens auront lieu, non pas parce qu’ils rejettent le dieu des chrétiens, mais parce que les chrétiens refuseront de sacrifier aux dieux romains, y compris à l’empereur considéré comme un dieu. La question pose la problème non pas seulement de différenciation, mais d’intégration dans un système dominant. Les 2ème et 3ème siècles sont donc des siècles de persécutions. les chrétiens ne voulant pas reconnaître l’empereur romain en tant que divinité sont persécutés, mais pas à cause de leur croyances. Au 4ème siècle, les romains vont progressivement en venir à publier des édits de tolérance (sous Gallien, Galère, Constantin et Licinius). Un renversement s’établit en 392 avec l’interdiction des cultes païens.
Je fais remarquer aux élèves que l’histoire de l’expansion du christianisme pose la question de la tolérance face aux opinions religieuses. Certaines personnes pourraient penser que lorsque l’empire romain adopte la religion chrétienne en tant que religion officielle, la situation devient acceptable. Je fais remarquer que non, qu’à ce moment un glissement s’établit, les chrétiens bénéficient de tolérance, le christiannisme devient la religion dominante, la religion d’état, mais ce sont alors les païens vont à leur tour subir de l’intolérance, exactement comme les chrétiens avaient fait les frais de l’intolérance au début de l’ère chrétienne. De la même manière les païens vont voir leurs temples détruits et ne pourront que difficilement exprimer leurs croyances. La perte de croyances est toujours une perte culturelle.
L’histoire de l’expansion du christianisme nous conduit à analyser une succession de périodes de tolérance avec des périodes d’intolérance.
Plus on se sent menacé, plus on se tourne vers le fait religieux pour se sécuriser.La religion a souvent été utilisée dans l’histoire comme favorisant l’intégration et source de régulation. Lorsque Constantin réunit le concile de Nicée en 325, son but en tant qu’empereur est de faire régner l’ordre religieux.
On croit souvent que Constantin a été un homme très chrétien, rien n’est plus faux. Il se convertit sur son lit de mort, parce que le baptême va absoudre ses pêchés, qu’il a pris soin de commettre sans limites pendant sa vie. Il est en réalité le chef du culte de Sol invictus, le soleil invaincu, grosso modo culte qui s’apparente au culte de Mithra. Il va donc convoquer les évêques chrétiens qui à l’époque ne sont pas tous d’accord sur le dogme à mettre en place dans la religion chrétienne et va les influencer(y compris par la corruption) et ce, durablement puisque jusqu’à aujourd’hui, les chrétiens n’ont pas tellement modifié ce qui a été décidé en 325 (par, en grande partie, un empereur païen, adepte du culte du soleil) en récitant la confession d’Athanase (le fameux crédo de Nicée), un chrétien dit « je crois » à ce que Constantin et quelques évêques compatissants ont décidé à cette période. Tous ceux qui n’étaient pas d’accord ont été déclarés hérétiques.
Quant on pense que les chrétiens d’aujourd’hui posent des actes dont ils ignorent souvent l’origine ! A Noël, le 25 décembre a été une date choisie par Constantin, car elle correspondait à la fête du dieu Mithra !
C’est amusant, non ?
Apprendre cela, c’est aussi apprendre que l’histoire religieuse est une construction humaine, que la laïcité a été élaborée progressivement, par une série de décisions historiques, juridiques.
Cela peut conduire les élèves à la méfiance. La méfiance est une attitude salutaire pour avoir envie de connaître. Connaître le pourquoi, les origines, les raisons… Il faut éveiller cette curiosité pour que l’élève n’aie pas confiance d’emblée, à tout ce qu’on lui dit. Cultiver la méfiance. Méfiance pour les médias : ce que l’on me montre est une contruction humaine, c’est un journaliste, mais qui a employé ce journaliste ? Une chaîne qui vous semble neutre ? Qui est l’employeur ? Un industriel de droite ? Est-il neutre ? Faire naître la méfiance est utile. Ce que je lis, ce que j’entends, ce que je vois sont des constructions humaines. Je dois donc apprendre à faire la part des choses et me forger ma propre opinion.
Je leur apprend à vouloir toujours plus. Car enfin cette petite communauté chrétienne de Kokba a des racines dans le judaïsme, mais quelle est la racine du judaïsme ? Il faut mettre celui-ci en relation avec différentes influences, notamment l’influence mésopotamienne. Faire des citoyens curieux, c’est fondamental. Cela fera je l’espère, des citoyens à l’esprit critique.
L’enseignement tel que je le conçois ne se contente pas d’expliquer des faits et de les replacer dans une logique chronologique, mais il a pour ambition de faire réfléchir l’élève, de manière à ce que celui-ci apprenne que l’histoire est aussi solide que des sables mouvants. Je fais de mon mieux pour que l’élève réfléchisse. Bien sûr, ce n’est pas toujours un enseignement facile, mais c’est un enseignement que je crois utile. Il n’y a pas une seule manière de « lire l’histoire » mais bien de multiples.
L’histoire est aussi manipulable, parce qu’elle est outil de communication, elle peut-être objet pour la propagande.
J’ai coûtume de leur dire que s’il s’agit de disserter sur les toilettes (vêtements) de Marie-Antoinette, cela occupe peut-être certains intellectuels dans les salons, mais cela ne m’intéresse pas. Sauf si vous êtes élève d’une école de stylisme.
Je fais une histoire « analysée » pour que l’enfant en retienne au moins que étudier l’histoire, ce n’est pas un alignement froid de dates, mais une succession d’actions des hommes, et donc qu’il faut réfléchir à ces actions. Et qu’étudier l’histoire conduit nécessairement à faire la découverte de la responsabilité de ses propres actions (ou inactions).
Il y a des actions individuelles et des actions collectives. Lorsque je fais une analyse j’insiste pour que l’élève comprenne que ce qu’il fait dans son cadre privé a des implications sur le collectif. De la même manière, les personnes de pouvoir savent que les décisions qu’elles prennent ont des répercussions sur le collectif.
Il est important pour moi de responsabiliser mes élèves. J’ai à de nombreuses reprises insisté pour que mes élèves modifient leur manière de s’exprimer. Lorsqu’on est en retard , l’élève a tendance à se présenter à vous en disant « il y avait un embouteillage… ou il pleuvait »… etc..) Insconsciemment il se positionne comme subissant, une situation extérieure, c’est à dire de manière passive, et non comme un individu qui est maître de sa vie.
Je lui faisais remarquer qu’il y avait sans doute un embouteillage, mais avait-il un moyen pour arriver à l’heure malgré cet embouteillage ? Pourquoi certains sont-ils à l’heure et d’autres pas ? Il me répondait qu’ils étaient sans doute levés plus tôt que lui… Je lui faisais remarquer que lui aussi aurait pu se lever plus tôt. Alors je lui demandais de modifier son langage de manière à inclure sa responsabilité.
Au lieu de dire « Il y avait un embouteillage ». Il disait : Je suis en retard (le « Je » remet l’individu au centre de ce qu’il fait.
Et s’il lui est demandé une explication : « J’ai mal géré mon temps, je me suis levé trop tard, un embouteillage ne m’a pas permis de rattraper ce retard ». Des phrases de ce type forment l’individu.
Mais c’est aussi comme cela que je conçois l’histoire : des additions de responsabilités personnelles. Chaque individu a sa responsabilité dans l’histoire. Et doit commencer à se responsabiliser dans sa propre vie.
Lorsque l’on parle du développement durable, qu’est-ce qui est plus important, faire de belles conférences sur le sujet ou recycler ses ordures ménagères ? Précisément les deux. A une échelle collective il y a des initiatives à prendre et à une échelle individuelle chacun doit aussi poser des actes.
Quand nous étudions en cours la seconde guerre mondiale, je laisse transparaître mon agacement face à la manière de présenter le crime contre l’humanité qu’est le génocide juif et tzigane, communiste et noir de la période ;
Les hommes semblent considérer comme inacceptable de tuer des gens de manière industrielle (c’est le côté massif et industriel qui a choqué) et semblent moins choqués du fait que puisse se faire de manière artisanale.
Personnellement si l’on me donnait à choisir entre mourir par le gaz ou torturée, je préférerais nettement que ce soit par le gaz. En fait ce débat est complètement erroné. En réalité, on ne devrait pas être choqué de la manière de tuer, que ce soit de manière scientifique ou autre, mais bien par le fait même de tuer.
L’histoire permet de « penser les actions humaines ».
Si l’on conduit les élèves à réfléchir sur l’histoire, on se rend vite compte que notre société manque de réflexivité et que l’on réserve généralement ce champ à l’unique philosophie.
L’histoire induit inévitablement de remises en question géopolitiques, conduit également à une réflexion éthique.
La question de la seconde guerre mondiale pose aussi la question de la responsabilité individuelle et collective. Il y a ceux qui résistaient et ceux qui collaboraient. Certains élèves pensant qu’en « ne faisant rien » on résiste, d’autres pensent qu’en « ne faisant rien » on collabore. Tout dépend de l’acte. Si vous êtes dans l’administration et que l’on vous dit « établis une liste des familles juives » et que vous ne le faites pas, vous résistez. Ici l’absence d’action est acte. Si dans un village certains juifs sont arrêtés et que vous ne faites rien pour empêcher cela (et que vous auriez pu le faire), vous collaborez.
Pour rester dans cet exemple que tous connaissent bien, pendant la seconde guerre mondiale à la Martinique, le gouvernement de l’Amiral Robert après avoir établi une liste des familles juives, prévoyait l’arrestation de ces familles, mais cela n’a pas fonctionné dans notre département car la population était totalement opposée à cela. C’est cela la responsabilité, elle commence par soi, son quartier, sa région… L’histoire devrait conduire à valoriser les actes courageux voire héroïques.
J’ai constaté, dans notre société, que de plus en plus nous avons affaire à des enfants « soumis ». Cette soumission est certes, un peu nécessaire pour que tout enseignement ait lieu. Il faut un peu s’abandonner, accepter de recevoir, accepter d’être « pris en charge » par une structure.
Cependant je me suis demandé si le type d’enseignement n’avait pas une responsabilité dans ce « formatage de cerveaux ». J’ai analysé les programmes d’éducation-civique et tentant de déterminer les responsabilités du système scolaire dans ma matière. J’en suis venue à la conclusion que nous pourrions contribuer à améliorer les approches.
En effet, toujours en rapport avec mes opinions et mes positions : faire un citoyen capable de penser par lui-même, qui assume sa responsabilité.
Les contenus éducatifs en éducation-Civique sont en effet tournés vers les notions de droits, de devoirs, de valeurs républicaines, de respect de la loi, de connaissance des institutions. . L’axe « traditionnel » en éducation-civique est l’intégration sociale et l’adhésion à des règles sociales (régulation) et sous-tend en fait le respect à un système. Tant que ce système fonctionne de manière démocratique, personne ne voit là matière à polémique. Par contre quand le système s’affole et met en place des lois antidémocratiques, forme-t-on aujourd’hui suffisamment les jeunes à se poser des questions, à s’impliquer personnellement ?
Poursuivons en ce sens ; L’Allemagne de Hitler avait ses lois, était au départ une république, avait de réelles raisons d’affirmer que les décisions prises étaient dans l’intérêt général, (même si quelques millions de juifs faisaient les frais de l’intérêt général). Les citoyens allemands étaient fiers de leur Nation. Le meilleur rempart opposable aux politiques totalitaires ou simplement autoritaire est la formation des jeunes citoyens. Apprendre à défendre les valeurs républicaines, à déceler quand celles-ci sont bafouées.
Les valeurs de l’individu (avoir des valeurs est essentiel, quelles sont mes valeurs ? Quelles sont les valeurs qui sont essentielles pour moi, comment je vois mon pays, quelles sont les choses auxquelles je ne suis pas prêt à renoncer ? Cette interrogation sur les valeurs est importante et pas seulement en terminale mais dès le collège.
Bâtir donc sur la base de valeurs, un être capable de défendre des convictions. Tout citoyen devrait être emmené à se poser des questions sur ce à quoi iljusqu’à quel point suis-je capable de me battre pour mes valeurs ?
L’histoire devrait mettre en évidence ceux qui n’ont pas hésité à se battre pour leurs valeurs : Une Rosa Parks a beaucoup à apprendre à une enfant martiniquais, un Nelson Mandela, Un Gandhi, un Ho-Chi-Minh..mais aussi un Molière, un Zola, un Montesquieu, un Charlie Chaplin… . L’engagement peut revêtir des formes diverses. L’essentiel n’est-il pas de défendre des valeurs ?
On insuffle aussi des valeurs au sein de sa famille : le respect de l’autre, de son intimité, la solidarité… par exemple. Les parents ont un rôle majeur sur ce point, et quand certains parents, parfois désespérés me demandent comment aider leur enfant, je ne peux pas m’empêcher de penser que si ce parent transmet des valeurs, cet enfant aura acquis un héritage sur lequel il pourra s’appuyer plus tard.
C’est cela que j’essaye, que je tente, avec parfois le sentiment que tous n’ont pas « tout compris » mais ce qui est important c’est de permettre différents niveaux d’analyse. Chacun puise ce qu’il peut. L’essentiel qui relève des instructions officielles, doit être acquis, mais j’essaye d’insuffler un « plus » qui fera peut-être une génération d’êtres capables de s’impliquer dans la société de demain. C’est pour cette raison que je crois qu’il faut aussi exhalter le courage, le courage de ceux que je viens de citer, qui n’ont pas toujours eu des vies faciles, et pour certains ont dû aller en prison pendant de longues années, pour défendre des valeurs.
Marie-Line Mouriesse-Boulogne
Publié il y a 27th October 2008 par Marie-Line Mouriesse