La pauvreté est un phénomène social mondial. D’une manière générale, le terme de pauvreté désigne la situation d’un individu, d’un ménage, d’une organisation ou d’une communauté qui ne dispose pas des ressources nécessaires au bien-être : la nourriture, l’eau potable, le logement, le vêtement, autrement dit, l’accès aux biens et services sociaux de base (Déméro, 2007).
En d’autres termes, elle peut être décrite en termes de marginalisation, de privation, d’inégalités, de dépendance, d’incapacité, de rareté, de restrictions, d’insuffisance, en un mot, de vulnérabilité. La Banque Mondiale l’a décrite en ces termes : être pauvre, c’est avoir faim. C’est être sans abri et ne pas pouvoir se soigner. C’est ne pas pouvoir aller à l’école. C’est ne pas avoir de travail, s’inquiéter de l’avenir et vivre au jour le jour. Ces différents indicateurs traduisent la réalité quotidienne de la majorité souffrante de la population haïtienne depuis plusieurs décennies.
La pauvreté dans une perspective séculière
Psychologiquement, la pauvreté est d’abord une question de mentalité, c’est-à-dire qu’elle est liée à la culture et à la façon de penser (Déméro, 2007). Dans cette perspective, il est aisé de reconnaître une personne pauvre à son discours et son expression orale. Le Dr Wesley K. Stafford, dans sa thèse[1] de doctorat, identifie les formes de langage des enfants vivant en situation de pauvreté. Il s’agit de : « M pa kapab », « M pa konnen », « M pa genyen », « Se pa fòt mwen ». Ces expressions sont très fréquentes chez la majorité des Haïtiens spécialement les enfants en situation de pauvreté dans les communautés rurales. D’autres formes de parler telles que: « M pa gen chans », « M fèt nan move lalin » se retrouvent chez les jeunes et même des adultes qui évoluent dans l’église.
La pauvreté est le résultat de relations qui ne portent pas de fruits, qui ne sont pas justes, qui ne sont pas harmonieuses et agréables. Ces types de relations dits stériles sont observés dans des groupes où les membres disent avoir un ami mais n’en ont pas en réalité. Ces catégories d’amis constituent, dans beaucoup de cas, un obstacle à l’avancement et au progrès individuel des gens. Le même exemple vaut pour des institutions scolaires, ecclésiales et communautaires. Certains partenaires institutionnels ne portent pas réellement des fruits pour l’avancement des institutions et contribuent à les mettre en retard en les maintenant davantage dans la pauvreté.
Sociologiquement, la pauvreté est au cœur du débat social dans les sociétés démocratiques modernes (Paugam, 2001). Selon le rapport de la Banque Mondiale de 2015, 85% des personnes les plus pauvres du monde se trouvent notamment dans les pays de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie du Sud. Selon ce même rapport, Haïti est considérée comme le pays le plus pauvre de l’hémisphère américain (Tremblay, 2005). Le pays se trouve, depuis plusieurs décennies, dans une situation de vulnérabilité extrême, ce qui met en jeu la vie des plus vulnérables tels que les enfants et les femmes qui représentent la majorité de la population haïtienne (EMMUS-VI, 2017)[2]. Ce phénomène survient à la suite de l’esclavage, d’une crise socio-politique répétée, de la corruption, des catastrophes naturelles et des épidémies.
Paugam et Duvoux (2008) proposent deux grandes explications fondamentales de la pauvreté. La première explication est la paresse. Dans cette perspective, les pauvres sont accusés de ne pas suffisamment se prendre en charge eux-mêmes. Donc, l’État ne doit pas les aider. Chaque individu est responsable de lui-même et doit faire en sorte d’éviter de connaître la pauvreté. La deuxième explication est l’injustice. Dans ce contexte, les pauvres sont avant tout des victimes d’un système qui les condamne. En conséquence, l’État doit les aider dans le sens d’une plus grande justice sociale.
Paugam (2005) distingue trois formes élémentaires de la pauvreté. D’abord, la pauvreté intégrée qui décrit la situation d’un pays économiquement en retard. Les pauvres de ces pays-là bénéficient de la solidarité intrafamiliale et du support des groupes organisés notamment des groupes religieux. Ensuite, la pauvreté marginale qui correspond à la pauvreté d’une faible partie d’un pays riche où les individus sont confrontés à des difficultés pour s’adapter au monde moderne. Et finalement, la pauvreté disqualifiante se réfère aux sociétés post-industrielles qui connaissent une déchéance économique.
Simmel[3] (1907), déclarait que « le plus terrible dans la pauvreté, c’est d’être pauvre et rien que pauvre, c’est-à-dire de ne pas pouvoir être défini par la société autrement que par le fait d’être pauvre ». Simmel ajoute pour dire que les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souffrent de manques ou de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou qui devraient la recevoir selon les normes sociales. Selon lui, le fait que quelqu’un soit pauvre ne signifie pas encore qu’il appartienne à la catégorie des pauvres. Il peut être un pauvre commerçant, un pauvre artiste, ou un pauvre employé, mais il reste situé dans une catégorie définie par une activité spécifique ou une position.
Plus loin, le sociologue américain Herbert J. Gans, dans son article classique publié en 1972 dans American Journal of Sociology, aide à comprendre l’intérêt des acteurs au maintien et à l’extension de la pauvreté. Il conclut pour dire que la pauvreté profite à des groupes sociaux. Pour lui, les pauvres remplissent quatre fonctions pour ceux qui ne le sont pas : économiques, sociales, culturelles et politiques.
S’agissant de la fonction économique, l’existence des pauvres garantit le sale travail, c’est-à-dire un travail physiquement salissant ou dangereux, temporaire, indigne, sans avenir et sous-payé. De ce fait, les pauvres sont nécessaires pour travailler dans les champs, dans les hôpitaux, au restaurant, à la maison et dans la sous-traitance. En ce sens, ils subventionnent directement ou indirectement des activités qui contribuent à rendre les riches encore plus riches. L’économie de la pauvreté facilite le tourisme des ONG. Elle crée un certain nombre d’activités et de professions qui servent les pauvres ou qui contribuent à une classification des pauvres. Les pauvres achètent des biens (voitures, habits, chaussures, maisons, etc.) dont les riches ne veulent pas. Finalement, la pauvreté aide à garantir le statut de ceux qui ne le sont pas.
Concernant la fonction sociale, l’existence des pauvres permet de garantir un statut social honorable à ceux qui ne le sont pas ou pas encore. Selon lui, le fait qu’il existe des pauvres encourage les autres catégories à faire preuve de vertus morales comme le travail, la constance dans l’effort, la volonté, la responsabilité individuelle pour se tenir à distance de la déchéance et continuer, si possible à gravir, un autre niveau de l’échelle sociale.
À propos de la fonction culturelle, les pauvres peuvent jouer un rôle valorisant dans la société. La promotion de la culture populaire est une forme de reconnaissance de la capacité créatrice des marginaux tels que le jazz, le reggae, le rap, le troubadour, le slam, etc.
Finalement, le rôle des pauvres dans le maintien des normes dominantes a également une fonction politique très significative. Les pauvres servent d’électorat symbolique pour plusieurs groupes politiques. C’est ce qui explique pourquoi les politiciens maintiennent les pauvres dans leur état de pauvreté.
La pauvreté dans une perspective biblique
Le terme pauvreté apparait à maintes reprises dans la Bible tant dans l’ancien et que dans le nouveau testament. Ces utilisations se réfèrent à la pauvreté spirituelle, économique, physique, matérielle et relationnelle. Dans cette perspective, la pauvreté peut être définie comme une situation dans laquelle un individu souffre de carences dans ses besoins de base notamment la nourriture et les vêtements (Deutéronome 10: 18; Ésaïe 58: 7; Luc 3: 11) et se trouve être vulnérable par rapport aux différentes formes d’injustice. Bibliquement parlant, ce phénomène est lié à l’oppression, l’isolement et l’injustice (Proverbes 13: 23). Il peut aussi résulter de la folie des hommes (Proverbes 28 :19) et de la dégradation de la vie spirituelle et morale d’un individu (Proverbes 23: 21).
La pauvreté peut être aussi définie comme un manque de relations (avec soi-même, Dieu, les autres et l’environnement). Myers (1999) déclare que la pauvreté est relationnelle et sa cause fondamentalement est spirituelle. Pour lui, le phénomène de la pauvreté résulte de relations endommagées par le péché. Ce sont ces relations rompues avec Dieu qui sont à l’origine de la pauvreté spirituelle. Parallèlement, les relations rompues avec les autres et la communauté ont pour conséquence la pauvreté sociale, de même que celles rompues avec l’environnement ont causé la pauvreté économique.
Dans cette perspective, la pauvreté est une réalité exécrable et comme telle, un phénomène à combattre. La Bible dénonce aussi les différentes formes de corruption dont les plus pauvres payent le prix (Amos 8: 4-6). Dans Jérémie 22: 13-19 et Psaume 82, la Bible montre que ce sont les rois et les gens les plus hauts placés qui se rendent coupables d’injustice. Les pauvres sont ceux qui sont faibles au point de ne pas pouvoir faire valoir leurs droits. Parallèlement, les riches sont parfois ceux qui sont puissants au point de pouvoir acheter la justice. Et, par conséquent, ceux qui se trouvent en situation de pouvoir et d’autorité ont tendance à exploiter ou abuser les plus faibles.
L’action en faveur des pauvres est un devoir chrétien, civique et d’humanité. Dieu invite l’Église à faire droit aux pauvres parce qu’ils sont le plus souvent vulnérables à l’injustice. D’ailleurs, l’Évangile de Jésus-Christ est, dans son essence, une bonne nouvelle du royaume pour les pauvres (Luc 4 :18, 19). La Bible est claire dans Proverbes 14 :31 que « celui qui opprime l’indigent déshonore celui qui l’a fait; mais qui a pitié du pauvre lui rend grâce ». Dans les Actes des Apôtres, les premiers chrétiens ont montré l’exemple d’une communauté ecclésiale où il n’y avait point de pauvre (Actes 4 :34). Plus loin, l’Apôtre Paul encourage les chrétiens de Corinthe dans leur action en faveur des pauvres : « Car vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin que par sa pauvreté vous fussiez enrichis » (2 Corinthiens 8: 9).
Selon les textes bibliques, trop souvent, l’humain ne se soucie pas de l’injustice et affiche un manque d’intérêt envers les nécessiteux. C’est ce qui fait que, dans l’ancien testament, la loi de Moise protégeait les pauvres et invitait aussi le peuple d’Israël à les aider. Le nouveau testament montre que Jésus et ses disciples vivaient de dons et donnaient eux-mêmes aux pauvres. Les premiers chrétiens se partageaient les richesses pour montrer leur unité et leur amour les uns envers les autres. Donc, les responsables de l’Église primitive encourageaient cette attitude de partage et construisaient une Église[4] sans favoritisme.
- Les données collectées pour sa thèse de doctorat provenaient de l’Ile de La Gonâve durant les années 1985-1986. ↵
- Enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des Services (EMMUS-VI 2016-2017). ↵
- Cité par Paugam & Duvoux (2008). ↵
- Ce terme désigne l’église universelle, c’est-à-dire l’assemblée des saints en attente du retour du Seigneur Jésus-Christ. ↵