Dorothy Goldin ROSENBERG
Je suis très heureuse d’être avec vous ce soir et je vous remercie de m’avoir invitée à participer à ce Congrès.[1] En effet, depuis plusieurs années que je connais l’Entraide missionnaire, j’ai souvent admiré vos efforts et votre travail pour la paix, le développement et la justice sociale. Je sens que nous avons beaucoup d’affinités dans nos orientations et nos objectifs et c’est pourquoi, malgré mon français laborieux, j’aimerais partager avec vous certaines idées fondamentales qui m’ont aidée à clarifier ma propre compréhension de ces problèmes graves et urgents auxquels nous devons faire face présentement : guerres, course aux armements, militarisation, violence, péril nucléaire, etc.
Pour comprendre ces problèmes, il ne suffit pas d’aligner des nombres de bombes ou de missiles, ni de comparer des statistiques, ni encore moins d’essayer de savoir qui est le bon et qui le méchant ! Pour comprendre ces problèmes, il faut essayer de voir POURQUOI les humains ont recours aux bombes ou aux missiles pour résoudre leurs conflits, POURQUOI ils « stockent » des armements en si grande quantité, POURQUOI ils utilisent la violence pour régler leurs différends.
Et pour essayer de comprendre POURQUOI les humains agissent ainsi, il faut analyser les comportements, nommer les attitudes, utiliser des concepts ou des idées qui ne sont pas toujours faciles ou familiers. C’est pour cela que j’aimerais vous demander votre collaboration : ne vous laissez pas arrêter ou rebuter par les mots, mais essayez plutôt de comprendre les attitudes et les comportements concrets qui se cachent derrière ces mots.
Le threat-based system
Quand nous examinons l’oppression engendrée par le militarisme, aussi bien au Nord qu’au Sud, à l’Ouest qu’à l’Est, nous découvrons un dénominateur commun que le professeur Ursula Franklin appelle le threat-based system, le « système basé sur la menace » (« Vous devez faire ceci ou alors… »). Les menaces peuvent être physiques, psychologiques, économiques, sociales ou militaires et souvent elles incluent une combinaison de ces diverses menaces.
En étudiant ces problèmes, beaucoup de femmes comprennent le militarisme comme le prototype des structures de menace et de violence que les femmes ne connaissent que trop bien. Comme le dit le professeur Franklin,
les femmes et les minorités qui sont victimes d’oppression sont parmi ceux qui ont si souvent subi les conséquences de ces « systèmes basés sur la menace » créés avec leurs ressources, mais sans leur consentement. Il n’est donc pas surprenant qu’aujourd’hui les attaques les plus incisives contre les racines mêmes du militarisme, et les approches les plus créatives en vue de structures alternatives, sortent précisément des analyses féministes. Pour les féministes, l’approfondissement et l’élargissement de la critique structurelle du militarisme est devenu une tâche très urgente.
Donna Warnock, du War Resisters League (une organisation pacifiste et non-violente américaine), a étudié l’interrelation qui existe entre l’apprentissage des rôles sexuels et les valeurs et attitudes militaristes. Elle insiste sur le fait qu’on doit démanteler autant les attitudes militaires que les armes elles-mêmes. Et elle signale que la « mentalité » qui construit les armes est la même que celle qui viole les femmes et qui détruit l’environnement.
Une perspective nouvelle : le féminisme
Pour ceux qui entendent ces idées pour la première fois, cela peut exiger de « réfléchir à l’intérieur de nouvelles frontières » ou de mettre une nouvelle paire de lunettes. Comme le dit Donna Warnock, « cette prise de conscience, cette expérience, cette compréhension, en un mot cette vision politique révolutionnaire c’est le féminisme ».
Pour les hommes et les femmes qui travaillent pour la paix et la justice sociale dans le monde, cette analyse a l’avantage de fournir des éléments de compréhension de ces problèmes psycho-sexuels profondément enracinés dans le « machisme », et qui atteignent le cœur même du comportement humain. Et en aidant à mieux comprendre ces problèmes, cette analyse nous aide à les résoudre.
Plusieurs personnes, des femmes aussi bien que des hommes, n’aiment pas beaucoup ces mots : féminisme et/ou patriarcat. Ce sont des mots qui sont très souvent attaqués quand leur sens n’est pas correctement compris. Ces mots réfèrent à une façon de voir, à des principes et ce ne sont pas des mots passe-partout. Certains préfèrent parler des « problèmes et valeurs des femmes » au lieu de féminisme, ou parler des « modèles de comportement hiérarchiques » au lieu de patriarcat. Si j’ai choisi d’utiliser des citations qui emploient ces mots controversés, c’est que j’espère que nous pourrons en clarifier le sens dans le cadre de nos échanges et qu’ils deviendront ainsi plus acceptables à mesure que nous évoluons vers une plus grande justice entre les sexes.
Les liens entre militarisme, patriarcat, violence et pornographie
Les recherches menées par les femmes sur le militarisme, les structures sociales patriarcales, l’oppression, la pornographie et la violence indiquent qu’il faut regarder du côté du féminisme et de la non-violence si notre terre doit survivre et devenir un lieu où on puisse vivre heureux.
Cette idée de « paix dans la justice » – Shalom – implique qu’on travaille à imaginer et à créer un tel monde.
On retrouve de telles idées dans de nouveaux films, des œuvres littéraires, de la poésie, des études et des ateliers qui tous font le lien entre la violence domestique contre les femmes (tant psychologique que physique) et la violence plus globale contre le monde.
Prenons un exemple concret : deux récents films canadiens, tournés tous deux au Studio D (c’est-à-dire le secteur de production des femmes de l’Office national du film), ont beaucoup fait parler d’eux depuis leur lancement : C’est surtout pas de l’amour, un film sur la pornographie de la réalisatrice Bonnie Kelin et Si cette planète vous tient à cœur : le Docteur Helen Caldicott parle de la guerre nucléaire, de la réalisatrice Terri Nash.
Pourtant réalisés par des auteures différentes et à des moments différents, leurs thèmes communs de la brutalité et de la violence deviennent éloquemment complémentaires quand on les visionne ensemble. À tel point que leurs réalisatrices, Bonnie Sherr Klein et Terri Nash, travaillent présentement ensemble à un nouveau film sur le thème des Femmes, de la paix et du pouvoir, film qui devrait être prêt au début de 1985.
Il faut définir et nommer la violence
Il nous faut apprendre ce qu’est la violence et comment l’identifier sous tous ses aspects : structurel, biologique, symbolique, économique, psychologique, verbal et même spirituel. Car priver quelqu’un, ou lui refuser, quelles qu’en soient les raisons, son droit fondamental à la dignité, au respect de soi et son droit à vivre pleinement sa vie équivaut toujours à une forme de violence.
Ainsi, il y a la violence du système, des structures : les lois qui maintiennent les privilèges, qui supportent la hiérarchie. Il y a aussi la violence psychologique : l’humiliation, la publicité, la mode, la pornographie. Il y a la violence spirituelle par laquelle on aliène les gens de leur expérience concrète, on impose des idées, on impose la peur de la mort. Il y a la violence institutionnelle, comme l’éducation basée sur la compétition. Nous perpétuons également la violence émotive : tout ce qui conduit à la folie et qui privilégie ce que l’on appelle la « normalité » alors qu’on ne sait même pas ce qu’est la normalité !
Quant à la violence biologique, elle inclut non seulement les produits chimiques qui nous empoisonnent tous mais aussi la violence contre notre mère commune, la terre. Car en créant des produits destructeurs, nous ne polluons pas seulement notre monde mais nous le privons aussi de ressources qui sont nécessaires à la vie. La violence verbale s’infiltre partout dans notre langage : car une langue « exclusive » (celle qui privilégie, au nom de la grammaire, un genre sur l’autre) est sexiste, raciste, « classiste ». Nous utilisons des mots qui humilient et rabaissent, qui rendent les autres invisibles en changeant ce qu’ils disent ou veulent dire, qui les laissent de côté.
Il est difficile, comme dans tout ce qui est circulaire, de déterminer exactement où commence le cycle de la violence. Mais celle-ci découle de la structure du pouvoir hiérarchique qui cherche à se maintenir à travers la domination. La violence est utilisée comme instrument d’oppression et la violence physique est le fondement même de toutes les formes de violence. Cette violence maintient à son tour la structure de pouvoir hiérarchique et nous revenons au point de départ.
L’oppression des femmes est le modèle sur lequel sont basées toutes les autres oppressions et qui les légitime toutes. Les femmes forment 52% de la population mondiale, réalisent environ les deux tiers de tout le travail fait sur terre et produisent la plus grande partie de toute la nourriture consommée par les familles. Et pourtant, les femmes ne reçoivent qu’un dixième des revenus mondiaux et ne sont propriétaires que d’un centième de toutes les propriétés mondiales. Les femmes et les enfants sont partout les plus pauvres et les plus affamés de la terre. Une autre façon de décrire cette situation, c’est carrément l’esclavage.
Les analyses féministes des structures sociales ont identifié ce qu’il y a de commun à tous ces « systèmes basés sur la menace » : tous s’appuient sur la conception implicite selon laquelle il y a des gens qui comptent moins que d’autres et que toutes les personnes n’ont d’intérêt qu’aussi longtemps qu’elles sont utiles pour supporter le système ou pour le justifier.
Pendant que les discussions sur la guerre et la paix sont centrées sur les outils militaires (la guerre des chiffres et des statistiques), on oublie souvent d’approfondir la critique structurelle du militarisme. Mais notre objection fondamentale au militarisme ne vient pas surtout de la grosseur de son arsenal ou de la capacité destructrice de ses armes. Nous nous objectons au système de menace lui-même, et pas seulement à ses outils !
La socialisation sexiste des rôles et le militarisme
Lyla Hoffman, auteure et éducatrice féministe, a écrit un article sur « L’éducation féministe : une clef pour la paix ». Cet article fait partie d’un numéro portant sur « Le racisme, le sexisme et le militarisme » publié par le Bulletin des livres inter-raciaux pour les enfants.
Selon elle, « la course aux armements nucléaires n’est pas simplement de la folie; c’est aussi la masculinité imposée socialement et poussée à l’extrême ». Pour Hoffman,
tous les éducateurs qui ont leur profession à cœur espèrent en un avenir meilleur et tentent d’atteindre leur but en travaillant avec les jeunes. Les éducatrices féministes espèrent généralement en l’avènement d’un monde dans lequel les rôles sociaux, politiques et économiques des gens ne seraient plus déterminés par leur sexe. Elles essaient de défaire la socialisation sexiste traditionnelle afin de développer davantage, chez les femmes, l’affirmation de soi, le goût du risque, la compétence et l’assurance et davantage, chez les hommes, la bonté, l’esprit de collaboration et le souci d’autrui… Il est devenu de plus en plus évident […] que le militarisme et ses menaces sont réellement une forme extrême de sexisme. L’existence même du militarisme en dépend et cette idéologie détruit toutes les aspirations et les idéaux féministes.
Selon sa définition,
le militarisme est un système qui institutionnalise l’utilisation de la technologie et de la force pour contrôler la société. Il trouve sa justification dans le concept selon lequel la « nature humaine » (celle des hommes) est intrinsèquement agressive et compétitive. Il découle de ce concept qu’il faut mettre sur pied une force militaire pour contrôler la société, réglementer les nations et défendre son propre territoire. Nous devons défendre « nos » intérêts, nous les bons civilisés, contre « leurs » intérêts, c’est-à-dire ceux des méchants qui nous attaquent. Une conception semblable, mais élargie, de la « nature humaine » justifie aussi le patriarcat.
Le patriarcat (qui vient du mot latin « pater » qui signifie posséder) est un système mondial qui institutionnalise la hiérarchie du contrôle des hommes sur les femmes et les enfants, ainsi que sur l’ordre économique, social et politique, ce qui inclut évidemment les hommes les plus faibles. Même si le contrôle ultime est concentré dans les mains d’une petite élite d’hommes, le patriarcat appuie le pouvoir de chaque homme dans sa propre sphère d’influence. Tout comme le militarisme, il repose sur le concept selon lequel la « nature humaine » des hommes est agressive et compétitive. En outre, le patriarcat repose sur le principe selon lequel les caractéristiques innées de l’homme sont principalement la domination, la force et la supériorité intellectuelle, tandis que les caractéristiques innées de la femme sont principalement la faiblesse, la passivité et le dévouement.
En conséquence, dans l’esprit militariste et patriarcal, la biologie équivaut au destin. Ces deux systèmes reposent sur la glorification des traits soi-disant « masculins » et sur le mépris des traits soi-disant « féminins ». Ils ont besoin que chaque génération soit socialisée de façon sexiste pour justifier leur existence et survivre. Il faut des hommes « virils » pour se faire concurrence, se battre et diriger. Il faut des femmes « féminines » pour appuyer et encourager leur homme et se dévouer pour produire la génération suivante de soldats, de travailleurs et d’admiratrices.
Quand on examine la socialisation traditionnelle des enfants […] on constate que les garçons sont entraînés à être durs et compétitifs. Le monde des affaires, du sport, de la guerre et de la politique, tous dominés par les hommes, sont régis par ces principes « masculins ». Les héros masculins de la télévision, des bandes dessinées, des films et des livres d’histoire sont tous puissants – policiers, surhommes, généraux – et sont toujours prêts à tuer, mutiler ou détruire pour une bonne cause. Le gagnant et ses acolytes récoltent toujours tout le butin : le respect, le pouvoir et les belles femmes.
Si la socialisation des deux sexes […] mettait l’accent sur la collaboration, la bonté, le dévouement ainsi que le respect des sentiments humains et différences individuelles, le patriarcat, tout comme le militarisme, seraient voués à l’échec. Ni l’un ni l’autre ne pourraient survivre sans l’idéologie sexiste. Le patriarcat ne pourrait exister sans la menace de la force et de la violence qui permettent de maintenir à leur place les femmes rebelles et les hommes inférieurs. Tout comme les guerres ne seraient pas faites par des gens qui croient que les conflits peuvent se résoudre de manière non violente.
L’endoctrinement militaire et l’éducation guerrière
Selon Donna Warnock cependant, « la misogynie (c’est-à-dire la haine des femmes), l’homophobie (la peur de l’homosexualité) et le racisme sont les ingrédients de base de l’endoctrinement militaire. Comme le dit la philosophie des « marines », quand vous voulez créer de la solidarité dans un groupe de tueurs mâles vous devez « tuer ce qu’il y a de femmes en eux ». » (À ce sujet, il est très instructif de visionner le film de l’ONF, Anyone’s Son Will Do – N’importe quel fils pourra le faire, l’un des six films de la série Guerre).
Warnock poursuit :
Dans une société où on entraîne les hommes à associer violence et virilité, il va de soi que les attitudes politiques, façonnées comme elles le sont par les hommes, privilégient les mêmes valeurs. On a tellement bien réussi à faire de la femme un simple objet qu’il suffit de suggérer qu’une cible militaire étrangère est quelque peu « femmelette » ou « efféminée » pour susciter aussitôt une réaction belliqueuse. On peut ainsi constater que la guerre n’est qu’une extension de la politique coloniale qui assujettit la culture féminine et celle des hommes inférieurs.
L’éducatrice pacifiste, Betty Reardon, a fait œuvre de pionnière dans un article intitulé « Le militarisme et le sexisme ou les influences de l’éducation guerrière ». Dans cet article, elle souligne que « les valeurs sociales contemporaines prédisposent à la guerre ». Pour elle,
il existe des ressemblances remarquables entre les ménagères typiques et les soldats. Tous deux obéissent aux ordres. La chaîne de commandement militaire, bien qu’elle soit complexe, se rapproche au plan conceptuel de la famille patriarcale : toutes deux sont essentiellement des organisations hiérarchiques. Il est donc peu étonnant que des généraux célèbres soient souvent devenus les « pères de la nation » et qu’on ait fréquemment fait appel à leurs services pour sauver leurs pays des désordres civils infantiles.
La soumission à l’autorité : pierre angulaire du sexisme et du militarisme
Nous avons, au Canada, un rôle bien particulier dans nos rapports avec les États-Unis, tout comme la plupart des pays vis-à-vis les superpuissances : nous devons souvent accepter leurs conditions de domination ou alors…
C’est ainsi, par exemple, que le Premier ministre Trudeau accepta de tester au Canada les missiles Cruise pour les États-Unis, sans aucun débat, ni public ni parlementaire, et cela en dépit de protestations massives et de sa fameuse mission de paix.
En empruntant le concept de Betty Reardon, le Canada joue dans cette relation le rôle de la femme, de l’épouse, du soldat obéissant, du partenaire soumis. Nous vivons nous aussi dans un « système basé sur la menace »; nous vivons en permanence sous la menace économique et par conséquent, nous devons agir conformément à ce qu’on attend de nous. [Lyla Hoffman poursuit]
L’acceptation de ces conditions de domination et de soumission, comme prix à payer pour notre soi-disant « sécurité » […] est une caractéristique d’une société patriarcale et sexiste, tout autant que d’une dictature militaire. L’obéissance à l’autorité est la pierre angulaire d’une machine militaire efficace et le principe fondamental de la famille patriarcale. Le militarisme et le sexisme exigent qu’on serve et qu’on se sacrifie sans réfléchir. Alors que la liberté et l’égalité, au contraire, supposent le plein développement des capacités de réflexion et d’analyse de tous les citoyens.
Un autre exemple récent de ces relations dominant-dominés entre pays est celui de l’URSS qui a beaucoup insisté pour que tous les pays du Pacte de Varsovie boycottent les Jeux Olympiques de Los Angeles. On peut se demander quel prix économique devra payer la Roumanie pour être quand même allée à Los Angeles. Tout comme on peut se demander quel prix économique devra payer la Hollande pour ne pas avoir accepté, cette année, de laisser déployer les missiles Cruise et Pershing sur son territoire. Et la Nouvelle-Zélande, pour avoir refusé de permettre aux navires de guerres nucléaires américains de faire escale dans ses ports.
La « virilité » militaire, ou les femmes victimes de la guerre
À la racine du mot violence, on trouve le mot viol. Tous issus de la même racine linguistique, les mots violation, violer, violence et viol ont été de plus en plus reliés à la pornographie et aux relations de pouvoir au cours des dernières années.
Donna Warnock établit le lien qui existe entre la pornographie, la violence et la « virilité » militaire. Au moment d’aborder ce thème, je m’excuse d’avoir à utiliser un langage parfois cru et explicite. Mais puisqu’il existe un lien étroit entre l’attitude militariste, la virilité socialement imposée, la pornographie et la violence, je n’ai pas d’autre choix que d’en donner quelques exemples, que je n’ai même pas choisis parmi les pires.
Donna Warnock décrit donc, avec horreur, comme la « virilité militaire » fait le lien entre les films « snuff » (des films de pornographie dure où les actrices non seulement « jouent » des scènes de sadisme mais où certaines d’entre elles sont réellement tuées durant le tournage du film), films qu’on utilise pour le divertissement des spectateurs masculins, et les militaires à qui on offre de vivre une expérience « snuff » bien concrète et personnelle. Warnock cite le soldat américain Richard Hale qui rapportait qu’en route vers le Vietnam, on disait aux soldats : « Il y a des tas de culs disponibles là-bas, les gars, et ils n’attendent que les queues de G.I.s ! De toutes façons, au mieux ce ne sont que des « gooks »; alors quand vous serez tannés d’elles, vous n’avez qu’à leur fourrer une grenade dans la chatte et à les faire sauter ». « Waste » (gaspiller) est l’euphémisme qu’on utilise à la guerre pour dire « tuer » !
On peut ainsi voir comment le racisme et le sexisme sont omniprésents dans le militarisme. Et beaucoup de soldats ont effectivement sauté sur l’occasion. Historiquement, il y a eu de très nombreuses atrocités contre les femmes en temps de guerre. Il y a un refrain que chantent les soldats qui dit : « This is my rifle, this is my gun, one is for killing, this other is for fun » (il est difficile de traduire mais cela pourrait se dire à peu près ainsi : « Ceci est mon fusil et ceci est ma queue; l’un est pour la guerre et l’autre pour le jeu »)[.] 400,000 femmes bengalies ont été systématiquement violées par les soldats pakistanais et on ne peut compter toutes les femmes que nos « gars » ont violées. Après tout, les femmes n’ont-elles pas été le butin de toutes les guerres?
À l’assemblée mondiale du Conseil Œcuménique des Églises, l’été dernier à Vancouver, des théologiennes avaient organisé un programme qui s’appelait Femmes, pourquoi pleurez-vous? Et les femmes venant de pays en voie de développement parlaient des situations concrètes qu’elles vivaient. Les femmes du Japon, de la Corée du Sud, de l’Inde et des Philippines racontèrent la violence systématique qui afflige les femmes : viol, dégradation, mauvaises conditions de travail, exploitations de toutes sortes. Elles donnèrent l’exemple particulier d’oppression causée par les bateaux à propulsion nucléaire américains qui peuvent naviguer sous l’eau pendant [trois] à [quatre¸] mois de suite. Quand ils font escale aux Philippines, par exemple, les jeunes matelots de 18 ans en sortent, pour beaucoup affamés de sexe, et ils vont violer les jeunes femmes du coin. Évidemment, cela serait tragique n’importe où mais dans la culture des Philippines, ces jeunes femmes sont considérées définitivement comme « entachées »; elles deviennent immariables car personne ne veut plus d’elles. Elles deviennent fréquemment des prostituées et se tournent souvent vers les drogues et le suicide.
Ces attitudes sont d’ailleurs aussi présentes dans notre culture quotidienne. Rappelez-vous, par exemple, le jeu vidéo intitulé La revanche de Custer où le jeu consistait à marquer des points chaque fois que le général Custer réussissait à violer la femme indienne qu’il poursuivait à travers l’écran. Et si, heureusement, une énorme protestation publique organisée par les groupes de femmes et d’autochtones a réussi, en deux semaines, à faire interdire le jeu au Canada, le même jeu continue toujours de circuler aux États-Unis d’où vient une bonne partie de notre culture ! Quelles valeurs un tel jeu transmet-il tant aux jeunes qu’aux adultes?…
Une religieuse catholique ose prendre la parole
Mais le militarisme, de même que les problèmes de sexe et de pouvoir, sont de plus en plus confrontés dans toutes les religions. Sœur Joan Chittister, prieure des Sœurs Bénédictines d’Erie, en Pennsylvanie, est un bon exemple de voix de femme qui s’élève pour contester une hiérarchie patriarcale, l’Église catholique. Pour elle, toutes les valeurs masculines de la société « perdent la tête » dans la course aux armements nucléaires. C’est Sœur Chittister qui a réussi à ramener les évêques américains à leur table de travail pour renforcer la position qu’ils avaient prise dans leur fameuse Lettre pastorale sur le désarmement nucléaire.
Bien qu’elle était déjà une force importante dans l’Église catholique en raison de son poste de Présidente de la Conférence américaine des prieures bénédictines et comme déléguée à la Conférence des religieux à la Maison Blanche au sujet des Accords Salt II, Sœur Chittister s’est surtout fait connaître, au niveau national, à cause de son article publié dans le numéro d’août 1982 de la revue Commonweal et de la réponse qu’y ont faite les évêques. Elle y prenait les évêques à partie pour n’avoir pas été « moralement catégoriques dans leur rejet de la fabrication ou de l’utilisation des armes nucléaires ». Elle écrivait qu’elle était troublée par l’étonnante facilité, par comparaison, avec laquelle ils avaient pu prendre une position catégorique contre l’avortement. « Que vont penser les femmes? » Ajoutait-elle. « Doivent-elles comprendre que quand la vie est entre les mains d’une femme, détruire la vie est alors toujours moralement condamnable? Mais que quand toute la vie est entre les mains des hommes, on peut alors réussir à faire de la théologie sur sa destruction? »
« Je ne sais pas si quelqu’un a lu ce que j’ai écrit », affirme-t-elle, mais la seconde version de leur Lettre pastorale répond à toutes les questions que j’ai soulevées ». Et quand on lui demande si cela prend beaucoup de courage à une religieuse pour interpeller ainsi des évêques, elle répond : « Nous devons tous devenir des modèles de sainte désobéissance. Nous devons dire publiquement que « Peacekeeper » (ou « gardien de la paix », le nom que Reagan utilise pour le missile MX) n’est qu’un mensonge qui signifie en fait « Death Reaper » (c’est-à-dire « moissonneur de cadavres ») ».
Interviewée par le New York Times au sujet de la séparation de l’Église et de l’État, ses yeux s’allument :
Quand les évêques bénissent les bombes, saluent le drapeau et paient leurs taxes, […] personne ne prétend que l’Église ne devrait pas se mêler de politique. Mais quand une Église commence à parler de la destruction de la planète, alors on affirme que les évêques, les religieux et les prêtres devraient rester dans leurs chaires, s’occuper de leurs prières se concentrer sur le pardon et oublier les obstacles à la justice. Allez donc dire ça à Jérémie et à Daniel, à Déborah et à Judith, pour voir !
L’atome a tout changé, sauf les mentalités
Dans le film Si cette planète vous tient à cœur, le Docteur Helen Caldicott cite Einstein qui disait : « Quand on a réussi à libérer l’énergie de l’atome, tout a changé à l’exception de notre façon de penser. Depuis ce temps, nous dérivons vers une catastrophe sans précédent ». Et Judith Findlayson, du Toronto Globe and Mail, ajoute : « Le plus nous apprenons au sujet des différences entre hommes et femmes, et plus il devient clair que cette façon inadéquate de penser à laquelle réfère Einstein est précisément la façon masculine de voir le monde ». Et la journaliste du Globe and Mail continue :
L’historienne Caroline Merchant fait l’analyse de cela dans son livre The Death of Nature (La mort de la nature). Elle suggère que c’est l’appétit masculin de la domination et du contrôle qui a accéléré à la fois l’exploitation des ressources humaines et naturelles, et tout cela au nom de la culture et du progrès qui ont conduit le monde au bord du désastre. Elle retrace les origines de cette idéologie du pouvoir jusqu’à la révolution scientifique des 16e et 17e siècles, qui a donné naissance à une culture qui sanctionnait l’exploitation de la nature et une expansion commerciale sans limites à l’intérieur d’une organisation socio-économique qui subordonnait les femmes et qui faisait taire leur voix. Son analyse est d’ailleurs corroborée par les nouvelles recherches. De façon générale, on constate que les hommes sont éduqués de façon à croire qu’ils sont indépendants et qu’ils doivent se débrouiller seuls. En conséquence, ils craignent de s’engager émotivement à l’égard des autres. Du point de vue de l’historienne Merchant, cela se traduit dans une approche du monde mécaniste, réductionniste. Les femmes, de leur côté, obtiennent leur propre identité à travers leurs relations avec les autres, ce qui entraîne une perception plus globale de comment toute la vie est étroitement inter-reliée.
On trouve ici le cadre intellectuel où l’on peut comprendre le rôle si crucial des femmes dans l’actuel mouvement pour la paix. Bien sûr, il y en a encore qui prétendent que si elles en ont la chance, les femmes seront aussi agressives et belliqueuses que les hommes, et on donne toujours comme exemple le cas de Margaret Thatcher, mais Merchant croit que ces femmes sont l’exception plutôt que la règle.
Son point de vue est maintenant supporté par une preuve abondante et variée qui va des sociologues, qui étudient les structures dominées par les hommes (et particulièrement les grandes corporations) et comment elles poussent les femmes à adopter une approche style « Margaret Thatcher », aux psychothérapeutes, qui s’intéressent aux difficultés particulières qu’éprouvent les femmes face aux rôles qui leur procurent une reconnaissance à leurs propres yeux. Un des exemples intéressants est l’étude de 156 sociétés tribales réalisée par l’anthropologue Peggy Sanday et intitulée Le pouvoir des femmes et la domination des hommes, sur les origines de l’inégalité sexuelle. Sanday a découvert que quand les femmes exerçaient le pouvoir comme femmes, elles plaçaient les intérêts de groupe avant leur avancement individuel. De plus, elles avaient tendance à se regrouper pour transmettre leur influence plutôt que de recourir à la violence pour atteindre leurs buts. De la même façon, le livre innovateur de la psychologue Carol Gulligan, In a Different Voice (D’une voix différente), démontre comment le besoin de légitimation des femmes entraîne une moralité basée non pas sur des principes abstraits comme celle des hommes mais plutôt sur le souci des gens et l’attention à ne pas les blesser.
Le pouvoir et la violence
Refaire le tissu de la vie : féminisme et non-violence est un livre édité par Pam McAllister qui contient plusieurs essais et poèmes importants et qui vont au cœur du problème. Dans son article sur « Les femmes, la paix et le pouvoir », l’historienne Jo Vellacott examine les relations de pouvoir et la violence. Qu’est-ce donc que le pouvoir? « Le monde prétend que le pouvoir c’est l’argent, que le pouvoir c’est les armes, qu’un dictateur est un homme puissant, que mon patron a un pouvoir sur moi, que les hommes ont plus de pouvoir que les femmes. En se basant sur cela, il semble que le pouvoir s’exerce à travers la violence et qu’en effet, le potentiel de violence physique, économique et psychologique est presque une définition du pouvoir. »
Son groupe Quaker d’études pacifistes comprend, entre autres, le professeur Ursula Franklin dont nous avons déjà parlé. Ce groupe a travaillé à définir la violence et la non-violence et a finalement abouti à une analyse originale et satisfaisante. Pour ce groupe, la violence c’est « le fait d’être sans ressources ». Dans son article, Vellacott décrit les scénarios suivants :
Si je suis un membre d’une minorité opprimée et que je n’ai aucun moyen de me faire entendre, alors j’ai recours au terrorisme. Si je suis un dictateur et que malgré cela, je ne parviens pas à vous faire penser comme je le veux, alors je vous fais jeter en prison, j’affame vos enfants, je vous torture. Si je suis une femme qui vit une situation de mariage autoritaire traditionnel, et que je me sens impuissante, inférieure et sans ressources, tout cela en raison de la dépréciation constante de mon mari, alors je vais commencer à mon tour à le déprécier, à le manipuler, à le ridiculiser aux yeux de ses enfants. Si je suis un enfant, incapable d’empêcher les querelles constantes de mes parents et de me défendre contre les soudains accès de rage de ma mère, alors je vais me mettre à voler, à briser quelque chose de précieux et me sauver, ou je peux même me suicider. Et si je suis le Président des États-Unis, avec toute la force dont je dispose, et que je ne parviens pas à m’assurer que les pays en voie de développement, et spécialement les pays riches en pétrole, agissent selon mes intérêts, alors je retiendrai les exportations de nourriture comme arme politique et je construirai toujours plus d’armements. La violence, c’est le fait d’être sans ressources.
La non-violence peut être puissante et créative
D’un autre côté, la non-violence peut être très puissante dans sa créativité. Nous connaissons tous Gandhi, le grand apôtre de la non-violence, mais aussi Rosa Parks, cette femme noire qui avait refusé de céder son siège d’autobus à un blanc et qui fut à l’origine du célèbre boycott des autobus de Montgomery organisé par Martin Luther King, et Dolores Huerta, une compagne de Cesar Chavez dans la lutte non-violente pour la syndicalisation des travailleurs agricoles mexicains aux États-Unis, et Dorothy Day, fondatrice du mouvement des Catholic Workers, etc…
Un bon exemple de cette sorte de pouvoir est celui de Marion Dewar, mairesse d’Ottawa, une femme d’inspiration qui permet d’entrevoir ce que pourrait être l’exercice d’un pouvoir qui n’est pas basé sur la menace. Il y a quelques années, au plus fort du débat sur la Constitution, les peuples autochtones du Canada organisèrent le « train de la Constitution » qui traversa le Canada pour aller revendiquer leurs droits à Ottawa. Durant des manifestations autochtones, quelques années auparavant, on avait eu recours à l’escouade anti-émeute et il y avait eu de la violence et des matraquages sur la colline du Parlement.
Les policiers d’Ottawa étaient donc inquiets et prévoyant une répétition des mêmes événements, ils réclamèrent à nouveau l’aide de l’escouade anti-émeute. Mais Mario (sic) Dewar ne prend pas de décisions seule. Elle s’appuie sur la sagesse collective des comités consultatifs pour l’éclairer sur toutes sortes de questions. Cette fois-là, elle demanda au groupe qu’elle rassembla de lui suggérer une méthode créative pour garder la paix. Et au lieu d’attendre les autochtones avec des matraques, ils décidèrent de les accueillir en demandant aux citoyens d’Ottawa d’ouvrir leurs maisons et de loger les voyageurs durant leur séjour. La réponse fut tellement enthousiaste qu’il y eut plus de logements offerts que de places nécessaires. Les hôtes et leurs invités développèrent des liens d’amitié. Les femmes autochtones vinrent avec leurs jeunes enfants; d’autres allaitaient leurs bébés. Il n’y eut aucune violence. L’atmosphère était très joyeuse. La manifestation eut lieu sur la colline du Parlement, ils firent valoir leur point de vue, ils atteignirent les objectifs qu’ils s’étaient fixés, et qui étaient d’attirer l’attention sur leurs revendications, et ils rentrèrent chez eux.
Marion Dewar affirme clairement qu’elle ne veut pas jouer les jeux masculins de la menace ou de l’arbitrage obligatoire. Elle est entièrement franche en mettant les cartes sur table et en décrivant la situation telle qu’elle est. C’est en redéfinissant le problème, dit-elle, qu’on découvre souvent de grandes possibilités de solution. Combien de fois la plupart d’entre nous devons-nous faire appel à nos ressources de manière créative afin de résoudre un conflit? Après tout, dans nos vies quotidiennes, nous ne prenons pas un fusil pour menacer nos familles, nos amis ou nos collègues de travail chaque fois que nous sommes en désaccord avec eux ! Marion Dewar nous donne un bon exemple du « fait d’avoir des ressources » (resourcefulness), comme pouvoir partagé plutôt que comme pouvoir exercé d’en haut, en opposition avec le « fait d’être sans ressources » (resourcelessness) qui conduit à la violence aussi bien individuelle que plus globale et qui est malheureusement considérée comme normale par la société en général.
Qu’est-ce que la non-violence?
Dans notre travail pour la paix, plusieurs croient que la non-violence signifie éviter les conflits à tout prix. Il est important de découvrir que la non-violence est une approche bien plus active, car elle suppose une implication active dans les conflits et une implication personnelle dans les situations sociales.
La non-violence consiste plutôt à abolir le pouvoir tel que nous le connaissons et à le redéfinir comme quelque chose de commun à tous, utilisé et partagé par tous. Ce pouvoir d’accomplir des choses à travers la découverte de notre propre force s’oppose à l’acceptation passive d’un pouvoir qui est exercé par d’autres, souvent en notre nom. C’est la sorte de pouvoir qui peut signifier la désobéissance civile non violente, qui peut être exercé par les jeunes comme par les vieux, par les femmes comme par les hommes et les enfants. On songe tout de suite à plusieurs exemples de la force de ces méthodes non violentes de résistance, événements qui ont marqué l’histoire et qui pourtant sont rarement soulignés dans notre monde violent.
De nombreux exemples
Ainsi, durant la [Deuxième Guerre] mondiale, le peuple hollandais décida qu’il porterait lui aussi le brassard jaune que les Nazis forçaient les Juifs à porter. C’était une façon de rendre les Juifs invisibles. Les Norvégiens pratiquèrent également la non-coopération et développèrent des techniques ingénieuses pour empêcher les Nazis d’exercer le contrôle social et politique qu’ils tentaient d’imposer.
Durant le mouvement pour les droits civils aux États-Unis, la non-coopération comprenait l’occupation par les Noirs des restaurants, des autobus et des autres endroits normalement réservés « aux Blancs seulement ». Pendant plusieurs mois, l’année dernière et cette année, les femmes de Greenham Common ont empêché les missiles Cruise d’effectuer des manœuvres dans la campagne anglaise illustrant ainsi éloquemment le contraste entre des femmes pacifiques et sans armes et la puissance militaire gigantesque. Il en est de même à Comiso, en Italie à Seneca Falls dans l’État de New York, à Cole Bay en Saskatchewan.
Le Peace Tax Fund (le Fonds des impôts pour la paix), ici au Canada, est également un exemple actuel de résistance non violente: des gens refusent de payer la portion de leur dollar d’impôt qui est consacrée aux dépenses militaires, c’est-à-dire 12,5%. L’objectif poursuivi est de consacrer plutôt cet argent à l’éducation pour la paix et à la recherche ici dans notre pays où le ministère de la Défense finance présentement cinq ou six postes universitaires pour les études stratégiques, mais pas un seul pour les recherches sur la paix.
L’Alliance pour l’action non violente (ANVA) et le Cruise Missile Conversion Project de même que plusieurs autres groupes pour la paix et la justice sociale cherchent à développer des structures sociales et des processus de décisions par consensus qui sont en accord avec ce que beaucoup de féministes développent dans leurs analyses autant que dans leurs pratiques.
Des femmes prennent position
Dorothy Soelle, une théologienne allemande, conclut son livre, intitulé La course aux armements tue, même sans guerre, en écrivant : « De plus en plus de femmes comprennent qu’il n’y a rien qui menace davantage le monde que nous voulons bâtir et le nouveau partage de la vie que nous cherchons ensemble, que le militarisme des hommes qui nous gouvernent. Une fois que vous avez découvert ce que ça signifie que d’être une femme, vous ne pouvez qu’être du côté de la paix, et non de ceux qui la protègent au point de la tuer ! Et cette prise de conscience continue de se répandre… »
Quand on commence à comprendre les liens entre le sexisme, le patriarcat et le militarisme, on ne peut plus les ignorer parce qu’ils touchent les racines mêmes de l’acceptation de la menace et de la violence dans la société. C’est comme d’allumer une lampe afin d’être capable de voir les toiles d’araignées avant de pouvoir s’en débarrasser.
Les femmes du Nicaragua ont compris cela, même au moment où elles se battaient aux côtés de leurs camarades masculins dans leur révolution violente qu’ils considéraient comme leur dernier recours. Quand on leur dit que leurs luttes de femmes devraient attendre après que la révolution aurait été victorieuse, les femmes refusèrent; car elles avaient conscience que les deux devaient aller de pair sinon la révolution elle-même ne pourrait pas être réussie. Leur influence a porté fruit comme en témoignent les remarquables changements sociaux et éducatifs qui ont été réalisés immédiatement après la fin de la guerre. Pour un aperçu de ces femmes et de leur lutte, on peut visionner le film produit par le Studio des femmes de l’ONF, Dream of a Free Country.
Dans son introduction à Refaire le tissu de la vie, l’éditrice Pam McAllister écrit :
Les livres qui sont sur l’étagère, au-dessus de mon bureau, illustrent bien la double dimension de ma recherche fondamentale. La moitié de l’étagère est bourrée de livres sur le viol, les voies de fait, les femmes battues, les analyses féministes de la pornographie, les études sociales et psychologiques sur la violence. Et à mi-chemin sur l’étagère, ils rencontrent l’autre moitié de ma vie : des livres sur Gandhi, la non-violence, l’histoire des pacifistes, des Quakers et des militants du mouvement pour la paix, des livres de Barbara Demming et de Martin Luther King.
Je suis convaincue que Martin Luther King, qui a si clairement relié la pauvreté, le racisme et le militarisme dans son discours Au-delà du Vietnam, inclurait également le sexisme dans son analyse et ses préoccupations s’il vivait encore aujourd’hui.
Et il comprendrait très bien la conclusion de Pam McAllister :
La non-violence féministe est à la fois le processus, la stratégie et la philosophie qui rendent compte à la fois de ma rage et de la vision du monde dans lequel je veux vivre. Pour moi, les moyens et les objectifs doivent être cohérents. Je ne crois pas que je puisse endosser la notion patriarcale du pouvoir par la force dans mes confrontations quotidiennes et en même temps être prise au sérieux quand je parle d’un idéal futur qui préconise la sagesse, la sensibilité, l’équité et la compassion comme exigences de base dans la façon de diriger les affaires du monde.
La force particulière de la non-violence lui vient de la double nature de son approche : le respect et le souci véritable d’un côté, et le défi et la non-coopération obstinée avec l’injustice de l’autre. Replacée dans la perspective féministe, la non-violence est la jonction de notre rage sans compromis contre le pouvoir destructeur et brutal du patriarcat avec notre refus d’adopter ses méthodes, un refus de s’abandonner au désespoir, ou à la haine ou d’abandonner les hommes à leur sort en faisant d’eux « l’autre » comme eux-mêmes ont fait de ceux qu’ils craignent « les autres ».
Conclusion
Je vous parle ce soir avec beaucoup d’amour et de souci pour mes frères et sœurs de partout dans le monde. J’ai eu l’occasion de me rendre deux fois en Union Soviétique au cours de la dernière année et je sais, pour l’avoir vu de mes yeux, à quel point les gens ont peur de la guerre. Leurs vieux leaders masculins, terrifiés, paranoïaques et compétitifs sont poussés le dos au mur par les vieux leaders masculins excessifs du régime américain.
Je vous parle en tant que femme canadienne blanche, privilégiée et instruite, mais très consciente des luttes quotidiennes des autres parties du monde où la survie de chaque jour ne tient qu’à un fil. Je suis consciente que pendant qu’il ne faut que de 6 à 8 minutes à un missile Pershing II pour atteindre son objectif au Kremlin à partir de ses bases en Europe de l’Ouest, il faut encore de 6 à 8 heures par jour à bien des femmes africaines pour aller chercher l’eau destinée à leur famille. Je suis consciente que selon l’Agence américaine pour le contrôle des armes et le désarmement, les dépenses militaires mondiales atteindront 1 trillion de dollars américains l’an prochain (c’est-à-dire 1 290 milliards de dollars canadiens !). Je suis consciente que la moitié des gouvernements des pays en voie de développement sont des gouvernements militaires.
Et alors je me rappelle les mots de la romancière canadienne Margaret Atwood qui dit : « L’impuissance et le silence vont de pair. Nous, de ce pays, devrions utiliser notre position privilégiée non comme un abri contre les réalités de ce monde mais comme une plate-forme pour parler ».
En terminant, je voudrais revenir au thème du féminisme et de la non-violence comme concepts révolutionnaires. Martin Luther King disait :
Une véritable révolution des valeurs trouvera bientôt inacceptable ce contraste éhonté entre la pauvreté et la richesse. Une nation qui continue à dépenser plus pour sa défense militaire que pour ses besoins sociaux approche à grands pas de sa mort spirituelle. Notre seul espoir repose dans notre capacité à retrouver l’esprit révolutionnaire et à déclarer une guerre sans merci à la violence du racisme, du militarisme et de la pauvreté.
Ursula Franklin nous rappelle qu’historiquement de nombreux défenseurs des droits des femmes étaient des pacifistes tout comme les hommes qui s’opposaient à la guerre étaient souvent très favorables aux luttes menées par les femmes pour leur identité et pour l’égalité. Pour elle, la lutte pour les droits des femmes et l’opposition au militarisme sous toutes ses formes sont les deux faces d’une même médaille. Et cette médaille unique, c’est l’espoir d’un futur qui soit vivable sans stéréotypes sexistes ni guerriers. Mais on ne pourra réaliser ce futur que si on se base sur le respect, et non sur la domination, aussi bien entre les individus qu’entre les groupes et entre les peuples. Plusieurs d’entre nous sont convaincus que si on ne peut atteindre ces objectifs, il n’y aura tout simplement pas de futur. Ironiquement, ce pourrait bien être l’ultime « menace »…
C’est maintenant qu’il faut agir.
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Dorothy GOLDIN ROSENBERG.
Source : GOLDIN ROSENBERG, Dorothy, « Comment concilier la paix (shalom) avec la justice sociale », Dossier du Congrès – 1984 – Paix et Justice, Montréal, 1984, p. 3-17.
- Le texte publié ici est la version intégrale du texte préparé par Dorothy Goldin Rosenberg pour le Congrès. Le texte a été écrit en anglais et la traduction a été assumée par l'Entraide missionnaire. La version donnée oralement au Congrès par Madame Rosenberg était une version résumée du présent texte. ↵