Thierry HENTSCH
Prélude
Nous marchions sur le planisphère qui accompagne dans les jardins de l’Université McGill l’exposition de photos, très belles, de Yann Arthus-Bertrand (La Terre vue du ciel), lorsque l’amie avec qui j’étais, promenant ses yeux d’un continent à l’autre, s’exclama doucement : « Viendra un temps où on parlera du nôtre comme de cette époque décadente où des barbares dégénérés dominaient et pillaient la planète entière pour la satisfaction de leurs mornes plaisirs ». Les barbares, c’est-à-dire, nous, Occidentaux. Avec toute l’ambiguïté de ce nous, auquel nous, ici, appartenons nécessairement, auquel nous tentons d’appartenir dans la dissidence, dans la critique.
Mon exposé emprunte son titre à deux livres célèbres : le premier, publié en 1928, d’Erich Maria Remarque (pseudonyme pour Kramer), romancier et pacifiste allemand qui raconte sans complaisance l’horreur de la Première Guerre mondiale sur le front occidental (À l’ouest rien de nouveau); le second, un an plus tard, de Freud (Malaise dans la civilisation). Remarque peint la faillite de notre civilisation, dont il ne sait pas encore que ce n’est que le premier épisode. Freud parle de la civilisation (ou de la culture) en général, comme de cette nécessaire domestication des pulsions individuelles sans laquelle il n’y aurait pas de société. Dans une large mesure, dit-il, « l’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives ». Pulsions à l’égard desquelles l’enfant que nous ne cessons d’être éprouve plus ou moins consciemment un inévitable sentiment de culpabilité. Préoccupé ici du rapport individu-société, Freud ne se demande pas dans ce texte (Malaise…) si les pulsions que nous réprimons individuellement ne trouvent pas à un autre niveau une expression collective. Mais il avait déjà remarqué ailleurs, dans des « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » écrites en 1915, que « l’État qui fait la guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, […] qui déshonoreraient l’individu ». Peut-être n’est-ce pas seulement dans la guerre que les collectivités se déshonorent, mais aussi dans d’autres activités presque aussi violentes que, sous le couvert de la fameuse loi du marché – qui n’est en fait que la loi du plus fort – nous devrions appeler : exploitation, asservissement, pillage, fraude, rançonnage.
Il se peut que dans le malaise que j’éprouve devant notre civilisation se faufile un sentiment de culpabilité inavoué. Il se peut que l’effort critique que je vous propose soit le produit d’une vengeance inconsciente contre la civilisation à laquelle j’appartiens (et qui nécessairement me brime) ou qu’il soit le fruit empoisonné du besoin confus de me dédouaner de ces activités peu honorables auxquelles je me sens coupable de participer, ne serait-ce qu’indirectement, à travers les avantages matériels que j’en tire dans ma vie quotidienne.
Je ne voudrais pas insinuer ici que notre civilisation est plus coupable qu’une autre, encore moins qu’elle serait à elle seule responsable de tous les maux de la Terre. Le sentiment de culpabilité, de toute façon, ne donne presque jamais rien de bon. Notre responsabilité est particulière, néanmoins, en ce que pour la première fois les effets de domination d’une culture, d’une manière de vivre, de produire et de concevoir le monde sont effectivement mondiaux. Elle tient aussi à ce que cette domination cherche le plus souvent sa justification, même maladroitement, dans le règne d’une raison universelle dont nous serions à la fois les inventeurs et les propagateurs. D’autres civilisations avant la nôtre ont dominé, pillé, asservi, parfois en invoquant Dieu, ou les dieux, mais sans se cacher qu’elles exerçaient et accroissaient leur puissance à leur avantage, sans accompagner la défense de leurs intérêts d’un discours édifiant sur la démocratie et les droits de la personne.
« À l’Ouest rien de nouveau » devient ainsi l’expression légitime, souhaitable, nécessaire, je crois, d’un lourd dépit, d’une insatisfaction profonde devant les fausses promesses de l’idéologie dominante, pour ne pas dire unique, qui gouverne la plupart des esprits en Occident et à laquelle il nous est nous-mêmes, ici, si difficile d’échapper. Déception accrue, immensément, de ce que la tragédie du 11 septembre 2001 n’ait rien changé. Ou plutôt si : qu’elle ait tout aggravé. Cet ébranlement formidable, apocalyptique, révélateur, n’aura-t-il finalement rien révélé d’autre que notre incapacité à penser le monde et notre rapport au monde autrement? Presque toutes les actions entreprises suite à cet événement par nos gouvernements fournissent l’affligeante démonstration de cette infirmité. Force des muscles et infirmité du cerveau.
Mais le triste spectacle de nos élites, de nos dirigeants (je préfère en effet parler de tristesse plutôt que de culpabilité) ne doit pas nous décourager de réfléchir. Et c’est ce que je voudrais faire ici avec vous : réfléchir à quelques-uns des fondements intellectuels et moraux de notre civilisation, qui, si elle continue à « fonctionner » comme elle le fait depuis au moins deux siècles, si elle continue à dévorer le monde sans autre but que l’accroissement de son appétit, sans s’interroger sur la finalité de cette voracité, risque de devenir, pour le coup, l’anti-civilisation – adoptée ou non, suivie plus ou moins par le reste de l’humanité – qui, sauf à s’écrouler, comme les tours jumelles de Manhattan, pourrait vraiment finir par rendre le monde invivable.
Et là, dans cette réflexion, nous aurons à nous tourner vers un autre malaise signalé par Freud (notamment dans L’inquiétante étrangeté) et qui renvoie à l’idée que dans le plus intime, au plus près de nous, dans notre moi divisé (tant au plan collectif qu’individuel) se cache le plus étrange, le plus étranger, le plus inquiétant : cet autre que nous haïssons et hébergeons à notre insu. Mais l’examen critique de notre rapport à l’autre passe par quelques rappels sur les fondements philosophiques de la raison dite moderne. J’appellerai cela : « critique de la raison occidentale ».
Critique de la raison occidentale
S’il y a quelque chose dont notre civilisation pourrait être fière, ce serait d’avoir été critique envers elle-même. Or cet esprit critique me parait aujourd’hui menacé. Notre civilisation donne des signes inquiétants qui font craindre qu’elle devienne incapable, cet esprit, de l’exercer. Ou qu’elle ne l’exerce plus qu’en vase clos, comme un rituel qui n’a plus d’effet. Dans notre rapport avec les autres nous, Occidentaux, nous satisfaisons souvent de croire que nous avons la raison pour nous, que nous en sommes les inventeurs et les défenseurs. La première vertu de la raison est la capacité de s’interroger sur ses limites. S’il nous arrive d’admettre que notre raison ait des ratés, qu’elle s’égare parfois, les errements auxquels elle nous a conduits ne remettent pas en cause son parcours, ses fondements ni, surtout, l’idée reçue de son universalité.
Les insuffisances de notre raison occidentale ne seraient évidemment pas dignes d’intérêt si nous partions du principe que le simple rapport de force ou que la seule nécessité de maintenir ce qu’on appelle sans trop y réfléchir notre niveau de vie suffisaient à justifier notre domination. Dans cette optique ouvertement dominatrice nous n’aurions pas à nous interroger sur notre raison et son universalité. Mais il faudrait alors complètement renoncer à prétendre que notre civilisation ait apporté quoi que ce soit de plus que les autres (passées et présentes) et accepter que nous nous situons moralement au même plan qu’elles. C’est d’ailleurs ce que je crois fondamentalement — sans pour autant me résigner à l’idée que cela nous dispense de réfléchir.
Or notre civilisation ne se contente pas de dominer matériellement, comme elle le fait, elle entend aussi dominer idéologiquement. Les deux formes de domination sont évidemment liées, parce que quand on domine idéologiquement, on renforce sa position matérielle et, partant, sa situation globale dans l’ensemble du rapport de force. Nous voulons convaincre la terre entière que cette domination est dans l’intérêt général de l’humanité sans même nous apercevoir, ou sans admettre que cet effort de conviction fait partie du jeu de forces dans lequel nous sommes engagés avec les autres. Or si nous prétendons de bonne foi vouloir convaincre plutôt que simplement dominer, nous devons faire un effort de réflexion sur les sources de la raison universelle que nous invoquons à l’appui de nos convictions. C’est ce que je voudrais maintenant faire avec vous en passant par quelques nécessaires considérations philosophiques. La philosophie ne se réduit pas à ce qui s’enseigne dans les départements de philosophie de nos universités, c’est une démarche qui nous concerne tous et toutes. C’est la réflexion qui part de la question la plus simple et la plus difficile : comment voulons-nous conduire notre vie? Question qui se pose au plan individuel comme au plan collectif.
Et, bien évidemment, dans cette réflexion philosophique nous sommes tributaires de ceux qui ont pensé avant nous et qui, parfois à notre insu, ont contribué à forger notre vision du monde. Sans vouloir vous entraîner dans le jargon philosophique, je crois donc qu’il y a quand même deux auteurs qui méritent d’être mis face à face pour éclairer certains des problèmes que je veux aborder avec vous. Ces deux auteurs sont Descartes et Kant, situés à un siècle et demi de distance l’un de l’autre. Descartes est considéré à tort ou à raison, à travers le Discours de la méthode, 1637, comme l’un des fondateurs de la pensée moderne. Effectivement, il y a chez Descartes quelque chose de cet ordre. (En même temps il y a chez lui un aspect très « archaïque », sur lequel je n’aurai pas le temps de m’étendre ici). Ce qui m’intéresse chez Descartes, c’est qu’il fonde l’idée de subjectivité. Je ne dis pas que personne n’y ait pensé avant lui. Je dis qu’il aborde la question dans des termes qui font de sa démarche une sorte d’acte fondateur. Et, en partant de la subjectivité, Descartes fonde aussi autre chose qui me parait essentiel pour nous ici : il appelle cela le bon sens, le sens commun. Et la première chose qu’il dit du bon sens, c’est qu’il appartient à tout le monde. Mais comment se fait-il, dans ces conditions, que tout le monde ne raisonne pas de la même façon? C’est que cette capacité de réfléchir, le bon sens, nous ne l’utilisons pas tous de la même manière. Ce serait donc une question de méthode. D’où ce Discours de la méthode, pour tenter de nous montrer comment il a, lui, tenté de conduire son raisonnement afin d’arriver à un certain nombre de vérités.
Mais ce qui est important ici, c’est qu’avant de s’engager dans ce qui est une étonnante aventure intellectuelle — et si vous n’avez jamais lu le Discours de la méthode, vous en seriez, je crois assez étonnés — Descartes prend des précautions, notamment au plan moral. Il dégage quatre maximes préalables qui vont lui permettre de s’engager dans cette entreprise intellectuellement risquée qui consiste à tout remettre en question. Une de ces maximes me paraît extrêmement importante. En ce qui concerne les mœurs, les coutumes et les lois, dit-il, je vais respecter celles de mon pays, non parce qu’elles sont meilleures que celles des autres, non parce qu’il n’y aurait pas de lois aussi bonnes en Chine ou en Perse, mais parce que ce sont les lois du pays dans lequel je vis. Et par précaution, je vais les respecter en me fiant à la position de ceux, parmi les gens que je fréquente, qui en ont la conception la plus modérée. Si j’insiste là-dessus, c’est parce qu’ensuite Descartes s’engage dans une démarche intellectuelle qui, elle, au contraire, a manifestement quelque chose d’universel. Cette démarche relève de ce qu’on pourrait appeler, pour reprendre l’expression de Pascal, « l’esprit de géométrie ».
Pour Descartes, la capacité abstraite de raisonner est la seule chose que l’humanité partage au-delà de ses différences. La démonstration d’un théorème mathématique peut être refaite par n’importe quel esprit humain, pourvu qu’on lui en fournisse les éléments, pourvu qu’il en connaisse et en accepte les règles. Rien de plus. C’est dire que, chez Descartes, l’universel est rigoureusement limité dans sa portée, limité à l’esprit de géométrie. Pourquoi rappeler cela devant vous aujourd’hui? Pour mieux vous faire sentir la rupture radicale que va apporter, sur ce plan, la philosophie des lumières, dont Kant est sans doute le représentant le plus éminent.
Kant s’engage en effet sur une tout autre voie. Il commence par affirmer, à l’inverse de la position de Descartes, que la science, c’est-à-dire la quête de la vérité, peut se passer de Dieu, du moment qu’elle ne s’occupe pas des choses en soi mais des choses telles que nous les percevons, telles que nous pouvons les comprendre — une mise en garde dont je vous fais observer en passant qu’on a passablement tendance à l’oublier et qui devrait nous rappeler que malgré leur succès les vérités des sciences demeurent toujours relatives. Toutefois, après avoir posé que Dieu n’est pas nécessaire à la science, Kant va le réintroduire dans la loi morale, laquelle constitue tout de même, à mon sens, sa préoccupation essentielle. Kant part en effet d’un principe important qu’on a appelé « impératif catégorique » et qui dit à peu près ceci : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours également valoir comme principe de législation universelle ». Pour le dire en termes plus simples : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas que les autres te fassent ». Ou encore : « Chaque fois que tu agis, imagine que tout le monde agisse de la même façon que toi et réfléchis à ce que cela donne. Si tu es d’accord d’étendre ton acte au plan universel, tu es dans l’impératif catégorique, tu es dans la loi morale ». Sauf que Kant se rend bien compte que cette loi morale nécessite quand même un minimum de consensus sur quelque chose qui est au-dessus d’elle. Effectivement, si la maxime de ma volonté est, par exemple, que je peux tuer n’importe qui pour n’importe quelle raison, je peux l’appliquer de manière très kantienne en disant : « Je reste conséquent avec l’impératif catégorique parce que j’admets que d’autres puissent me faire la même chose, j’admets que nous sommes dans une jungle et j’accepte le risque d’être tué à n’importe quel coin de rue parce que je m’arroge moi-même cette prérogative ». C’est pourquoi Kant ajoute que la loi morale ne saurait fonctionner que sous l’égide d’un principe supérieur qu’il appelle le « Souverain Bien », lui-même établi sous l’égide de Dieu.
L’intéressant ici, c’est que, chez Kant, ce n’est pas Dieu qui produit la loi morale, mais c’est bien la loi morale qui produit la nécessité de Dieu. Une façon assez claire de dire que Dieu est une invention nécessaire à la loi morale. C’est ce que disait déjà Voltaire de façon plus plaisante : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer ». Kant fait exactement cela, il invente Dieu, ou plutôt il le réinvente. Jusque là on pourrait probablement admettre qu’il y a quelque chose d’universel dans cette démarche — encore qu’un athée pourrait protester qu’il n’y trouve pas son compte. Sauf que Kant ne se contente pas d’une idée générale, abstraite, anhistorique de Dieu. Il poursuit son raisonnement en disant que la meilleure conception de Dieu qu’on ait sous la main est encore la conception chrétienne. Ce qui est certainement vrai pour l’Europe de son temps. On se dit alors que Kant ne parle que pour cette Europe, et qu’il n’a pas en vue la situation mondiale dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Cette limite ne tient pas complètement, parce que Kant a tout de même beaucoup réfléchi à ce qu’il appelle lui-même le cosmopolitisme. À telle enseigne qu’on le considère souvent comme un des premiers penseurs, avec d’autres, de ce qui va devenir la Société des nations et l’ONU aujourd’hui. Kant pensait bel et bien à l’échelle du monde, et il disait ailleurs dans un autre texte : « Notre continent et les nations éclairées qui le contiennent, vraisemblablement, donneront un jour des lois à tous les autres ». Ce n’est pas sans importance, parce que d’un côté Kant admet que, finalement, le Dieu nécessaire qu’il invoque pour faire tenir la loi morale a une origine particulière qui est chrétienne. Le christianisme a beau, tout comme l’Islam d’ailleurs, se vouloir universel, il a une origine et une histoire spécifiques. Ainsi Kant, bon an mal an, se réfère à une civilisation particulière pour fonder l’universel. Avec toutes les conséquences que cela implique du point de vue du rapport à l’autre, qui n’est pas obligé de nous suivre sur ce terrain, compte tenu, surtout, des aberrations dont notre civilisation a été le théâtre au cours des deux derniers siècles. Je crois que, jusqu’aujourd’hui, en Occident, nous ne sommes pas sortis de ce problème. Nous sommes toujours plongés à notre insu dans l’ethnocentrisme d’une raison que nous croyons et voulons universelle.
Modernité et modernisation
Ce qui m’amène maintenant à attirer votre attention sur une différence trop souvent négligée entre, d’une part, les idéaux de la modernité (ou les idéaux de la philosophie politique de la modernité) et, d’autre part, ce qui s’est réellement passé au cours des deux derniers siècles et qu’on pourrait appeler avec Habermas la « modernisation ». Pour le dire en deux mots, les idéaux de la modernité, ce sont les idéaux selon lesquels il serait temps que l’homme, toujours suivant l’expression de Kant, devienne « majeur », qu’il sorte de l’enfance. Kant avertit que ce sera long et difficile. Dans le texte fameux où il expose cette nécessité, Qu’est-ce que les lumières?, il ne prétend pas que l’époque à laquelle il vit ait atteint cette majorité, loin de là. Il dit : l’humanité a désormais la possibilité et se doit de progresser vers cette majorité encore lointaine. Or il se produit à la même époque un bouleversement assez formidable en Europe, la Révolution française, qui montre bien que cette majorité est effectivement très difficile à atteindre, puisque rapidement cette révolution, malgré ses grands idéaux, conduit à des événements sanglants. La prise de conscience qu’une révolution qui était partie d’idéaux aussi fraternels puisse verser dans le régime de la terreur a été traumatisante. La terreur a été un séisme pour tous les adeptes des idées nouvelles : devenir majeur, mettre la raison au gouvernail n’était pas une mince affaire et ne se ferait pas de soi-même. Il fallait donc développer ce qu’on appellera les sciences sociales pour comprendre nos sociétés et pour permettre à la raison d’agir en conséquence. La raison devait nous aider à comprendre dans quel monde nous vivons de manière à pouvoir changer ce monde.
Il va sans dire que, deux siècles plus tard, nous avons lieu d’être défrisés par rapport aux possibilités de cette raison. Il ne s’agit pas de simples erreurs, mais d’un écart gigantesque entre le rêve et sa réalisation. Nous sommes tout de même dans une civilisation qui doit inscrire à son passif les pires horreurs de l’histoire, il ne faudrait pas l’oublier. Deux guerres mondiales, les camps de la mort, Hiroshima. Ce n’est pas simplement Hitler qui a produit les camps, ni les États-Unis qui ont fabriqué la bombe, c’est une civilisation. C’est ce que nous n’arrivons pas à penser : que la civilisation qui par excellence se réclame de la raison universelle en soit arrivée à ça, c’est-à-dire à l’organisation industrielle de la mort; et que, dans cette civilisation, les « bons », en combattent les « mauvais »; aient fait Hiroshima et Nagasaki, c’est-à-dire pas beaucoup mieux; puis le Vietnam, l’Algérie, et j’en passe. Tout cela devrait nous inciter à réfléchir au fait que nous sommes terriblement éloignés de cette majorité dont Kant parlait, plus éloignés qu’à son époque (si le philosophe revenait, il serait probablement horrifié par le bilan de notre civilisation).
Reste notre capacité critique interne, qui rend notamment la présente réflexion possible. Hélas, cette réflexion critique cesse le plus souvent dès que nous sommes face à l’autre, et plus encore en crise avec lui. Lorsque la critique vient d’ailleurs que de notre propre civilisation, nous la récusons, nous la repoussons sans appel. Parce que nous jugeons, un peu vite, que cette critique est disqualifiée, de ce qu’elle provient de systèmes, de civilisations qui sont plus ou moins, même si on ne le dit pas ouvertement, arriérées, dans l’avant de la modernité. Quand ces peuples seront eux-mêmes modernes, ils pourront venir discuter. Quand ils penseront comme nous, on pourra penser avec eux. Manière arrogante de dire que leurs valeurs, aujourd’hui, ne valent rien. Hors de l’Occident, point de salut !
La fonction de l’autre
Cette arrogance nous oblige à penser à ce qu’on pourrait appeler la fonction de l’autre. Cette fonction est double : elle est à la fois manifeste et occulte. La fonction manifeste de l’autre, c’est d’être le porteur visible, commode, de tout ce que nous détestons et que nous sommes bien persuadés de ne pas avoir : intolérance, fanatisme, despotisme, instinct meurtrier, cupidité, corruption. Le problème, c’est que derrière cette fonction manifeste, apparente se cache une fonction qui reste généralement inaperçue mais que d’aucuns ne manquent pas d’exploiter : l’autre a pour fonction occulte de porter à notre place ce que nous refusons de voir en nous-mêmes. C’est ni plus ni moins la fameuse histoire de la paille et de la poutre. Un philosophe allemand contemporain, qui s’appelle Sloterdijk, un penseur très intéressant, a ramassé la chose en une formule choc : « Ce qui me dérange chez les autres, c’est moi ». Voilà ce que nous avons tant de peine à admettre ou que nous oublions constamment et qui permet aux médias, aux politiques de faire plus ou moins consciemment un usage détestable de l’image négative de l’autre. Depuis le 11 septembre, cet usage a pris des proportions abjectes. Plus que jamais l’Islam, les Musulmans, les Arabes, servent de repoussoir et sont dans notre imaginaire les porteurs de la haine, de l’arriération, du fanatisme. Cet épouvantail, ridiculement érigé en ennemi omniprésent et hyper menaçant, nous épargne la nécessité de réfléchir sur notre propre fanatisme et détourne l’attention de l’opinion occidentale des problèmes que pose notre propre civilisation. Il existe en effet un fanatisme de la modernité, qui est très fort, mais qui n’a pas besoin de s’exprimer ouvertement comme fanatisme pour opérer. Nous ne le voyons plus parce que nous sommes complètement pris dans ce que j’appellerais, et ça va être mon dernier point, la vision hégélienne de l’histoire.
La vision occidentale de l’histoire
À vrai dire, il ne s’agit pas d’une vision proprement hégélienne, parce que Hegel vaut mieux que la réduction à laquelle on réduit trop souvent sa pensée. C’est tout même un esprit profond. J’appellerais cette vision de l’histoire l’hégélianisme plat à la mode anglo-saxonne, ou à la sauce Fukuyama, qui a remis à la mode l’idée de « fin de l’histoire ». Fukuyama s’inspire de Hegel à travers un penseur français qui s’appelle Kojève. La fin de l’histoire, bien sûr, ce n’est pas du tout la fin des événements, même dans l’esprit de Fukuyama, qui est loin d’être un imbécile, niais qui, comme chacun d’entre nous, a ses préjugés idéologiques, conservateurs en l’occurrence. J’ai envie de dire que la fin de l’histoire chez Fukuyama est intéressante parce qu’elle dit quelque chose de très vrai sur l’état de la pensée occidentale. Fukuyama témoigne à sa manière de ce que nous sommes tout simplement devenus incapables de penser un autre horizon idéologique que le néolibéralisme. Toutes les autres idéologies occidentales se sont effondrées. Et quand le mur de Berlin est tombé, même si c’était une bonne nouvelle, celle-ci avait en même temps quelque chose de très triste, au fond, parce que cette chute ne symbolisait pas seulement la fin d’une oppression bureaucratique mais aussi la fin d’un rêve. Un rêve qui avait depuis longtemps tourné au cauchemar, c’est vrai. Mais cette chute n’en marquait pas moins l’écroulement ultime de l’espérance socialiste, c’est-à-dire, si l’on y réfléchit bien, l’échec de l’idéal politique des Lumières. Cela voulait dire : « la fraternité, il ne faut plus y penser ». C’est désormais partout chacun pour soi et la loi du plus riche, du plus fort. C’est dans ce monde que nous vivons maintenant.
Revenons à l’hégélianisme plat qui est quand même partiellement nourri par la pensée de Hegel. Pourquoi cette pensée de Hegel a-t-elle conservé jusqu’à nous une telle force? Parce qu’elle est la traduction, avec ce génie de la philosophie qu’ont les Allemands, la traduction philosophique, déjà, de la puissance industrielle en marche dans notre monde. C’est la vision la plus puissante du monde qui ait été formulée en Occident, je crois, et c’est la raison pour laquelle elle nous imprègne, même si on n’a pas lu une ligne de Hegel. Qu’est-ce qu’elle dit en gros cette vision de l’histoire et du monde? Elle dit que l’histoire, comme la course du soleil, marche d’Est en Ouest et que la civilisation occidentale représente son aboutissement. Voilà qui est intéressant par rapport à Kant, parce que Kant, d’une certaine façon, avec son concept de majorité, voulait abolir l’histoire, ou du moins délivrer l’humanité de son fardeau irrationnel, c’est-à-dire des coutumes, des traditions que l’histoire nous lègue et qui ne sont peut-être pas forcément toujours favorables à notre épanouissement. Kant entendait en quelque sorte recommencer l’histoire à zéro tout en admettant que l’histoire elle-même travaillait à préparer ce recommencement. Hegel enrichit et radicalise cette conception kantienne de l’histoire en réincorporant toute la série historique des civilisations jusqu’à nous. Il ne s’agit plus d’abolir l’histoire mais de récupérer ses richesses, ses divers moments, et de leur donner un sens. Et ce sens n’est rien d’autre que l’avènement de la modernité occidentale. Tout ce qui nous précède n’est que la préparation de ce qui arrive maintenant. Hegel récupère l’histoire pour nous montrer que, dans ce qu’il appelle lui-même d’une métaphore assez belle La journée de l’esprit, l’Occident est l’aboutissement de cette trajectoire.
Mais il y a là un non-dit tout à fait étonnant : c’est que, tout bien réfléchi, l’Occident est le lieu où la lumière tombe, disparaît. L’Occident est la première civilisation à se nommer à partir d’un point cardinal et ce point cardinal est l’horizon de la disparition, le lieu de la mort. Je considère qu’il y a là un prodigieux lapsus dont nous ne voulons rien savoir. Valéry le disait pourtant au début du XXe siècle, après la Première Guerre mondiale : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Mais on n’a pas compris la portée de cette petite phrase qui a été beaucoup galvaudée et peu approfondie. Pourtant, dans la manière même dont notre civilisation s’est nommée, nous avons à notre insu et sans le vouloir, anticipé notre propre disparition, puisqu’il est clair que toute civilisation est appelée à disparaître. L’humanité elle-même est appelée à disparaître un jour ou l’autre. Nous ne sommes pas éternels, ni le système solaire, ni notre galaxie.
Dans cette trajectoire de l’esprit, Hegel rend hommage aux contributions qui ont été faites avant nous : le judaïsme, la Grèce, Rome, le christianisme. Mais il a un problème avec l’Islam. L’Islam, dit Hegel, a produit une civilisation brillante, mais ce fut un feu de paille. Pourquoi? Parce que, explique-t-il, l’Islam apparaît en marge du grand courant de l’histoire universelle, du moment que ce courant passe principalement par le judaïsme, par la Grèce, par Rome et par le christianisme. L’Islam venant après le christianisme, il ne peut être qu’un rameau déviant, marginal, aussi beau soit-il, sur le tronc de l’histoire universelle. Raison pour laquelle, malgré tout son éclat — éphémère — l’Islam est devenu une scorie, un charbon éteint, plus rien. Hegel efface ainsi tout ce que la civilisation musulmane nous a apporté du temps de sa splendeur, apports sans lesquels la Renaissance et la modernité ne seraient peut-être pas advenues en Europe. Cette vision rejoint parfaitement l’idée reçue que ces sociétés, appelez-les comme vous voulez, orientales, musulmanes, arabes, sont arriérées. C’est une idée qui a complètement dominé le XIXe siècle et justifié le colonialisme. Y compris le colonialisme le mieux intentionné, par exemple celui des saint-simoniens qui étaient très idéalistes, très socialistes, qui se rendaient en Égypte pour aider, dans un esprit tout à fait missionnaire. C’était de fervents idéalistes qui étaient certains que ces braves Arabes, il fallait les sortir de leur torpeur et les amener, le cas échéant même contre leur gré, à la modernité. Évidemment, ce n’est pas du tout là qu’on les a amenés, si tant est qu’on les ait amenés quelque part. De toute façon, ce n’est justement pas à nous de les amener où que ce soit, c’est à eux de décider quel devrait être le cours de leur propre société. Nous n’avons de leçon à donner à personne.
Qu’est-ce qui s’est passé dans la seconde moitié du XXe siècle? C’est que, depuis plusieurs décennies, l’Islam, cette scorie, brûle de nouveau. Voilà ce qui nous dérange. Le charbon s’est ranimé. Ce réveil défait complètement notre conception de l’histoire, même si celle-ci n’est pas forcément très claire dans notre esprit. Donc, quand l’autre nous rappelle Dieu, que ce soit son Dieu à lui ou le même que le nôtre — c’est ici secondaire —, quand il nous rappelle que peut-être la raison moderne a des limites et que nous, en Occident, nous avons manqué d’y réfléchir sérieusement, quand il nous dit cela, il nous donne une leçon que nous ne pouvons pas supporter, parce qu’elle vient de gens qui, pour nous, vivent dans le passé et qui n’ont rien de valable à nous dire dans le monde moderne. Et bien non, ces gens vivent dans le présent, ils ont leur propre conception de la modernité, qui n’est pas forcément la nôtre. Il est évident qu’eux-mêmes ne peuvent pas faire comme s’ils vivaient dans un monde qui n’avait pas subi tout ce qu’il a subi. Je crois qu’aucune culture aujourd’hui ne peut impunément se fermer les yeux sur ce qui s’est passé pendant les deux derniers siècles. Chaque civilisation, chaque culture a un difficile effort à faire pour réfléchir à sa position dans le monde, et c’est clair – là je vais être un peu dur – que les peuples dominés, après tout, doivent se demander aussi pourquoi ils sont dominés, pourquoi ils se laissent dominer. La faute, si faute il y a, n’est pas seulement et uniquement du côté des dominants; le dominé s’est laissé dominer et il doit lui-même réfléchir à cet aspect, si pénible que ce soit.
Nous au Québec, qui avons été tour à tour colonisateurs et colonisés, nous savons que nous sommes faibles. C’est une position potentiellement intéressante. Nous pouvons réfléchir à la fois à la domination, parce que nous mangeons à la table des riches, et à notre dépendance. Tant qu’il s’agit de notre bien-être, nous sommes du côté des riches mais dès qu’il est question d’identité, là, tout d’un coup, nous sommes du côté des contestataires, du côté des faibles. Peut-être devrions-nous nous rappeler un peu plus souvent notre faiblesse et en tirer quelques conséquences. Ne serait-ce que pour savoir si nous voulons continuer indéfiniment à manger à la table des riches comme nous le faisons.
Voilà. C’est à ce genre de réflexion que je voulais vous inviter aujourd’hui. J’ai dû passer très brièvement sur certains éléments qui mériteraient d’être développés, mais comme nous avons, je crois, une heure de discussion tout à l’heure, nous pourrons reprendre tous les éléments qui vous paraissent bâclés, nécessairement un peu bâclés, dans ce que je vous ai dit.
§
Thierry HENTSCH, professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Originaire de la Suisse romande, il a publié de nombreux articles sur les rapports entre cultures et notamment sur les rapports entre l’Islam et l’Occident, sur la pensée politique et sur les relations internationales.
Source : HENTSCH, Thierry, « À l’Ouest, rien de nouveau », Dossier du Congrès – 2002 – Le choc du 11 septembre 2001, un an après…, Montréal, 2002 – p. 5-11.