Heather EATON
Le texte qui suit est la retranscription revue et corrigée de la communication orale.
Je me réjouis de l’opportunité qui m’est offerte, ce matin, de pouvoir réfléchir avec vous sur le défi écologique et les questions théologiques qu’il soulève.
Personnellement, après quinze ans de travail sur ce sujet, il m’apparaît avec évidence que nous sommes en pleine crise écologique. D’ailleurs, les exposés entendus hier le confirment et ils sont loin de nous rassurer.
En pleine crise écologique
À l’intérieur de ce congrès, on a évoqué la pollution de l’eau, de l’air et de la terre : la déforestation et le réchauffement de la planète : l’augmentation des cancers chez les humains et chez les animaux. N’a-t-on pas affirmé dernièrement que dans vingt-cinq ans, 50% de la population humaine n’aurait pas suffisamment d’eau et que le même problème se retrouverait chez les animaux? Bien plus : dans vingt ans, il n’y aurait plus d’animaux en Afrique si ceux-ci n’étaient pas protégés. D’autres statistiques, tout aussi alarmantes, nous disent que près de 50% des poissons, le tiers des plantes et les deux tiers des oiseaux sont en danger d’extinction.
À l’intérieur de ce congrès, on aurait pu également parler des droits de propriété intellectuelle et de tout le système politique si étroitement lié à la crise écologique. Toutes ces pistes auraient pu être explorées et exploitées : on serait arrivé devant la même évidence : l’ampleur d’une crise considérable.
Crise que tentent de dénoncer certains journaux et certains organismes. Le State of the World Report, publié annuellement, donne des nouvelles, rarement bonnes, sur l’état de la planète. Le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) vient de publier Géo 2000, un Rapport sur l’avenir de l’environnement mondial. De plus en plus de publications font état de la crise environnementale et les exposés d’hier n’en ont dévoilé que quelques aspects. Je dis bien « quelques » car si toutes les manifestations de cette crise étaient étalées sous nos yeux, nous serions fort déprimés.
Nous sommes donc en face d’une crise. Une crise physique. Et on parle de manifestations physiques. Mais ce matin, je préfère changer de direction. Je préfère parler de cette crise à un autre niveau : au niveau idéologique dominant. Nous sommes en face d’une crise écologique liée à beaucoup d’autres réalités : sociales, politiques, économiques, culturelles et les réflexions philosophiques, éthiques et théologiques sur cette crise sont marquées par l’idéologie dominante.
Thomas Berry, appuyé par d’autres penseurs, affirme que l’ampleur de cette crise est comparable à deux autres crises dans l’histoire de la terre : il y a deux cent vingt millions d’années et soixante-cinq millions d’années, il y eut une extinction massive de la vie. Et nous sommes en face d’une crise de cette envergure.
Une crise écologique multidimensionnelle
Ce matin, nous allons nous demander : « Pourquoi cette crise est-elle une crise religieuse? Et cette question en soulève plusieurs autres… Comment expliquer qu’au point où nous en sommes dans notre évolution, nous soyons en face d’une crise de cette ampleur? Que se passe-t-il donc avec nos idées de progrès, nos croyances religieuses? »
Parce que — il ne faut pas se le cacher — nos croyances religieuses sont très belles et la plupart de ces croyances proclament un Dieu Vie. Un Dieu Créateur. Un Dieu qui soutient la vie. Un Dieu qui nous remplit, qui nous épanouit, qui nous donne sans cesse la vie. Un Dieu, source de vie. En fait, la vie est notre contexte d’être, notre contexte de spiritualité, notre lieu de relation. La vie est rencontre avec le sacré.
Ce mystère de la vie, nous l’accolons à Dieu. Nous disons que c’est Dieu qui a créé la terre, que tout dans la création parle de ce mystère de Dieu. Et pourtant, nous sommes rendus presque incapables de boire l’eau, de manger la nourriture, de respirer l’air et, pire encore, nous sommes en train de détruire plus de soixante mille espèces de vie, chaque année. Nous sommes en train de manipuler, au niveau génétique, ce mystère de la vie.
Et voilà que se pose une question de grande envergure, une question qu’il n’est pas facile de regarder bien en face et devant laquelle je bute depuis nombre d’années : « Comment expliquer qu’il soit si difficile de mobiliser les chrétiens pour qu’ils prennent au sérieux la crise écologique? » C’est sur cette question que je veux que nous réfléchissions ensemble ce matin.
On dit que la crise la plus profonde d’une société est étroitement liée aux moments de changement de son histoire, de sa vision du monde. Or, quand l’interprétation de l’histoire ou la croyance deviennent inadéquates et qu’elles ne peuvent plus relever le défi de survivre à la situation, alors, il y a crise. Eh bien, nous y sommes!
Nos histoires religieuses fourmillent de manifestations qui montrent clairement que, dans l’ensemble, la tradition chrétienne a été incapable de relever le défi de survivre à la situation. Pourquoi? Parce qu’il y a crise à l’intérieur même de notre religion. Il y a crise à l’intérieur de nos croyances, de nos visions. Il y a crise à l’intérieur de ce qu’on appelle « le bien ». Une crise importante.
Pour expliquer la raison d’être d’une telle crise écologique, nous devons examiner avec soin les fondements même de notre culture, notre conception du monde et réexaminer ce que nous nommons « le vrai » — la vérité importante et sacrée — alors que nous en sommes rendus au point que nous détruisons — sans trop nous en rendre compte — la « fabrique » même de la vie.
John Livingston écrit dans son livre Rogue Primate — livre qui lui a valu le prix du Gouverneur Général — que « la crise écologique prend son origine dans les idées des humains ». Le problème n’est donc pas d’abord dans cette manifestation physique de la crise mais bien plutôt dans nos idées de la réalité. Il n’est pas naturel que nous détruisions la terre. On peut donc affirmer que la crise écologique n’est pas, en premier lieu, une crise physique : elle est avant tout une crise économique et politique, sociologique, idéologique et religieuse.
Nous vivons — surtout ici dans cette partie du monde — avec des idéologies dominantes qu’il est très difficile d’examiner, de critiquer et de transformer. Si, comme l’affirme Thomas Berry, cette vision pathologique du monde était évidente pour des personnes telles que Rachel Garson ou René Dubois, il n’en est pas ainsi pour la majorité des humains.
Retournons à l’histoire et explorons une piste particulière : celle du XIIe siècle, celle de Thomas d’Aquin. À cette époque, l’univers était considéré comme quelque chose d’organique, quelque chose de vivant. On parlait du sacré, omniprésent dans les éléments de l’univers. La terre et le ciel étaient vivants : l’univers formait une synthèse organique, présente dans la conscience des personnes. Toute la vie parlait du mystère de Dieu. On croyait entendre Dieu dans le vent, le feu, l’eau et la terre : l’univers était vivant, animé, rempli de l’Esprit et rempli d’énergie. Telle était également la conception que s’en faisait Hildegarde de Bingen.
Mais, après le XIIe siècle, il y eut la peste noire qui a tué le tiers des personnes en Europe, et l’Inquisition, qui s’est prolongée du XIIIe au début du XVIIIe siècle. Ces événements, qui ont causé des souffrances absolument énormes, nous ont fortement marqués. Ils ont créé une méfiance de la vie, une peur des conditions de vie.
La tradition chrétienne a commencé à fuir le monde, à fuir la terre et, dans un certain sens, à fuir cette synthèse organique prônée au cours des siècles précédents. La vision d’une terre vivante fut peu à peu remplacée par la vision d’un univers mécanique, un univers statique, dénué de l’Esprit. Le fait que la tradition chrétienne et le sens du sacré se soient retirés de la conception du monde a permis à la science d’émerger comme artisane du monde. Parce que la religion a abandonné la science et, d’une certaine façon, le monde, on assiste à la croissance d’une conception du monde toute remplie de dualismes hiérarchiques.
Ces dualismes hiérarchiques sont si fortement ancrés dans nos pensées qu’ils constituent la référence de ce qui est vrai et important. C’est la vision du monde que nous habitons et qui nous habite. D’un côté il y a les hommes : de l’autre côté il y a les femmes. D’un côté, le ciel; de l’autre, la terre. D’un côté, l’Esprit; de l’autre, la matière. La pensée / le corps. Les idées / les émotions. La culture / la nature. L’ordre / le chaos. Le rationnel / l’irrationnel. L’humain / l’animal. Le divin / le démoniaque. Ces dualismes sont « hiérarchique » parce que le premier est plus important que le deuxième. Ils sont « dualistes » parce que considérés comme opposés. Il y a aussi les connexions entre femme, terre, corps, émotions, nature, chaos, irrationnel et démoniaque. C’est l’histoire de la tradition chrétienne.
Si on interroge l’histoire, on voit que des théologiens et des scientifiques ont vraiment dit que la terre était la part du diable et, par analogie, que la terre était le domaine de la femme… Ils ont également affirmé que Dieu s’était retiré du monde. Il était Celui qui faisait les lois. Il était le système de logique, de règles.
Au XVe, XVIe et XVIIe siècle, le christianisme s’occupait principalement de la vie intérieure, ignorant les conditions de la terre. Dans la tradition chrétienne, les femmes avaient même de nombreux problèmes parce qu’on les disait liées à la terre. La nature, la terre, le monde, la planète étaient absents de la conscience historique. La religion était réduite à l’individu, en dehors du monde et de la société. Il y avait peu d’analyses sociales à ce moment-là et l’individu était perçu comme un composé (âme et corps), divisé entre sa pensée et son émotivité. Notre vision du « salut » nous est venue de ces dualismes hiérarchiques encore dominants aujourd’hui.
On voit que la religion s’est retirée de la connaissance du monde : elle s’est retirée du monde naturel. Et, à sa suite, la philosophie, la psychologie, les disciplines de réflexion de l’Occident se sont, elles aussi, retirées de cette connaissance du monde. Alors, le projet humain a été saisi par la science et les technologies.
Je ne dis pas cela pour critiquer les religions, les systèmes légaux, ou les systèmes médicaux. C’est un constat que ces idées sont enracinées dans la mentalité occidentale. Un exemple : allez dire aux médecins qu’on ne peut pas avoir des gens en bonne santé sur une terre malade : ils ne comprendront pas. Et pourtant, c’est très clair. Si la planète est malade, nous serons malades.
J’essaie de montrer que notre mentalité est en crise. Toute notre approche contemporaine — qu’elle soit en sciences religieuses, en technologie, en sciences humaines (psychologie, anthropologie) — n’est pas équipée pour comprendre ce niveau de crise, et le réveil face à cette crise peut être brutal. On se réveille en pleine révolution génétique au moment où 75% de notre nourriture est déjà génétiquement manipulée. On se réveille en disant : Comment cela a-t-il bien pu se passer? Pourquoi n’a-t-on rien vu venir? On se réveille au moment où l’on ne peut pas boire de l’eau, où l’on ne peut pas nager, où l’on ne peut pas respirer, où notre nourriture est polluée. On se réveille maintenant. Et ça, c’est une pathologie. Une pathologie de notre conscience. On doit alors s’arrêter et regarder bien en face cette réalité.
Posons-nous deux questions. D’abord, la première : Comment était la terre là où nous avons grandi? Essayons de nous rappeler comment c’était quand nous étions enfants et gardons ces images dans notre tête. Puis, demandons-nous dans quel état se trouve cet endroit maintenant?
Est-ce que nous réalisons qu’il y a des changements? Énormément de changements? Et, est-ce pour le mieux? En fait, les changements actuels sont radicaux et je crois que nous sommes, nous, la dernière génération à avoir été élevée proche de la terre. Il est essentiel que nous réalisions l’importance de notre génération.
La seconde question. Pendant toute cette période de changements, notre tradition religieuse s’est-elle prononcée sur ces changements? Si nous réfléchissons tant soit peu sur ce sujet, nous réalisons l’ambivalence de nos perceptions : d’une part, des aspects de notre civilisation nous rebutent : d’autre part, nous sommes attirés par la terre que nous percevons comme la plus précieuse, la plus merveilleuse réalité de notre univers.
On dit qu’une combinaison de terreur et d’inspiration est essentielle pour avoir l’énergie de faire face à cette crise. C’est nécessaire, si l’on ne veut pas être débordé, désespéré, face à une crise d’une telle ampleur.
Tentons de saisir toute l’étendue de cette crise écologique. Thomas Berry et d’autres ne craignent pas d’affirmer que cette pathologie a des racines dans le développement de la période patriarcale. Les valeurs d’agressivité, de domination, les fausses notions de progrès sont omniprésentes dans cette vision culturelle. La civilisation de l’Occident est patriarcale. Et cette pathologie arrogante, anthropocentrique, c’est une vision qui est, au fond, destructive, antiféministe, antihumaine et antinature. Et pourtant, nous sommes séduits par cette vision qui semble être porteuse d’une certaine vérité.
L’écoféminisme
Émerge alors ce qu’on appelle la critique éco féministe. L’éco féminisme examine cette tendance à mettre ensemble l’écologie et le féminisme. Cela a commencé dans les années 1970, surtout avec la théologienne Rosemary Radford Ruether. Elle affirme qu’il n’y aura pas de libération pour les femmes ni de solution à la crise écologique dans une société où les relations fondamentales sont de domination — domination de race, de classe, de genre, d’orientation sexuelle, etc. L’éco féminisme vient de la réflexion sur les connexions symboliques et sociales entre l’oppression des femmes et la domination de la nature.
Dans la tradition de l’Occident, il y a un courant de pensée qui rapproche les femmes de la nature : on « naturalise » les femmes, on « féminise » la nature et, ensemble, on les domine. Ce courant, on le retrouve dans la philosophie mais surtout dans la théologie. L’émergence de la science, le dualisme hiérarchique du christianisme, la philosophie de la modernité et toute l’industrialisation de l’économie sont devenus les forces culturelles qui accentuent encore davantage cette féminisation de la nature. Naturalisation de la femme, féminisation de la nature, domination des deux ensemble. L’éco féminisme s’élève contre ces idées de dualisme hiérarchique de l’univers et soutient que la domination de la terre est malheureusement liée à l’oppression des femmes. Les religions ont influencé très fortement les idées du monde, surtout en Occident, et certaines de ces idées étaient anti femmes, antinature ou les deux. Ces idées, qui circulent encore dans la tradition chrétienne doivent être rejetées.
D’autres problèmes au cœur de la tradition chrétienne viennent de sa vision du « salut ». Parce que nous croyons que notre destin n’est pas ici mais ailleurs, on veut fuir les conditions actuelles de la vie, on veut fuir la vulnérabilité, on veut fuir la mortalité, on veut fuir la dépendance. On vient de la terre mais notre tradition chrétienne nous dit que cela n’est pas important : ce qui est important c’est que nous sommes différents de tous les autres animaux, de toutes les autres formes de vie. Nous, nous sommes créés à l’image de Dieu, et non pas l’arbre, ou les primates, nos ancêtres.
Dans notre tradition, ces idées sont saturées de rédemption, de révélation, d’inspiration, de consolation, et très rarement connectées à la terre, à la nature. Nous avons perdu nos racines, considérant la terre comme quelque chose avec quoi nous étions sans rapport. Je parle ici de tradition chrétienne parce que certaines autres traditions ont gardé un rapport vivant avec le monde naturel.
Affirmer que la terre est sans rapport avec nous, qu’elle n’est pas, comme nous, une manifestation de Dieu, montre qu’on a perdu la conscience du sacré et qu’on est devenu autiste, dit Thomas Berry. On est devenu autiste à la destruction de la terre parce qu’elle n’est pas sacrée. Cela ne rentre pas dans notre vision du sacré et on n’a pas remarqué que la terre était en train d’être détruite. C’est une des raisons qui explique qu’on se réveille maintenant face à la destruction, et qu’on s’écrie : « Mais qu’est-ce qui se passe? »
Nous sommes la première génération à posséder tant de connaissances sur la terre, sur le fonctionnement des écosystèmes, sur les matériaux génétiques. C’est extraordinaire! Mais cette connaissance scientifique est sans rapport avec l’esprit de la terre, avec la vitalité de la terre. On peut décortiquer l’ADN, on peut remplacer des gènes et faire énormément de choses, mais il y a un mystère, un mystère à l’intérieur de l’ADN : la force vitale qui le fait fonctionner. Et c’est ce rapport avec la force vitale qu’on a perdu. Et comme on l’a perdu, on se permet de manipuler l’ADN comme on veut, sans respect pour le sacré, simplement comme n’importe quel objet de science.
Comme chrétiens, comment répondre à la crise?
À mon avis, cela dépend beaucoup du degré de compréhension de l’ampleur de la crise, parce que, si nous disons que cette crise n’est que matérielle, physique, qu’elle n’est qu’une crise de l’écosystème, nous allons répondre à un niveau pragmatique.
Mais j’ai présenté cette crise comme quelque chose de beaucoup plus profond, quelque chose qui va jusqu’au fond de notre culture, qui va dans toutes les racines de notre pensée.
Je vais parler des différents niveaux de compréhension, allant du niveau physique jusqu’aux fondations de la civilisation de l’Occident. À l’aide de mon travail de recherche, je pourrais affirmer que la crise est réelle et qu’il n’est plus nécessaire de faire recherches sur recherches pour le prouver : la crise est vraiment réelle et la possibilité qu’adviennent de grandes catastrophes est réelle.
Nous, au Canada, nous sommes presque les dernières personnes à nous réveiller face à la crise écologique. Pourquoi? Parce qu’on a toujours de l’eau, de l’eau qui renferme des substances cancérigènes – il faut se l’avouer – mais on a toujours de l’eau. On n’a pas encore énormément de cancers de la peau. On ne croit pas être vraiment en face d’une crise écologique.
Pourtant, pour d’autres dans le monde, il est clair que la crise écologique est réelle et que la possibilité d’une vraie catastrophe l’est aussi. Il faut que nous ayons le courage de nous informer suffisamment sur cette crise pour en comprendre l’ampleur, parce que, si l’on n’en comprend pas l’ampleur, nos réponses seront naïves et inadéquates. Nos réponses seront trop superficielles, et nous risquons d’aggraver la crise en donnant des réponses technologiques à des crises technologiques sans toujours prévoir adéquatement les conséquences de ces réponses. Il faut prendre le temps de connaitre suffisamment la crise.
Ainsi, le premier niveau pour lequel il faut s’informer, c’est celui des manifestations physiques : pollution, extinction d’espèces, couche d’ozone, augmentation de la chaleur de l’atmosphère, problèmes d’eau, problèmes d’érosion, perte de la biodiversité, etc. On commence à devenir conscient de ces phénomènes : les biosystèmes majeurs et mineurs sont déjà déstabilisés et l’avenir est imprévisible.
Les théologiens qui se sont intéressés à ce niveau soutiennent que nous devons être de bons intendants, c’est-à-dire, que nous devons être, non pas seulement de bons gestionnaires mais, comme on le voit dans la Bible, responsables, prenant à cœur les intérêts de la chose gérée.
Ainsi donc, comme chrétiens, notre relation avec la terre doit être celle de l’intendant. La terre est une ressource pour les êtres humains et nous sommes obligés, vu sa fragilité, d’en prendre soin. Dieu nous a donné la responsabilité de la Création et nous devons nous en acquitter le mieux possible. Telle est l’approche théologique, et l’éthique qui en découle est une éthique d’intendance, une éthique de responsabilité partagée avec Dieu.
Le deuxième niveau de réflexion, niveau qui a été abordé hier, nous amène à constater jusqu’à quel point la crise écologique est mêlée à l’économie, à la mondialisation, à la consommation et, en fait, à presque toute la production des pays industrialisés. La crise écologique dévoile la face de domination de race, de genre, de classe, et démontre que l’écologie est vraiment mêlée à notre système de domination. Comme on ne peut nier que le système économique dans ses formes matérielles et idéologiques est la base fondamentale de la plupart des activités de la société contemporaine, ainsi, quand on pense à la crise écologique, on est obligé de penser au système économique et d’élargir notre champ d’analyse.
Un troisième niveau de réflexion, qui est rattaché au deuxième, nous met en face de problèmes sociaux inhérents à la crise écologique. Problèmes dénoncés au nom de la justice. Par exemple, au Canada, au chapitre des pêcheries, des forêts, de l’agriculture, etc., le gouvernement pose mal le problème. Il donne à choisir entre la protection de l’environnement et la perte des emplois. Eh bien, qui va choisir l’environnement au détriment de la perte de son travail? Il y a quelque chose de faux dans cette présentation.
Une autre problématique sur laquelle il convient de s’arrêter à ce troisième niveau de réflexion, c’est sur cette forme de démission du gouvernement devant le pouvoir des corporations, face aux restrictions de pollution. Que les corporations aient le droit de polluer, — on en a parlé hier — mais qu’il y ait énormément de restrictions qui aient été enlevées par le gouvernement fédéral — surtout en Ontario, par le gouvernement provincial — cela est resté caché. Le public ne sait pas que les compagnies peuvent polluer beaucoup plus maintenant qu’il y a dix ans. Et c’est toujours au nom des emplois et de l’économie. Ici également, il y a quelque chose de faux.
Il y a d’autres points sur lesquels il nous faut réfléchir à ce niveau : le nombre grandissant de maladies environnementales… surtout chez les enfants: les femmes de certains pays qui doivent marcher trois ou quatre jours pour trouver de l’eau potable: l’existence précaire de beaucoup de gens, surtout dans les pays du Sud où les complexités et les connections des systèmes en place donnent très peu accès à l’eau potable, à la terre, à la nourriture. Ces crises écologiques créent des situations de réfugiés partout dans le monde. Les Nations Unies dénombrent plus de réfugiés environnementaux que de réfugiés politiques. Et ça, depuis dix ans.
Il y aurait également lieu de parler ici des problèmes d’éthique en regard de la biotechnologie. Actuellement, le code d’éthique en place est inadéquat et ne peut répondre à ces nouveaux défis. Qu’en pense la réflexion religieuse? Tel que signalé précédemment, il y a le paradigme religieux d’intendance mais il faut ajouter la question de justice. Comme chrétiens, on ne peut accepter l’injustice. On ne peut accepter que la terre et ses ressources ne puissent être accessibles à tous. La tradition judéo-chrétienne illustre bien, d’ailleurs, les efforts faits au cours des siècles pour que prime la justice : tradition de justice (distribution équitable des biens), tradition de jubilé (remise des dettes), tradition de libération (prisonniers politiques). De nos jours, beaucoup de théologiens répondent avec l’éco justice : éthique de justice et de droit. Nous avons tous droit aux ressources de la terre car nous en avons tous besoin.
Si nous réagissons aujourd’hui, c’est que les conséquences néfastes de ces systèmes d’injustice nous sautent aux yeux et ce, parce qu’elles sont contraires à nos desseins religieux, à notre vision religieuse de la justice.
La crise à l’intérieur de notre tradition religieuse
Approfondissons notre réflexion en abordant un quatrième et dernier niveau : l’étude de la crise à l’intérieur de notre tradition religieuse. Examinons combien le christianisme est saturé de dualismes hiérarchiques. Dans notre vision, nos désirs, nos actions, nos croyances de « salut », la terre n’est pas incluse. Et nous réalisons avec horreur — je dois dire — que les racines de la crise écologique sont au cœur de la tradition chrétienne.
En effet, parmi les vérités révélées auxquelles la foi nous demande d’adhérer, la tradition chrétienne a privilégié la rédemption au détriment de la création. On clame que la création est bonne, que Dieu est Dieu de Vie, que Dieu fit bien toutes choses : on clame mais on ne vit pas ce qu’on dit. Nos croyances sont d’ordre intellectuel au lieu d’être d’ordre existentiel. D’ailleurs, quand prenons-nous le temps de nous questionner sur notre système de croyances?
Nos croyances les plus sacrées nous disent que la terre est là comme ressource et que notre vie terrestre est secondaire pas rapport à notre vie céleste. Nous sommes des êtres finis, limités à une existence partielle, et quand nous en aurons fini avec cette existence partielle, matérielle, nous aurons la vraie vie, ailleurs — on ne sait pas où – mais pas ici-bas.
Ces idées sont partout dans notre tradition. Si vous entrez dans n’importe quel détail de la tradition chrétienne, vous allez trouver ces idées, peut-être bien cachées, peut-être implicites, parfois très explicites, mais elles sont là. Et lvone Gebara dit, à maintes reprises, que partout dans la tradition on veut fuir les conditions de la vie terrestre. On proclame le Dieu de la Vie mais la vie, on veut la fuir, de même que la mortalité, la vulnérabilité, la dépendance.
Ces discours nous font entrer profondément en nous-mêmes, individuellement et en communauté : ils nous font réfléchir à nouveau sur beaucoup de choses de notre vision du monde, de nos systèmes de croyances, de nos habitudes de penser et de voir, face à la terre. Quelle relation ai-je avec la terre? Où est situé le sacré dans notre monde? Comment sommes-nous si certains d’être à l’image de Dieu mais pas le singe? En sommes-nous vraiment si certains? Sur quoi nous basons-nous pour l’affirmer? Cela nous pose de sérieuses questions sur le sens de la vie, le sens de la création et du cosmos. Et cela nous oblige à reconsidérer la question de l’évolution.
Tout ce questionnement peut provoquer des moments de panique, surtout chez les gens qui ont des convictions religieuses. Elles sont ébranlées parce qu’elles ont des expériences religieuses derrière elles, expériences liées à une certaine vision du monde. Or, il n’est pas facile de séparer nos expériences religieuses de la vision dans laquelle on les a vécues. Et voilà que maintenant, on est obligé de les séparer.
Nous réalisons toute l’ampleur de la crise, crise qui va au fond de notre existence — existence matérielle, morale, spirituelle —, dans les dimensions les plus profondes de la vie. En ce moment où on est en train de défaire le système génétique, nous devons entrer profondément dans le mystère ineffable de la vie et redécouvrir le mystère divin au cœur de la vie, au cœur de la création, au cœur de la terre.
C’est ici que la crise écologique devient profondément religieuse car elle est une ouverture radicale à une autre expérience religieuse, à une autre vision, à une nouvelle rencontre avec l’Esprit, cet Esprit qui demeure au cœur de la terre, cet Esprit créatif, libérateur de vie. Ceci n’est pas une intuition, c’est une connaissance. Mais ce n’est pas une connaissance que le monde scientifique va prouver. C’est évident qu’il y a une force vitale dans la terre, évident qu’il y a une force vitale dans chaque plante. Pourquoi ça pousse? Ici, on touche du doigt l’action de l’Esprit libérateur de la terre, l’Esprit divin, ce mystère ineffable de Dieu qui est Vie, présent dans toute la vie. Nous pouvons dire avec confiance que nous habitons dans un milieu divin et que nous devons avoir une attitude de révérence devant la création, devant la complexité et, j’ose dire, l’intelligence des écosystèmes, à cause justement de l’évolution.
On doit avoir du respect pour toute cette question d’évolution : n’avons-nous pas émergé de cette vie complexe de la terre? L’histoire de la vie est une histoire sacrée. Thomas Berry dit que le premier texte de la Révélation est le texte de l’histoire de l’univers. La terre est donc primaire [primary not first] et l’humain secondaire. Si nous prenons cela au sérieux, nous voyons que nous avons mis les choses à l’envers. Dire que la terre est le premier texte de la Révélation et les textes religieux, des textes… secondaires, c’est une façon de décrire cette impulsion sacrée qui est en nous. En fait, on n’abolit rien, on change seulement de point de référence. Et ça, c’est important.
À ce moment-là, on réalise que le mystère de la vie est beaucoup plus grand qu’on l’avait cru. On est devant ce mystère ineffable qu’on appelle Dieu et qui est à l’origine de la vie, de toute vie, et nous faisons partie de cette vie. Nous n’en sommes pas les acteurs principaux malgré les apparences. Et c’est alors que les horizons s’ouvrent, et que nous pouvons réaliser l’importance de l’évolution. Nous avons émergé de la terre, nous faisons intégralement partie de cette terre et, si la terre meurt, nous mourons aussi.
De cette vision découlent des éthiques de valeurs intrinsèques, de valeurs qui viennent d’expériences religieuses, des éthiques qui regardent les conséquences des gestes posés. Mais la vision la plus profonde c’est de réaliser qu’on est en train de toucher la présence divine de ce mystère de la vie chaque fois qu’on fait une manipulation génétique.
Il est déjà trop tard pour arrêter la manipulation génétique mais il est toujours temps d’entrer dans une conversation avec les scientifiques, pas seulement par le chemin de justice, ou par le chemin d’intendance, mais aussi par cette vision religieuse, cette vision spirituelle. À ce moment-là, on entre plus profondément dans une expérience de salut et on change les catégories de salut.
« Le salut » ne serait-il pas d’entrer pleinement dans la vie et de réaliser que la vie est sacrée? Que cette terre n’est pas le domaine du diable mais le domaine de Dieu? Que la terre est notre domaine, et la vie, un don et non pas un droit?
Le mystère de Dieu est présent partout. Si on s’arrêtait, un tant soit peu au merveilleux de la création qui se perpétue sans cesse sous nos yeux, nous en resterions tout ébahis! Il n’y a jamais eu deux flocons de neige identiques. C’est extraordinaire! Ni deux feuilles pareilles sur un même arbre, ni deux feuilles semblables depuis la création… c’est quand même extraordinaire! On est devant un mystère de création de tous les instants, et on est invité à entrer dans ce miracle et dans ce mystère. Ainsi fortifiés, nous aurons une énergie, une vision et une éthique très profondes, et nous serons plus en mesure de critiquer la crise écologique qui sévit présentement.
Quand on entre dans ce mystère, cela nous ouvre à la sagesse, aux intuitions, aux connaissances, aux attitudes nouvelles. Il y a beaucoup de traditions qui cherchent ce mystère divin, qui ont des textes sacrés, qui ont des histoires, car cela fait partie de l’être humain d’être religieux ou spirituel. On a des histoires et on peut apprendre. Chacun a quelque chose de particulier, un don : et ce don, chacun doit l’apporter à la table commune, car personne possède toute l’histoire. Il y a des expériences religieuses différentes qu’on doit apprendre. On doit respecter les différences et tirer profit de ces différences.
Notre tradition a aussi quelque chose à donner. On a des problèmes, on a une crise à l’intérieur de notre tradition, mais cela ne veut pas dire qu’il faut l’abolir. Dans un sens, comme dit Ivone Gebara, il faut relativiser un peu les choses dans notre tradition et se resituer devant cette vision cosmologique. Nos points de référence changent, et quelqu’un comme Thomas Berry dit : « À ce moment-là, nous réalisons que nous sommes dans un nouveau moment religieux. Toutes les grandes traditions religieuses depuis dix mille ans sont à la fin de leur temps, car les religions, dans leurs formes présentes, ne peuvent pas répondre à la crise écologique ».
Mais comme nous ne pouvons pas répondre sans les traditions religieuses, notre travail est de les transformer. C’est dans ce sens que Berry dit que les religions, comme on les connait, n’ont pas d’avenir. On ne peut plus être dans nos traditions et nos croyances bien précieuses, comme avant. Sinon, on va être paralysé devant cette crise écologique qui est le défi de notre époque.
Et ce défi est le plus grand que l’humanité ait eu à relever au cours des temps, parce qu’une catastrophe est vraiment possible. Si on ne veut pas une catastrophe, il faut tenter, non pas d’enrayer le mal irréparable déjà fait mais de limiter la crise qui sévit présentement.
Comment? On peut redécouvrir ce mystère, l’Esprit, qui jaillit partout dans la création. On peut Le reconnaître et L’apprécier. Alors, il y aura un espoir vrai et des actions effectives.
§
Heather EATON, théologienne et professeure à l’Université St-Paul d’Ottawa. Ses nombreux travaux ont surtout porté sur les femmes et le développement, l’écoféminisme et la mondialisation, les rapports entre environnement, culture et religion et sur l’écologie en dialogue avec la théologie.
Source : EATON, Heather, « Au cœur de la terre, la libération de la vie », Dossier du Congrès – 2000 – Notre planète en état d’urgence, Montréal, 2000, p. 31-37.