Guy DELEURY

Introduction à une réflexion commune sur la signification
de la pluralité des religions dans l’histoire du salut.

Définition

Xéniteia : nom donné par les Pères du désert à la voie mystique de l’expatriation. Pour aller à Dieu, il faut sortir de sa culture et de sa spécificité pour atteindre à l’universel du message évangélique. Le moyen privilégié de cette sortie de soi est le passage par une autre culture, une expatriation culturelle. Toute religion est pour les autres un lieu possible et nécessaire de xéniteia.

Va-t’en de la terre, de ta patrie, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir. Je ferai de toi un grand peuple. (Gen. XII, 1)

Moi, Yahweh, je t’ai fait sortir d’Our-Kasdim pour te donner cette terre… Ta semence sera métèque sur une terre non sienne… (Gen XV, 7-13)

Cet exposé abordera deux thèmes successifs:

  • la Xéniteia comme passage à l’autre : l’expérience d’Abraham
  • la Xéniteia comme conversion à l’universel : l’expérience d’Isaïe

Note d’expérience personnelle

Quelques grandes figures m’ont guidé vers la xéniteia : comme de Foucauld fut transformé par l’Islam, Teilhard par la science athée, je pressentis que l’Inde serait pour moi le lieu de cette expérience d’expatriation. M’inspirèrent alors de Nobilit, Monchanin, plusieurs autres. Pourquoi l’Inde? Dès quinze ans je savais que c’était en Inde que Dieu m’attendait. J’entrais chez les Jésuites pour l’Inde. J’y partais finalement en 1948 : je les quittais en 1973, à cause de l’Inde.

Bilan de la Mission

Depuis les origines l’Inde fait le désespoir des missionnaires : des tout premiers on ne sait vraiment pas grand-chose; ils venaient de Mésopotamie (quand, en 52? Pourquoi pas?). Ils étaient Juifs et priaient en Araméen. Malgré les persécutions qu’ils subirent de la part de la hiérarchie portugaise, ils sont toujours en Inde; ce sont les chrétiens de St-Thomas ou Syro-malabares; ils forment une caste parmi les autres, les Nazranis. Par solidarité avec l’Inde, je demandais et obtins l’ordination à la prêtrise selon le rite syro-malabare. S’ils survécurent depuis près de 2000 ans et sont aujourd’hui une des chrétientés les plus dynamiques du continent indien, c’est au système des castes qu’ils le doivent; on ne chercha jamais à dénaturer leur identité culturelle ou à les convertir à l’hindouisme. Est-ce cette xéniteia collective qui contribua à faire perdre à ces Araméens chrétiens ayant enfin trouvé une terre d’asile l’intolérance habituelle et l’agressivité conquérante des autres chrétientés?

La « conquête » chrétienne de l’Inde ne commença qu’avec l’arrivée des Portugais; catholique avec eux et les Français, protestante avec les Hollandais, les Danois et les Anglais, cette conquête qui transporta en cette terre lointaine les rivalités des Églises européennes était dès 1815 considérée comme un échec par l’abbé Dubois, le célèbre prêtre-sociologue. Dans ses Lettres sur l’état du Christianisme en Inde dans lesquelles la conversion des Indous  est considérée comme impossible, il écrit : « À mon avis, les Indous seront ce qu’ils sont dans mille ans comme ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient il y a mille ans ». Il ajoute, avec une impitoyable lucidité : « Durant cette longue période (25 ans) que j’ai vécue en Inde comme missionnaire, je n’ai fait en tout qu’environ deux à trois cents convertis : les deux tiers étaient des parias ou des mendiants et le reste, des shoudras, vagabonds et ex-castés de diverses castes… Il me faut confesser, avec honte et confusion, que je n’ai jamais rencontré personne qui soit converti au christianisme par conviction ou pour des motifs désintéressés ».

Le désespoir de ce grand missionnaire devant ce constat d’échec de son travail apostolique, désespoir partagé par beaucoup de ses confrères, est pour nous révélateur de l’impasse où conduit la Mission considérée comme une conquête : elle rend impossible à diagnostiquer les vraies raisons de cet échec, que l’on attribue comme l’abbé Dubois, d’une part à l’obstination des Indous dans la fidélité à leurs coutumes et en particulier au système des castes, d’autre part à la conduite immorale et repoussante des colonisateurs européens qui constitue une anti-leçon de chose qui dément l’apologie du Christianisme comme la seule bonne et vraie religion présentée par les missionnaires. Les Indous, au contact des chrétiens, partagent l’opinion qu’exprimera plus tard Gandhi : « autant le Christ m’attire, autant les chrétiens me répugnent ». Un siècle et demi d’appui explicite ou implicite des autorités coloniales anglaises aux missions ne modifieront pas sensiblement cette situation; en 1965, un remarquable travailleur social indou, le Dr Acyut Apté, pourtant amoureux de l’Évangile, pensait que pour que l’Inde se christianise, il faudrait que les communautés chrétiennes présentes aujourd’hui en Inde disparaissent.

Mais cette résistance de l’Inde au Christianisme, loin de désespérer le missionnaire, devrait au contraire le conduire à réfléchir à son action, et c’est là que l’expérience de la xéniteia peut se révéler fondamentale.

À la période d’essai de conquête spirituelle qui s’est close en Inde en 1947 avec la fin du colonialisme européen a succédé une période d’indianisation des Églises et de dialogue inter-religieux qui s’est révélée assez décevante. Les tentatives de dialogue n’ont été le plus souvent que des monologues alternés, généreux mais stériles. L’indianisation n’a guère concerné que les expressions extérieures du Christianisme comme la liturgie, sans conduire à une réforme plus profonde de ses structures et de ses mentalités. Le seul point positif de ce travail est d’avoir invité les chrétiens à une connaissance plus vraie des religions indiennes.

Ce qui constitue bien le premier échelon de la xéniteia. Or, confessons-le avec humilité, la mentalité de conquête avait depuis des siècles empêché les missionnaires de voir la réalité, c’est-à-dire de reconnaître l’Hindouisme comme religion. Même pour l’étonnant abbé Dubois, ce n’était encore qu’un amas de superstitions les plus absurdes ou qu’une « monstrueuse idolâtrie ». Quand je traduisais les psaumes mystiques de Toukaram un des grands saints poètes du XVIIe siècle – je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi les missionnaires qui dans le même temps évangélisaient Goa n’apprirent jamais son existence. Même au XVIIIe siècle, quand les Jésuites eurent acquis les outils d’une connaissance vraie de l’hindouisme – la connaissance des langues indiennes et du sanskrit – ils continuèrent d’avoir dans l’esprit comme un écran infranchissable et d’appeler les Indous , gentils ou idolâtres. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que des savants anglais de Calcutta commencèrent à parler d’Indous et d’Hindouisme, mais il faut attendre le XXe siècle pour que des théologiens fassent entrer, par la petite porte, cette terminologie pour caractériser certaines des croyances qu’ils combattent. En fait, la première œuvre catholique qui commence à prendre au sérieux l’Hindouisme, Religious Hinduism, ne date que de 1959 et le titre même est révélateur du projet révolutionnaire des bons pères : oui, l’Hindouisme est vraiment une religion à part entière. Quand on pense que la tradition religieuse indoue a précédé de plusieurs siècles les débuts de la tradition juive et que depuis plus de trois millénaires elle n’a cessé de s’enrichir et de se développer, qu’elle a donné naissance au Jainisme, au Bouddhisme qui a spiritualisé tout l’Orient, qu’aux temps mêmes où les missionnaires chrétiens portugais ou français partaient à sa conquête à partir des petites poches de colonisation de Goa ou de Pondichéry, les mouvements bhakti inondaient l’Inde de leurs pèlerinages et de leurs poètes, l’aveuglement lui aussi séculaire et systématique des missionnaires paraît proprement incompréhensible.

Aujourd’hui, grâce aux échecs du Christianisme dans la réalisation de son ambition de les détruire, il existe encore de par le monde des religions avec lesquelles il s’est résigné à dialoguer. Je pense que cette résignation ne peut que se révéler aussi stérile que le long aveuglement précédent si elle ne se transforme en xéniteia.

Il s’agit en un premier temps de sortie de soi et de passage à l’autre. « Grec avec les Grecs etc… » Comme l’écrivait déjà le père de Montcheuil il y a plusieurs décades, quand le missionnaire aborde un nouveau pays, il va à la rencontre d’une grâce de Dieu, ou selon St-Jean, il part en quête des « enfants de Dieu dispersés ». L’Évangile a définitivement vidé de tout contenu l’idée de peuple élu, dont se prévalait Israël. Quand les chrétiens se prétendent le nouveau peuple élu, comme le faisait encore l’abbé Dubois poussé par le désespoir de son échec missionnaire, ils judaïsent et s’éloignent de la Bonne Nouvelle.

Il est clair que pour passer à l’autre, il faut d’abord être persuadé que la religion de l’autre fait aussi partie de l’économie du salut. Cela implique pour beaucoup de chrétiens une réévaluation de bien des idées reçues : il sera aidé dans cette conversion du cœur par la constatation que toutes les religions à un moment ou à un autre de leur histoire, dans telle ou telle région sous son influence, se sont crues les seules « révélées ». En fait, la prétention à l’exclusivité de la Révélation, loin de donner au Christianisme sa spécificité, la réduit à n’être qu’une des religions du monde qui revendiquent pour elles cette exclusivité.

Au contraire, la spécificité de l’Évangile n’est-elle pas d’être le Nouveau Testament de TOUS les Anciens Testaments. Par exemple celui d’un chrétien de l’Inde n’est-il pas le Véda, les Upanishads, la Gita, etc… bien plus que la Bible des Juifs avec laquelle il n’a aucun lien historique? L’abbé Dubois – toujours lui – avait fort bien senti l’absurdité qu’il y avait à vouloir imposer aux Indiens un Ancien Testament qui ne les concernait en rien : il s’opposa de toutes ses forces à la traduction de la Bible dans les langues vernaculaires qu’on entreprenait alors à Calcutta.

Ses arguments, pour justifiés qu’ils furent, ne touchaient pas le fond du problème. Selon lui, pour faire ces traductions il aurait fallu des poètes qui possédassent l’Hébreux et l’Anglais tout autant que le Bengali ou le Marathe:  autrement la pauvreté du style, comparé à la merveilleuse poésie des Védas ou du Mahabharata, ne pourrait qu’éloigner les Indiens du livre sacré des chrétiens : ce qui arriva. Il disait, non moins justement, que de nombreux passages de la Bible choqueraient les Indiens : il citait par exemple les 60 000 bovins que Salomon sacrifia pour l’inauguration du grand temple de Yahweh : or, il y avait deux mille ans au moins que les Indiens étaient passé de la violence à la non-violence et interdisaient absolument le sacrifice de la vache; ils ne pourraient avoir que révulsion pour un Dieu qui ordonnait de telles hécatombes et que pourtant les chrétiens revendiquaient comme leur. Et en effet, ces mauvaises traductions de la Bible éloignèrent un peu plus les Indiens du Christianisme. Mais eussent-elles été meilleures et expurgées, le résultat eut été le même. D’un autre côté, comment les missionnaires qui reconnaissent la Bible comme l’Ancien Testament universel auraient-ils eu l’hypocrisie de ne pas la traduire en langues indiennes pour pouvoir plus facilement obtenir des conversions? Le vrai problème était et est : la Bible juive est-elle l’Ancien Testament universel, parce qu’il fut celui, particulier, de Jésus et de ses Apôtres? Gandhi, qui détestait la Bible, accepta au contraire le sermon sur la montagne comme un enseignement à lui personnellement adressé et il l’observa, mieux que la plupart des chrétiens.

Note d’expérience personnelle

Je peux faire aujourd’hui la théorie de la xéniteia, mais quand j’en commençais l’expérience, je ne me doutais absolument pas où elle devait me conduire; pour les besoins de ma thèse, j’eus à lire, puis à traduire les psaumes des grands mystiques de la bhakti marathe : Jnandev, Eknath, Namdev et surtout Youkaram. On m’avait affirmé au séminaire que le christianisme était la seule religion à adresser ses prières à un Dieu personnel, et voici que je découvrais tout un peuple qui depuis des siècles n’avaient fait que cela. De proche en proche j’arrivais jusqu’à l’antique Véda après avoir traversé les éblouissantes Upanishads, où le Père Antoine de Calcutta s’était complu. Comment les missionnaires, avaient-ils pu si longtemps considérer ces peuples comme des terres vierges à ensemencer, alors que leur passé était occupé par des ouvrages théologiques, spirituels et mystiques nullement inférieurs à ceux de la Bible, plus anciens qu’eux et qui, eux, avaient lentement affiné le sens religieux de ces foules de pèlerins et l’extase de ces mystiques?

Étrangement, la découverte de ces Anciens Testaments indous me toucha personnellement. Peut-être parce qu’ils remuèrent en moi le vieux fond celte : je reconnus dans les grands mythes du Véda les archétypes de mon propre inconscient, alors que les mythes sémites de la Bible n’avaient jamais rien fait résonner en moi. Ainsi, entre le mythe d’Adam et d’Ève et celui de Yama et Yami, les frères et sœurs jumeaux primordiaux, c’était le second qui exprimait vraiment mon approche du féminin. Je retrouvais mieux l’expression de mes co-naturalités cosmiques dans le mythe du barattage de la mer de lait que dans celui de l’arche de Noé. Mais ces retrouvailles avec le mythe – pour illusoire qu’elles fussent – s’inscrivant dans la perspective de l’expérience de l’expatriation m’ouvrirent je crois, peu à peu, à l’universel.

La Xéniteia comme conversion à l’universel
Ainsi dit Yahweh à son messie, à Cyrus
que j’ai saisi par la droite pour soumettre les nations…
Chante, stérile, qui n’as pas enfanté,
éclate en chant toi qui n’a pas accouché !
Oui les fils de la ravagée sont plus nombreux
que ceux de l’épouse !
Élargis le lieu de ta tente, les tentures de tes demeures :
ne lésine pas, allonge tes cordages, renforce tes piquets !
Oui, de droite et de gauche tu éclates,
ta semence déshérite les nations et repeuple les villes ravagées.
(Is 45, 1-54, 1-é)

La première figure historique que beaucoup de Juifs, dont le Deutéro-Isaie, reconnurent comme le Messie fut Cyrus, qui n’était pas Juif. C’est lui en effet qui fit aboutir leur longue xéniteia collective à Babylone, leur permit de retourner à Jérusalem, les aida à rebâtir leur temple. C’était un Perse, un Mazdayasnien, c’est-à-dire qu’il reconnaissait comme Dieu unique Ahoura Mazda; il n’est pas sûr qu’il ait été touché par la réforme zorohastrienne qui provoquait depuis des décennies un extraordinaire bouillonnement spirituel dans toute la Perse. Je considère ce séjour de quelques cent ans du peuple juif en Mésopotamie comme une xéniteia car à son retour d’exil sa religion s’était considérablement enrichie et transformée : il s’enthousiasme des spéculations eschatologiques ambiantes, se mit à écrire des apocalypses et à attendre le Messie. Or l’attente d’un messie était au centre de la prédication du prophète persan, l’initiateur de l’âge prophétique dans tout le Proche Orient. Les Zorohastriens attendent donc avec ferveur la venue du Saoshyant, le « Sauveur-Victorieux »; les premières chrétientés de Perse, imprégnées de cette attente, reconnaîtront le plus naturellement du monde en Jésus ce Saoshyant annoncé par Zarathoustra : la jonction entre les deux traditions sera manifeste dans les versions Syriaques, Arméniennes et Arabes de l’Évangile de St-Mathieu qui introduiront les récits de l’enfance par la légende des Mages attendant l’étoile du Sauveur. De ces douze mages, la version des Églises hellénistiques et romaines n’en retiendra que trois : malgré la malheureuse coupure entre les chrétientés latines et perses, l’Europe héritera, sans le savoir le plus souvent, de la prophétie de Zarathoustra.

Note d’expérience personnelle

Lors d’un de mes voyages vers l’Inde en 1967, j’arrêtais ma trois-chevaux près du lac Hamoun, aux confins de l’Iran, l’Afghanistan et le Baloutchistan, aux pieds du mont de la victoire, ce mont Victorial de l’« opus imperfectum in Mattheum », le mont Ushida de l’Avesta, le Kuh-e Kwâjeh des Shi’ites, autrement dit le mont du Saoshyant, le Seigneur-Victorieux. C’est un vieux Parsi de Pouné en Inde qui m’avait recommandé l’arrêt : il rêvait de venir lui un jour en ce lieu sacré des Zorohastriens, à cette montagne où des mages attendent toujours la venue de l’étoile du Sauveur qui doit naître d’une vierge qui viendra se baigner dans les eaux du lac, réceptacle de la « xvarnah », la « gloire lumineuse » de Zarathoustra. C’est sur cette montagne que selon les Actes de Thomas, le saint apôtre bâtit pour le roi des Indes Gondopharès un magnifique palais et qu’il lui donna le baptême. C’est de là enfin, que selon l’Évangile des Arabes, les mages partirent, ayant vu l’étoile, pour leur long pèlerinage vers la grotte de Bethléem.

Pendant des siècles, les Chrétiens occidentaux se gaussèrent : voyez tout le crédit qu’il faut donner à ces Actes de Thomas? Ce roi Gondopharès est aussi apocryphe que toute l’œuvre ! Et voilà qu’il y a cinquante ans on découvrait des monnaies frappées de son nom : on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un des plus grands empereurs de l’empire Koushan qui domina la Perse, l’Afghanistan et tout le nord de l’Inde aux alentours de l’ère dite chrétienne. Si Gondopharès [a] existé, la prédication de St-Thomas dans son empire apparaît maintenant beaucoup moins apocryphe.

Que les Juifs de Deutéro-Isaïe aient reconnu en Cyrus le Messie est pour nous triplement intéressant. D’abord parce qu’il le méritait : Cyrus (558-528) et Ashoka (273-232) sont, dans la galerie des carnassiers qui comme Alexandre, César, Attila, Charlemagne, Gengishkan et Tamerlan, encombrent nos manuels d’histoire, des exceptions : Cyrus le Perse fonda le premier des grands empires sur la tolérance et la pluralité des religions; Ashoka l’Indien s’efforça d’établir comme loi de son immense empire, la non-violence.

Ensuite, parce que les Juifs reconnurent comme le Messie de Yahweh un non-juif. Le sauveur nous vient d’ailleurs.

Enfin, parce que l’idée de Sauveur à venir et toutes les autres valeurs religieuses que les Juifs récoltèrent en Mésopotamie et en Perse transformèrent profondément leur religion. Ils ne devinrent pas Zorohastriens, mais ils furent Juifs autrement, et cela est l’essence même de l’expérience de xéniteia. On ne se convertit pas d’une culture à une autre comme c’est généralement le cas dans ce qu’on appelle la conversion : là, on se convertit à l’universel à l’intérieur de sa propre culture. Dans le même temps où l’on apprend à connaître et reconnaître l’autre on commence à se regarder avec les yeux de l’autre et l’on peut s’approcher de plus près de sa vérité à soi. Ainsi la connaissance de l’Hindouisme ou de toute autre religion conduit le chrétien à découvrir ce qui est dans sa propre religion l’universel, c’est-à-dire l’Évangile.

À cette phase de l’expérience de xéniteia se joue une dialectique fort délicate : d’une part, entre la relativisation des éléments sociaux culturels du Christianisme et le message évangélique; d’autre part, entre cette relativisation et une revalorisation de ces éléments culturels.

Reprenons par exemple l’idée de Messie à laquelle les Mages nous ont introduit. Dans un premier temps on découvre que cette idée est commune à toutes les grandes religions; comme le dit excellemment Henry Corbin dans son En Islam Iranien (IV, 71):

Le XIIe Imâm présent à la fois au passé au futur et dont la Manifestation (la parousie) révélera le sens chancé de toutes le Révélations divines depuis l’aube de l’humanité terrestre, est présentement invisible. Le temps que nous vivons est le temps de son occultation et celle-ci durera jusqu’à ce que les hommes se soient rendus capable de le voir. Dans la personne de l’imâm caché, le Shî’isme a pressenti le plus profond mystère de l’histoire humaine, comme il avait été pressenti dans le Zorohastrianisme en la personne du Saoshyant; dans le Bouddhisme, en la personne du Bouddha future, le Bouddha Maitreya; dans le Christianisme de Spirituels depuis les Joachimites au XIIIe siècle, dans l’attente du règne de l’Esprit-Saint.

Et nous pouvons ajouter à ces correspondances le Xe Avatâr à venir des Indous, Kalkin et, pour la généralité des chrétiens, l’attente du retour du Christ en gloire.

Devant ces correspondances qu’il découvre peut-être pour la première fois, le chrétien va se poser des questions sur sa propre attitude vis-à-vis de Jésus (cf. Note d’expérience personnelle suivante). Il constate que Jésus est pour lui ce que Krishna ou Râm sont pour un Indou, Maitreya pour un Bouddhiste, le Mahdi pour un Musulman. Mais il ne peut accepter la conclusion qu’en tirent les Indous : chaque peuple a son avatar; ou les Musulmans : chaque peuple a son envoyé. Pour lui, Jésus est unique; mais où donc situer la spécificité de Jésus? Et finalement il doit se poser la question : Jésus était-il vraiment un de ces messies que toutes les religions attendent depuis Zorohastre?

Le missionnaire pensait annoncer à l’Inde le Sauveur unique, mais cette fonction y est déjà suroccupée : Râm, Krishna, Hari, Pandouranga! Les Indous regardent les chrétiens vivre dans leurs maisons, prier dans leurs Églises, écouter les récits de la vie de Jésus. Et ils en concluent qu’ils appartiennent à une petite secte de bhakti dont l’avatar leur a été imposé par l’étranger. En tant qu’avatar, Jésus n’a aucun avenir en Inde : mais était-il vraiment un avatar?

Le missionnaire se retourne alors vers l’Évangile et s’aperçoit que Jésus semble ne pas avoir aimé qu’on appliqua ce terme de Messie à sa personne. Il se retourne vers l’histoire de sa tradition religieuse et s’aperçoit que de fait Jésus n’était ni le Messie attendu par le premier Isaïe, ni celui annoncé par le second. Il n’a pas instauré l’âge d’or du royaume messianique. Sa venue dans l’histoire des hommes n’en n’a (sic) apparemment pas changé le déroulement. Si Jésus n’était pas le Messie, qui était-Il pour qu’on se pose encore cette question sur Lui, après deux mille ans de réflexion théologique?

Et pourtant le missionnaire sait aussi qu’il ne saurait se passer d’un messie; au reste, les chrétiens se seraient-ils trompés à ce point depuis deux mille ans? Malgré ces dénégations, dès la première génération chrétienne ils dirent Jésus-le-Christ, c’est-à-dire le Messie : ils firent même de ce terme grec Christ qui traduisait l’Hébreu messie, comme le nom propre, presque le nom de famille de Jésus. Le missionnaire a besoin d’avoir une image de Jésus à qui adresser sa prière, autour de qui célébrer ses liturgies, au nom de qui baptiser et annoncer l’Évangile. Si Jésus n’était pas devenu dans la conscience des chrétiens le Messie, il n’aurait pas triomphé de Mithra, son rival dans la conquête spirituelle de l’empire romain; on n’aurait certes pas constitué autour du récit de sa vie un livre sacré, il n’y aurait pas d’évangiles ni de missionnaires pour en diffuser le message ! Jésus, en tant que Christ, est donc un mythe, aussi fondamental pour le Christianisme que le mythe parallèle de l’avatar pour l’Indou, ou le mythe du boddhisattva pour le Bouddhisme, ou celui du XIIe Imâm pour l’Islam iranien, ou celui du Saoshyant pour le Parsi qui dans la métropole indienne de Pouné rêve au mont Victorial.  L’expérience de xéniteia me fait reconnaître ce mythe pour ce qu’il est, un mythe, mais loin de me le faire rejeter, elle m’invite à chercher qui était vraiment Jésus.

Note d’expérience personnelle

C’est sur la route de Pandharpour, pendant que je marchais parmi les pèlerins de vithoba, l’avatar de Krishna pour les Marathes, que je commençai à réaliser combien mon approche de Jésus avait jusque-là ressemblé à celle de mes amis indous pour leur Krishna. Nous chantions, à longueur de journée, les psaumes de Toukaram :

Pour l’infirme, pour l’aveugle, une saveur, vithoba :
Il nous a tous engendrés, Il nous connaît tous.
Hors toi, qui pourrait nous sauver de l’angoisse?

ou encore:

Le Nom de Seigneur a payé rançon
pour des hommes des plus viles castes :
les anciennes chroniques en exultent.
Interroge donc les livres : le Nom sauva tant de déchus
que j’en ignore même le nombre !
(Psaumes du Pèlerin, XXVIII)

J’admirai la foi de mes compagnons de pèlerinage, leur certitude d’être aimé par un Dieu personnel, Krishna, qui était descendu du ciel (avatar veut dire descente) sur leur terre à eux, à Pandharpour, sur les rives de leur rivière la Bhima, pour les sauver. La marche vers Pandharpour, c’était la démarche spirituelle de l’homme à la rencontre du Dieu descendu pour leur faire partager (bhakti) son amour. Les psaumes chantés par ces centaines de milliers de pèlerins me plongèrent dans un immense bonheur, comme si je me trouvais enfin dans mon élément que je n’avais pas rencontré quand j’avais été à Chartres ou au Puy. Qu’importe, me disais-je, qu’ils appellent Krishna et que j’appelle Christ ce Dieu d’amour?

Cela importait : en réfléchissant à mon expérience, au retour, je compris que mon environnement familial et ecclésial et moi, nous avions fait, sans le savoir, de Jésus un avatar; la célébration de Noël au solstice d’hiver, les récits évangéliques de l’enfance de Jésus, augmentés des détails hérités des apocryphes, toute cette liturgie de la Nativité qui enchanta mon enfance et nourrit mes méditations de jeune novice, cette attente passionnée du retour du Christ fondée sur la conviction de sa naissance miraculeuse à Bethléem, tout cela appartenait à l’univers indispensable du mythe. Mais si Jésus avait été l’avatar que je croyais, il n’aurait pas eu à mourir sur la croix.

Le temps de mon expérience avec les pèlerins indous était aussi celui où certains exégètes s’efforçaient de débarrasser le Jésus de l’histoire de celui du mythe. Mais démystifier l’Évangile m’apparut vite non seulement comme une entreprise impossible mais proprement suicidaire. Tout l’Évangile en effet appartient à l’univers du mythe : sans cela il n’aurait pas été composé, il n’aurait pas été transmis jusqu’à moi. C’était aussi l’époque où certains philologues, eux aussi allemands, s’efforçaient de retrouver sous la Gita, ou le Mahabharata un « Ur-text », un noyau originel qui aurait été défiguré par les interpolations successives. C’était un travail de vivisecteurs : ils tuaient la vie même qu’ils pensaient retrouver. L’Évangile comme le Mahabharata n’a de sens que comme globalité, comme inscrit dans un contexte liturgique et une expérience spirituelle communautaire indivisible.

Trop de théologiens, plus philosophes que religieux, ont finalement donné comme honte aux chrétiens de leur mythologie, comme s’il y avait entre mythologie et réalité de la Révélation la même opposition qu’entre l’imaginaire et le rationnel et comme si l’Évangile était tout entier du côté du rationnel. À force de considérer Dieu comme un concept, on a stérilisé la liturgie et les rituels : ils oublièrent qu’une authentique expérience spirituelle comme la bhakti, fondamentale dans toutes les religions, n’est ni plus, ni moins humaine que l’exercice de la raison. Autrement dit, la dimension mythologique est aussi essentielle à l’expérience religieuse que la dimension théologique.

Ainsi la conversion ne devrait plus être le passage d’une culture à une autre, la substitution d’une mythologie à une autre, par exemple remplacer Krishna par le Christ (ou réciproquement comme dans le cas du culte américain récent de Krishna), ni l’abandon d’une mythologie considérée comme purement humaine pour accéder à une théologie revendiquée comme seule d’origine divine; ce devrait être, dans la perspective de la xéniteia, une conversion du cœur, une métanoia, au sein même de la mythologie et de la théologie que l’on reçoit, avec le reste de sa culture, de sa tradition ancestrale. Aucune religion, le Christianisme inclus, n’est exclusivement la « vraie », aucune n’est congénitalement fausse. Elles sont toutes le milieu privilégié pour celui qui y naît, de la conversion du cœur.

Y a-t-il donc encore besoin de missionnaires? Plus que jamais. Car si la conversion, au niveau individuel, peut s’opérer par des voies multiples, la conversion au niveau communautaire des traditions religieuses passe nécessairement, à notre avis, par la voie de la xéniteia dont le ministre privilégié est le missionnaire. Son ascèse fonctionnelle le conduit à une conversion au sens fort, un retournement, un déchirement de son propre tissu culturel. Comme l’écrit le père Le Saux, ce missionnaire prophétique dont toute la vie fut une décapante xéniteia :

J’étais venu en Inde pour Te faire connaître à mes frères indous et c’est Toi qui t’es fait connaître à moi par leur entremise !

Le missionnaire est l’homme du dépouillement crucifiant.

C’est aussi l’homme par qui les Églises atteindront peu à peu à l’universel concret. Les Églises sont en effet le lieu d’une dialectique conflictuelle constante entre le devoir d’incarnation et celui d’apostolat; leur tendance comme naturelle la plus forte est celle de l’incarnation : historiquement, chaque fois que le Christianisme s’étendit à un nouvel espace culturel, il connut tôt ou tard un schisme : d’abord le monde grec et le monde perse qui aboutit à la scission de ce que Rome appela l’Église Nestorienne; puis le monde latin et le monde grec; puis le monde latin et le monde slave; enfin le monde latin et le monde germanique et anglo-saxon. Plus les Églises s’incarnent selon leur devenir particulier, plus elles se refusent à l’universel.

On se souvient de la malheureuse querelle des rites malabares, qui fit sans doute manquer à l’Église Romaine d’acquérir au XVIIIe siècle une dimension indienne. Nous disons sans-doute (sic) car les pratiques missionnaires qui s’opposaient étaient toutes deux fondées sur des malentendus. Les Jésuites n’avaient adopté certaines coutumes indiennes que pour faciliter leur prosélytisme, sans vraiment s’embarquer dans une expérience de xéniteia; en fait, ils s’étaient persuadés qu’on pouvait établir dans ces coutumes indiennes une distinction entre l’aspect purement culturel et l’aspect proprement religieux. Leurs adversaires purent fort justement prouver qu’une telle distinction était impossible; mais en éliminant finalement les Jésuites de ce champ missionnaire, ils détruisirent ce qui aurait pu s’épanouir en expérience de xéniteia. Les deux écoles missionnaires rivales partageaient en fait le même préjugé culturel de leur époque, parfaitement et naïvement exprimé par un auteur contemporain de cette querelle, mais tout à fait indépendant. W. Robertson écrit:

Nous pouvons observer que dans chaque contrée la mythologie ou le système de croyance superstitieuse reçu, avec tous les rites et toutes les cérémonies qu’elle prescrit, se forme toujours dans l’enfance des sociétés dans des temps d’ignorance et de barbarie. La vraie religion diffère de la superstition autant par ses origines que par sa nature. La première est le produit de la raison perfectionnée par la science; c’est dans les siècles de lumières qu’elle atteint à la perfection. L’ignorance et la crainte donnent naissance à la seconde… [1]

Nous avons cité tout au long ce passage du savant historien parce qu’il illustre à merveille le monde de pensée où se livra la bataille des rites. Les théologiens  du XVIIIe siècle européen, comme les philosophes des [L]umières, pensaient tous que les religions indiennes n’étaient qu’un tissu de superstitions. Le bon Robertson en concluait même que puisque l’Hindouisme était la plus monstrueuse des religions ce ne pouvait être que la plus ancienne !

Les mentalités chrétiennes d’aujourd’hui ont-elles beaucoup évoluées? N’est-ce pas le même préjugé qui stérilise le dialogue des religions que la décolonisation a rendu inévitable? Et qui, sinon le missionnaire qui découvre dans les autres religions une grâce de Dieu, pourra le rendre enfin et prodigieusement fertile?

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Guy DELEURY, Compagnie de Jésus – Spécialiste de l’Inde – Auteur de Renaître en Inde (1976).

Source : DELEURY, Guy, « Au-delà de la conquête et du dialogue, la xeniteia. Introduction à une réflexion commune sur la signification de la pluralité des religions dans l’histoire du salut », Dossier du Congrès – 1983 – La mission ici et ailleurs, relire l’histoire pour mieux inventer l’avenir, Montréal, 1983, p. 48-59.


  1. Robertson, Recherches historiques sur l'Inde Ancienne, p. 376

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