Vincent COSMAO

C’est finalement en transformant le monde que l’homme est appelé, et peut-être conduit, à se convertir, à se transformer à sa vérité, à sa vocation qui est à la fois d’être maître du monde et d’être fils de Dieu. Même si la signification ultime de sa conversion ne lui est révélée et rendue accessible que dans la Parole de Dieu, c’est aussi son effort pour organiser le monde qui le met en route pour devenir ce qu’il est.

Si l’action sur les structures peut s’imposer comme une exigence découlant de la conversion, elle peut aussi être facteur de conversion par là même qu’elle contraint à faire la vérité dans la pratique.

Depuis déjà quelques décennies, la certitude s’est progressivement imposée que la conversion à Jésus-Christ, l’éducation de la foi, la pratique de la foi ne peuvent être déconnectées de la participation à la transformation et à l’organisation de la vie en société, à l’échelon local comme à l’échelle mondiale; on découvre, au contraire, que la vie de la foi s’articule nécessairement sur la pratique sociale sous peine de se laisser reléguer dans un autre monde qui risque d’être une absence du monde, une évasion dans l’illusion ou le rêve, une aliénation. Si la critique marxiste de la religion aliénante (parce que détournant l’homme des tâches terrestres en le polarisant sur un autre monde où toutes ses aspirations seraient réalisées) a contribué à centrer la dynamique de la foi sur son insertion dans la vie (la foi dans toute la vie), il devient clair aujourd’hui que, quoiqu’il en soit de ses origines historiques, cette préoccupation est désormais déterminante dans l’Église catholique comme d’ailleurs dans les Églises issues de la Réforme qui avaient pourtant mis l’accent sur la justification par la foi.

Née d’une préoccupation apostolique, et plus particulièrement, dans l’action catholique spécialisée, de la prise de conscience que, pour permettre aux hommes de redevenir ou de devenir chrétiens, il était nécessaire de transformer les milieux qui les conditionnaient, la volonté d’agir sur les structures, tout en s’enracinant plus profondément dans les exigences de la foi, a de plus en plus trouvé sa justification en elle-même: dans la nécessité pour les hommes de produire et de maîtriser leurs conditions sociales d’existence. Ce n’est plus, du moins directement ou consciemment, le souci apologétique de rendre l’Évangile ou l’Église crédible qui anime les chrétiens déterminés à agir sur les structures, c’est la volonté de participer à la construction d’un monde plus humain et plus fraternel; hommes parmi les hommes, ils veulent travailler avec tous à la création d’un monde où tous les hommes aient quelque chance d’être des hommes.

S’il est incontestable que cette polarisation de la foi sur la transformation des structures sociales, économiques ou politiques, représente ce qu’on peut appeler une politisation de la pratique du christianisme, il apparaît aussi, même si tous n’en conviennent pas, que cette politisation est en cohérence avec la dynamique de la foi, même s’il s’y introduit parfois des distorsions qui demanderaient à être analysées et rectifiées.

Pour mieux saisir cette évolution, après une rapide évocation de l’arrière-plan historique, on analysera successivement, dans le cas de l’engagement chrétien pour le développement, la logique de la politisation et l’élaboration théologique qu’elle a déclenchée.

Dégagement et engagement

En un sens, cette politisation de la pratique du christianisme était plutôt inattendue. Depuis des décennies en effet, on assistait, dans l’Église catholique en particulier, à une prise de conscience de la nécessité pour l’Église de se dégager, de se libérer, de ce qui était perçu comme une collusion avec l’« ordre établi », et plus généralement avec les pouvoirs publics. Facteur d’intégration ou de régulation des sociétés européennes durant la période de « chrétienté », l’Église, malgré les chocs de la Réforme et de la Révolution française, était demeurée l’un des principaux facteurs de cohésion de ces sociétés, à travers tous les processus de laïcisation ou de sécularisation. Le « catholicisme populaire », qu’on redécouvre aujourd’hui, survivait aux déchristianisations qui touchaient surtout les milieux ouvriers, et représentait généralement l’idéologie dominante. Craignant d’être de ce fait « récupérées » par l’ordre établi – que la critique marxiste, en particulier, faisait percevoir comme un « désordre établi » – les églises étaient conduites à se redéfinir, à se ré-identifier, à se distinguer de l’organisation ou de la dynamique sociale. N’étant plus le réel facteur de cohésion sociale, elles se découvraient plus ou moins marginales, et par là même distinctes de la société globale, alors qu’elles y avaient été plus ou moins identifiées, quand, par exemple, elles détenaient l’état civil et qu’il était impossible d’exister civilement sans être couché sur leurs registres.

Tendance purificatrice

Au fur et à mesure que se durcissait ou se généralisait la critique de la société industrielle, dont les inégalités ou les injustices n’apparaissaient plus inévitables mais insupportables, les églises prenaient du champ par rapport aux détenteurs du pouvoir économique ou politique. Sans être encore entrées dans la contestation, elles distinguaient de plus en plus nettement leur compétence spirituelle du domaine temporel. Face aux États auxquels était reconnue la compétence temporelle, les églises réaffirmaient et renforçaient leur légitimité spirituelle, religieuse, morale.

Dans le même temps, provoqué par l’exégèse scientifique et la redécouverte de la Bible, par la relecture des Pères et la revalorisation de la Tradition vivante, le « retour aux sources » accentuait la redéfinition de l’Église et l’affirmation de sa spécificité, de sa mission d’annonce de la Parole de Dieu et de salut. À la veille du Concile, la théologie kérygmatique fut sans doute le point culminant de ce courant de désengagement. Mettant l’accent sur la Bonne Nouvelle du Christ ressuscité, elle centrait la vie chrétienne sur ce qu’en d’autres temps on avait appelé « l’essence du christianisme », sur l’amour et l’appel gratuit de Dieu, sur le sens, sur la dynamique eschatologique. Sans préconiser le moins du monde l’évasion hors de l’histoire, elle prônait une pureté évangélique dont l’idéal était aux Catacombes.

Cette tendance purificatrice, qui trouvait parfois son slogan dans la « fin de l’ère constantinienne », allait connaître son apogée et sa consécration à Vatican II avec l’ecclésiologie du « Peuple de Dieu ». Retrouvant son origine et son identité dans la seule Parole de Dieu, l’Église y retrouvait aussi sa vocation de signe de salut et sa dynamique eschatologique au cœur de l’histoire. Sans se retirer au désert, elle réaffirmait sa liberté devant les puissances de ce monde.

La mise en question de la diplomatie vaticane fut peut-être une des manifestations les plus significatives de cette revendication de pureté, de non-compromission avec les princes de ce monde.

Engagements des laïcs

Mais parallèlement à ce courant, et dans le même temps, la mystique de l’engagement se diffusait dans le militantisme catholique à partir de la pédagogie et des perspectives apostoliques de l’action catholique spécialisée. Incités à être les apôtres de leurs milieux, les laïcs étaient encouragés à prendre leurs responsabilités sociales, professionnelles, politiques dans l’aménagement ou la transformation de l’organisation sociale, selon les perspectives de la promotion du bien commun préconisée par la doctrine sociale de l’Église. Entraînés à « voir, juger, agir », ils étaient invités à vivre leur « foi dans toute leur vie » et donc à la réaliser dans l’action temporelle, envisagée d’abord comme moyen de transformation des milieux qui conditionnent la vie morale et spirituelle, puis de plus en plus comme transformation des mentalités et des structures. Au fur et à mesure que l’Église, comme telle ou comme institution, se dégageait de toute responsabilité politique, les laïcs, comme citoyens, « en chrétiens » et non « en tant que chrétiens », c’est-à-dire en tant qu’engageant l’Église, étaient encouragés à s’engager politiquement, sous leur propre responsabilité, tout en demeurant sous le contrôle de la hiérarchie chargée de veiller à ce qu’ils ne compromettent pas l’Église dans leurs engagements ou leurs prises de position.

Cette contradiction « dialectique » entre dégagement et engagement n’était possible que par le maintien, voire le renforcement, d’une « division du travail » dans l’Église entre clercs et laïcs : plus on était responsable dans l’Église et moins on pouvait l’être dans la société; plus on prenait de responsabilités dans la société et moins on pouvait être responsable dans l’Église. L’évêque, pleinement responsable dans l’Église, et les prêtres associés à sa responsabilité, mais aussi les responsables d’action catholique étaient dans l’impossibilité de s’engager politiquement. Mais les laïcs, dans les limites fixées par la hiérarchie, pouvaient jouer leur « franc jeu » dans la vie politique.

Cette ecclésiologie, qui ne manquait ni de cohérence ni de logique, fut à la base de la vie ecclésiale dans la période qui précéda et suivit immédiatement le Concile. Mais très vite elle allait révéler son insuffisance. Au fur et à mesure, en effet, qu’ils prenaient au sérieux les responsabilités « temporelles » qu’on les avait encouragés à assumer dans la logique de leur foi, les laïcs allaient se rendre compte que les problèmes sociaux, économiques, politiques, culturels, auxquels ils étaient ainsi affrontés, n’étaient rien d’autre que la vie même des hommes, l’humanité en quête de bonheur et de sens, le terrain même qui attend la semence de la Bonne Nouvelle; ils allaient progressivement découvrir que la signification de la Bonne Nouvelle était en question dans les positions qu’ils avaient à prendre devant ces problèmes; en d’autres termes, que les problèmes politiques n’étaient pas neutres ou relevant d’une éthique « naturelle »; que l’Évangile ne pouvait être neutre par rapport aux options politiques; que le sens même de la vie, et donc le sens que lui donne l’Évangile, était en question, sinon dans les choix concrets, du moins dans les orientations et les perspectives. S’ils n’en revenaient pas à chercher un modèle de société dans l’Évangile, ils prenaient conscience que leurs choix de société ne pouvaient être déconnectés de l’annonce de l’Évangile.

Dès lors, dans la logique même de leur engagement, c’était à nouveau l’Église, comme communauté structurée par la foi, qu’ils allaient chercher à engager avec eux et à travers eux dans la transformation du monde.

Si l’engagement dans le combat pour le développement n’est pas la seule ligne de forces de cette nouvelle perspective, il est sans doute – du fait peut-être de la rapidité avec laquelle il a pris consistance sur une période de dix ans – l’axe le plus significatif de ce processus de politisation de la pratique du christianisme. C’est pourquoi on l’a retenu ici pour une analyse dont les résultats peuvent être assez largement extrapolés à d’autres secteurs de la vie ecclésiale.

D’une pratique caritative à une pratique politique, par l’analyse des mécanismes du sous-développement

Au point de départ de l’engagement chrétien pour le développement, il y a incontestablement une exigence de charité ou un appel à la charité, transposition chrétienne de la solidarité humanitaire à laquelle s’adressait la FAO quand elle lançait sa Campagne mondiale contre là faim.

Dans la conscience chrétienne, la révélation de la famine intervenait à un moment où, du fait de tout un concours de circonstances, la revalorisation de la charité comme axe de l’existence chrétienne était globalement réalisée. Après une période plus centrée sur le culte et le salut éternel, on redécouvrait ou on découvrait dans une lumière nouvelle que la foi se réalise en charité et que le second commandement, inséparable du premier, en est aussi la condition de réalisation. Mais si, en d’autres temps, on avait parfois pu identifier la charité à l’aumône qui n’engage pas toujours celui qui la fait, il devenait évident que la charité ne peut se pratiquer, se vivre, que dans une solidarité réelle, existentielle, avec ceux qui sont dans le besoin, que son objectif ou sa visée ne doit pas être seulement de les réconforter ou de les consoler, mais de les aider à surmonter leur situation de détresse, à s’en sortir. Dès lors l’efficacité devenait la condition de la réalisation de la charité.

Cette exigence d’efficacité conduisait à agir sur les causes de la misère ou de la détresse et donc à les discerner et pour cela à analyser les situations de misère ou de détresse.

C’est ainsi que, de la prise de conscience de l’existence de situations de famine, on fut conduit à découvrir la réalité du sous-développement, puis à s’interroger sur ses causes.

Sous-développement et déstructuration sociale

Dans un premier temps, le sous-développement fut d’abord perçu comme un état de retard économique et technique, dont il était possible de sortir par des transferts de capitaux, de techniques, de savoir-faire. L’aide au développement apparaissait alors comme une « assistance technique » et financière pour laquelle il était possible de mobiliser la générosité chrétienne dont la réponse fut effective. Ainsi devint possible la réalisation de « projets » ou d’actions de développement qui ont aidé et aident encore des populations à faire un premier pas vers un certain mieux-être.

Mais très vite on se rendit compte que le sous-développement est une réalité beaucoup plus complexe et surtout que, loin d’être un état de retard, il est un processus toujours en cours et, qu’en ce sens, il y a peut-être plus de pays en voie de sous-développement que de pays en voie de développement. Ce qui caractérise ce processus, c’est la désarticulation, la déstructuration, la désintégration des économies, des sociétés, des cultures « périphériques » du fait même de l’expansion massive, brutale et-incontrôlée de l’économie, de la société, de la culture dominantes constituées sur la base de la civilisation scientifique et technique mise en route par la révolution industrielle. Là où des populations avaient, vaille que vaille, réussi, au cours des siècles ou des millénaires, à produire, dans une complémentarité en circuit restreint, leurs conditions d’existence, l’activité économique, la vie sociale, les perspectives culturelles se trouvaient, souvent en l’espace de quelques décennies, totalement polarisées par l’extérieur, par la société dominante, et par là éclatées, désarticulées. Ainsi, par exemple, tel pays d’Afrique qui produisait son riz, son mil, ses tissus, ses ustensiles, etc., et arrivait à vivre, se trouvait, du fait de l’introduction de l’arachide nécessaire au marché français, tributaire du Cambodge ou des États-Unis pour son alimentation et dépendant du marché mondial auquel il était condamné à fournir de plus en plus d’arachides pour pouvoir se procurer les biens qu’il ne pouvait plus produire. Là où existait un équilibre relatif en circuit restreint, un marché intérieur, dans la complémentarité entre agriculteurs, éleveurs, artisans, commerçants, apparaissait une polarisation par le port, caractéristique de l’économie de traite et dont découlait la désarticulation des circuits qui assuraient la cohérence antérieure. Totalement dépendante de l’extérieur, du marché mondial où se prenaient, en fonction d’autres intérêts, toutes les décisions qui déterminaient la vie de ce pays, sa population se trouvait dépossédée de tout pouvoir de conduire elle-même sa vie collective. Ce qui est encore plus grave, c’est que cette dépendance et cette [déstructuration] se renforcent mutuellement au fur et à mesure que se déroule le processus. Le sous-développement consiste fondamentalement en ce cercle vicieux de la dépendance et de la [déstructuration].

Si donc la cause du sous-développement se trouve dans l’organisation ou l’inorganisation même du système international des échanges, qui appauvrit et dépossède de leurs biens et de leur pouvoir, les sociétés satellisées par la société dominante, il devient clair que ce sont les structures du système international qui doivent être transformées. C’est la conclusion à laquelle arrivait Paul VI dans sa lettre au Secrétaire général de la CNUCED/UNCTAD (Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement) à la veille de sa réunion à Santiago du Chili en 1972 :

Vous savez bien que ni la réforme du commerce international ni l’amélioration de l’aide de la coopération ne sont capable à elles seuls d’assurer entre les peuples un développement plus solidaire et plus humain. En bien des cas ce sont les structures même du pouvoir et de la décision qui doivent être changées de façon à réaliser partout, au niveau tant politique et économique que social et culturel, un meilleur partage des responsabilités… Il est en effet souhaitable que la CNUCED s’attache à abolir les systèmes qui font que les privilégiés sont toujours plus privilégiés, que les riches commercent toujours plus entre eux et que l’aide internationale elle-même ne profite souvent que très imparfaitement aux populations les plus pauvres.[1]

La transformation des structures économiques et politiques étant hautement politique, on est ainsi conduit à l’action politique, à partir de la recherche des conditions d’une pratique authentique de la charité. Beaucoup de chrétiens ont vécu ce cheminement depuis dix ans dans leur engagement pour le développement. Dans les pays industrialisés, la prise de conscience de la nécessité de transformer les structures internationales les a conduits à la prise de position pour la transformation de la politique internationale et donc de la volonté politique de leur pays. En Belgique, l’année de la justice en est une manifestation particulièrement significative.

Lecture théologique de la réalité sociale comme monde de péché

Ainsi entraînés à l’analyse de la réalité sociale, les mêmes chrétiens en sont venus peu à peu à articuler sur leur analyse sociologique, économique, politique, une analyse théologique de l’organisation ou de l’inorganisation du monde.

Les situations dont l’analyse sociologique, économique, politique, fait apparaître les distorsions; l’irrationalité, l’inégalité criante, l’injustice, leur apparaissent alors comme des situations de péché, comme des structures de péché, comme un monde de péché.

Loin d’être une simple image destinée à émouvoir les cœurs des fidèles, la notion de péché a été progressivement employée ici dans toute sa rigueur théologique. Le monde tel qu’il est, est analysé comme étant en contradiction avec le Dessein de Dieu et son acceptation comme étant incompatible avec la reconnaissance de Dieu comme Dieu. On assiste alors à une réaction qui est comme l’envers de celle qui est, pour une bonne part, à l’origine de l’athéisme moderne. Là où l’on disait qu’un Dieu qui servirait de caution à la résignation, à l’injustice du monde ne peut pas exister, on dit aujourd’hui que si Dieu est reconnu comme Dieu, il n’est pas possible de laisser le monde dans l’état où il est. C’est ainsi que s’exprime, par exemple, la Commission pontificale Justice et Paix dans sa contribution à la réflexion du Synode de 1971 sur la Justice dans le monde :

(L’Église) doit être au cœur de ce monde le lieu de la conversion : le lieu où la réalité de ce monde est révélée, où son injustice est mise à nu dans la radicalité de son incompatibilité avec le Dessein de Dieu et bon[2]

C’est ainsi aussi que s’exprime le Synode lui-même dans son document sur la Justice dans le monde :

(entendant) le défi d’un monde dont la corruption contredit le plan de Créateur [3]

Si l’acceptation du monde, tel qu’il est, est incompatible avec la reconnaissance de Dieu, la conversion à Dieu en Jésus-Christ implique nécessairement, au moins intentionnellement et en solidarité existentielle, la participation à sa transformation. C’est ce que font encore ressortir les textes de la Commission pontificale Justice et Paix et du Synode :

(L’Église) doit être au cœur du monde le lieu de la conversion… le lieu où tous sont sans cesse appelés à se convertir de ce monde de péché, non en le fuyant, mais en participant à sa transformation, à son retour au Créateur. [4]

Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église pour la Rédemption de l’humanité et sa libération de toute situation oppressive[5].

Dès lors l’action sur les structures n’apparaît plus comme une exigence éthique découlant de la charité qui est la réalisation de la foi. Comme le disait la Commission pontificale Justice et Paix, elle est :

le lieu de la participation à la Pâque du Christ dans la vie séculière [6].

Sans vouloir l’y réduire, on prend conscience que la conversion à Jésus-Christ se réalise dans la participation à la transformation du monde, ou du moins dans la solidarité effective avec ceux qui travaillent à transformer le monde. Ce n’est pas pour autant que la foi en Jésus-Christ donne un modèle pour l’organisation du monde. Simplement, pour être réelle, pour être réalisée dans l’histoire, elle exige qu’on y travaille.

Prise de conscience et restructuration de la foi

Dès lors les chrétiens, les Églises doivent s’organiser pour contribuer à déterminer les politiques à mettre en œuvre pour orienter la volonté politique de leurs pays, dans le sens d’une politique mondiale de développement qui permette une participation effective de tous à la production et à la répartition des biens et des services.

L’opinion publique étant un des pouvoirs ou des contre-pouvoirs de l’avenir, et déjà du présent, la formation d’une opinion publique informée, consciente, mobilisée, responsable, constitue une contribution incontestable aux nécessaires transformations du monde, même si ses effets ne se font sentir qu’à moyen ou long terme.

Or, les Églises commencent à comprendre que la formation de l’opinion publique, l’éducation au développement, ne représentent pas pour elles une activité marginale. Si c’est la réalité de la conversion qui est en question dans la participation à la transformation du monde, c’est toute l’éducation de la foi qui est impliquée dans la formation de l’opinion publique. Qui aura pris conscience de ce qui est en jeu ne se comportera plus comme avant, ne parlera plus comme avant, qu’il s’occupe de catéchèse, de pastorale, d’action catholique ou d’animation spirituelle.

Toute l’intelligence de la foi se restructure, en effet, autour des prises de conscience qui se vivent dans l’attention aux problèmes du monde. Si un monde qui engendre le sous-développement est un défi à Dieu, se convertir, se mettre en relations vraies avec Lui en Jésus-Christ, c’est d’abord assumer sa vocation d’homme créé à l’image de Dieu, c’est-à-dire appelé à être créateur avec Lui, à organiser le monde de telle manière que tout homme ait sa chance d’être un homme; c’est contribuer à faire l’histoire en luttant contre toutes les forces de mort, contre toutes les incohérences ou les structures qui conduisent à la mort, au désespoir, à la résignation fataliste ou à la haine; c’est travailler en solidarité avec tous ceux qui luttent pour le progrès humain, pour la justice, pour la fraternité, même si on est en désaccord avec eux sur l’interprétation du sens de l’histoire; c’est redécouvrir l’unité de l’humanité, en Adam, unique sujet de son histoire, en Christ en qui nous sommes tous fils de Dieu dans le Fils Unique, tous Un dans la relation vraie à Dieu, Créateur et Père; c’est redécouvrir que c’est parce que nous sommes tous Un devant Dieu que les biens de ce monde, qu’ils viennent de la nature ou du travail des hommes, sont destinés à tous pour l’humanisation de tous, etc…

Politique et utopie chrétienne

Loin d’être nécessairement dans le sens d’une conception « horizontale » de l’existence, la politisation de la pratique du christianisme dans l’action sur les structures, détermine une intelligence de la foi qui la restructure autour de son axe constitutif : la relation à Dieu en Jésus-Christ. C’est en effet en Jésus-Christ que nous connaissons Dieu qui nous crée pour être créateurs avec Lui; qui nous libère dans la Pâque pour que nous nous libérions nous-mêmes de tout ce qui fait obstacle à la plénitude de vie à laquelle il nous destine; qui nous rassemble dans l’unité d’une communion qui est à la fois la participation à sa vie et l’aboutissement de nos efforts pour organiser notre vie collective.

Dès lors, c’est la religion elle-même qui retrouve sa place comme fonction régulatrice de la relation de l’homme au sacré. Si en effet la désacralisation de la nature, de l’histoire, des organisations sociales est la condition de la recherche de leur maîtrise, car l’homme ne peut chercher à maîtriser que ce dont il estime pouvoir être le maître sans qu’un dieu quelconque s’y oppose; si une certaine sacralisation de l’espoir ou de l’utopie semble être la condition de la mobilisation des peuples pour la transformation de leurs conditions et la maîtrise de leur destin; seule la reconnaissance de Dieu qui seul est Dieu, qui seul est sacré, permet cette souveraine liberté de l’homme qui, n’ayant d’autre dieu que Dieu, peut s’appliquer à construire le monde et à conduire son histoire selon son propre projet. Même s’il n’en a pas toujours été ainsi historiquement, la foi en Jésus-Christ, assumant, dépassant et accomplissant la religion, permet cette régulation, cette maîtrise des désacralisations et des sacralisations qui apparaît de plus en plus la condition du progrès humain. Ce n’est plus alors la négation de Dieu, mais la reconnaissance de Dieu qui apparaît comme la condition de l’humanisation de l’homme. Encore faut-il que la pratique le montre et pas seulement la théorie, même si elle se veut rigoureuse.

Politique et conversion

S’il est évident que ces considérations demanderaient à être développées, argumentées, mises en perspective dans la Tradition vivante de l’Église, il apparaît de plus en plus clairement qu’elles se dégagent de l’expérience: de l’expérience de minorités chrétiennes significatives, mais de plus en plus aussi de l’expérience ecclésiale qu’on retrouve ainsi, conformément à la plus authentique tradition catholique, comme « lieu théologique » privilégié. C’est l’engagement dans la transformation des structures, dans la recherche d’une pratique réelle de la charité, c’est la pratique politique, qui semble avoir déclenché un processus d’intelligence de la foi qui, loin de la « réduire », la restitue dans sa radicalité et son intégralité.

La conversion, en particulier, y retrouve à la fois sa vérité et sa radicalité, et une épaisseur humaine, une densité historique, qu’elle connaissait sans doute chez les saints qui y accédaient par des voies plus « spirituelles », mais auxquelles les chrétiens et les églises sont désormais contraints ou acculés.

Ce sont en effet l’existence même de la foi, la prédication de l’Évangile, le témoignage rendu à Dieu qui sont en question dans les options à prendre au cœur de l’histoire. Il ne s’agit plus seulement de paroles ou de déclarations d’intentions, mais d’actes, de choix et de refus. De plus en plus, les églises sont mises en demeure de se prononcer sur des situations concrètes, de dire clairement de quelles injustices elles ne veulent pas être complices, de quels combats de libération elles sont solidaires. De plus en plus, elles sont contraintes à prendre position, voire à prendre parti, dans les combats ou les projets humains. Et c’est en le faisant qu’elles annoncent l’Évangile, même quand, dans leurs prises de position, elles ne s’y réfèrent pas explicitement. C’est en effet dans leur pratique que les églises manifestent le sens que l’Évangile donne à l’existence et à l’histoire : le sens d’une humanisation du l’homme qui, si elle s’achève en divinisation, en « participation à la nature divine », passe nécessairement par l’aménagement et l’humanisation du monde au service de la promotion de l’homme.

C’est finalement en transformant le monde que l’homme est appelé et peut-être même conduit à se convertir, à se conformer à sa vérité, à sa vocation qui est à la fois d’être maître du monde et d’être fils de Dieu. Même si la signification ultime de sa conversion ne lui est révélée et rendue accessible que dans la Parole de Dieu, c’est aussi son effort pour organiser le monde qui le met en route pour devenir ce qu’il est.

Si l’action sur les structures peut s’imposer comme une exigence découlant de la conversion, elle peut aussi être facteur de conversion par là même qu’elle contraint à faire la vérité dans la pratique.

§

Vincent COSMAO, théologien dominicain – fondateur du Centre L.-J. Lebret en 1971, puis de la revue Foi et développement en 1972.

Source : COSMAO, Vincent, « Conversion personnelle et action sur les structures », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. XVI, no 3, 1975 (?) p. 250-260.


  1. La Documentation catholique, 1608 (9), 7 mars 1972, pp. 4°5-406.
  2. La Documentation catholique, no 1597 (21), 21/11/71, pp.1020-1021, no 28.
  3. La Synode des Évêques. La Justice dans le Monde. 1971. Introduction.
  4. La Documentation catholique, no 1597 (21), 21/11/71, pp.1020-1021, no 28.
  5. La Synode des Évêques. La Justice dans le Monde. 1971. Introduction.
  6. La Documentation catholique, no 1597 (21), 21/11/71, pp.1020-1021, no 27

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