Norbert LACOSTE

Ça me fait vraiment plaisir d’être parmi vous en cette belle journée à plus d’un titre, et dans cette maison par excellence, dans cette « Ville-Marie », en cette année de la « Terre des Hommes ». Et je pense que c’est à juste titre que l’on peut dire vraiment que votre réunion de ces jours-ci est peut-être l’une des plus importantes qui se tient à Montréal, en cette année mémorable. Vous pouvez peut-être douter de ce que je vous dis, mais au fond, si vous comprenez l’Histoire de Montréal, cette graine de sénevé qui a été mise dans cette terre du Saint-Laurent, c’était, au fond, pour une raison missionnaire, et cela fut dit expressément par le P. Vimont, dès le début.

Je pense que votre réunion d’aujourd’hui, sur cette Terre des Hommes, c’est au fond pour pousser encore plus loin cette vocation de Ville-Marie, cette vocation de l’Église, cette vocation missionnaire. Et nous sommes particulièrement heureux de vivre cette période post-conciliaire, cette période post-industrielle, où nous avons à la fois une doctrine et des moyens pour l’appliquer. C’est pourquoi je pense qu’on doit sans cesse être en action de grâces de cette période extrêmement féconde que nous vivons; et si nous voyons certaines transformations dans notre société, je pense que, loin de nous décourager, au contraire, c’est souvent peut-être le signe du grain qui meurt et qui est la source d’espérance de l’arbre qui croît. C’est donc dans cette optique que je voudrais m’entretenir avec vous durant quelques instants de GAUDIUM ET SPES.

Pour comprendre « Gaudium et Spes », il faut un peu comprendre le contexte. Je n’ai pas à faire ici l’histoire du Concile. Je pense que Son Excellence Mgr La Brie pourrait le faire, et encore tous les Pères conciliaires qui ont participé à cet événement extraordinaire pourraient beaucoup mieux que moi vous en donner les grandes lignes. Mais je me permettrai peut-être un point de vue plus scientifique et particulier : celui de vous donner le contexte dans lequel le Concile s’est attaché à ce terme GAUDIUM ET SPES.

C’est d’abord parce qu’il y a eu un changement extraordinaire dans la société depuis le XVIIe siècle, et ça c’est le point de départ de toute une série de transformations sociales que vous allez constater. Il y a eu d’abord en Europe, avec la Renaissance, la découverte de certains moyens techniques; et c’est ainsi qu’on a, avec les découvertes de la médecine, réduit la mortalité. Réduisant la mortalité, organisant davantage d’alimentation des populations, on a assisté depuis le 17e siècle à une croissance extraordinaire de la population en Europe. Le surplus de population qui ne pouvait vivre sur les terres s’en est allée dans les villes; l’industrie naissante a pris cette main-d’œuvre abondante et à bon marché, et elle a fait tourner les premiers moulins industriels du 19e siècle. Alors nous avons accumulé un surplus de production; les réseaux commerciaux se sont développés, et c’est ainsi que la société s’est transformée elle-même et que maintenant on arrive au terme de cette révolution technique avec la transformation de la pensée.

Le fait, pour un enfant de 1967, d’être assis plusieurs heures devant la télé, le fait d’aller retrouver ses parents en voiture, d’aller en avion, c’est un nouveau type d’homme qui naît sous nos yeux. Et ce nouveau type d’homme, nous le sentons très proche de ses préoccupations d’anxiété lorsque nous fréquentons ces jeunes. Je dis souvent aux personnes d’un certain âge qui m’entourent : si nous avions à aller au Japon, nous apprendrions le japonais. Eh bien ! nous avons à parler maintenant à un nouveau type d’homme, et ce type d’homme, il s’appelle l’homme ’67; c’est un jeune qui a été élevé d’une façon tout à fait différente de la nôtre, et c’est pourquoi il pense différemment. Il ne s’agit pas de lui imposer nos catégories, il s’agit de comprendre et d’éveiller à l’intérieur de ses propres catégories une nouvelle conception, et comme le [disait] tout à l’heure Mgr La Brie, c’est de lui apporter je dirais presque ce microbe de la foi, de lui faire attraper cette foi au Christ, cette foi en l’Église, cette foi en l’humanité entière. Ce don divin qui va lui permettre de ne pas succomber sous l’anxiété qui l’écraserait dans sa psychologie extrêmement sensible aux transformations de notre temps.

On voit donc comment cette évolution qui a d’abord gagné l’Europe, peu à peu a débordé en Amérique du Nord, et que nous connaissons le développement industriel d’abord des Grands Lacs et puis qui a gagné l’Ontario et le Québec; et nous voyons ces transformations envahir maintenant le Nord. On peut évoquer ici le diocèse qu’occupait Mgr La Brie, où nous voyons une transformation technologique qui crée, dans ces régions périphériques de notre pays, des sociétés tout à fait nouvelles, pleines de dynamisme et en expansion. Non seulement l’Amérique du Nord a été gagnée, mais actuellement c’est l’essor qui se communique à l’Amérique latine, essor qui se communique à l’Extrême-Orient, à l’Afrique; et vous vivez maintenant dans des pays de missions dont certains ont dépassé ce stage de la période du 19e siècle, de la période du début du 20e siècle.

En même temps, les étapes s’emboîtent les unes dans les autres, et ce qui arrive, c’est qu’on voit souvent dans les pays du tiers-monde des réalisations plus avancées qu’en certains vieux pays. Pourquoi? Parce qu’il y a ce privilège des retards historiques, c’est-à-dire que les nouveaux pays entrés dans cette transformation technologique disposent de moyens plus puissants et plus développés pour rattraper le temps perdu. Ceux qui réussissent à s’équiper le font très vite et alors c’est le drame insupportable des écarts tellement grands entre ceux qui peuvent prendre le train et ceux, au contraire, qui demeurent sur place, et au fond se détériorent dans une situation qui ne correspond plus aux aspirations de l’homme d’aujourd’hui.

Et c’est dans cette perspective, dans ce contexte, que Paul VI dans son Encyclique sur le progrès des peuples, que demain M. l’abbé O’Neil vous commentera, s’insurge contre cet écart croissant entre les niveaux de vie des peuples; comme disait le Seigneur « à celui qui a, on donnera davantage, à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a ». Dans cette perspective, il y a deux solutions : la solution de la haine et de la brutalité; il y a la solution de la lutte et de la guerre, et la solution de l’amour. Et c’est là que nous avons une responsabilité extrêmement importante à remplir, c’est-à-dire de faire passer les hommes, de quelque couleur qu’ils soient, à quelque race qu’ils appartiennent, de ce sentiment négatif à ce sentiment positif. C’est normal pour un enfant de dire non avant de dire oui; c’est normal pour un enfant de faire des colères avant d’être sage. Eh bien ! l’humanité, dans l’ensemble, doit franchir ce stade négatif à un stade positif, et pour le faire, il faut que quelqu’un lui apprenne à dépasser ce stade négatif, à dépasser la guerre, à dépasser la lutte; et pour cela, il faut qu’il y ait un amour effectif. Et c’est à travers votre charité que la foi se développera chez les peuples.

Or, devant ce contexte qui a été élaboré par la technique, qui a été pensé par les hommes qui se sont penchés sur les diverses révolutions et qui ont analysé les signes des temps, comme se plaisait à dire Jean XXIII, voici que les Pères du Concile [venant) de tous les coins du monde ont pris conscience que, partout, les mêmes causes produisaient les mêmes effets. Et c’est alors que l’on a découvert que non seulement il s’agissait, pour le Concile, de redéfinir les doctrines, mais qu’également devant ce monde nouveau qui s’élaborait, il fallait partir des réalités de notre temps. Et le P. Chenu, qui a été un des experts du Concile et qui a travaillé particulièrement dans ce schéma, nous faisait part dans une conférence des circonstances qui l’avaient forcé à modifier, je dirais, sa vision du monde. Et on peut dire que c’est l’expérience de ces témoins privilégiés de la foi qui a été communicative aux Pères du Concile et qui a déjà transformé et qui transformera encore la théologie de demain. Et comment?

C’est le P. Congar, le principal rédacteur de Gaudium et Spes, qui peut nous faire comprendre ce document. Il disait : « Moi, je suis entré au couvent pour la contemplation, mais j’ai toujours éprouvé une très grande affinité pour les gens qui étaient engagés dans l’action ». Et c’est ainsi qu’il fut en contact avec les premiers jocistes, avec ces prêtres du mouvement ouvrier de France qui s’efforçaient de faire pénétrer la foi dans les milieux populaires; et réfléchissant sur son expérience de théologien, sur l’histoire de l’évolution et de la formulation des dogmes, il s’est dit qu’au fond il n’y avait pas seulement une source patristique, une source biblique à la pensée de l’Église, mais qu’également – et c’était là la plus pure tradition de l’Église – que le peuple de Dieu était une source de foi, c’est-à-dire que l’on retrouverait dans la pratique séculaire du peuple de Dieu des richesses, des valeurs de révélation qui ne demandaient qu’à être exploitées et explicitées.

Or, si ce peuple de Dieu est en voie de transformation, si, par le moyen de la technique, il est en contact avec un monde qui est en train de se construire, on comprend que Dieu se sert de ces transformations pour éveiller la conscience du peuple chrétien à de nouvelles réalités et à la projeter vers ce monde qui est à construire. C’est ainsi que l’homme devenu plus conscient et plus libre collabore d’une façon plus personnelle et plus consciente à cette élaboration du monde qui vient. Voyez donc d’abord tout ce système de salut que déjà saint-Paul évoquait, comment cela s’incarne, non pas seulement dans des études, je dirais scripturaires, mains comment la société elle-même devient un livre ouvert, comme on avait parlé de la nature qui devient un livre qui chante la gloire de Dieu.

La société, le peuple de Dieu qui réalise ces transformations technologiques est un livre ouvert où il nous faut apprendre à découvrir les signes des temps et cette volonté de Dieu sur l’humanité qui est en train de se parfaire. Et c’est dans cet esprit que plusieurs membres de l’équipe d’animation sociale ont décrit cette « Terre des Hommes » de l’Expo ’67. Vous trouverez dans ces publications du centre d’animation sociale une pastorale de Expo ’67, beaucoup de cet esprit, je dirais du Concile, de cet esprit de GAUDIUM ET SPES, et qui l’applique à ces exhibits à ces pavillons qui, en petit et d’une façon très imparfaite, décrivent ce phénomène qui se joue à l’échelle mondiale.

Ces réalités qui vont frapper davantage les auteurs de l’Encyclique, quelles sont-elles? On pourrait sans doute faire une analyse détaillée des causes économiques, technologiques, comme je viens de le faire, mais il faudrait un traité d’histoire économique. Il faudrait un traité sur la psychologie, un traité sur les relations humaines, et ce n’est pas le rôle d’une constitution dogmatique et pastorale de faire ainsi le « déchiffrage » d’une réalité. Tout ceci est tout de même intéressant. Si vous avez remarqué, les hommes de science, quand ils finissent par s’attacher à des concepts ou à des catégories, tuent les corps qu’ils veulent sauver. On finit par ne plus voir le malade, mais on voit des cancers et des tumeurs; on ne voit plus des pauvres, mais on voit des budgets familiaux; on ne voit plus des personnes, mais des casiers. Et alors les auteurs de GAUDIUM ET SPES, pour analyser cette situation de la transformation de la Société (sic), au lieu de prendre des concepts, ils ont choisi des communautés, c’est-à-dire des points d’intégration et de réflexions où l’on peut observer des phénomènes, mais à une échelle d’unité, à une échelle organique, à une échelle personnelle et sociale. Et c’est ainsi qu’on étudie la personne, la communauté, le monde du travail, l’Église.

On a beaucoup insisté sur la personne. Pourquoi GAUDIUM ET SPES insiste-t-elle sur la personne? C’est que la personne, ce n’est pas un système biologique, ce n’est pas une psychologie, ce n’est pas un réseau social. La personne, c’est un être sauvé qui a son entité propre et éternelle. Et alors vous voyez comment, dans cette perspective, le culte de plus en plus grand que l’on voue à la personne humaine trouve sa source dans le fait qu’un homme c’est un être capable d’unifier toute une série de réalités : il unifie son corps, son esprit, son affectivité; il unifie les êtres autour de lui. C’est un centre d’intégration, un pôle d’unité; et c’est en cela que l’homme est fait à l’image de Dieu.

Cependant, une personne si puissante soit-elle ne peut se croire seule; dans nos grandes sociétés industrielles modernes, on voit souvent des organisés sociaux qui sont souvent des êtres coupés de toutes racines, de leur milieu familial, et qui sont pratiquement des loques humaines. Et c’est pourquoi l’homme ne peut vivre que s’il est intégré dans une communauté. Et c’est ainsi que la communauté familiale, culturelle doit être étudiée comme une unité capable d’absorber les changements sociaux et de les transformer.

Cette communauté familiale est en équilibre avec une autre. On peut dire qu’il y a deux types de sociétés : la société où l’homme néglige la fête de sa fille pour assister à une réunion d’affaires, et le pays où l’homme néglige s’assister à une réunion d’affaires pour fêter sa fille. Et je pense que vous qui avez des expériences dans des pays du tiers-monde de natures diverses, vous verrez comment, traditionnellement, l’unité familiale absorbait toutes les relations. La transformation de la société était absorbée par l’unité familiale. Mais quand une société est très industrialisée, quand tout s’est rationalisé, on voit l’inverse : la société broie la famille au point qu’elle ne peut plus avoir ses relations d’intimité, ses relations d’unité; les logements ne sont pas assez vaste pour abriter la famille étendue, et l’on voit ainsi se décortiquer l’unité familiale. D’où l’on voit comment Gaudium et Spes insiste à la fois sur cette unité familiale et sur cette unité de travail. Et ça, c’est encore un des grands défis de l’homme moderne d’équilibrer par sa communauté les diverses fonctions essentielles dont il a besoin pour survivre : unité familiale où son affectivité retrouve ce dont elle a besoin, et unité de travail où il peut produire suffisamment de biens pour être capable de nourrir cette famille. Et alors vous voyez comment, dans les sociétés, après avoir tour à tour sombré dans un certain libéralisme, qui ignorait les exigences de la personne humaine et de la famille, on a eu en retour une espèce de familialisme exagéré, qui a été le socialisme sous certaines formes, où la société voulait tout contrôler pour protéger les individus et même souvent au détriment de certains rythmes d’expansion qui se seraient voulus moins rapides.

Et alors on voit dans les pays qui sont partis pour l’une ou l’autre, une espèce de convergence où les pays qui étaient centrés sur une mystique du travail ont dû aussi introduire une mystique de la consommation, et au contraire, les pays qui étaient orientés vers une productivité plus libérale, ont ajouté des normes sociales en vue de tempérer un régime qui aurait été trop dur pour assurer la survie des faibles au sein de la population. On voit alors comment ces termes de la personne, de la communauté et du travail vont être les bases, je dirais élémentaires, sur lesquelles l’Encyclique va porter des regards. Et alors dans un autre stade qui sera abordé, c’est celui de l’Église. Or l’Église sera davantage étudiée dans la constitution dogmatique sur l’Église, qui est un chef d’œuvre. Et je pense qu’on ne pourra jamais assez remercier le Seigneur de nous [avoir] fait connaître cette définition lumineuse de l’Église et cette perspective vraiment dynamique du Christ présent dans le monde de ce temps.

Mais l’Église, ici, s’insère dans notre Société (sic); et c’est là qu’on va voir comment l’Église et le monde vont être en inter-action. Car c’est peut-être le point le plus délicat et sur lequel il faudra bien être sensibilisé pour ne pas projeter dans un monde qui se construit une idée de l’Église qui soit en décalage sur ce monde. Je prendrai un exemple tout à fait classique : le récipient donne la forme au liquide qui y est versé. Dans un verre conique, l’eau devient conique; dans un verre allongé, l’eau devient effilée, etc. Or la grâce du Seigneur est versée dans des personnes et dans des sociétés, et à travers les personnes dans les sociétés. Elle prendra donc la forme de cette société.

Je suppose que rapidement une société se transforme; est-ce que l’image de l’Église se renouvellera avec le dynamisme de la société? Je pense, par exemple, à une société paysanne où on a un enseignement qui est versé dans une âme de paysan avec tout ce que cela comporte de noble, de grand. Mais voici que subitement ce monde rural se met à bouger : on introduit une machine agricole; on introduit des rapports plus rapides entre les personnes; les contacts sont plus nombreux; l’individu, au lieu de se trouver en face de 50 personnes dont il connaît la figure et l’histoire, se trouve subitement noyé dans une grande ville, où il ne connaît pas même l’histoire d’une personne sur 100 figures qu’il côtoie (sic). Il est  évident que sa vision du monde va être transformée. Si sa foi, qui est au fond une lumière de Dieu qui est donnée aux hommes dans la transformation de cette société, si sa foi n’est pas vivante, il va garder sa foi de paysan et la perdra peut-être parce qu’elle ne cadrera plus avec le monde technologique qui se développe. Et alors vous voyez comment les pertes de foi auxquelles on a assisté dans l’Europe du 19e siècle, auxquelles on assiste même au Canada français, dans une certaine mesure, et auxquelles on assiste aussi en certains pays de mission, sont causées par un changement rapide technologique et par une vision chrétienne qui n’est plus ressourcée aux nouvelles formes de la présence de Dieu dans ce monde qui se construit.

C’est là qu’on voit comment le conseil du Seigneur « de veiller et de prier », s’il n’y a pas sans cesse un renouvellement de la foi quotidienne dans les contacts incessants avec les réalités du temps, on n’a qu’une foi morte, une foi d’enfant, une foi d’un monde vieilli et dépassé. Et c’est ainsi que ce n’est pas une question d’âge. Vous pouvez trouver des gens d’un âge avancé qui ont renouvelé leur foi, leur vision du monde; et vous pouvez avoir de gens tout à fait jeunes, de 20 ans, qui sont déjà des vieux parce qu’ils n’ont pas réfléchi, prié, qu’ils ne se sont pas renouvelés.

Vous voyez alors comment, dans ce monde en transformation si paradoxal que ce soit, on pouvait craindre que l’Église étant une réalité attachée à des valeurs éternelles serait perdue dans ce monde en mouvement. Au contraire, puisque nous sommes sous le régime de l’Incarnation, le fait que l’Église vit dans une société en transformation va forcer les chrétiens à avoir une vision dynamique et à renouveler leur foi. Et ceux qui ne la renouvelleront pas seront écartés du réseau, seront incapables de suivre le rythme du développement de l’Église. C’est pourquoi je vous disais tout à l’heure que nous devons regarder cette réalité avec joie et espérance; je vous dirais même que probablement les manifestations les plus grandes de l’Esprit se feront davantage dans les coins périphériques du monde, un peu à la façon dont une roue tourne plus vite aux extrémités qu’au centre.

Et c’est ainsi qu’on a vu même dans l’Europe, surtout les pays du Nord, acquérir un dynamisme plus grand que le centre; et souvent on a reproché au centre de la chrétienté de ne pas évoluer assez rapidement. Il faut se rappeler que si le centre de la roue se mettait à bouger, le reste de la roue ne pourrait plus tourner. Il faut une certaine stabilité, une certaine unité, une certaine intégration au centre, mais c’est vraiment à la périphérie où le mouvement se fait le plus sentir.

Il faut donc ne pas vous décourager si vous sentez que dans les [banlieues] du monde où vous êtes, la population bouge plus vite, la natalité est en expansion, les problèmes sont plus grands. Et si vous vous voyez au centre des chrétientés, il n’y a peut-être pas tout le dynamisme que vous y voudriez. C’est au fond une loi de la vie. Et c’est là, je pense, que ceux qui croient qu’il y a unité dans l’Église et qu’il doit y avoir un centre, une [banlieue], vont accepter que dans cette différence de rythme, il y a tout de même une communication qui se fait et une transformation de l’esprit. Si les os se mettaient à se déplacer aussi vite que le sang et les nerfs, nous serions des êtres inconsistants. C’est parce qu’il y a un squelette qu’il y a des nerfs, que le squelette est stable et que les nerfs sont rapides et obéissants aux mouvements de la sensibilité, que nous avons un homme qui a une unité à travers une constitution composée d’éléments divers. Ce sont des notions très simples. C’est peut-être là que Saint-Paul est moderne quand il nous les rappelle. Mais je pense que c’est dans cette perspective où l’on doit envisager les transformations comme étant une source de grâces qui s’effectue dans le monde.

Quant au point plus particulièrement traité des problèmes urgents, évidemment on parle du mariage et de la famille. Pourquoi? Parce que c’est un élément capital, car c’est dans la famille que se forme la psychologie des gens, et on sait comment un désordre psychologique produit une difficile adaptation aux réalités. Et c’est pourquoi dans un monde en transformation qui va être de plus en plus rapide, il v falloir que la famille soit de plus en plus solide pour favoriser une intégration. Et l’on sait comment les premières années sont importantes : à  l’âge de 5 ans, une année, c’est un cinquième de la vie; à 50 ans, c’est un cinquantième. D’où l’importance des premières années de la vie. L’éducation des enfants demeure un lieu privilégié où l’on doit communiquer la foi. Puisqu’on assiste à une telle transformation, il y aura, à cause du machinisme et de la technologie, une possibilité de se libérer des tâches les plus exigeantes et peu à peu accéder à un plus grand niveau de culture. Or, dans ce niveau de culture, on va voir de plus en plus une société en expansion; et c’est ainsi qu’il y aura sans cesse de nouvelles techniques et aussi de nouvelles connaissances. Songez un peu à tout ce que l’on peut mettre sur ces machines électroniques de nos universités. Songez aux bibliothèques de demain qui seront faites de microfilms. Songez aux combinaisons infinies des calculs statistiques et vous aurez une idée de la formidable programmation du monde de demain.

Vous voyez donc comment la culture pourra être décuplée; non seulement les connaissances seront décuplées, mais en faisant de la linguistique comparée, on est capable de comprendre la structure des pensées des différents peuples, et on arrivera à une espèce de méta-langage où l’on verra, je dirais, une linguistique comparée apparaître peu à peu, un langage humain au sein de l’humanité. Quant à la vie économico-sociale, j’en ai dit un mot tout à l’heure; c’est un problème important à cause du développement économique qui se fait et des écarts très grands qui existent entre les peuples qui ont et ceux qui n’ont pas.

Et c’est ici que, comme chrétiens, vous devez être tout à fait solidaires des gens qui veulent transformer la société; et je crois qu’en ce moment-ci, on doit être dans la position de Paul VI qui trouve inacceptable les conditions dans lesquelles on vit. Je crois que le chrétien ne peut pas être, aujourd’hui, un conservateur. Il doit trouver inacceptable l’écart très grand entre les peuples mais là où le chrétien, par exemple, doit être vigilant, c’est de savoir de quelle façon il va transformer cette société. Comme nous sommes les témoins de l’amour, nous nous refusons aux solutions de la haine; et c’est là, je pense, qu’il faut beaucoup d’imagination pour dépasser les solutions simplistes qui sont souvent apportées aux peuples et qui ne sont souvent qu’une mystification.

Enfin la communauté politique, l’essor des jeunes nations, essor de nationalisme souvent, risque d’absorber les énergies des peuples; et nous voyons souvent des peuples qui, au point de départ, étaient très religieux, être absorbés dans la politisation de la jeunesse. Je crois que cette politisation n’est pas mauvaise en soi, c’est-à-dire que c’est une espèce de prise de conscience beaucoup plus incarnée dans la réalité; mais à travers la politisation de la jeunesse qui se fait, il faut une présence chrétienne pour finalise cette action sociale ou cette action politique, et ne pas la laisser à elle-même.

Ici encore on refusera au chrétien d’intervenir dans la politique; c’est là, je crois, qu’il faut avoir une souplesse assez grande, c’est-à-dire que tous les gens puissent avoir des numérateurs différents, que l’un puisse avoir une pensée plus progressiste, l’autre une pensée qui le soit moins. L’un sera rattaché à tel parti politique et l’autre à un autre; mais il faudra toujours demander aux chrétiens s’ils ont des numérateurs différents qui varient d’après leurs différentes cultures, que le dénominateur soit toujours le même : le sens de l’Église, le sens de l’unité, le sens du peuple de Dieu. Et je crois que c’est dans cette liberté accordée dans les choses où chacun peut s’exprimer d’après ses idéologies propres, mais en respectant cette unité intérieure qui doit rattacher les fils de Dieu.

Enfin, cette construction de la communauté des nations est un objectif vers lequel on doit tendre. Cette construction du monde international, je crois que nous l’avons faite d’une façon implicite; nous avons fait de la politique internationale sans le savoir, alors que nous étions tous présents dans les différents coins de la « terre des hommes ». Mais je crois qu’il faut rendre ces liens plus explicites; il faut développer davantage ce sens de l’unité; il faut vraiment que cette solidarité humaine entre les hommes apparaisse, et je crois qu’il faudra des façons complètes de collaborer. Je pense que les universités sont maintenant remplies de spécialistes qu’on devrait davantage utiliser, mettre à contribution. On devrait davantage, également, utiliser les services des pays – d’ailleurs, je crois que vous le faites abondamment – afin d’établir entre les peuples une collaboration; nous devons être présents dans toutes ces entreprises qui sont faites pour jumeler les pays, les continents et ainsi sortir les peuples riches et les peuples pauvres de leur isolement.

Voyez donc comment l’Encyclique va nous poser un problème. Comment concilier les paroles de Son Ex. Mgr La Brie nous disant tout à l’heure d’apporter la foi, d’être d’abord des témoins de la foi, comment concilier cela avec les propos d’un sociologue sur les éléments constitutifs des transformations des peuples? Eh bien! c’est là, c’est dans ce dialogue que vous avez le mystère du peuple de Dieu en action. Vous ne pouvez pas oublier ce message du Christ de prêcher l’Évangile, d’apporter la foi; et, par ailleurs, vous ne pouvez pas non plus ne pas vivre sur cette terre des hommes. Et c’est là où vous voyez comment chacun – c’est l’histoire d’une vie, c’est probablement l’histoire de votre vie personnelle – vous avez dû arriver à vivre de la foi dans les fonctions temporelles, dans les fonctions existentielles que vous avez assumées. Et c’est l’acceptation de cette difficile intégration qui fait le chrétien mûr dans le monde qui se construit.

L’on voit comment les défections sur le plan de la pratique religieuse se produisent précisément où, confrontés avec ces deux mondes, l’homme qui n’est pas capable de les assumer tous les deux se retire; ou bien il renie sa foi, ou bien il se retire dans une tour d’ivoire; ou bien il sombre dans un isolement qui est une sorte de schizophrénie, mais il n’est pas chrétien. Et comme le disait le P. Congar, c’est dans la mesure où le chrétien accepte son rôle social que son rôle personnel lui est révélé. C’est l’autre qui nous révèle qui nous sommes.

Et c’est ainsi que le monde va révéler à l’Église ce qu’elle est. Je me permets ici d’attirer votre attention spécialement sur ce paragraphe 44 sur l’Église dans le monde de ce temps, parce que c’est, à mon sens, le nœud de la solution de ce problème : l’aide que l’Église reçoit du monde d’aujourd’hui.

De même qu’il importe au monde de reconnaître l’église comme une réalité sociale de l’histoire, et comme son ferment, de même l’Église n’ignore pas tout ce qu’elle a reçu de l’histoire et de l’évolution du genre humain. C’est le dialogue entre l’Église et le monde. L’expérience des siècles passés, les progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église. En effet, dès le début de son histoire,  elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcé de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes. Ceci afin d’adapter l’Évangile dans les limites convenables à la compréhension de tous et aux exigences des sages.

 À vrai dire, cette manière de proclamer la Parole révélée va demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on fait en même temps un échange vivant entre l’Église et les diverses cultures. Pour accroître de tels échanges, l’Église, surtout de nos jours, où les choses vont si vite, où les façons de pense sont extrêmement variées, a particulièrement besoin de ceux qui vivent dans le monde et qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants.

Comme elle possède une structure sociale visible, signe de son unité dans le Christ, l’Église peut aussi être enrichie; elle l’est effectivement par le déroulement de la vie sociale, non pas comme s’il manquait quelque chose à la constitution que le Christ lui a donnée, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque. L’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’hommes de tout rang, de toute condition, aide qui profite aussi bien à la communauté qu’elle forme qu’à chacun de ses fils. En effet, tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine aux plans familial, culturel, économique, social et politique, tant au niveau international qu’au niveau national, apportent par le fait même, et en conformité avec le plan de Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale pour autant que celle-ci dépend du monde extérieur. Bien plus, l’Église reconnaît que de l’opposition même de ses adversaires, de ses persécuteurs, elle a tire de grands avantages… et qu’elle peut continuer à le faire.

Alors vous voyez comment, dans ce climat, nous pouvons ne pas avoir peur de l’avenir. Ayant ce témoignage de foi et d’espérance extraordinaire qui nous a été donné par le Concile, avec les moyens dont nous disposons, qu’est-ce qui nous reste à faire? D’abord, cet échange avec les chefs des nations dans lesquelles vous êtes. Ne demeurez pas dans de petits ghettos; entrez en contact avec les plus grands spécialistes; entrez en contact avec des hommes qui sont capables d’apporter les solutions techniques; et c’est de cette relation de votre foi avec leurs connaissances que jaillira ce monde qui se construit.

Je pense qu’il s’agit, par exemple, d’examiner vos budgets concrètement; à quoi accordez-vous de l’importance? Est-ce aux choses qui sont en voie de développement? Est-ce aux choses essentielles? Tout cela doit se traduire dans des réalités. Est-ce que vous avez suffisamment de contacts, de voyages? Dans un monde qui est mobile, êtes-vous assez mobiles? Êtes-vous trop mobiles? À chacun de faire son examen de conscience afin que les politiques concrètes de chaque groupe de missionnaires correspondent vraiment à la réalité des besoins de notre temps. Voilà ce que je pensais devoir tirer de cette Encyclique à votre intention.

§

Norbert LACOSTE, L. Th, L. Sc. Soc., l’abbé, Curé de St-Germain d’Outremont, Professeur de Sociologie à l’Université de Montréal.

Source : LACOSTE, Norbert, « Gaudium et spes  et ses implications pastorales et missionnaires », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. VIII, no 3, décembre 1967, p. 33-41.

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