Isidore DE SOUZA

Avant-propos

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me paraît nécessaire de bien poser le problème au départ; autrement nous risquerions de ne pas être sur les mêmes longueurs d’ondes ou d’aboutir à des impasses ou à de mauvaises solutions, si solutions il y a.

Le thème tel qu’il est formulé implique qu’il s’agirait de deux projets différents : d’une part, annoncer Jésus-Christ; d’autre part, libérer l’homme en Afrique.

Mais s’agit-il effectivement de deux projets? Je ne pense pas. S’il y a dualité, il ne peut s’agir, en mon sens, que d’une distinction intellectuelle ou méthodologique; méthodologique, non pas au niveau de la conduite de nos réflexions, mais à celui de la réalisation concrète. À moins que cette dualité ne relève d’une idéologie sous-jacente ou plus précisément d’une dualité de conception en ce qui concerne l’annonce de Jésus-Christ et la libération de l’homme aujourd’hui en Afrique.

Personnellement, je ne considère pas ce qui nous préoccupe comme deux projets absolument différents. Car, comment les missionnaires que nous sommes, oserions-nous séparer et, si nous avons une conscience claire de toutes les dimensions de notre vocation, l’annonce de Jésus-Christ et libération? Car Jésus-Christ est libérateur et on ne peut l’annoncer, le proclamer que comme libérateur. Aussi reformulerai-je le thème de notre entretien de la façon suivante : Annoncer Jésus libérateur à l’homme en Afrique aujourd’hui.

À ce propos, une double question s’offre à nous à laquelle nous allons essayer de répondre tout au long des deux parties de notre entretien :

  1. Quelle libération le Christ apporte-t-il à l’homme en Afrique aujourd’hui?
  2. Selon quelles modalités cette libération se fait-elle et doit-elle être proposée et réalisée en Afrique?

Quelle libération le Christ apporte-t-il à l’homme en Afrique aujourd’hui?

J’espère que si nous nous posons la question, c’est parce que nous nous occupons plus particulièrement du continent africain. Car la même question peut et doit se poser pour chaque continent et chaque pays. L’année dernière, le même problème a été étudié à propos de l’Amérique du Sud, peut-être avec un intérêt particulier à cause de l’originalité de la théologie dite de libération dont des théologiens latino-américains sont les promoteurs. Mais chaque Église, chaque diocèse, par les temps que nous vivons et dans le but d’une plus grande fidélité au Christ libérateur, devrait sentir la nécessité de reformuler le but ultime à donner à son activité missionnaire, évangélisatrice.

Je voudrais dire, que la question posée, considérée à un certain point de vue n’est pas spécifiquement africaine ou latino-américaine, elle est universelle. En épousant le point de vue de l’objet ou plus précisément des bénéficiaires de l’action libératrice du Christ, la réponse est la même aussi bien en Europe, en Amérique qu’en Afrique. Car l’homme, qu’il soit européen, américain ou africain ou asiatique, il est d’abord homme avant d’être de tel ou tel pays. Face à la libération du Christ, nous partageons tous la même condition. L’identité de nature, l’identité de notre esclavage commun, postule l’identité de libération.

Car l’Africain, dans sa nature profonde, n’est pas différent des autres hommes. Ce n’est pas superflu de le rappeler. Ce n’est pas une évidence pour tout le monde. Il suffit de se référer, par exemple, à la persistance de l’apartheid; et chaque peuple porte un peu en lui, par rapport aux autres, les sentiments de supériorité, de narcissime exclusif inhérent au nazisme. Peut-être cette propension se vérifie-t-elle de façon spéciale chez les Occidentaux et la race blanche par rapport aux Africains face aux peuples dits « de couleur ». En est témoin la persistance de certains préjugés, de certaines représentations, d’un autre temps ou d’un autre âge d’ailleurs pas très lointain.

Je dirais qu’elle se manifeste même encore aujourd’hui d’une façon plus subtile dans un certain paternalisme, condescendant, agrémenté de pitié et de commisération qui n’élève pas, mais rabaisse et perpétue un colonialisme larvé, parfumé de la sacro-sainte charité.

Et pourtant l’Africain, comme tous les hommes, est créature de Dieu, aimé, choyé passionnément de son créateur, respecté de lui et doté, comme tout autre, de raison, de cœur, de sensibilité et de volonté.

Comme tous les hommes, il est une créature blessée, tombée en esclavage à force de vouloir conquérir son indépendance et son autonomie par rapport à son créateur. Il n’a pas besoin plus de libération qu’un autre, il n’a pas besoin d’une libération différente de celle des autres.

Libération totale

Nous aboutissons à la même réponse si nous regardons le problème par l’autre bout, c’est-à-dire du côté du sujet de la libération à réaliser ou à annoncer. Ce n’est pas de n’importe quelle libération qu’il s’agit mais de la libération chrétienne. Une seule personne nous libère : le Christ. C’est ce que saint Pierre disait au sanhédrin devant lequel il avait été traduit après la guérison d’un impotent :

C’est par le nom de Jésus-Christ, le Nazaréen, celui que vous, vous avez crucifié et que Dieu a ressuscité des morts, c’est par son nom, et par nul autre que cet homme se présente guéri, devant vous, c’est lui, la pierre d’angle que vous, les bâtisseurs, vous avez dédaigné et qui est devenu la pierre d’angle. Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel il nous faille être sauvés. (Actes 1, 10-12).

Les évangélistes de leur côté ont tous cherché à montrer que Jésus était le libérateur attendu, le serviteur de Yahvé, celui qui vient libérer le peuple de Dieu et par qui toute chair, c’est-à-dire tout homme, verra le salut.

La libération de l’homme africain, identique à celle de tout homme, aussi bien du côté de l’objet que du sujet, l’est également au niveau de son mode de réalisation: mort-résurrection du Christ.

Cette identité se vérifie également quant à ses différents aspects. L’humanité de l’homme, c’est-à-dire ce qui fait qu’il est homme, la même pour tous n’existe pas de façon abstraite. Ce sont des hommes concrets qui existent. À ce niveau, l’homme est façonné, déterminé par toutes sortes d’éléments: l’environnement géographique, climatique, son cadre de vie.

Son existence concrète lui confère différentes dimensions : – les unes lui sont propres et l’individualisent : son corps, son esprit, son âme, son intelligence, sa personnalité, sa psychologie, son caractère, ses propensions ou tendances, etc.; – les autres sont liées à son insertion dans un (sic) société ou dans différentes couches ou institutions de cette société : famille, clan, tribu, village, nation, pays, continent, monde; – d’autres découlent de différents facteurs caractéristiques de son milieu social : organisation politique, culturelle, économique, etc. À ces différentes dimensions horizontales, il faut ajouter sa dimension verticale, ses rapports avec l’invisible et avec Dieu.

Si l’homme doit être libéré, il doit l’être dans sa totalité, dans toutes ces dimensions qui forment son être plénier. Considéré sous ce nouvel angle, la libération du Christ est la même pour tous les hommes.

Disons en définitive, que vue sous ce quadruple aspect, la question posée obtient une première réponse valable pour tous les hommes quels qu’ils soient : quelle libération le Christ apporte-t-il à l’homme en Afrique aujourd’hui? La même qu’à l’homme en Europe, en Amérique, en Asie et en Océanie.

Mais une deuxième réponse s’impose. Elle découle des différences entre l’Africain et les autres hommes. Les éléments constitutifs des dimensions de l’homme auxquels nous faisions allusion, se différencient d’un continent à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, donnant naissance à des sociétés, à des classes sociales étrangères les unes aux autres, et confèrent en conséquence à l’unique libération des aspects différents, des formes différentes les unes plus urgentes ici que là, les autres moins ressenties sur tel continent que sur tel autre.

C’est ce qui légitime la question que nous nous posons. Identique dans sa globalité et diverse quant à ses aspects, quelle est la nature de cette libération?

Libération s’oppose à esclavage, aliénation, servitude. La nature peut, par conséquent, se définir en fonction de son contraire. Il s’agit, par conséquent, de nous interroger sur les différents secteurs d’aliénation où l’homme se trouve plongé aujourd’hui en Afrique.

Secteurs d’aliénation

L’Africain, en tant que peuple et en tant qu’individu, est prisonnier d’un certain nombre d’entraves dont il a peine à se libérer : politiquement, il est aliéné; un certain nombre de pays subissent encore le joug colonialiste et n’ont pas la possibilité de prendre en main la responsabilité de l’organisation et de la gestion de leurs affaires. Ceux qui sont libres politiquement, ne le sont en fait que nominalement; les gouvernements se font et défont selon le bon vouloir des puissances étrangères; économiquement, il est à la merci d’un néocolonialisme abject plus douloureux et plus pesant parce que plus sournois et plus habile que le colonialisme, se servant le plus souvent des Africains eux-mêmes; culturellement, il est plus dépendant de l’extérieur que de lui-même; idéologiquement, il est victime de l’impérialisme aussi bien européen, américain que russe ou chinois. Je n’insiste pas : les exposés, les ateliers et synthèses d’hier et de ce matin se sont appliqués à le faire sentir.

Disons tout simplement que ce qu’écrivait Paul VI dans son encyclique Populorum Progressio au sujet des hommes d’aujourd’hui, s’applique avec une vérité cuisante à l’Africain :

Être affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable; participer davantage aux responsabilités hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes; être plus instruits; en un mot, faire, connaître et avoir plus, pour être plus; telle est l’aspiration des hommes d’aujourd’hui, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. Par ailleurs, les peuples parvenus depuis peu à l’indépendance nationale éprouvent la nécessité d’ajouter à cette liberté politique une croissance autonome et digne, sociale non moins qu’économique, afin d’assurer à leurs citoyens leur plein épanouissement humain, et de prendre la place qui leur revient dans le concert des nations. (Populorum Progressio, parag. 6)

L’Afrique est encore aliénée politiquement, économiquement, culturellement, idéologiquement et aspire de toutes ses forces à se libérer. Aliénation d’autant plus ressentie et désespérée, qu’elle est grevée de la mauvaise volonté des grandes puissances qui ne cherchent à aider que pour mieux assurer leurs positions acquises et leur domination.

La libération du Christ

Mais est-ce là la libération que le Christ apporte à l’homme en Afrique aujourd’hui? À laquelle de ces différentes aliénations le missionnaire, le chrétien tout court, qu’il soit Africain de naissance ou d’adoption, doit-il consacrer ses efforts pour l’en libérer? Ceci nous amène à faire un pas de plus dans la définition de la libération du Christ.

Je me permets tout d’abord de vous faire remarquer ceci : la libération est un mot à la mode aujourd’hui et on le brandit comme une découverte inédite. Sans doute cette vogue correspond-elle à une réalité. Notre être détermine notre mode d’existence, nos pensées et préoccupations, mais nos préoccupations, les situations existentielles qui sont les nôtres nous amènent à ressentir de façon plus vive tel aspect ou besoin de notre être. Si le mot libération est aujourd’hui sur toutes les lèvres, c’est parce que nous sommes en une période où notre liberté ou nos libertés sont compromises; puis-je dire par exemple, en allant acheter tel produit dans tel magasin, que je le fais librement? Ne suis-je pas conditionné par la réclame qui envahit tout, utilisant les ressources les plus intimes de ma psychologie et de mon être pour me rendre esclave de tel besoin par ailleurs parfaitement inutile? Puis-je dire que j’ai encore des idées absolument personnelles lorsque je pense comme mon poste-radio, mon journal ou ma télévision? etc. etc.

On comprend dès lors que tous les hommes, sous tous les cieux aspirent aujourd’hui à se libérer, se libérer de tout, même de Dieu. Et paradoxalement, il y a comme une redécouverte du Christ, celui dont on pourrait attendre la libération qu’on croit avoir et manifester de façon plus ou moins tapageuse et contestataire de toute tradition et de toute loi, mais qu’on n’a pas en fait et qu’on recherche inconsciemment. Redécouverte du Christ qui s’exprime dans le port des cheveux et de la barbe à la manière du Christ comme si on voulait reproduire en soi son image ou son physique. Redécouverte qui s’exhibe dans des représentations : Jesus Christ Super Star, Gospel, etc…

Cependant, les termes « libération », « libérateur », appliqués au Christ ne sont pas d’un usage récent. Lisez saint Paul attentivement, le crayon en mains et comptez le nombre de fois que les mots libération, libre, reviennent sous sa plume. Et vous me donnerez raison.

Libération – Salut

Mais la libération du Christ telle que nous la concevons souvent, correspond-elle à celle dont parlent Paul et les Évangélistes? Pour moi, chrétien, libération et salut ne font qu’un. Christ libérateur et Christ sauveur ne font qu’un. C’est pourquoi je me réfère à la définition que lui-même donne du salut. Les textes bibliques, à ce sujet, ne manquent pas. Je m’arrêterai à un seul : Luc 4, 16-21:

Jésus vint à Nazareth où il avait été élevé, entra selon sa coutume, le jour du Sabbat, dans la synagogue et se leva pour faire la lecture. On lui présenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage où il est écrit : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur ». Il replia le livre, le rendit au servant et s’assit. Alors il dit : « Aujourd’hui, s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture ».

Mon intention n’est pas de faire l’exégèse scientifique de ce texte; cela nous conduirait trop loin. Si je m’y réfère, c’est parce que nous nous y appuyons trop souvent soit pour réduire le salut du Christ à une libération simplement humaine, physique ou matérielle, soit pour justifier une option idéologique personnelle qui ne retient qu’un aspect du salut chrétien.

Je voudrais, pour ma part, en donner une interprétation en référence à la situation de l’homme qui a déterminé l’œuvre accomplie par le Christ. À moins de vouloir mutiler les écritures ou altérer notre foi, il faut admettre que tous nos esclavages et notre condition sont une conséquence du péché.

Conception de la vie chez les « Fons »

Dieu nous a créés pour la vie. Plus j’essaie de creuser la conception de la vie chez les « fons » auxquels j’appartiens, plus je suis convaincu de cette vérité qui rejoint les saintes écritures.

Mais si nous sommes faits pour la vie, nous ne sommes pas la vie. Seul Dieu est la vie; lui seul peut parler de la vie en utilisant le verbe être. Je suis vie; ceci constitue son être propre. L’homme, au contraire, ne peut parler de la vie qu’an faisant usage du verbe avoir. Nous possédons la vie; nous ne le sommes pas, ou si nous le sommes ce ne peut être que par dérivation parce que quelqu’un nous l’a donnée et nous ne pouvons l’exercer qu’en référence à lui.

Le fon appelle l’homme gbêto (prononciation : gbêtô), un mot composé de deux termes : l’un, gbê, qui veut dire la vie et désigne Dieu et l’autre, tô, qui peut être interprété de deux façons différentes :

  • pris comme substantif, il signifie père, l’homme serait alors le père de la vie, d’une part parce qu’il est générateur de vie, d’autre part parce qu’il est maître de la vie qui signifie aussi le monde, gbê l’homme, le monde et Dieu. Vu sous cet angle, l’homme est le maître du monde sinon en fait, du moins en devenir et par vocation.
  • pris comme suffixe, tô est une particule qui exprime la qualité, le métier, la vocation de quelqu’un. Gbêtô dès lors veut dire : celui qui a pour métier, pour vocation de vivre. Vous comprenez pourquoi, je disais tout à l’heure que l’homme est un être-pour-la-vie et non un être pour la mort; l’une des idées fondamentales du fon c’est de tout percevoir sous l’angle de la vie, tout est doué de vie, tout est vivant. Mais il ne peut exercer ce métier, remplir cette vocation qu’en étant rattaché à la source de la Vie, comme l’affluent au fleuve, le fleuve à la source. Coupé de Dieu, l’homme est « mort ».

Si nous sommes créés pour la Vie, nous le sommes également pour le bonheur. Ici encore, je me réfère à la culture fon : être heureux se dit dù gbê, c’est-à-dire « manger la vie ». Par conséquent, notre bonheur n’est possible que dans la mesure où nous participons au bonheur qu’est Dieu.

Ainsi, notre vie, notre bonheur constituent, pour ainsi dire, ou font de nous le miroir de Dieu, l’image ou le reflet de notre créateur. Ils ne sont réels, possibles que dans une dépendance étroite, une union intime avec Dieu.

Indépendance ou liberté?

Mais qui dit dépendance ne nie-t-il pas par le fait même l’autonomie, l’indépendance? Si nous ne sommes créés, nous ne pouvons être que dépendants de Dieu, notre être n’implique-t-il pas un certain esclavage? Comment dès lors ne pas être tente de vouloir conquérir sa liberté et son indépendance en se passant de Dieu?

Nous comprenons dès lors que l’homme se soit laissé prendre par le vertige du désir d’indépendance et de liberté vis-à-vis de Dieu. Cette tentation, les hommes d’hier l’ont éprouvée et nous l’éprouvons encore aujourd’hui de différentes façons renouvelant ainsi le péché originel.

Les conséquences qui en découlent ont été et sont encore aujourd’hui fatales : la mort, la haine, la volonté de puissance et de domination qui engendrent guerre, esclavage, aliénation, etc.

Si, en effet, nous ne sommes vie ou plutôt nous ne possédons la vie que dans notre dépendance vis-à-vis de notre source de vie, vouloir se libérer de Dieu, constitue le suicide par excellence; notre dilemme est celui-ci : ou bien être « vie » dans la dépendance de Dieu par participation ou bien être « mort » dans la conquête de notre autonomie par rapport à Dieu.

L’homme a choisi de se libérer pour devenir non plus esclave de Dieu mais esclave de lui-même. Nous nous coupons du Bonheur pour devenir Souffrance; nous renions l’Amour pour devenir Haine. Nous nous éloignons de la Lumière pour nous enfoncer dans les Ténèbres.

C’est bien ce que nous percevons dans les premiers chapitres de la Genèse: Caïn qui tue Abel : la vie devient mort. L’humanité se corrompt et sa corruption entraîne la destruction; l’unité fait place à la division; la Tour de Babel, etc.

Bref, notre esclavage, la haine en notre cœur et dans le monde, avec tout ce qu’elle entraîne comme injustice sociale, économique et politique, volonté de puissance et domination, se résume dans le fait de notre séparation d’avec Dieu. Je suis d’accord avec ce que disait M. Henry ce matin : l’aliénation dont l’Afrique est aujourd’hui la victime est une « conséquence de sa marginalisation », sous le régime colonial et néocolonial. C’est une explication plausible dont je suis personnellement convaincu. L’économiste, qui veut rester conséquent avec lui-même et éviter toute extrapolation, ne peut pas aller plus loin dans son analyse. Mais pour le chrétien que je suis et voudrais rester, je n’ai pas le droit de me contenter de cela. Ma foi exige que j’aille plus loin. Car limiter mon diagnostic à ce stade compromettrait gravement le salut dont je voudrais être le promoteur. Toutes les solutions que j’inventerais à ce stade ne seront que des demi-solutions, parce que mon analyse n’aura pas atteint la profondeur de l’homme.

Nos esclavages, que ce soit en Afrique ou ailleurs, notre aliénation, que ce soit en Amérique latine ou ailleurs, sont les conséquences de la volonté de puissance, du désir des uns de préserver leur prétendue liberté au dépens des autres, leur épanouissement personnel en se servant des autres comme l’humus dirait Nietzsche, sur lequel pousserait le surhomme au-dessus duquel il n’y aurait plus aucune puissance « Gai savoir » qui sème des larmes, la guerre, la haine, etc.

Mais conne nous venons de le voir, cette volonté de puissance avec ses conséquences découle de notre mort à Dieu.

Je dirais par conséquent qu’il y a en l’homme une diversité d’aliénations, dépendantes les unes des autres : il y a tout d’abord une série d’aliénations épiphénoménologiques, c’est-à-dire superficielles qui se voient et qui se vivent douloureusement: aliénation politique, sociale, culturelle, économique, humaine. Cette série est intimement liée, comme l’effet à sa cause, à une autre aliénation matrice qui ne se découvre que dans ses manifestations extérieures, notre aliénation par rapport à Dieu, notre mort à Dieu.

Notre libération pour être totale et définitive, doit se réaliser à ces différents étages. Elle ne doit pas s’arrêter à l’épiphénomène mais atteindre la racine de toutes les aliénations.

C’est précisément la libération que le Christ nous apporte à tous : délivrer l’homme dans toutes ses dimensions en le faisant redevenir ce qu’il est par essence et par vocation : l’homme, image de Dieu, vivant en Dieu, heureux en Dieu, libre en Dieu par sa réunion ou son alliance avec lui.

Ainsi définie, comment cette libération se réalise-t-elle? Ceci nous conduit à la deuxième partie de mon exposé.

Selon quelles modalités la libération chrétienne se fait-elle et doit-elle être proposée et réalisée en Afrique?

Cette question est double. Il nous faudrait la dédoubler pour mieux y répondre. Je ferai remarquer tout d’abord, pour dissiper toute illusion, que nous ne sommes en dernière analyse, ni les agents de notre propre libération, ni de la libération des autres. Nous ne sommes que des collaborateurs de Dieu. Par conséquent, ce n’est pas notre libération que nous apportons à l’Afrique, à l’Occident ou à l’Orient, mais celle du Christ. De la même façon, nous ne pouvons pas être les inventeurs autonomes des modalités de cette libération. Dans ce domaine, nous restons « disciples » du Christ et nous devons être des disciples fidèles.

Aussi commencerai-je par rappeler en un premier point comment le Christ nous a libérés; nous pourrons en déduire ensuite, comment nous, à notre tour, nous devons être agents de libération par collaboration et participation.

L’identité de la liberté ou du salut que nous apporte le Christ ainsi que ses modalités sont conditionnées par la nature de notre esclavage. Or nous avons défini celui-ci comme étant un état de mort. Je me permets de revenir sur ce point en me référant une fois de plus à la notion de la vie et de la mort chez les Fons.

Selon nous, la vie d’un être serait la force ou la vertu, qui fait que tel être est ce qu’il est, en pleine possession de toutes ses facultés et qu’il peut atteindre sa finalité propre, spécifique : je suis vivant dans la mesure où j’existe d’une part et d’autre part dans la mesure où je puis exercer, actuer les capacités ou les potentialités qui sont en moi et dont l’épanouissement me permet d’atteindre ma fin.

Si l’une ou l’autre condition fait défaut, ma vie n’est pas plénière, c’est même la négation de la vie, c’est-à-dire la mort. Ainsi un homme qui serait impuissant, c’est-à-dire incapable d’engendrer ne serait plus vivant : il est mort. Pour comprendre cela, il faut se replacer dans la mentalité des Fons selon laquelle l’homme est fait pour engendrer la vie.

De même une plante qui doit normalement produire, n’est vivante que dans la mesure où elle existe et donne des fruits, etc.

La vie, par conséquent, pour moi homme, c’est la possibilité et la capacité que j’ai de réaliser ma vocation d’homme. Si, par hasard, pour une raison ou pour une autre, celle-ci ne se réalisait pas, bien que vivant, je suis mort.

Vivants parce qu’unis au Christ

Alors, si nous ouvrons maintenant cette idée de vie et de mort du Fon à la révélation chrétienne, il faudrait dire que nous sommes vivants dans la mesure où nous sommes unis à Dieu et notre désunion avec Dieu constitue notre mort. Si tel est notre esclavage, si telle est la prison dans laquelle nous sommes, pour que nous soyons libérés notre libération ne sera réelle que dans la mesure où les portes de cette prison ouvrent. Aussi dans la mesure où cela nous permet d’entrer une fois de plus en relation avec Dieu. Comment est-ce que le Christ a réalisé cela? Il l’a réalisé de deux façons. La première façon : le Christ a d’abord essayé de vivre dans une dépendance totale vis-à-vis de son Père. Vous savez ce que dit saint Paul : « Par la désobéissance d’un seul, la mort est entrée dans le monde. Par l’obéissance d’un seul, tous les hommes ont été ramenés à la vie ». Donc, c’est le moyen que le Christ a utilisé pour nous sauver. L’homme s’est séparé de Dieu par désobéissance et par orgueil, lui il ramène l’homme à Dieu en s’humiliant, en s’abaissant, en se faisant obéissant jusqu’à la mort, à la mort de la croix. C’est ce qu’il a dit lui-même, ou du moins ce que l’auteur de l’épître aux Hébreux met sur ses lèvres lorsque le Christ entre dans la vie : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation, tu m’as façonné un corps, tu n’as voulu ni sacrifice ni holocauste, voici que je viens, c’est de moi qu’il est question dans le livre, je viens pour faire ta volonté ». Donc le Christ est présenté ainsi, l’œuvre du Christ est présentée comme une réalisation quotidienne et faisant toute sa vie la volonté de son Père.

Très souvent, on s’arrête à la mort-résurrection du Christ comme modalité de notre rachat, de notre libération. Mais ce n’est pas seulement la mort et la résurrection du Christ qui nous rachètent, la mort et la résurrection du Christ ne sont que la fine pointe d’un état permanent du Christ. Toute sa vie a été de faire la volonté de son Père, d’obéir à son Père; par conséquent, de faire le chemin contraire à celui que les hommes ont fait pour se séparer de lui. « Qu’est-ce que c’est que sa mort? » C’est au fond, encore, l’acceptation de la volonté de son Père. Reportez-vous au jardin des oliviers où le Christ se trouve face à cette expérience de la mort, douloureuse pour lui comme pour nous, et il voit dans cette expérience la volonté du Père. Sa nature d’homme, sa nature qui se trouve en opposition avec la volonté de Dieu et qui se dit : « Si cette coupe pouvait s’éloigner de moi sans que je la boive ». C’est la tentation. Mais « que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne ». Donc, je considère cela comme le sommet d’une vie d’obéissance, d’humilité, d’accueil vis-à-vis de son Père.

La deuxième façon : c’est qu’à supposer que le Christ ait vécu, à supposer que le Christ ait accepté de souffrir, de mourir et même de ressusciter, et qu’il s’arrêta là, est-ce que nous aurions la possibilité d’être sauvés? Je dis non. Nous ne serions pas sauvés parce que sa mort et sa résurrection ne constituent qu’un moyen pour notre salut. Habituellement, on dit que nous sommes sauvés par la mort et la résurrection du Christ et c’est vrai; je n’en déconviens pas. Mais je dis que ceci constitue un moyen, des instruments dont le Christ s’est servi pour nous sauver. Saint Paul dit bien : « Si le Christ, après sa mort, n’était pas ressuscité, vaine serait notre foi parce qu’il ne nous aurait pas délivrés de cette mort ». Il ne nous aurait pas réunis à Dieu. Il n’aurait pas réalisé cette alliance avec Dieu. Mais il nous sauve parce que, par sa mort-résurrection et par son ascension, il nous a acquis l’Esprit. Il nous a fait cadeau de cet Esprit de son Père qui est aussi le sien. C’est ce qu’il nous dit d’ailleurs : « Je m’en vais, vous êtes tristes, mais il est bon que je m’en aille parce que, si je ne m’en vais pas, l’Esprit, le Paraclet, vous ne l’aurez pas. Or, c’est lui, cet Esprit, qui vous fera comprendre tout ce que je vous ai dit ». Effectivement, il fallait bien que l’Esprit vienne pour qu’ils comprennent. Tant que l’Esprit n’était pas venu ils ne comprenaient pas, même Pierre qui a confessé en lui le Messie, le Fils du Dieu vivant. Mais est-ce qu’il a compris de façon complète, totale, qui était le Fils avec qui il vivait? Il n’a pas compris. La preuve : quand le Christ annonçait sa passion et sa mort, Pierre ne voulait pas. Pierre voulait le retenir d’accepter cette voie. Mais, le Christ lui a dit : « Attention ! Arrière Satan ! »

Union à Dieu par l’Esprit Libérateur

Au moment où le Christ partait, où il parlait encore de sa mort-résurrection, qu’est-ce que les apôtres lui ont répondu : « Est-ce maintenant que tu vas établir la royauté en Israël? » Donc, ils sont restés encore à un niveau inférieur à celui du Christ et c’est seulement quand l’Esprit va venir qu’ils vont comprendre. C’est seulement quand l’Esprit va venir, que cet Esprit va convaincre le monde de son péché. C’est grâce à cet Esprit que l’homme prendra conscience, que sa vraie nature n’est pas l’état dans lequel il se trouve actuellement, c’est-à-dire coupé de Dieu, mais uni à Dieu. Cet Esprit convaincra le monde et aidera le monde à s’acheminer vers le Christ. Effectivement, par où les apôtres ont-ils commencé à délivrer la Bonne Nouvelle? Par la résurrection. L’évangile de l’enfance, c’est venu bien après; les miracles, c’est venu après. Toute la vie du Christ a été perçue à partir de la Pentecôte et sous l’angle de la résurrection, parce que c’est l’Esprit, le don de cet Esprit qui nous libère. Que fait cet Esprit? Il nous libère de la mort, la mort telle que nous l’avons définie. Comment? En nous engendrant à la vie de Dieu. C’est l’Esprit qui fait de nous les enfants de Dieu. « L’Esprit se joint à notre esprit, dit saint Paul, pour nous faire nous écrier : « Abba, Père ».  Ça veut dire que c’est grâce à l’Esprit que nous naissons à la vie de Dieu. C’est grâce à cet Esprit que désormais notre vie est liée à celle de Dieu. C’est grâce à l’Esprit que l’alliance nouvelle, scellée dans le sang du nouvel Agneau, se réalise véritablement. L’Esprit c’est également celui qui nous met au-dessus de la loi en nous donnant la possibilité de devenir, à l’exemple du Christ, les adorateurs du Père en esprit et en vérité.

Cela veut dire, en nous référant aux Fons, cette possibilité que nous avons en nous, cette aspiration de vie que nous avons en nous, ne pourra se manifester, notre être d’homme ne pourra se manifester, se réaliser que grâce à cet Esprit-là. Sans cet Esprit, nous ne pouvons pas nous rapprocher de Dieu. Sans cet Esprit, nous ne pouvons pas être unis à Dieu. Bien plus, notre union à Dieu, pour être permanente, comporte des exigences et ces exigences, par nous-mêmes, nous ne pouvons pas les accomplir. C’est pour cela que saint Paul dit que le Christ vient nous libérer de la loi, il vient accomplir la loi et nous libérer de la loi.

Il accomplit la loi d’abord en réalisant ce que dit la loi et même en allant plus loin. Car il était capable d’aller plus loin et aussi de nous donner la possibilité d’aller plus loin. Ce que nous ne pouvons pas faire par nos propres forces, nous pouvons maintenant le faire, grâce à cette nouvelle loi que le Christ nous donne. Cette nouvelle loi ce n’est pas la loi de la charité, c’est la loi de l’Esprit. C’est la nouvelle disposition, la nouvelle capacité qui est la nôtre. Grâce à cette capacité, nous sommes au-dessus de la loi. Pourquoi? Non pas parce que nous rejetons la loi. Non pas parce que nous sommes maintenant sans loi, mais nous sommes tellement unis à Dieu que nous ne pouvons plus nous séparer de lui et ainsi nous ouvrons le cercle.

Esclavage d’amour parce que Esclaves de Dieu

Nous nous sommes séparés de Dieu parce que nous avons usé de notre liberté. Nous sommes tombés dans l’esclavage, nous nous sommes réunis à Dieu, restitués dans notre nature propre et même transformés en « fils de Dieu » grâce à l’Esprit. Cet Esprit nous unit tellement à Dieu que nous sommes devenus ses esclaves, parce que nous ne pouvons plus nous passer de Dieu, nous ne pouvons plus vivre en dehors de Dieu. C’est pour cela que saint Paul a osé dire : « Vous vous êtes libérés de l’esclavage du péché pour devenir esclaves de Dieu ». Donc, nous sommes devenus esclaves : folie pour les hommes. Mais pour nous, qui avons la foi, c’est sagesse parce que nous voilà restitués dans notre nature. Nous pouvons maintenant faire bien plus que la loi parce que nous possédons maintenant, en nous, l’Esprit qui est amour. Dieu est amour, l’Esprit en nous nous transforme en amour et réalise ainsi la prophétie : « Je vous donnerai un cœur nouveau, j’enlèverai de votre être le cœur de pierre que vous avez pour y mettre à la place un cœur de chair ». Donc, l’Esprit change notre cœur, le renouvelle et le transforme en amour. Vous savez tout ce dont l’amour est capable. Rien ne peut l’arrêter.

Transformés en amour, nous pouvons maintenant nous passer de loi, parce que pour qui aime, il n’y a pas de loi. Cet amour n’est pas un amour individuel, personnel. C’est un amour qui a des dimensions sociales et, par conséquent, doit s’exprimer dans les dimensions sociales. La première dimension sociale, la première communauté c’est d’abord l’Église. Nous ne pouvons pas nous dire sauvés en nous mettant, nous qui en avons conscience, en nous mettant hors de l’Église. Bien sûr, cette Église, elle n’est pas parfaite. Cette Église est humaine. Il y a des choses qui ne nous plaisent pas. Il y a des choses que nous contestons. Cette Église peut être retardée, cette Église peut être recouverte de poussière, de telle sorte que la liberté que nous avons se trouve, peut-être, comprimée, peut-être, mise en conserve, brimée, etc. C’est possible tout ça. Nous pouvons ressentir tout ça. Mais c’est dans cette communauté que le Christ nous demande maintenant de vivre. L’Église existe dans le monde, fait partie du monde et c’est de là que découle notre responsabilité du monde, notre responsabilité de libérer le monde. Autrement, nous ne serions pas chrétiens, nous ne serions pas missionnaires.

Donc, voilà comment nous sommes devenus individuellement, communautairement des vivants, des dieux si nous pouvons parler ainsi. Parce que unis à Dieu, voilà que nous sommes devenus des hommes libres. Mais le Christ n’a pas fait que cela ou du moins pour aboutir à cette fin, pour aboutir à ce but, il a suivi un certain processus. Le processus qu’il a suivi n’est pas différent du processus même que Yahvé lui-même avait suivi dans l’Ancien Testament. Alors référons-nous à certains exemples de l’Ancien Testament.

Libérations et alliances dans l’Ancien Testament

Prenons Abraham. Quand Yahvé a appelé Abraham, qu’est-ce qu’il lui promet? Bien sûr, Abraham n’était pas en esclavage, mais Dieu l’a appelé. Qu’est-ce qu’il lui promet? Il ne lui promet pas la vie éternelle. Il lui dit : « Moi, je te donnerai une génération ». Abraham était esclave de ce besoin d’avoir une descendance parce que, dans sa mentalité, il est bien que dans la mesure où il donne naissance à des enfants. Or, il n’a pas d’enfant. C’est un problème humain qui se pose à lui. C’est un problème d’homme qui se pose à lui. Quand Yahvé l’appelle, c’est d’abord à cette préoccupation que Yahvé répond : « Viens, suis-moi, je te donnerai une descendance nombreuse ». C’est en répondant à ce besoin d’Abraham que Yahvé avait donné naissance à son peuple et pourra ensuite conclure une alliance avec ce peuple.

Prenons un autre exemple. Voilà ce peuple qui se forme. Les descendants d’Abraham qui se sont multipliés, ils étaient en esclavage. Donc, ils étaient dans des conditions sociales intolérables. Ils étaient en esclavage, ils n’avaient pas la liberté physique, ils n’étaient pas responsables d’eux-mêmes. Donc, ce peuple, comme beaucoup de peuples aujourd’hui, se trouve esclave politiquement, économiquement, socialement, culturellement, etc. Mais le Christ veut faire alliance avec ce peuple, avec cette masse informe des descendants d’Abraham. Qu’est-ce qu’il a fait? Il a d’abord commencé par sortir ce peuple de ses entraves. Il a d’abord commencé par sortir ce peuple d’Égypte et il l’a libéré.

Il ne s’agit pas d’une libération intérieure, il ne s’agit pas de libération surnaturelle, il s’agit d’une libération humaine. Esclavage physique; donc, il commence par satisfaire ses besoins. Il a sauvé son peuple. C’est seulement après qu’il va faire alliance avec ce peuple sur le mont Sinaï. Nous voyons ainsi une certaine dialectique entre le salut humain et le salut intérieur, surnaturel. Sans le salut humain, le salut surnaturel ne peut pas se réaliser. Si Yahvé sort ce peuple de l’esclavage c’est pour faire alliance avec ce peuple et faire union avec ce peuple. Si nous prenons la déportation Asino-Babilonienne, c’est la même chose. Yahvé veut restaurer son peuple, refaire pour ainsi dire le cadre social dans lequel son Messie va prendre naissance. Qu’est-ce qu’il fait? Il commence d’abord par ramener ce peuple de l’esclavage. C’est une fois ramené de l’esclavage que le Messie va venir au sein de ce peuple, émanant de ce peuple-là. Nous voyons encore là la même dialectique entre libération physique, libération humaine et alliance avec Yahvé. La même chose pour le Christ. Prenez n’importe quel miracle du Christ. Qu’est-ce qui se réalise? Qu’est-ce que le Christ cherche? Il vient pour sauver cet homme qui est là; cette femme qui est là, cet enfant qui est là. Le salut qu’il apporte, comme nous disons, est intérieur, surnaturel. Mais qu’est-ce qu’il fait? Il commence d’abord par guérir physiquement. Il commence d’abord par donner à manger. Il commence d’abord par être attentif. Il commence d’abord par respecter celui qui est là. Seulement après, il suscite chez lui la foi, si elle n’y est pas encore. C’est le processus.

Le salut intérieur n’est pas coupé du salut humain ou de la libération humaine. De telle sorte que les deux sont tellement unis que le signe ou la preuve de l’avènement de la libération, la preuve des temps messianiques, c’est la libération humaine, sociale, économique, etc. Rappelez-vous ce que le Christ a répondu aux disciples de Jean quand ils sont venus lui demander : « Est-ce que c’est vous le Messie ou devons-nous en attendre un autre? » Il n’a pas dit : « Je suis le Messie; je ne suis pas le Messie ». Il a dit : « Allez dire à Jean que les aveugles voient, les sourds entendent, les muets parlent, les estropiés marchent, la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ». Mais en disant cela il se référait bien sûr aux gestes, aux signes qu’il venait de poser. En même temps, il se référait à l’Ancien Testament, aux signes qui devaient manifester l’avènement du Messie. Ces signes, c’est quoi? La libération physique, la libération de l’homme. Ce qui me fait revenir au texte par lequel j’ai commencé : Luc 4, 16-21.

Deux dimensions de la libération

Par conséquent, le salut, la libération du Christ a deux dimensions. Il y a une dimension qui est humaine et une dimension qui est surhumaine, libération physique, libération intérieure. On ne peut pas séparer les deux. Si telles ont été les différentes modalités que le Christ a utilisées pour libérer l’homme, telles doivent être aussi nos modalités à nous. Nous devons apporter, nous devons faire partager cette libération dont nous avons été les bénéficiaires dans toutes ces dimensions. L’homme est un. Il n’est pas double. Il est un, même s’il a des aspects aux dimensions différentes. Le salut ne sera total, la libération ne sera totale, que dans la mesure où l’homme sera sauvé dans toutes ces dimensions-là.

Or, nous missionnaires, nous chrétiens, quelle attitude prenons-nous? Je constate qu’il y a deux tendances. La première tendance veut travailler à la libération de l’homme d’abord pour qu’il soit plus homme en tant qu’homme. À ce moment, on va se lancer dans le développement, on [va] se lancer dans la politique, dans la promotion culturelle, etc. L’autre tendance, c’est la libération intérieure de l’homme. « Parce que, dit-on, je suis missionnaire, je suis chrétien, je suis envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle et cette Bonne Nouvelle, c’est la libération intérieure. Je ne suis pas pour faire autre chose. Donc, ne me parlez pas d’animation rurale, de promotion humaine. Ne me parlez pas d’école, ne me parlez pas de politique, etc. Je n’ai rien à faire là-dedans; ce n’est pas mon devoir, ce n’est pas mon domaine. Moi, ce que j’ai à faire c’est de promouvoir cette libération intérieure de l’homme ».

Je donne raison aux uns et aux autres. Mais en même temps, en disant aux uns et aux autres : « Si vous vous en tenez uniquement à cette optique, à cette libération, vous faites fausse route. À l’économiste, au sociologue, et à tout ce que vous voudrez, je dis si vous vous en tenez là uniquement, vous ne promouvez pas la libération du Christ [« ]. Je dirai également à celui qui me dit : « Ne me parlez pas de ceci, ne me parlez pas de cela; je suis venu tout simplement annoncer Jésus-Christ », non, vous faites fausse route parce que vous n’annoncez pas Jésus-Christ. Comment pouvez-vous dire que vous annoncez Jésus-Christ quand vous êtes insensibles à la condition de l’homme, quand vous êtes insensibles aux besoins vitaux de l’homme. Ce n’est pas possible.

L’homme est un. Le salut est un. La libération est une. Le Christ a tenu compte de cette unité, de cette globalité de l’homme et il l’a libéré dans toutes ces dimensions. Par conséquent, moi aussi, je dois maintenant traduire concrètement cette libération en tenant compte de tous ces aspects-là. Mais vous allez me dire : « Comment est-ce possible? » Effectivement, ce n’est pas possible. Je ne peux pas être à la fois homme politique, économiste, sociologue, médecin, sage-femme et tout ce que vous voulez. Ce n’est pas possible. Je me référerais plutôt aux charismes. Dieu nous appelle tous à une même vocation que nous devons réaliser personnellement, communautairement et socialement. Cette vocation nous est unique, Mais chacun apportera sa pierre en fonction des dispositions, des potentialités, que Dieu a mises en lui. Est-ce que j’ai le don de prophétie? Que je parle au nom de Dieu. Est-ce que j’ai le don d’être médecin? Que je sois médecin. Est-ce que j’ai le don de soigner l’homme dans son âme? Bien, que je le fasse.

Par conséquent, j’essaie de diriger ce dilemme qui n’est pas réel d’après moi. Ce dilemme n’est réel que dans la mesure où, dans on veut absolutiser et […] « Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures », et dans l’Église il y a beaucoup de demeures ». Mais en absolutisant ceci ou cela, qu’est-ce que nous faisons? Eh bien ! nous nous divisons, nous nous entre-déchirons, nous perdons nos forces et nous sommes les uns contre les autres. La première attitude à avoir, c’est de garder ceci en tête : le salut est global et chacun a sa part dans la libération globale, sa part à réaliser. Si j’ai des charismes pour ceci, je le fais. Mais celui qui a d’autres charismes, il faut que je le laisse faire ce qu’il doit faire. Telle est ma position.

Authenticité – Arme de conscientisation nationale

Différentes voies s’offrent dans la recherche de cette libération. Certains pensent que l’adoption de l’idéologie et du système marxiste-léniniste nous acheminerait à grands pas vers le but visé. D’autres, au contraire, cherchent à ouvrir une voie nouvelle. Les uns et les autres portent pourtant au-delà des divergences politiques et idéologiques, le même désir engendré par les mêmes contingences historiques. Nous avons été des colonisés; le sentiment en reste bien gravé en nous. Le phénomène colonial a encore ses empreintes et ses répercussions dans les profondeurs de notre conscience. Phénomène colonial aussi bien politique, économique, culturel que religieux. En d’autres termes, nous avons le sentiment de ne pas être nous-mêmes et de n’exister qu’à travers des personnalités d’emprunt ou des masques.

Nos différents [États], il est vrai, sont presque tous parvenus à l’indépendance politique. Mais ils ne sont pas encore des Nations. C’est dans cette perspective qu’il faut se situer pour comprendre le sens profond des manifestations épidermiques auxquelles je faisais allusion tout à l’heure. L’authenticité devient alors une arme politique, une stratégie, en vue d’une fin déterminée. Ainsi, le changement de nom au Zaïre, ou ailleurs, constitue un moyen utilisé par les gouvernements pour aboutir au but essentiel et fondamental : l’édification d’une nation autonome. De même l’usage du terme « citoyen, citoyenne » en lieu et place de « Monsieur, Madame » se situe dans la droite ligne de cette conscientisation. Sa répétition continue et continuelle veut faire prendre conscience à chaque ressortissant d’un pays donné, qu’il est partie intégrante non seulement d’une région ou d’une ethnie, mais d’une communauté humaine aux dimensions de tout le territoire national.

Il en est de même de l’emploi de « camarade ». Nous sommes ici sur un plan non plus politique, mais social. La fin poursuivie, c’est la suppression des classes sociales : éliminer la domination d’une classe sur une autre par la réduction à un commun dénominateur.

L’authenticité se donne à ce point de vue comme objectif, l’édification de notre personnalité à la fois nationale et individuelle : être nous-mêmes en tant que communauté et en tant qu’individus.

Authenticité – Protestation contre tout Impérialisme Passé et Présent

Être soi, c’est répondre de soi; mais on ne peut être responsable de soi que dans la mesure où l’initiative de notre propre édification constitue notre fait propre. Pendant longtemps et encore de nos jours, nous avons été beaucoup plus agis, qu’acteurs. C’est pourquoi le mouvement de l’authenticité peut être considéré comme un cri de protestation, une prise de position décisive et négative, une attitude de refus par rapport à une certaine façon de se comporter vis-à-vis de l’Afrique et par rapport à ce qui vient de l’étranger. Nous ne voulons plus nous voir dicter ce que nous devons faire, ce que nous devons et comment nous devons penser, ni la façon dont nous devons vivre. Nous ne voulons plus être taillés selon un prototype extérieur à notre continent et à nos pays. Notre être politique, économique, social, culturel et religieux ne doit plus nous être conféré du dehors. C’est nous-mêmes qui voulons prendre l’entière responsabilité de ce que nous devons être et faire.

Telle me semble être aujourd’hui l’attitude psychologique et la détermination tout au moins idéale de la grande majorité des Africains. Elles expliquent le rejet du système capitaliste et de l’idéologie qui le sous-tend.

Mais il en découle, à mon sens, une certaine inconséquence lorsqu’on s’évertue à faire pousser le système et l’idéologie marxistes sur le tombeau du capitalisme. Le nouveau dogme que prônent les nouveaux apôtres des nouveaux « dieux » Marx et Lénine, n’est pas moins étranger au continent africain. On comprend dès lors que des hommes politiques africains rejettent l’impérialisme aussi bien de l’Ouest que de l’Est, cherchent à se frayer une troisième voie : réaliser une politique économique, sociale et culturelle authentiquement africaine, une politique enracinée dans le terroir africain, même s’il leur faut essayer d’intégrer les aspects positifs de l’un et l’autre systèmes.

Authenticité – Tentative de renaissance

L’être, notre être, ne peut cependant pas être pure négation, simple protestation; il doit être positif, affirmatif, réel. C’est pourquoi, l’authenticité n’est pas simplement une protestation vaine et vide. Si nous nions et rejetons l’être dont on a voulu et veut nous affubler, c’est pour affirmer et édifier notre être propre. De négation, le mouvement devient affirmation. Dans ce sens, l’authenticité devient tentative de renaissance. Parce que l’objet de notre affirmation est celui-là même qu’on n’a pas voulu nous reconnaître. Nous avions et avons notre conception d’un type de société, notre conception de la vie, de l’homme, de l’invisible, de la divinité et de nos rapports avec elle. Tout ceci a été plus ou moins bafoué, relégué dans le rebut de la primitivité et de la sauvagerie, recouvert et à demi-enseveli par la colonisation. C’est précisément à ces valeurs que nous voulons recourir pour la construction de l’Afrique nouvelle.

Sous cet angle de vue, le mouvement de l’authenticité n’est pas quelque chose d’absolument nouveau. Il prolonge sous une forme rénovée les mouvements de la Négritude et du Panafricanisme. Ce n’est pas à l’antiquité gréco-romaine que nous nous référons pour notre renaissance, mais à l’Afrique traditionnelle.

Authenticité – Remise en question de l’Église en Afrique

Telles sont, à mon avis et à grands traits, quelques caractéristiques de ce mouvement en Afrique aujourd’hui. Ce nouveau contexte doit interpeler (sic) l’Église chez nous. Et une foule de questions hante ma conscience de prêtre et d’Africain. Sans doute, je ne voudrais pour rien au monde me défaire de mon être de prêtre et de prêtre catholique exerçant ma fidélité au Christ dans mon attachement aux responsables de son Église à tous les niveaux. De même, je ne voudrais pas renoncer à mon être d’Africain communiant aux aspirations du continent qui m’a vu naître. La conciliation de ces deux composantes inaliénables de mon unique être fait surgir en moi des interrogations. Pour s’incarner en Afrique aujourd’hui, le message évangélique ne doit-il pas être libéré de certaines structures, de certains revêtements commodes au climat culturel et humain d’autres cieux, mais un peu trop chauds et trop lourds dans un pays où nous avons besoin de beaucoup d’air? Le catéchisme que j’enseigne apporte-t-il une libération qui intègre celle dont a besoin l’Afrique contemporaine? Ma façon d’évangéliser répond-elle aux aspirations de mon peuple? L’organisation de nos diocèses et de nos paroisses a-t-elle un sens par rapport aux réalités africaines? L’Église dont je suis membre apparaît-elle comme une communauté africaine du peuple de Dieu ou comme un corps étranger? La liturgie? La théologie? Les dispositions du droit canon?

Je ne peux pas ne pas me poser ces questions car plus je me regarde, plus je me rends compte que, tout en étant semblable à mes frères d’Europe ou d’Amérique, je suis quand même différent; nous sommes différents. Certains parmi vous me l’ont fait remarquer tout à l’heure. Ils m’ont dit en effet, que j’utilisais un processus dialectique circulaire, différent de la dialectique rectiligne cartésienne de l’Occident. J’en suis pleinement conscient. Je l’ai souvent dit à mes étudiants d’Abidjan parmi lesquels nous comptons des Africains et des non-Africains. J’ai bien sûr été élevé dans des écoles françaises où on m’a plus ou moins initié à la dialectique rectiligne. Cela n’empêche pas la circularité du raisonnement de prendre le dessus.

À ce signe je reconnais que je suis plus proche du monde sémitique de la Bible que de la Somme de saint Thomas qu’on m’a pourtant appris à apprécier. Mais au prix de quel effort? Et ici, une autre question surgit en moi : « Au fond, pourquoi vouloir faire passer mes concitoyens par un chemin détourné? » Faut-il nous faire Occidentaux avant de bénéficier de la libération du Christ? N’y a-t-il que le creuset occidental pour forger d’authentiques chrétiens dépouillés do toutes scories? Non ! et je pense que ce n’est ni le Christ, ni saint Paul, ni la Tradition de l’Église qui me donneront tort.

Le mouvement de l’authenticité remet l’Église en question comme l’a fait la gentilité à l’aube de son histoire. Le problème qu’il soulève est le même que celui qu’a dû résoudre le premier concile de Jérusalem. Il s’agissait alors de savoir s’il fallait soumettre les candidats à la christianité aux prescriptions et coutumes du judaïsme. En d’autres termes, les non-Juifs qui voulaient devenir disciples du Christ devaient-ils d’abord se faire Juifs? La réponse a été négative. De la gentilité, ils peuvent accéder directement à la libération par leur adhésion au Christ mort et ressuscité. Cette adhésion peut parfaitement se faire au sein de leur culture. Aujourd’hui en Afrique, le problème est semblable : l’Africain doit-il devenir Occidental avant de participer à la libération du Christ? La réponse doit être la même, autrement l’Église serait infidèle à sa tradition. Bien plus, compte-tenu du mouvement de l’authenticité et de nos aspirations, si la réponse était négative, l’Église n’existerait jamais en Afrique. Nous n’aurons même plus la possibilité de chercher à définir une approche réflexive africaine du message évangélique; nous ne pourrons même pas, en tant qu’Africain chrétien, nous engager dans la promotion humaine, sociale, économique, culturelle ou politique de nos pays. Au contraire, nous serons perçus comme des corps étrangers, des colonialistes, des suppôts et valets de l’impérialisme international, destinés ou à la rééducation ou à l’extermination. Il s’agit donc pour nous, pour l’Église en Afrique d’une question de vie ou de mort.

Le problème, me semble-t-il, est différent en Amérique latine. Sans doute l’Église a besoin de se « sud-américaniser ». Mail il n’y a pas de commune mesure entre les pourcentages de chrétiens en Amérique latine et en Afrique. Il s’agit là, à la fois d’une christianisation en profondeur et d’une dynamisation de l’Église capable de s’engager dans la genèse d’une société d’où seront bannies injustices, exploitations, tout ce qui dégrade l’homme et l’avilit. La même tâche incombe aux chrétiens d’Afrique; mais pour l’accomplir il faut d’abord qu’ils existent, soient crédibles et acceptés. Or si nous voulons être aujourd’hui en Afrique, une tâche des plus urgentes pour nous est de faire tout notre possible pour que l’Église soit chez elle en Afrique.

Cependant ceci appelle deux remarques :

la première – Quoique cette responsabilité soit prioritaire, elle ne constitue qu’une priorité parmi les priorités. Elle ne nous dispense pas du reste. La priorité n’est pas une priorité dans le temps, mais en importance. En d’autres termes, cela ne signifie pas que nous devons d’abord édifier une Église africaine, et ensuite nous engager dans la promotion humaine, sociale, politique, économique et culturelle. L’Église est faite d’hommes, ce sont ces hommes réels, campés dans une situation donnée qu’il faut libérer dans toutes leurs dimensions. Les aspirations implicites au mouvement de l’authenticité sont multiples et diverses. Aussi l’édification de nos Églises ne peut s’accomplir qu’en cherchant de façon concomitante à répondre à ces aspirations par notre engagement suivant les charismes de chacun.

la deuxième – La tâche qui nous incombe n’est pas nouvelle. Elle n’est pas dictée non plus par un opportunisme répréhensible. Ce n’est pas parce que l’Afrique est aujourd’hui secouée par le vent de l’authenticité que nous ressentons le devoir impérieux de donner à l’Église un visage et un être africains. Autrement tout effort d’incarnation devra cesser lorsque le « calme » reviendra. Or, c’est une œuvre constante, perpétuelle si nous voulons que l’Église en Afrique, comme partout ailleurs, garde son éternelle jeunesse. Ensuite, la particularisation de l’Église universelle fait partie de son essence et constitue le but ultime de tout effort missionnaire. Car le message évangélique n’est pas plus occidental qu’africain, comme il n’est pas plus oriental qu’occidental. Il n’est pas une culture ni une civilisation. Il ne nous dicte pas une forme déterminée de civilisation, pas plus qu’un système politique, économique ou social précis. La preuve la plus banale nous en est ‘donnée par les faits: des hommes appartenant à des civilisations différentes adhèrent au même message; les chrétiens se répartissent dans différents partis politiques et se combattent sur le plan politique tout en se réclamant du même évangile, etc…

Le levain n’est pas le pain et pourtant c’est le levain qui, mêlé à la farine, fait lever la pâte. Si nous comparons les différentes cultures et civilisations à différentes espèces de farine, nous dirons que le message évangélique constituera l’unique levain qui fera lever ces différentes pâtes qui donneront différentes sortes de pain. Ainsi il peut y avoir une diversité de civilisations mais animées de l’intérieur par le même message évangélique.

Édifier l’Église dans un pays donné, ne consistera pas à y transplanter un arbre déjà constitué, mais à y semer la graine de l’évangile. C’est dans le sol de ce pays que cette graine puisera sa nourriture pour donner naissance à un arbre qui prendra des colorations différentes de celles que le même arbre pourrait avoir ailleurs.

Cette tâche naturelle à l’Église est postulée avec urgence par le mouvement de l’authenticité. Bouder celui-ci et vouloir le combattre et le rejeter en bloc, c’est ramer à contre-courant sur le fleuve de la vie et de l’être de l’Église.

En d’autres termes, l’authenticité, en fin de compte, c’est le vouloir – engendrer – une Afrique nouvelle – à – tous – points de vue.

Nous sommes, par conséquent, à l’heure d’une nouvelle naissance, naissance d’une nouvelle Afrique qui postule une Église rénovée, une Église vraiment africaine, capable d’assumer les besoins de nos peuples et de répondre pleinement à leurs aspirations; une Église qui, tout en restant intimement liée à l’Église de Rome, en France ou dans le monde, a son cachet particulier qui la distingue des autres. Cette tâche comporte différentes exigences sur le plan aussi bien religieux, politique, économique, social que culturel. Ceci est valable aussi bien pour les missionnaires étrangers que pour les chrétiens africains.

Une première exigence missionnaire demande que l’apôtre qui vient de l’extérieur, ne s’introduise pas en Afrique avec des idées toutes faites. Qu’il ait été formé à Montréal, Ottawa, Paris, Innsbruck ou Louvain, il est nécessaire qu’il se défasse de tout plan préétabli à réaliser en Afrique. Je ne voudrais pas l’inciter à se défaire de sa culture ni de sa personnalité; je ne voudrais pas exiger de lui de changer de nature, d’identité, pour devenir Africain, sous prétexte qu’a l’exemple de Paul il doit se faire Juif avec les Juifs, Barbare avec les Barbares, Africain avec les Africains. Ce serait lui demander l’impossible et malgré sa bonne volonté il n’y parviendra pas. Ce n’est d’ailleurs pas ce que nous attendons de lui et il risque en essayant de vouloir être totalement autre, de nous priver des richesses qu’il tient de sa culture.

Mais nous souhaiterions que vous veniez avec la conviction et la détermination de vous mettre au service de l’Église en Afrique, avec vos charismes et vos talents pour collaborer avec nous, dans la disponibilité réfléchie, à la genèse de la nouvelle Afrique.

Une fois sur place, et c’est ici une deuxième exigence, tâchez tout d’abord d’ouvrir les yeux et les oreilles. Évitez, s’il vous plaît, de faire trop vite des comparaisons et des réflexions déplaisantes qui, dans la situation actuelle peuvent être considérées comme l’expression d’une mentalité impérialiste, colonialiste ou néocolonialiste. Il arrive que des missionnaires portant des jugements trop hâtifs sur ce qu’ils voient ou entendent, compromettent gravement leur présence et leur action.

Donc, ouvrir les yeux et les oreilles pour d’abord connaître le milieu: c’est absolument nécessaire. Autrement, vous aurez vécu 10, 15, 20, 40 ans en Afrique sans jamais la connaître ni la comprendre. Et si vous ne la connaissez ni ne la comprenez au sens le plus profond et biblique du terme, que pouvez-vous prétendre lui donner?

Si malgré tout vous arriviez à y réaliser quelque chose, je crains que ce ne soit qu’un déracinement de ses enfants parce que vous vous serez contentés de faire des Africains d’autres vous-mêmes.

Une fois que vous aurez vu et écouté, ayez l’humilité de confronter vos constatations avec celles de ceux qui étaient là avant vous en vue d’une mise en commun profitable pour les uns et les autres. Cela suppose que les anciens évitent, comme il arrive parfois, de prendre le nouveau venu en étau, en vue de le conditionner et de tout lui faire percevoir par leur œillère. Une telle méthode d’initiation ne peut avoir pour effet que de colporter et de perpétuer des préjugés qui faussent les relations, empêchent tout renouvellement des anciens et neutralisent toute collaboration.

Cette double investigation menée avec une sympathie objective vous conduira sûrement à découvrir que le Seigneur vous a précédés et que son Esprit était déjà en action en Afrique. C’est à l’amplification de cette action et à la levée du voile qui la cachait qu’il vous faudra apporter votre collaboration. Si notre action, aussi bien dans le domaine de la catéchèse, de l’évangélisation, que dans celui de la lutte pour l’actualisation de l’entière libération du Christ ne se situe pas dans la continuité de l’œuvre initiale de l’Esprit de Dieu, nous aurons fait fausse route, et nos efforts n’auront été que de l’impérialisme. J’entends par là, la volonté de nous imposer vos idées sans que notre adhésion volontaire nous permette d’assurer la continuité de notre être et de l’action de Dieu en nous. Nous imposer le capitalisme constitue une forme d’impérialisme; nous imposer le socialisme ou le marxisme-léninisme est également une autre forme d’impérialisme. Mais nous imposer le baptême contre notre gré, une méthode d’approche réflexive du message évangélique ou des expressions liturgiques établies en fonction d’une autre culture, ou d’une autre civilisation, serait également de l’impérialisme.

Par conséquent, aidez-nous, si vous le voulez et si vous le pouvez à nous engendrer nous-mêmes à la liberté du Christ pour que notre fidélité au Seigneur s’exprime dans toutes ses dimensions par notre fidélité à l’Afrique.

Authenticité – Fidélité à l’Afrique d’aujourd’hui

À ce dernier point de vue, le mouvement de l’authenticité porte avec soi une certaine illusion et peut provoquer une certaine inconséquence. Nous disons non à ce qui vient de l’extérieur, mais en même temps nous préférons, soit par souci de modernité, soit en vertu d’une certaine fascination, ce qui vient d’ailleurs.

Nous prétendons à l’autonomie la plus totale possible. Mais nous sommes conscients de vivre et de devoir vivre dans un monde de plus en plus interdépendant. Nous ne pouvons pas, en effet, nous couper de l’extérieur de façon radicale, ni politiquement, ni économiquement, à moins d’ériger autour de nous un autre « mur de la honte » ou d’autres rideaux fictifs, de fer ou de bambou.

Bien plus, pour être vraiment authentique, notre authenticité ne peut pas et ne doit pas être de l’archéologisme. Il nous est impossible de déterrer l’Afrique traditionnelle pour la restaurer dans sa condition première. Ce n’est pas simplement une impossibilité, mais encore une inauthenticité.

Il s’agit pour nous, de bâtir l’Afrique d’aujourd’hui où se rencontrent différentes cultures hétérogènes, différents courants de pensée et différentes idéologies. Et si nous voulons être authentiques, c’est à cette nouvelle Afrique que nous devons notre fidélité. Ainsi, notre désir d’authenticité ne devrait pas nous conduire à inventer un langage catéchétique, pastoral ou théologique, copié sur des modèles archaïques africains qu’ignore la génération présente. Autrement nous passerions d’un langage occidental et imperméable à un langage prétendu africain mais aussi hermétique. Il nous faut au contraire, un langage; inventer. des formes d’expression qui nous confirment dans notre spécificité, sans pour autant nous isoler ni des autres hommes de la terre, ni des richesses que véhicule la Tradition de l’Église.

C’est dans cette voie que voudrait s’engager l’Institut Supérieur de Culture Religieuse que j’ai la responsabilité de diriger. Nous sommes d’une certaine manière, dans la situation de la primitive Église à l’époque où l’Évangile devait passer d’une expression sémitique à une expression gréco-romaine. Les Pères de l’Église y ont œuvré avec ardeur dans la fidélité et l’inventivité. Sur le plan de la théologie et de la catéchèse par exemple, le mouvement de l’authenticité exige de l’Église en Afrique qu’elle donne naissance à de nouveaux Pères, à de nouveaux saint Thomas, pour bâtir une nouvelle approche des vérités de notre commune foi et les faire vivre grâce à un langage pastoral et catéchétique audible aujourd’hui en Afrique. Mieux elles seront saisies, mieux elles seront vécues et plus elles nous contraindront à édifier une société nouvelle, libre de la véritable liberté du Christ.

Conclusion

Nous allons vers la fin de notre congrès. Je n’ai pas à en tirer les conclusions. Je voudrais tout simplement vous faire part du sentiment que j’éprouve au terme de ces travaux : je suis bien loin d’avoir mis en pratique de façon concrète et parfaite ce que j’ai pu vous dire. Mais à votre contact, j’ai repris conscience de la difficulté de notre tâche. Nos propos m’interdisent d’avoir bonne conscience et de choisir la voie de la facilité. Si nous voulons tirer toutes les conséquences de ces journées, nous devons nous sentir pressés, urgemment interpelés (sic). Je ne peux plus être tranquille parce que je suis remis en question et que ma responsabilité exige l’engagement de toute ma personne.

Ce n’est pas le moment de nous endormir ou de nous confirmer dans nos positions quelles qu’elles soient. C’est dans la perpétuelle remise en question de notre engagement, de notre action et de nos options que nous avancerons petit à petit vers la solution ou les solutions aptes à nous permettre de vivre en véritables témoins de la libération chrétienne.

Je ne voudrais par conséquent tranquilliser personne; ni ceux qui seraient tentés de dire à la fin de ces journées « Nous ne nous sommes pas trompés ! Nous avons toujours travaillé à la conversion intérieure des hommes ! Continuons sur cette voie; nous avons la vérité ! », ni ceux qui se diraient : « Ce congrès nous a donné raison : nous avons toujours été partisans de la libération humaine, politique et économique, ou de l’instauration d’une nouvelle société ! » Ce sont là différents aspects de l’engagement du chrétien et du missionnaire, les uns aussi importants que les autres. Tant que nous ne serons pas parvenus à cette vision globale de notre mission et à l’activer, quelque chose aura manqué à notre action et nous aurons tronqué la libération du Christ aujourd’hui en Afrique.

§

Isidore de SOUZA, prêtre dahoméen-béninois.

Source : DE SOUZA, Isidore, « Annoncer Jésus-Christ et libérer l’homme en Afrique et authenticité africaine », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. XVII, no 4, décembre 1976, p.163-188.

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