Mgr Charles VALOIS

Alors après avoir entendu ces deux témoignages qui sont très pro­fonds et très vivants, comme vous avez pu le voir, je me sens un peu mal à l’aise de venir vous parler d’Évangile et de Libération pour le Québec. Je vais vous présenter tout simplement quelques expériences que nous avons vécues dans le diocèse de St-Jérôme depuis une vingtaine d’années. Mes prédécesseurs, Mgr Frenette et Mgr Hubert se sont appliqués à faire le joint entre l’Évangile et la lutte pour la justice et ce sont les expériences qu’ils ont vécues alors qu’ils étaient évêques à St-Jérôme que je vous donnerai en plus de quelques expériences que j’ai vécues personnellement depuis que j’y suis.

Vers les années 1950 et durant les années [19]60, St-Jérôme a été souvent bouleversée par des grèves et par des problèmes ouvriers. Et à ce moment-là, vous aviez un type comme Grand’Maison qui était au cœur de ces grèves et de ces luttes; et Mgr Frenette l’appuyait grandement. On n’a qu’à se rappeler les grèves de la Regent, la Regent Knitting – ils étaient très souvent en grève – et le travail qu’ont fait à ce moment-là les chefs du milieu soutenus par Grand’Maison. Durant les années [19]70, Mgr Hubert a réuni à plusieurs reprises les chefs ouvriers de St-Jérôme et de Lachute; surtout de Lachute parce que c’est la ville où le chômage est le plus élevé, où il a toujours été le plus élevé dans le diocèse.

Et durant cette période, il a aussi soutenu le fameux projet Tricofil; vous avez sûrement entendu parler de Tricofil. Aujourd’hui, on en parle très souvent et on cite Tricofil comme l’exemple d’un échec; chaque fois que dans les journaux je vois cette allusion à l’échec de Tricofil, je me dis à quel point les gens connaissent peu ce qui s’est passé à Tricofil. Tricofil a commencé lorsque les gens se sont trouvés devant la fermeture de leur usine; alors ils ont voulu relancer l’usine. Au début, ils ne voulaient pas arriver à une usine auto-gérée; au début, ils voulaient vraiment que le gouvernement intervienne en nommant des responsables, des personnes compétentes pour diriger l’usine et eux, ils étaient prêts à collaborer avec des dirigeants compétents. Mais les gouvernements ont refusé d’entrer dans cette démarche et c’est à ce moment-là que les ouvriers se sont tournés vers Mgr Hubert; et ils ont demandé à Mgr Hubert de les aider. Ils se sont réunis pendant des mois au sous-sol de la cathédrale et ils ont réfléchi sur leur projet; et d’étapes en étapes, ils en sont venus à vouloir lancer une usine auto-gérée.

Mgr Hubert les a appuyés grandement avec les chrétiens de St-Jérôme; les ouvriers de Tricofil ont fait du porte à porte à un moment donné pour recueillir de l’argent et ils ont été bien reçus dans la population locale. Mgr Hubert est intervenu dans plusieurs communautés religieuses qui ont investi plusieurs dizaines de milliers de dollars dans Tricofil; et auprès des Caisses Populaires aussi, et grâce à cet appui de Mgr Hubert, les Caisses Populaires sont entrées aussi dans le dossier de Tricofil.

Mais à un moment donné, le projet s’est politisé; le ministre St-Pierre ne voulait pas intervenir et de l’autre côté vous aviez Mme Payette qui appuyait les ouvriers de Tricofil. Les patrons voyaient cette expérience d’un mauvais œil : s’il fallait que ça réussisse, qu’arriverait-il? Alors c’est devenu très tendu; le gouvernement est intervenu avec des sommes d’argent quasiment ridicules. On a toujours préparé un enterrement de première classe au projet de Tricofil.

Il y a beaucoup d’interrogations qu’on peut se poser sur cette expérience. Quel est le rôle précis qu’ont joué les syndicats dans le projet de Tricofil? Il est difficile de le définir. Mais à un moment donné, on a éloigné les chrétiens de l’expérience Tricofil, on a procédé à l’achat d’une usine de la région de Joliette, on a parlé de relocalisation de Tricofil à Ste-Thérèse et c’est à ce moment-là que cela a commencé à se gâter; et finalement vous savez comment Tricofil a fini.

Quelle évaluation peut-on faire de cette expérience de Tricofil? Je pense qu’on peut dire que des ouvriers se sont pris en charge et ils se sont pris en charge sérieusement; s’ils avaient été aidés par les pouvoirs politiques, ils seraient allés très loin. Ces ouvriers ont reçu l’appui des chrétiens; et les chrétiens de la base qui les ont bien accueillis dans leurs foyers, et plusieurs foyers de St-Jérôme, plusieurs foyers ouvriers de St-Jérôme, ont investi dans Tricofil. Je pense qu’il faut retenir que les ouvriers ont beaucoup retiré de l’opération mais ils en sont sortis meurtris parce que ça été un échec qui a été très dur pour eux.

Il faut retenir aussi que Tricofil a permis à d’autres expériences de réussir; les erreurs qui ont été faites à Tricofil ont été évitées ailleurs. Par exemple à Tapis Élite à Ste-Thérèse, une usine qui a pris la succession d’écossais (sic), une usine qui était dirigée par des Écossais; et les ouvriers, cette fois-ci aidés par un gouvernement qui s’est mouillé et qui a désigné des administrateurs compétents, on fait des Tapis Élite un succès qui semble aller en progressant.

Je vous recommande, sur l’expérience de Tricofil, Tricofil tel que vécu, un livre de Paul-André Boucher qui a été l’un des artisans, sinon l’artisan principal, de toute cette expérience. C’est le jour par jour de l’expérience de Tricofil qui est raconté là-dedans et à la fin, on tire des conclusions; les professeurs des H.E.C. tirent des conclusions pour des expériences similaires.

En 1977, je remplaçais Mgr Hubert; j’ai été appelé à quelques reprises à prendre position pour la justice. Je dois dire tout de suite que je ne l’ai jamais fait seul, je l’ai toujours fait appuyé par l’équipe diocésaine et appuyé par des chrétiens qui me donnaient leur confiance. Les points où j’ai été appelé à prendre position, c’est tout d’abord Mirabel dont vous avez sûrement entendu parler. Les prisonniers de Ste-Anne des Plaines, en [19]82, lorsqu’il y a eu le fameux carnage de Ste-Anne. La crise économique de l’an dernier, qui a été notre priorité diocésaine. Dans le diocèse, on a accueilli des boat people, on a accueilli 53 familles; 53 paroisses se sont compromises là-dedans. Et dans notre publication diocésaine, il y a toujours à chaque mois un ou deux articles engagés dans le sens de la justice. Et je pourrais rajouter l’expérience en pastorale ouvrière, etc…

Quand je pense à ça, je me dis aussi qu’il y a eu deux échecs, deux erreurs qu’on a faites et qui sont assez graves. Par exemple, on avait une Haïtienne au service du diocèse; on ne la trouvait pas assez efficace et finalement, on l’a remerciée. Quand je regarde ça, je me dis qu’il y a eu là de notre part un manquement grave. Et cette année, on a eu un échec aussi avec la JOC; il n’y a pas eu d’adultes qui ont suivi les jeunes de la JOC de sorte que les jeunes ont été submergés par le problème.

Alors je vous dis quelques mots de Mirabel. Le point de départ de mon engagement est le suivant. Vous savez que la lutte a commencé en [19]69 et les gens de Mirabel ont lutté jusqu’en [19]78. En [19]78, ils sont arrivés dans mon bureau en me disant : le gouvernement a pris la décision d’en finir avec Mirabel; ils veulent nous mettre dehors. On a des preuves, on le sait; on a essayé de voir qui peut nous sauver et on s’est dit qu’il y a seulement l’évê­que qui peut nous sauver. On vous demande d’intervenir dans le dossier. J’ai pris cinq jours de réflexion; j’ai consulté entre autres le Père Hébert, un jésuite, qui m’a donné de judicieux conseils; j’ai réuni une équipe de personnes et j’ai décidé d’embarquer dans le dossier.

Pourquoi suis-je intervenu? Tout d’abord, j’étais préoccupé du problème des terres et je voyais une certaine similitude entre l’expropriation de Mirabel et ce qui se passe au Brésil, par exemple. C’est une solidarité avec un peuple que je voulais exprimer : on était en train de détruire un tissu humain. On était en train de détruire un village prospère, sans raison, et je voulais exprimer cette solidarité avec eux. Et j’étais convaincu après avoir fait des recherches que l’expropriation était démesurée et qu’on faisait subir à une population une injustice grave. On a exproprié 97 mille âcres de terre alors que le plus grand aéroport au monde, celui de Dallas-Fortworth, en avait que 17 mille; il y avait donc 80 mille âcres de terre expropriés en trop et on voulait faire et on veut faire encore de ce territoire un immense terrain de jeu. Pour qui, on se le demande, mais on veut faire un immense terrain de jeu : des pistes de ski, des pistes d’équitation, des parcs. Bon on veut faire un immense terrain de jeu mais on cache derrière ça un désir de s’approprier les meilleures terres agricoles du Québec; 8 % des meilleures terres agricoles du Québec.

Le territoire de Mirabel, c’est grand comme l’île de Laval, l’île Jésus; et on pourrait loger dans ce territoire-là, c’est presque aussi grand que l’Île de Montréal, on pourrait loger 3 millions d’habitants. Mais il y a là des terres agricoles de grande richesse. Alors aujourd’hui, où est-ce qu’en est le dossier? On a revendu les fractions qui se sont faites. Les médias sont entrés dans le dossier, les gens des médias sont venus me voir – un évêque qui se mêle de ça, il doit y avoir quelque chose de sérieux; ils se sont mis à regarder ce qui se passait, ils ont dit c’est incroyable, on n’avait jamais vu ça. Un journaliste de la Gazette qui est venu a dit qu’on n’avait jamais pensé que c’était ça Mirabel.

Aujourd’hui, il y a des livres qui ont été écrits sur Mirabel. On dit qu’il y a eu trois aéroports de construits au Canada : à Toronto, les gens ont été payés grassement; à Vancouver, un petit peu moins; puis à Mirabel, on leur a donné des restants et pourquoi; parce qu’à Mirabel, c’était des pauvres ouvriers sans défense, tandis qu’à Toronto on faisait du lobbying et qu’à Vancouver on avait encore un peu de pouvoir. Et ce que je vous dis là, ça été écrit par un Américain qui a fait des recherches.

Alors devant ces injustices-là, les médias ont réagi; la revente des fermes commence. Elle est ardue, très difficile; j’ai une rencontre le 19 prochain avec le comité des expropriés et nous allons étudier ensemble ce problème. S’il faut intervenir à nouveau. Et un point : la Société Immobilière du Canada qui administre les territoires de Mirabel, c’est des fonctionnaires qui cherchent à garder leur place et à distribuer de l’argent.

Un exemple pour finir. On vient de donner 270 milles dollars à un groupe de personnes qui vont bâtir une maison en vue d’en faire une auberge de jeunesse qui sera le point d’arrivée d’une piste de ski qui va traverser tout Mirabel. Alors c’est bien beau, mais on a de l’argent comme ça à garrocher et c’est la Société qui va chercher l’argent pour encore conserver la main-mise du gouvernement sur ce territoire qu’on devrait remettre aux expropriés.

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Mgr Charles VALOIS, Évêque du diocèse de Saint-Jérôme, Québec.

Source : VALOIS, Charles, mgr, « L’engagement pour la justice au Québec », Dossier du Congrès – 1983 – La mission ici et ailleurs, relire l’histoire pour mieux inventer l’avenir, Montréal, 1983, p. 29-32.

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