Aurélien BERNIER

Des dizaines de livres ont été publiés sur l’histoire de l’écologie politique, ses intellectuels, ses concepts, ses combats… Mais une partie de cette histoire n’avait encore jamais été écrite : celle qui raconte la récupération, puis la destruction de l’écologie politique par les grandes puissances économiques, afin de préserver le capitalisme et son ordre commercial, le libre-échange. Ni l’histoire qui explique également pourquoi, malgré les grands discours de la « communauté internationale », le pillage environnemental se poursuit à une vitesse effrayante.

Émergence et récuperation de l’écologie politique

Durant les années 1960, l’écologie fait son apparition dans le débat politique aux États-Unis, puis en Europe. Dès 1962, la biologiste américaine Rachel Carson dénonce l’impact extrêmement négatif des pesticides sur l’environnement et la santé humaine dans un livre intitulé Silent Spring (Printemps silencieux), qui devient un best-seller. Militante de la protection de la nature, Rachel Carson écrit sur la science et l’écologie, mais ne s’aventure pas sur le terrain politique. Dans Silent Spring, elle critique « l’administration américaine » et les groupes industriels avides de profits, mais n’en tire qu’une conclusion : les citoyens doivent se battre pour protéger la planète et leur santé.

Cette approche « lobbyiste » la distingue d’un autre auteur américain, qui mérite mieux que Rachel Carson la paternité de l’écologie politique : le biologiste Barry Commoner. Né en 1917, il exerce comme professeur de physiologie des plantes à l’université Washington. Dans les années 1950, il mène des travaux sur la présence d’un composé radioactif, le strontium 90, dans les dents de lait des enfants. Avec l’iode et le césium, le strontium radioactif est le principal polluant distant émis par les essais nucléaires, et il a la particularité d’être re-concentré via certains champignons dans la pyramide alimentaire. D’une structure chimique proche du calcium, il suit le même chemin dans l’organisme et pénètre les os et les dents. À une époque où l’armée américaine fait exploser des bombes atomiques dans le désert du Nevada, Commoner publie plusieurs textes dans lesquels il dénonce les essais nucléaires à l’air libre. Au fil de ses ouvrages, qui connaissent un véritable succès, il développe et approfondit un discours politique. Science and Survival (Science et survie) paraît aux États-Unis en 1966, puis en France en 1969 sous le titre Quelle Terre laisserons-nous à nos enfants.[1] Barry Commoner y détaille les nombreux dégâts provoqués par une mauvaise utilisation de la technologie et plaide pour un contrôle populaire sur la science et ses applications. Dans The Closing Circle (Le cercle qui se referme), qui paraîtra en 1971, il critique ouvertement le capitalisme et conclut que le seul modèle compatible avec la protection de l’environnement serait une forme démocratique de socialisme. Dans The Poverty of Power : Energy and the Economic Crisis (La pauvreté du pouvoir : l’énergie et la crise économique), publié en 1976 aux États-Unis, après le premier choc pétrolier de 1973, et en 1980 en France, il écrit :

Ainsi, de même que la crise de l’environnement, la crise énergétique a montré que la mécanique interne du système capitaliste est curieusement incapable de répondre à certains besoins sociaux comme le besoin d’un environnement vivable ou d’un approvisionnement pétrolier sûr. Ce système s’est également révélé incapable de développer des sources d’énergie renouvelables et non polluantes, des technologies agricoles ou utilisant l’énergie avec efficacité et ayant un faible impact sur l’environnement, des procédés de fabrication demandant de faibles capitaux et procurant des emplois satisfaisants et sûrs. […] Une autre raison de l’incapacité de l’économie capitaliste à satisfaire bien des besoins sociaux est qu’elle repose sur l’échange de marchandises, produites pour être vendues avec bénéfice. Dans le secteur de l’énergie ces marchandises sont mises sur le marché sans souci de leur utilité sociale.

Citant l’analyse de Marx, il conclut « qu’une sorte de tabou politique a empêché les Américains de mettre en question la capacité ou les qualités du système capitaliste ou de le comparer ouvertement avec un régime aussi étranger que le socialisme. Mais il est devenu de plus en plus difficile de respecter ce tabou ».

Devant la montée de la critique écologiste, les classes dirigeantes n’attendent pas pour réagir. Après avoir voulu marginaliser les premiers militants environnementalistes — Rachel Carson fut traitée d’hystérique, d’irresponsable et de communiste par l’industrie chimique — elles tentèrent de les séduire. Le 22 avril 1970, le sénateur démocrate Gaylord Nelson organise aux États-Unis la première Journée de la Terre, qui mobilise plus de vingt millions d’Américains au travers de conférences, d’actions symboliques et de manifestations. Des multinationales comme Monsanto, Ford ou Dow Chemical participent à l’initiative. Mais les ténors de la politique ou de l’industrie ont bien du mal à faire le grand écart entre l’écologie et le productivisme effréné des Trente glorieuses, qui se nourrit d’un pétrole abondant et bon marché.

Halte à la croissance… de la population

A la différence de la plupart de ses pairs, le capitaine d’industrie italien Aurelio Peccei s’intéresse réellement à la question écologique. Cet ancien militant anti-fasciste devenu dirigeant de FIAT puis d’Olivetti se décrit à la fois « socialiste et libéral », s’oppose violemment à l’État-nation et aux idéologies, marxisme en tête. Il est surtout terrifié par la croissance démographique dans les pays du Sud, qu’il décrit comme une « métastase cancéreuse ».

En 1968, il fonde le Club de Rome, un cercle de réflexion pour « concevoir, imaginer, observer le monde (…) sous tous ses aspects, à tous les niveaux: naturels, économiques, humains, sociaux et philosophiques ». La première initiative de ce Club est de commander un rapport au Massachusetts Institute of Technologie (MIT) sur la situation mondiale en termes de ressources, avec l’objectif de confirmer l’analyse de Peccei : si la population continue de croître, le monde court à la catastrophe écologique et à de graves désordres sociaux. Grâce aux financements de la famille Agnelli (propriétaire du groupe FIAT qui emploie Peccei), des fondations Rockfeller et Volkswagen, le rapport du MIT coordonné par Dennis et Donella Meadows paraît en 1972. Il s’intitule The Limits to Growth (Les limites de la croissance — mal traduit dans sa version française par Halte à la croissance ? —) et devient une référence pour le néo-malthusianisme, un courant de pensée qui prône la réduction de la population mondiale, prioritairement dans les pays pauvres.

Apôtre de la mondialisation heureuse et de la libre entreprise, Peccei estime la lutte des classes dangereuse et dépassée par les questions environnementales. Au cœur de sa théorie figure le démantèlement des États, car « les principes de la souveraineté nationale sont un des obstacles majeurs sur la voie du salut collectif de l’humanité ».[2] Mère de tous les vices, la souveraineté nationale servirait « surtout les intérêts des classes dirigeantes », et produirait des comportements aberrants : « subvention aux industries établies sur des bases nationales non compétitives, protectionnisme, autarcie économique et intellectuelle, éducation teintée de nationalisme et non ouverte sur le monde ». Il souhaite organiser « un déclassement conceptuel du caractère souverain de l’État national » en créant « la conscience de l’impératif d’une solidarité globale ». Dans ses écrits, Peccei reste flou sur le type d’organisation qui pourrait remplacer les États-nations. Mais dans des cercles restreints, il vante l’efficacité, la rationalité et la souplesse des multinationales, qui devraient servir de modèle. En avril 1971, il participe à un colloque intitulé Les hommes d’affaires uniront-ils le monde?au cours duquel il déclare :

[La firme multinationale est] l’agent le plus capable d’opérer cette internationalisation de la société humaine que nous estimons indispensable. […] Sa rationalisation mondialiste de tout le cycle recherche-production-distribution, grâce à un recours optimal, par delà les frontières, à tous les facteurs en présence, est si fondamentalement juste qu’elle devra être appliquée largement au delà de la sphère limitée de la grande entreprise.[3]

Entre 1972 et 1980, le Club de Rome commandera et publiera neuf rapports, qui ne seront qu’un approfondissement et une actualisation des idées de Peccei. Le second rapport assure que « l’histoire future ne sera plus celle des personnalités et des classes sociales, comme par le passé, mais celle de l’utilisation des ressources et de la survie de l’espèce humaine ».[4] Celui de 1977 veut « donner la priorité à la conscience de l’espèce sur la conscience nationale et la conscience de classe »[5].

Préserver le libre-échange à tout prix

Cette contre-offensive a évidemment pour but de s’opposer à la vision progressiste et radicale d’intellectuels comme Barry Commoner. Très tôt, les grandes puissances économiques voient dans la montée des préoccupations environnementales un réel danger : le besoin de réglementations écologiques pourrait s’opposer à l’ordre commercial mis en place dans la seconde moitié du XXe siècle, le libre-échange. Cette liberté de circulation des marchandises et des capitaux correspond à une volonté des États-Unis, qui cherchent dès les années 1940 à remettre en cause la supériorité commerciale des grandes puissances coloniales, notamment du Royaume-Uni. Sous la pression américaine, le libre-échange va devenir le véritable ciment de l’ordre économique mondial.

Le 14 août 1941, le Président américain Franklin Delano Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill font une déclaration conjointe et solennelle, baptisée Charte de l’Atlantique, qui entend jeter les fondements d’une nouvelle politique internationale pour l’après-guerre. Suite à d’âpres négociations, Roosevelt parvient à arracher dans le principe numéro quatre de cette Charte une référence au libre-échange : « [Les pays] s’efforceront, dans le respect de leurs obligations existantes, de favoriser la jouissance par tous les États, grands ou petits, vainqueurs ou vaincus, de l’accès, à égales conditions, à l’échange et aux matières premières du monde qui sont nécessaires à leur prospérité économique ». Cette Charte prévoit également l’émancipation des colonies vis-à-vis de leurs métropoles.

Une fois les capitulations allemandes et japonaises signées, les États-Unis sont dans une position hégémonique. Mais ils craignent une crise de la surproduction due à la reconversion très rapide de leur industrie de guerre dans la production de biens d’équipement et de consommation. Ils cherchent à la fois à développer leur marché intérieur en créant ou en répondant à de nouveaux besoins (par exemple dans les domaines de l’électroménager et de l’automobile), à écouler leur production dans les pays meurtris par la guerre, notamment par l’intermédiaire du plan Marshall lancé en 1947 pour soutenir la reconstruction de l’Europe, et à conquérir de nouveaux marchés abandonnés par les Européens, notamment dans les anciennes colonies. Il ne s’agit plus seulement d’arracher la suprématie commerciale au Royaume-Uni, mais de garantir le libre-échange en Europe de l’Ouest et dans l’ensemble des pays non-communistes.

Les États-Unis engagent des négociations dans le cadre de l’Accord multilatéral sur les tarifs douaniers (GATT), signé en octobre 1947 par 23 pays, pour imposer le plus largement possible le libre-échange. Au fil des cycles de négociation, le GATT s’élargit et démantèle en premier lieu les protections douanières des États signataires. Il deviendra, en 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avec des compétences élargies.

Devant la multiplication des problèmes écologiques, la communauté internationale décide, en 1968, de préparer la première conférence mondiale sur la protection de la nature, placée sous l’égide de l’ONU. Pour éviter que des réglementations écologiques ne viennent s’opposer aux principes du libre-échange, les grandes puissances économiques décident d’investir ces négociations internationales. L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), tout d’abord, établit un Comité pour l’environnement. Le GATT, ensuite, réalise sous sa propre responsabilité une étude intitulée Lutte contre la pollution industrielle et commerce international. Pour l’OCDE comme pour le GATT, l’objectif est d’empêcher la moindre entrave au commerce au nom de la sauvegarde des écosystèmes. Le rapport publié par le GATT estime qu’il faut « éviter les situations dans lesquelles l’institution de systèmes nationaux pour combattre la pollution pourrait compromettre l’expansion continue des échanges internationaux ». Concrètement, les négociations sur l’environnement et le commerce ne doivent pas se dérouler en dehors des instances libre-échangistes : « Tous les conflits d’intérêts commerciaux résultant de différences entre les normes nationales […] pourront être résolus grâce aux accords ou aux procédures qui existent déjà ou qui sont en cours d’élaboration ».

En parallèle, une initiative déterminante est prise en direction des pays en développement, pour les persuader qu’il est dans leur intérêt de défendre le libre-échange. Un an avant Stockholm, le Canadien Maurice Strong qui coordonne pour les Nations Unies la préparation du sommet, réunit des intellectuels des pays du Sud afin qu’ils préparent une position commune, qui n’a pas le statut de position officielle, mais qui doit influencer les États. Du 4 au 12 juin 1971, vingt-sept personnes sélectionnées pour leurs capacités d’expertise en matière de développement ou d’environnement se réunissent à Founex, une ville suisse proche de Genève, et rédigent un rapport. Le panel constitué par Strong fait la part belle aux économistes : on y trouve l’Allemand Karl William Kapp (1910-1976), le Néerlandais Jan Tinbergen (1903-1994), le Japonais Shigeto Tsuru (1912-2006) et le Pakistanais Mahbub ul Haq (1934-1998), économiste à la Banque mondiale. Tous se préoccupent de développement, mais aucun ne critique le libre-échange, bien au contraire. Récipiendaire du Prix Nobel d’économie en 1969, Jan Tinbergen est sans doute le plus influent d’entre eux. Considéré comme l’un des inventeurs de la social-démocratie, il défend le productivisme et la libre-circulation des marchandises et des capitaux, tout en réclamant une meilleure répartition des richesses en faveur des pays du Sud. Dès 1970, il publie aux Pays-Bas un livre intitulé Een leefbare aarde (Une terre vivable), qui synthétise sa vision de l’ordre économique international. Ainsi, il écrit : « il est essentiel d’arriver à une production aussi élevée que possible pour assurer au monde la prospérité la plus grande possible », ce qui suppose notamment en matière d’agriculture de « forcer le sol à donner plus qu’il ne fournit spontanément ».[6]

Pour s’assurer que les experts adopteront bien des positions libre-échangistes, le GATT fournit des notes préparatoires au groupe Founex. Dans un document intitulé Contrôle des pollutions industrielles et commerce international, le GATT écrit :

Un résultat possible des réponses nationales aux problèmes environnementaux pourrait être l’accélération du transfert des industries ou des procédés générant le plus de pollution dans des pays où la pollution pose un problème moins urgent. Les pays qui transfèrent [leur industrie] devraient soutenir cet effort d’industrialisation des pays d’accueil et dans le même temps s’assurer que les importations en provenance de ces pays ne seront pas pénalisées par des coûts de lutte anti-pollution.

Le message est clair : les délocalisations doivent être favorisées et la compétitivité sur les marchés mondiaux ne doit pas être entravée par des dispositifs coûteux de protection de l’environnement. Bien sûr, toute mesure protectionniste visant à privilégier des modes de production respectueux des écosystèmes est exclue de ce schéma.

Le Rapport Founex sur l’environnement et le développement part d’un postulat, formulé initialement par l’Inde : la pauvreté est la pire des pollutions, et pour protéger l’environnement, il faut d’abord lutter contre la pauvreté. Certes, les pays du Sud veulent « éviter, autant que possible, les erreurs du modèle de développement des sociétés industrialisées », mais pour arbitrer entre le besoin de croissance et la protection de la planète, « les choix peuvent être faits seulement par les pays eux-mêmes, à la lumière de leur propre situation et de leur stratégie, et ne peuvent être déterminés par des règles à priori ». Les experts surtout voient la crise environnementale comme une opportunité économique :

Le renforcement des standards environnementaux dans les pays développés devrait augmenter les coûts de production de plusieurs industries polluantes comme l’industrie pétrolière et chimique, l’extraction de métaux et les procédés industriels, ou l’industrie du papier. Un tel développement constitue une opportunité pour les pays en développement qui pourraient attirer certaines de ces industries si l’état de leurs ressources naturelles, et notamment la sous-utilisation des ressources environnementales, crée un avantage comparatif.

Pour limiter les transferts de pollution, ils proposent de façon évasive d’améliorer la connaissance sur l’écologie et de favoriser la participation des habitants au processus de décision. Et puisque ce scénario ne peut fonctionner que dans un contexte libre-échangiste, les rédacteurs estiment que

le cadre existant du GATT, au sein duquel la plupart des pays industrialisés ont assumé des obligations et des droits spécifiques, doit être utilisé plus avant pour régler ces problèmes, de manière à réduire les craintes des pays en développement qu’une meilleure protection de l’environnement ne mène à une résurgence du protectionnisme.

Ce faisant, ils soumettent les futures politiques environnementales à la censure commerciale du GATT.

L’instrumentalisation du groupe Founex et la prise en main de la question environnementale par le GATT ont pour effet de subordonner le débat sur l’écologie aux règles de la mondialisation néolibérale en cours de construction. L’unique recommandation de la conférence de Stockholm sur la relation entre commerce et environnement, la recommandation 103, reprend la doctrine du GATT en demandant que « tous les pays […] acceptent de ne pas invoquer leur souci de protéger l’environnement comme prétexte pour appliquer une politique discriminatoire ou réduire l’accès à leur marché ». En même temps que le libre-échange, les pays du Sud réclament des transferts financiers nouveaux pour protéger l’environnement qui, eux, n’arriveront jamais.

Le développement durable, ou l’adaptation des politiques environnementales au tournant de la rigueur

Malgré la sanctuarisation du libre-échange qui s’opère à Stockholm en 1972, les politiques environnementales se renforcent dans les pays occidentaux au cours des années 1970. Mais le tournant ultralibéral qui marque la fin des années 1970 et le début des années 1980 relègue la question écologique au second plan. En 1982, le second Sommet pour la Terre de Nairobi (Kenya), boudé par les principaux chefs d’État, est un échec. Pour les Nations Unies, il faut trouver un moyen de poursuivre le travail dans un contexte radicalement différent de celui des années 1970 : Margaret Thatcher, élue Premier ministre en Grande-Bretagne en 1979, tout comme Ronald Reagan, élu président des États-Unis en 1980, voient l’écologie comme un frein à la croissance et au libéralisme économique. En France, les préoccupations de François Mitterrand et du Parti socialiste sont ailleurs, sur le terrain économique, monétaire et social. Mais la situation environnementale continue à se dégrader et les raisons qui ont fondé les inquiétudes du Club de Rome sont toujours très présentes.

En décembre 1983, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une résolution qui crée une Commission mondiale sur l’environnement et le développement afin de proposer pour l’an 2000 « une stratégie environnementale de long terme ». La présidence est confiée à la Norvégienne Gro Harlem Brundtland, ancienne ministre de l’environnement (de septembre 1974 à octobre 1979) puis chef du gouvernement à trois reprises entre 1981 et 1996. Membre du Parti travailliste social-démocrate, favorable au libre-échange et à l’intégration de la Norvège dans l’Union européenne, elle soutiendra en 1987 la création d’un « Espace économique européen », bâti sur les fondamentaux de l’Acte unique de 1986, le libre-échange et la libre concurrence. Ainsi, Gro Harlem Brundtland contournera le référendum de 1972 qui a vu le peuple norvégien refuser d’adhérer à la Communauté économique européenne par 53% des suffrages exprimés. Durant sa carrière politique, elle s’oppose régulièrement au Parti socialiste de gauche qui regroupe les communistes et plusieurs mouvements de la gauche radicale, en particulier sur les questions européennes.

Parmi les vingt-et-un membres de la commission Brundtland, plusieurs noms retiennent l’attention. Les États-Unis sont représentés par William Doyle Ruckelshaus. En 1970, ce républicain modéré est le premier administrateur, nommé par Richard Nixon, de l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA). Après un bref mandat de directeur du Bureau fédéral d’investigation (FBI), il se recycle dans le privé suite au scandale du Watergate. En 1983, Ronald Reagan le rappelle à la direction de l’EPA, poste qu’il occupe jusqu’en 1985. Le Japon est représenté par l’économiste Saburo Okita, ancien ministre des Affaires étrangères. De 1947 à 1979, il est l’un des principaux artisans du « miracle » économique japonais, qui s’appuie sur la sous-traitance dans les pays asiatiques à bas coût de main-d’œuvre et sur les exportations massives de produits industriels. L’homme d’affaires canadien Maurice Strong, membre éminent du Club de Rome, participe lui aussi aux travaux. Cet ancien dirigeant de l’industrie pétrolière s’engage sur les questions environnementales dès la préparation du premier Sommet de la Terre de 1972 à Stockholm, dont il est pour les Nations Unies le principal coordinateur. Partageant bien des points communs avec son ami Aurelio Peccei, Maurice Strong se déclare « socialiste par idéologie mais capitaliste par méthode ». Ses liens avec les milieux des affaires en font une personne relativement fiable pour les grands groupes privés : très proche de la famille de banquiers, Maurice Strong devient administrateur de la Fondation Rockfeller en 1971; il côtoie régulièrement Ted Turner, le fondateur de CNN; il participe en 1971 à la création du Forum économique mondial de Davos… Enfin, la représentante italienne à la commission Brundtland est Susanna Agnelli, la sœur du dirigeant de FIAT, Gianni Agnelli. Députée et sénatrice italienne, puis élue au Parlement européen, elle est membre du Parti républicain italien, à l’époque de centre-gauche.

Ce groupe de socio-libéraux qui constitue le cœur de la commission Brundtland s’inspire des travaux du Club de Rome, mais va plus loin : il théorise l’adaptation des politiques environnementales au tournant de la mondialisation néolibérale. Publié en 1987, le rapport Brundtland, dont le titre exact est Our Common Future (Notre avenir à tous), consacre le « développement durable », un terme apparu de façon discrète dans la littérature onusienne au début des années 1980, mais dont le sens restait assez flou. La commission Brundtland lui donne une définition très consensuelle : un développement laissant aux générations futures la possibilité de se développer elles aussi, en profitant d’un écosystème en bon état. Elle lui donne surtout un contenu politique.

Dans les nombreuses pages qui font le constat des désordres mondiaux, le rapport Brundtland évite toute analyse des rapports de forces et des véritables origines de la mondialisation. La dégradation des termes de l’échange pour les pays pauvres, la récession sont décrites de façon mécanique et semblent venues de nulle part. Pour les auteurs, la préservation des ressources passe, on s’en doute, par l’augmentation du PIB :

Il est essentiel de revitaliser la croissance économique mondiale si l’on veut que de vastes secteurs du monde en développement échappent à des catastrophes écologiques. Concrètement, cela implique une accélération de la croissance économique aussi bien dans les pays industrialisés qu’en développement.

Le libre-échange est évidemment incontournable, et le protectionnisme est présenté comme une maladie honteuse, qui nuit avant tout aux plus pauvres : « Si l’on veut assurer un développement socialement et économiquement stable, il est indispensable entre autres choses, que les pays industrialisés reviennent, à l’échelle internationale, à des politiques d’expansion en matière de croissance, d’échanges commerciaux et d’investissements ». Les profits supplémentaires tirés de cette croissance nouvelle permettraient, selon les rapporteurs, d’apporter « une assistance à long terme » et une « amélioration des compétences techniques » aux pays les plus pauvres afin qu’ils ne surexploitent pas les ressources. Quand à l’industrie, elle doit « produire plus avec moins » et intégrer l’environnement dans des codes de bonne conduite. Pour les pays en développement, « une coopération efficace avec les sociétés transnationales est possible si l’on crée des conditions d’égalité pour toutes les parties ». La commission Brundtland concède qu’« une méfiance réciproque subsiste néanmoins » entre ces deux partenaires, mais ajoute aussitôt que « ces situations conflictuelles et ces méfiances doivent être aplanies si l’on veut que les sociétés transnationales jouent un rôle accru en matière de développement ». Pour garantir à tous un monde meilleur, il faut également « inscrire la recherche d’un développement soutenable » dans le mandat du GATT, et instaurer une cogestion des politiques environnementales :

La coopération entre les gouvernements et l’industrie avancerait plus rapidement encore si les deux partenaires s’entendaient pour créer des conseils consultatifs mixtes pour le développement soutenable qui collaboreraient à l’élaboration et à la mise en application de politiques, de lois, de réglementations relatives à des formes de développement plus soutenable.

Ainsi adaptées à l’ordre néolibéral, les politiques environnementales sont tout à fait compatibles avec les intérêts des grandes puissances économiques. Ils peuvent donc s’en revendiquer et s’adonner à l’écoblanchiment, tout en continuant à développer une approche productiviste et libre-échangiste. Lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992, qui incorpore le développement durable à la doctrine de l’ONU, et plus encore lors du Sommet de Johannesburg en 2002, les plus puissantes multinationales lancent de grandes opérations de communication environnementale, cosignent des engagements volontaires avec les Nations Unies, participent à la rédaction de textes officiels. Pour ce faire, elles s’organisent en gigantesques lobbies : le Conseil mondial de l’industrie pour l’environnement (World Industry Council for Environment, WICE), créé en 1992, ou le Conseil mondial des affaires pour un développement durable (World Business Council for Sustainable Development, WBCSD), qui voit le jour en 1995. En quelques années, l’imposture du développement durable déferle dans les médias, les rapports d’activité, les documents publics, les programmes scolaires. Le Club de Rome est présenté comme un groupe de visionnaires, Gro Harlem Brundtland comme une grande écologiste, et l’on assure que l’éducation à l’environnement permettra de changer une « nature humaine » responsable de tous les maux.

Après le développement durable, le capitalisme « vert »

À partir de la fin des années 1990, l’augmentation du prix du pétrole et la crise climatique créent une situation nouvelle : l’environnement est tellement dégradé, les énergies sont si chères, qu’une certaine forme de préservation de l’environnement devient rentable. Le capitalisme « vert » peut donc remplacer le développement durable. Concrètement, ce capitalisme « vert » se traduit par deux processus : une concentration fulgurante dans le domaine des technologies « vertes » et une financiarisation spectaculaire de la crise écologique.

Entre 1977 et 1984, le rythme de dépôt de brevets liés à l’efficacité énergétique ou aux énergies nouvelles a décollé une première fois sous l’effet des crises pétrolières et de l’augmentation du prix des énergies. Dès le début des années 1980, aux États-Unis, les géants de l’électricité et du pétrole investissent dans l’énergie solaire pour anticiper une future mutation des modes de production et maintenir leurs taux de profit. General Electric, Exxon, Chevron ou Mobil rachètent de petites entreprises pionnières dans le développement des renouvelables. Avec le contre-choc pétrolier du milieu des années 1980, on assiste à une baisse sensible du prix du pétrole. Le cours du brut reste bas durant une vingtaine d’années, jusqu’en 2003, ce qui retarde la conversion de l’économie au capitalisme « vert ». Mais l’opportunité du changement climatique relance le mouvement : dès le début du millénaire, et après l’explosion de la bulle Internet en mars 2000, la concentration économique se renforce, les grands groupes investissent massivement dans les technologies prometteuses et la finance internationale suit. Alors que protéger la biodiversité ou réduire les flux de produits toxiques coûterait de l’argent aux industriels, passer à une « économie décarbonée » permet de créer de toutes pièces de nouveaux marchés. Rapidement, une bulle sur les technologies « vertes » se forme. Des énergéticiens comme le Français EDF, l’Allemand E.ON ou l’Américain General Electric investissent massivement dans l’éolien, des pétroliers comme Total en France ou British Petroleum en Grande-Bretagne — qui niait encore la réalité du changement climatique quelques années auparavant – multiplient les acquisitions dans le solaire, l’Américain Chevron se positionne comme leader mondial de la géothermie… En 2007, Robert Bell, le président du département de sciences économiques du Brooklyn College à New York, annonce dans les cinq ans à venir une bulle « verte » qui dépasserait de loin celle de l’Internet : « La bulle verte sera explosive, elle aura provoqué une spéculation irrationnelle et exubérante »[7]. Cette prédiction ne tarde pas à se réaliser. Pour l’année 2009, en pleine crise économique, le montant cumulé des principales levées de fonds et des fusions-acquisitions dans les technologies « vertes » atteint 20 milliards d’euros, un chiffre supérieur au PIB de la moitié des États de la planète.

En parallèle, la finance internationale s’est invitée dans la lutte contre le changement climatique. Lors des négociations du protocole de Kyoto, signé en 1997 pour réduire les gaz à effet de serre, les grandes puissances économiques ont défendu le principe des marchés de droits en lieu et place d’une éventuelle taxation des émissions. Dans ce système, les émetteurs de gaz à effet de serre disposent de quotas fournis par les États. Comme on distribue des quotas aux éleveurs pour produire du lait, comme on distribue des quotas de pêche aux pêcheurs, on délivre aux industriels des droits à émettre des gaz à effet de serre. On permet ensuite l’échange de ces droits sur un marché, où une entreprise peut vendre ou acheter des quotas en fonction de ses besoins. C’est le rapport entre l’offre et la demande qui détermine le prix à payer pour dépasser son quota de pollution. Bien entendu, ce système de marché est plus souple et moins onéreux pour les firmes qu’une simple taxe.

Les lobbies industriels ont obtenu également que le protocole de Kyoto favorise les investissements occidentaux pour des projets réduisant les émissions de gaz à effet de serre dans les pays émergents. Une fois validés par l’ONU, de tels projets sont récompensés par l’attribution de « crédits carbone », proportionnellement aux émissions évitées. Ces titres peuvent soit compenser des dépassements d’émissions autorisées dans les pays occidentaux, soit être vendus en Bourse. Le système, baptisé Mécanisme de développement propre (MDP), préserve totalement le libre-échange et permet aux multinationales du Nord de conquérir de nouveaux marchés dans les pays émergents, la vente des crédits carbone faisant office de subvention. Il incite encore davantage aux délocalisations, puisqu’il est souvent plus rentable d’ouvrir de nouvelles activités dans les pays à bas coût de main-d’œuvre et d’empocher les crédits carbone que de mettre aux normes les usines des pays occidentaux. En langage officiel, il s’agit d’une « compensation » carbone.

En juin 1999, un groupe de multinationales crée l’international Emission Trading Association (IETA) pour défendre sa vision du marché du carbone auprès des institutions. À l’origine de l’initiative, fortement soutenue par l’ONU et le Conseil mondial des affaires pour un développement durable, on trouve les pétroliers Shell et BP, des industriels de l’énergie (Transalta, ABB), de l’extraction de matières premières (Rio Tinto), de la métallurgie (Norsk Hydro), de l’automobile (Mitsubishi), mais également des consultants (KPMG) et des spécialistes de la finance carbone (Ecosecurities). Cette association prend rapidement de l’ampleur avec l’adhésion de quelques-unes des plus grandes banques (Barclays, BNP Paribas, Crédit Agricole, Deutsche Bank, J. P. Morgan Chase Bank, Morgan Stanley & Co…), des assureurs (Lloyd’s), de prestigieux bureaux d’études (PricewaterhouseCoopers) et de grandes puissances industrielles (Alstom, Cargill, Chevron, China Oil, Dow Chemical, E.ON, EDF, GDF Suez, General Electric, Italcimenti, Lafarge, Petrobras, Rhodia, Syngenta, Total, Toyota, Veolia…). La profession de foi de l’IETA utilise tous les mots-clés du développement durable : « [Notre association] cherche à développer un système d’échanges de droits d’émissions qui permette une véritable réduction des émissions de gaz à effet de serre, tout en alliant l’efficacité économique avec l’intégrité environnementale et l’équité sociale ». Son objectif est la constitution d’un marché qui couvre un maximum de secteurs d’activité et de zones géographiques, avec des règles identiques et, bien sûr, des mécanismes de compensation les plus souples possibles.

Le marché du carbone qui ouvre en Europe le ler janvier 2005 est tel que les multinationales l’ont rêvé. Dans une première phase, les États sont si généreux avec les firmes que les volumes de droits à polluer accordés sont supérieurs aux émissions de gaz à effet de serre. Résultat de la loi de l’offre et de la demande : le prix du quota correspondant à l’émission d’une tonne de carbone s’effondre et s’établit à deux centimes d’euros fin 2007. À partir de 2008, les États font mine de resserrer la contrainte sur les industries des pays développés en réduisant le nombre de quotas attribués. Mais les compensations via le « Mécanisme de développement propre » offrent une réserve suffisante pour lever l’inquiétude des industriels. Le prix du quota s’établit entre 20 et 25 euros début 2008, avant que n’éclate la crise financière en septembre. La crainte d’une récession amène à penser que les émissions de gaz à effet de serre baisseront également, et que la demande de quotas carbone sur le marché chutera. En décembre, le droit à polluer a perdu la moitié de sa valeur par rapport à juillet : il se négocie moins de 14 euros. En février 2009, il passe sous la barre des 8 euros. Ensuite, son cours fluctue entre 13 et 16 euros, très loin des prix qui inciteraient les industriels à réellement investir dans la réduction des émissions.

Mais en attendant des jours meilleurs, la finance carbone s’est structurée. Des « fonds carbone » investissent massivement dans les projets du MDP et des banques comme le Crédit Suisse proposent des produits dérivés complexes basés sur le marché des droits à polluer, très comparables aux produits dérivés sur le crédit immobilier qui ont déclenché en septembre 2008 la crise des Subprimes. Dans ce système, on vend à l’avance les droits à polluer que pourront rapporter des projets du MDP qui ne sont pas encore finalisés. Si un champ d’éoliennes est prévu en Chine, les droits à polluer qu’il délivrera dans quelques années peuvent être vendus avant même que le premier kilogramme de béton ne soit coulé ! Différents titres sont rassemblés dans des « produits financiers structurés » qui permettent de diluer le risque : comme un panier de légumes qui contiendrait des carottes, des poireaux et des pommes de terre, un produit financier structuré mis en vente, contiendra des promesses de droits à polluer de projets fiables et d’autres de projets plus incertains. Dès lors, il suffit qu’un projet capote ou ne délivre pas autant de crédits carbone que prévu pour que le marché doive faire face à des « crédits pourris » éparpillés dans ces produits financiers.

En attendant un éventuel krach, les escrocs s’en donnent à cœur joie, profitant du fait que le marché du carbone est totalement immatériel et permet d’autant mieux les malversations qu’il ne débouche sur aucune livraison physique. En août 2009, la douane britannique démantèle un réseau qui achète en Grande-Bretagne des droits à polluer exonérés de TVA et les revend dans d’autres pays européens qui leur appliquent une TVA. Mais au lieu de reverser le produit de la taxe à l’État concerné, ils empochent la différence. L’ensemble de ces fraudes à la TVA sur le marché du carbone est estimé, pour 2009, à 5 milliards d’euros. En mars 2010, on découvre qu’une faille dans le système d’échanges permet à un courtier hongrois de vendre plusieurs fois les mêmes droits à polluer sur le marché européen. Enfin, en janvier 2011, la Commission européenne donne l’ordre de fermer tous les registres carbone dans lesquels sont recensées les transactions. On vient de s’apercevoir que les codes d’accès informatiques ont été forcés par des « hackers » et que des quotas « volés » ont été revendus frauduleusement pour un montant de 200 millions d’euros. Même le quotidien économique La Tribune s’inquiète : « le marché du CO2 est devenu la cible préférée des escrocs en col blanc ». C’est sans doute le prix à payer pour un mécanisme boursier « souple », qui apporte un minimum de contraintes aux grandes puissances économiques et un maximum de profits à la finance internationale.

Vers un nouvel ordre international

Il est évident que le capitalisme « vert » ne peut qu’aggraver la crise écologique et sociale et qu’il faut s’y opposer. Il faut surtout prendre conscience que le cœur du capitalisme néolibéral est le libre-échange, cet ordre commercial qui organise la libre circulation des capitaux et des marchandises et qui permet aux grandes entreprises de pratiquer le chantage aux délocalisations. Ce chantage opère comme une arme de destruction massive des acquis sociaux et des normes de protection de l’environnement : pour préserver l’emploi, les gouvernements doivent offrir les meilleures conditions possibles aux multinationales et renoncer à des politiques réellement progressistes. Mais autant ce système est d’une perversité absolue, autant il est techniquement simple à remettre en cause. Il suffit en effet de rétablir des droits de douane, des quotas, des normes et des capacités de contrôle des marchandises et des capitaux pour mettre fin au libre-échange et au chantage aux délocalisations.

L’objectif d’une sortie du libre-échange n’est évidemment pas de se replier à l’abri des frontières nationales. Au contraire, il s’agit de créer les conditions d’un nouvel ordre international, basé non plus sur la concurrence acharnée, mais sur la coopération. Dans cette perspective, deux textes doivent nous guider : la Charte de La Havane de 1948 et la Déclaration de Cocoyoc d’octobre 1974.

À partir de 1945, lorsque les Américains cherchent à imposer le libre-échange dans le cadre de négociations multilatérales, ils proposent au monde la création d’une Organisation internationale du commerce (OIC). Trois conférences ont lieu : à Londres en 1946, à Genève en 1947, et à La Havane en 1948. Mais certains pays s’opposent à la vision libre-échangiste des Américains. D’anciennes colonies britanniques, des pays d’Amérique latine et d’Afrique réclament dès la conférence de Londres que l’OIC prévoit un traitement différencié pour les pays en développement, et les autorise à développer leur économie en instaurant des quotas à l’importation. Lors de la conférence de Genève, les États-Unis tentent de négocier une sécurisation des investissements à l’étranger, en particulier dans le cas de nationalisations, mais se heurtent à l’opposition du bloc du Sud. À la Havane, cette opposition emmenée par l’Uruguay et l’Argentine — deux dictatures pratiquant des politiques de ré-industrialisation et de correction des déséquilibres dans le partage des richesses — est rejointe par la Chine et l’Inde. Elle va jusqu’à réclamer le droit à développer des zones économiques régionales privilégiées et protégées, ce qui constitue pour les États-Unis un véritable camouflet. Mais la nécessité d’obtenir un accord commercial le plus large possible pour contenir la progression des pays communistes conduit les négociateurs américains à accepter bien des compromis. Ils choisissent de mettre toute leur énergie pour lutter contre l’instauration de quotas, qui aurait terriblement handicapé les exportations américaines, et cèdent sur les tarifs douaniers et sur le développement de zones régionales.

La Charte de La Havane signée par les États-Unis du démocrate Harry S. Truman fin 1948, n’a plus rien à voir avec le plan initial des Américains. Elle fait de l’équilibre de la balance des paiements un principe de base : les pays doivent tendre vers une égalisation des importations et des exportations et peuvent y parvenir en instaurant des mesures protectionnistes. La partie de la Charte qui traite des questions de développement va même plus loin : les pays du Sud y revendiquent un droit à l’industrialisation et rejettent un schéma dans lequel ils continueraient à fournir les matières premières et les produits agricoles, tandis que les pays riches se réservaient les activités de transformation à haute valeur ajoutée.

Les puissants lobbies économiques, comme la Chambre américaine du commerce, le Conseil national pour le libre-échange ou le Comité de développement économique, qui soutenaient au départ la création de l’OIC, font un virage à cent-quatre-vingt degrés et s’opposent à la ratification de la Charte. Leur campagne s’appuie sur la proclamation de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949 par Mao Tsé-toung, alors que la Chine figure parmi les signataires du texte : pour les Américains, la présence d’un pays communiste dans un tel accord est totalement inacceptable. Les Républicains disposant depuis 1946 d’une majorité dans les deux chambres, le Sénat et la Chambre des représentants, l’administration Truman doit enterrer une OIT mort-née et stoppe la procédure de ratification au Congrès fin 1950. Pour autant, les principes qui figurent dans la Charte de La Havane sont toujours d’actualité et pourraient constituer les bases d’un nouvel ordre commercial basé sur la coopération.

La Déclaration de Cocoyoc de 1974 est rédigée dans un tout autre contexte. Les années 1973 et 1974 constituent l’apogée du mouvement des pays non-alignés, lancé à la conférence de Belgrade en 1961. Les États réunis dans ce mouvement, principalement issus du Sud, marquent leur refus de s’aligner sur l’un des deux blocs qui s’affrontent sur la scène internationale et invoquent leur droit au développement et à la souveraineté. Du 8 au 12 octobre 1974, dans la ville mexicaine de Cocoyoc, un colloque des Nations Unies réunit des experts internationaux pour débattre de « [l]’utilisation des ressources, de l’environnement et des stratégies de développement ». Ces experts sont pour la plupart issus de pays du Sud non-alignés, de sensibilité socialiste. On y trouve notamment des représentants de la Tanzanie, du Sri Lanka ou du Mexique, dont les gouvernements s’opposent nettement à l’ordre économique international et à l’impérialisme des États-Unis sans être pour autant satellites de l’Union soviétique.

La déclaration finale issue du séminaire dresse un réquisitoire sans ambiguïté contre l’ordre économique capitaliste. Les rédacteurs considèrent que « Les affamés, les sans-abris et les illettrés sont plus nombreux aujourd’hui que lorsque les Nations Unies ont été créées », condamnant « un processus de croissance qui bénéficie seulement à une très petite minorité et qui maintient ou accroît les disparités entre pays et à l’intérieur des pays ». Ils concluent que ce processus « n’est pas du développement. C’est de l’exploitation. » Ils rejettent le discours libéral qui prétend résoudre les problèmes mondiaux grâce au marché. « Les marchés classiques donnent un accès aux ressources à ceux qui peuvent payer plutôt qu’à ceux qui en ont besoin, ils stimulent une demande artificielle et génèrent des déchets dans le processus de production, et certaines ressources sont même sous-utilisées. »

Ce texte remarquable ne se limite pas au constat, mais propose un véritable projet alternatif de développement. Au cœur de ce projet, il place une notion développée par l’indien Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948) : le concept de self-reliance, qui n’a pas d’équivalent français exact, mais que l’on peut traduire par « autonomie ». Les rédacteurs de la Déclaration de Cocoyoc prônent la démondialisation avant l’heure, car « L’autonomie au niveau national implique un détachement temporaire du système économique actuel. Il est impossible de développer l’autonomie au-travers de la participation pleine et entière à un système qui perpétue la dépendance économique ».

Dans leur esprit, cette souveraineté nationale est inséparable de la souveraineté populaire. C’est la raison pour laquelle les questions d’éducation et d’émancipation citoyenne sont largement développées, pour affirmer notamment que

chaque personne a le droit de comprendre pleinement la nature du système dont elle fait partie comme producteur, consommateur, et surtout comme l’un des milliards d’habitants de la planète. Elle a le droit de connaître qui tire les bénéfices de son travail, qui tire les bénéfices de ce qu’elle achète et vend, et la façon dont cela enrichit ou dégrade l’héritage planétaire.

Enfin, cette souveraineté nationale et populaire ne dispense pas les États de coopérer, dans un rapport d’égal à égal :

Nous croyons fermement que, puisque les sujets du développement, de l’environnement et de l’utilisation des ressources sont des problèmes globaux essentiels et qui concernent le bien-être de toute l’humanité, les gouvernements devraient utiliser pleinement les mécanismes des Nations Unies pour les résoudre et que le système des Nations Unies devrait être rénové et renforcé pour faire face à ses nouvelles responsabilités.

Cette pertinence et cette cohérence font de la Déclaration de Cocoyoc le texte le plus utile pour penser une nouvelle coopération internationale dans une logique de démondialisation. La voix de ces intellectuels des pays du Sud, soucieux d’émancipation, d’écologie et de solidarité, montre que la recherche de souverainetés nationales et populaires constitue le cœur d’un projet de rupture avec le capitalisme, capable de concilier progrès social et environnemental. Encore faut-il passer de la théorie à la pratique, ce qui suppose de reconstruire une écologie réellement politique.

§

Aurélien BERNIER, collaborateur au Monde Diplomatique, ancien dirigeant de l’Association pour la taxation des transactions financières et l’aide aux citoyens (ATTAC) France.

Source : BERNIER, Aurélien, « Comment la mondialisation a tué l’écologie », Dossier du Congrès – 2013 –Notre planète en péril : l’urgence d’agir, Montréal, 2013, p. 9-22.

 


  1. Barry Commoner, Quelle terre laisserons–nous à nos enfants? Seuil, 1969
  2. Aurelio Peccei, Cent pages pour l'avenir - Réflexions du président du Club de Rome, Economica, 1981
  3. Will businessmen unite the world, Santa-Barbara, avril 1971. Cité dans Philippe Braillard, L'imposture du Club de Rome, PUF, 1982.
  4. Mihaljo Mesarovic, Eduard Pestel, Mankind at the Turning Point, 1974.
  5. Ervin Laszlo, Goals for Mankind, A Report to the Club of Rome on the New Horizons of the Global Community, 1977
  6. Jan Tinbergen, Pour une terre vivable, Paris-Bruxelles, Elsevier Séquoia, 1976. "Dans cinq ans, la bulle verte sera explosive", Libération, 9 mars 2007.
  7. "Dans cinq ans, la bulle verte sera explosive", Libération, 9 mars 2007.

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