Ivone GEBARA

Introduction

Le mot « libération » a en lui-même une tonalité festive malgré toutes les difficultés qu’il intègre au niveau de son vécu. Je pense bien que ce mot a fait partie de l’histoire de L’Entraide missionnaire pendant ses 50 ans de vie, particulièrement par rapport à l’ensemble d’options politiques et éthiques que cet organisme a eu tout au long de son existence. Nous savons parfaitement combien de mouvements de libération L’Entraide a soutenus et soutient encore dans différents pays comme expression de son choix politique et de sa mission.

Ma réflexion se situe sur le chemin de la recherche des mutations du mot « libération » dans nos histoires institutionnelles et personnelles, particulièrement à partir du contexte latino-américain. Elle représente la pensée d’une petite partie de personnes préoccupées du sort du christianisme en Amérique latine lié aux mouvements de libération et aux grands défis posés par des problèmes de l’environnement. La grande masse des gens qui se disent chrétiens sont loin de ce genre de souci et d’analyse et continuent à voir la religion comme quelque chose de stable et qui donne de la stabilité à la vie. Mon partage a ses racines dans le choix d’analyse des minorités dans un monde de pluralisme grandissant.

Je vous propose une réflexion à partir de la théologie, comprise comme une forme plurielle d’explication et compréhension de notre foi chrétienne en vue d’une pratique capable de soutenir et changer les relations humaines. Chaque théologie a des conséquences multiples et complexes pour la vie des personnes croyantes et c’est pour cela qu’il faut s’engager à revoir les concepts théologiques à la lumière des questions vitales de notre temps. Une de ces questions vitales concerne aujourd’hui notre capacité de détruire la vie dans toutes ces dimensions. Cette destruction se fait non seulement par nos inventions et interventions scientifiques, technologiques ou par la réduction de l’autre et de la Terre à une simple marchandise, mais par le maintien des conceptions anthropologiques et théologiques incapables de rendre responsable l’être humain en relation à l’ensemble de la création. Dans la préface de son livre The Executed God, Mark Lewis Taylor[1] se demande s’il n’y a pas de contradiction dans le fait que des chrétiennes et chrétiens adorent un Dieu qui a été emprisonné, crucifié et exécuté et, en même temps, continuent eux-mêmes d’emprisonner, torturer et exécuter sommairement tant de personnes partout dans le monde. Ils continuent aussi de crucifier et de détruire l’environnement et d’empêcher le développement de la vie en nous et autour de nous. Chacun et chacune de nous pourra continuer à se rappeler d’autres exemples montrant que nous – combien d’entre nous –, les chrétiens, continuons d’être responsables pour tant d’injustices et d’oppressions dans notre monde tout en disant que nous sommes croyants. Croyants en quoi? Comment montrons-nous nos croyances? N’y aurait-il pas contradiction dans nos croyances quand les politiciens les plus sanguinaires de notre temps se disent chrétiens et cherchent à se faire bénir par les églises chrétiennes? N’y aurait-il pas contradiction quand nous parlons de la dignité humaine des enfants de Dieu et que nous continuons à maintenir des hiérarchies de genre, de classe et de race? Si nous gardons le langage de la tradition, malgré ses limites, que veut encore dire que nous adorons un Dieu crucifié et un homme Dieu, mort et ressuscité? N’y aurait-il pas de contradiction dans l’oubli des origines de notre foi et dans la construction d’une espèce de divinité complice des pouvoirs dominateurs de ce monde? Je me rends compte que c’est facile de nous critiquer et peut-être d’imaginer un idéal de perfection humaine qui est loin de nos possibilités. Mais le rôle du « penser » est d’inviter à penser – et c’est bien cela que nous sommes invités à faire. Dans cette même direction, je suis consciente aussi des ambiguïtés du mot « théologie », surtout à partir des options féministes; mais, même en le critiquant, je le garde comme partie de notre culture et tradition.

Probablement, selon le titre de ma conférence, vous me demanderez de quelle libération s’agit-il aujourd’hui pour la théologie. Est-ce que la théologie est responsable du mal fait par les chrétiens ou est-elle captive de quelque chose en particulier et demande à se libérer? Et si c’est cela, quelle est sa captivité?

Mon apport se situe plutôt au niveau de la théorie théologique en pensant à la pratique de la foi. Foi dans les possibilités de l’être humain, dans notre dignité, dans le chemin toujours renouvelé de notre liberté; foi dans nos capacités de solidarité et d’apprentissage de justice en dépit de notre cruauté et de notre égoïsme; foi dans la vie en nous et autour de nous, foi dans l’interdépendance de tous les processus vitaux.

Je crois que la théologie chrétienne traditionnelle a reçu plusieurs coups directs et indirects tout au long du vingtième siècle. Les restes de modernisme, de marxisme, la révolution féministe, l’écologie, le pluralisme religieux, le post-modernisme, le post-colonialisme sont quelques mouvements qui ont atteint une institution religieuse dont l’orthodoxie se croyait inébranlable parce que fondée sur la volonté de Dieu. C’est bien cette orthodoxie, l’exercice du pouvoir religieux et les images institutionnelles de Dieu qui commencent à s’ébranler et à poser de sérieux problèmes à un bon nombre de personnes et mouvements. Ces mouvements n’ont pas eu comme objectif premier d’attaquer la théologie des Églises, mais de s’attaquer à des injustices dans la vie courante, injustices dans la société civile souvent légitimées par des théologies.

La théologie catholique dite officielle, en plus de l’eurocentrisme, était et est encore, malgré les fractures existantes, patriarcale, sexiste et veut avoir le monopole de la vérité sur l’être humain. Les questions relatives à la justice dans les relations humaines, soulevées par les différents groupes et mouvements, n’ont pas eu une réelle considération par les différentes instances de l’Institution. Par exemple, toutes les questions soulevées par le féminisme au niveau de l’égalité des droits des femmes et les questions relatives à la vie sexuelle et reproductive ont donné lieu à un traitement autoritaire et dogmatique. L’Église catholique a toujours maintenu une conception de nature humaine assez hiérarchique et liée à une conception de la nature qui mérite une révision et une précision conceptuelle. De même sont à revoir les questions relatives au désastre écologique et à l’irresponsabilité des différents pays dans cette matière, sans oublier le grave problème des différentes guerres qui se sont multipliées aux XXe et XXIe siècles. En général, la hiérarchie des Églises essaie, d’une part, de réduire ou d’éliminer les questions soulevées par des explications tirées de la doctrine ou de la tradition présentée comme révélée par Dieu. D’autre part, elle utilise une rhétorique pleine de paroles sur la justice et l’amour qui n’ont pas d’effet réel sur la vie des gens et continue d’employer les mêmes concepts théologiques dans l’éducation de la foi, comme s’ils n’avaient rien à voir avec la socialisation des gens et le changement de culture. Ce comportement est un des symptômes qui révèle la crise de référence des Églises chrétiennes malgré le nombre de fidèles qui accueillent sans discuter ce qui est proposé pour leur croyance. C’est à partir de ce tableau que je situe ma réflexion sur la théologie et la libération. Elle se divisera en trois parties.

Dans une première partie, j’examine la contextualité de la théologie de la libération des années 1970 à 1990, la pertinence de sa recherche et le manque actuel de support historique et conceptuel pour se présenter comme théologie de la libération.

Dans une deuxième partie, je parle de la libération de la théologie dans le sens négatif, c’est-à-dire comme rejet ou refus de la pensée théologique critique traditionnelle. Ceci veut dire que le vécu le plus répandu est celui d’une foi sans théologie ou plus précisément d’une religiosité sans théologie ou sans pensée organisée. C’est la mort de la théologie en faveur de l’avènement de la religion sans pensée, religion marchandise utilisée pour résoudre différents problèmes immédiats, pour endormir les consciences ou pour consoler les souffrances immédiates.

Dans la troisième partie, j’examine la direction de la recherche de certains groupes, personnes et théologies qui essayent de retrouver la foi au-delà des concepts théologiques traditionnels et au-delà du rejet de la théologie critique. C’est un mouvement de changement radical des références anthropologiques et philosophiques pour mieux accueillir les besoins de notre humanité d’aujourd’hui.

Je ne propose pas ce troisième pas comme la solution qui portera des fruits de justice et de respect pour l’ensemble de l’humanité. Aujourd’hui, nous devons admettre qu’il n’y a plus un sens pré-établi pour l’histoire humaine, c’est-à-dire, un telos connu à l’avance. Aujourd’hui, comme dit le poème de Antonio Machado, « on fait le chemin cheminant ». Il n’y a pas non plus un groupe qui soit le protagoniste principal de l’histoire ou un groupe qui garderait l’espérance pour l’ensemble. Nous sommes toutes et tous invités à donner notre contribution pour faire l’histoire du présent à la lumière de ce que nous croyons aujourd’hui. Certes, nous continuons à apprendre du passé et à penser à l’avenir. Mais, l’histoire présente est celle qui a plus de consistance et d’importance pour nous. C’est elle qui est notre corps présent et vivant aujourd’hui.

1) La théologie de la libération comme un contexte passé

La théologie chrétienne a eu le pouvoir d’organiser le sens de nos vies à partir d’une visée dite surnaturelle ou selon la volonté de Dieu, révélé en Jésus-Christ. C’est autour de lui, de sa naissance, de sa mission, de sa mort et résurrection que les grands moments de la vie des chrétiens s’est organisée. Il faut reconnaître que le pouvoir d’organiser symboliquement la vie est un grand pouvoir et celui-ci se poursuit jusqu’au présent.

La majorité des théologiens se sont mis au service de l’institution religieuse comme le « cerveau pensant » pour aider le pouvoir religieux à maintenir ce qui a été compris comme dessein de Dieu et salut pour l’humanité. En se transformant en pouvoir mené par une élite masculine, la pensée théologique s’est éloignée du langage et des mœurs des gens simples et est devenue un instrument au service du maintien du pouvoir temporel ainsi que du pouvoir spirituel considéré le plus important. La foi a été comprise comme croyance dans les doctrines établies selon la tradition ancienne, exprimées dans un langage conceptuel hermétique. Foi aussi dans un ensemble de mythes considérés comme notre histoire et dans des affirmations dites vérités révélées par Dieu depuis les origines de l’humanité. Cet ensemble dogmatique a été l’instrument de la civilisation chrétienne dans son travail de culture là où l’Église catholique et les Églises protestantes se sont implantées. Il est impossible de ne pas reconnaître combien les différentes cultures ont été marquées, par exemple, par le calendrier chrétien et en particulier par le calendrier catholique. Le christianisme devenu culture a transformé des cultures, a marqué des temps et des espaces, a modifié des mœurs, a créé art, musique, littérature, poésie et différentes institutions. Il est devenu un pouvoir culturel de civilisation, mais aussi un pouvoir qui s’est imposé sur les gens en complicité avec les pouvoirs politiques et économiques. Il a été responsable de meurtres, d’omissions, de persécutions, d’intrigues et d’intransigeances de toutes sortes. C’est une histoire assez connue de nous tous et toutes.

La théologie de la libération en Amérique latine des années 1970 à 1990 est née, comme nous le savons, dans un contexte d’injustice, d’autoritarisme politique et de grande détresse du continent latino-américain. Malgré ce contexte historique particulier, elle s’est présentée en continuité avec la tradition chrétienne qui s’est installée dans notre continent et c’est à l’intérieur des églises chrétiennes qu’un grand changement s’est produit. Ce qui veut dire que, malgré les différences et les contestations de notre passé, certains courants d’Église au temps de la théologie de la libération ont non seulement confirmé la suprématie de la culture chrétienne, mais ont aussi maintenu la dogmatique traditionnelle. Son point d’originalité, ce fut la question sociale devenue une question théologique. Et, dans cette perspective, les courants de théologie de la libération ont développé l’ensemble de la théologie à partir de l’option pour les pauvres comme une option inhérente à notre foi. Ils ont essayé, à leur façon, de récupérer le Dieu du crucifié à partir de la lutte pour la dignité des crucifiés de la terre. Ils ont posé à nouveau la question sur l’être humain et sur Dieu, ainsi que la question sur ce que nous devons faire à la suite de Jésus. Pour la théologie de la libération, dans un continent miné par des injustices sociales, on ne pouvait pas penser et vivre autrement si on voulait être fidèle à Jésus, le Christ. Ce fut comme une espèce de lumière sur la foi ou une compréhension lumineuse et historiquement fondée de notre foi. Pour la première fois dans le continent latino-américain, l’Église catholique a pris, par exemple à Medellin (1968), un visage massif engagé pour la libération des pauvres. Ce visage avait comme appui une multitude de mouvements sociaux en cours, surtout ceux organisés contre les dictatures militaires. Il ne faut pas oublier que 1968 fut aussi une année mondiale des mouvements de changement social et politique.

L’année 2008 est loin de ce contexte. Aujourd’hui, l’histoire nous présente une autre réalité ou la réalité nous présente une autre histoire. Celle-ci n’a plus la possibilité d’être un support historique pour la théologie de la libération à partir des références du passé. En plus, le concile Vatican II est loin. J’ose dire qu’il est presque oublié, ainsi que Medellin et Puebla, conférences épiscopales qui ont marqué non seulement l’histoire des Églises d’Amérique latine, mais d’une bonne partie du monde. Dans un contexte de globalisation comme le nôtre, un visage plus conservateur et individualiste du christianisme est à l’ordre du jour. Il aide au développement de la religion comme un refuge contre les insécurités et la violence présentes dans notre monde. Il invite à une certaine stabilité dans la croyance traditionnelle au milieu des mutations de notre temps. Il fait de la religion un instrument de plus pour le développement de l’idéologie globale permettant l’ingérence dans des questions qui devraient être la responsabilité de l’État et la décision des citoyens et citoyennes.

Dans ce contexte, parler de théologie de la libération, c’est parler dans un vide contextuel, c’est-à-dire, c’est parler d’un sujet sans sujets intéressés à le vivre ou encore c’est parler à partir de références historiques du passé. La théologie de la libération est aujourd’hui partie d’une histoire ou d’un chemin qui a été celui de tant de gens qui ont cru à l’arrivée d’une société de justice signe du Royaume de Dieu. Aujourd’hui, on n’est plus là, même si plusieurs d’entre nous continuons à croire autrement à la libération et à bâtir des relations justes ici et maintenant. Nous vivons ces relations à partir d’autres références et dans des contextes pluriels.

2) Le refus de la théologie ou la religion sans théologie

Les années 2000 ont confirmé un phénomène fortement développé en Amérique latine depuis les années 1990. Il s’agit de la diffusion du christianisme par les moyens de communication, notamment la radio et la télévision. De grandes chaînes religieuses soutenues par des entreprises capitalistes nationales et internationales sont maintenant responsables de diffuser le message de l’Évangile. Mais, il ne s’agit pas de l’Évangile comme message éthique en vue d’un changement social pour plus de justice, mais un Évangile lu comme parole puissante sur la réalité et à la limite parole magique, parole adressée à l’individu et à ses besoins de prospérité ou d’aide dans ses multiples détresses. La foi devient un processus de croyance dans des mécanismes d’autosuggestion ayant comme but de s’intégrer dans la société dessinée par le capitalisme global. Les textes bibliques sont interprétés sans référence au passé historique et sans critique historique. Ils sont, en général, proclamés par des hommes présentés comme ayant une autorité donnée par Dieu pour les interpréter et réaliser des miracles.

Un nombre énorme de temples, églises, communautés alternatives sont nés comme une réponse au besoin de sécurité des gens. De même, une vague de prières intimistes, de messes devenues formes de dévotion, le chapelet en famille ou en communauté, le retour des indulgences plénières, du latin comme langue du mystère sont le cadre d’un christianisme qui remplace celui de la libération. Il n’y a plus d’analyse de la conjoncture sociale et politique malgré l’effort de quelques évêques et de laïcs. L’utilisation du « voir, juger, agir » de l’Action catholique si cher à la théologie de la libération est devenue presque une mémoire du passé. La fatigue et le désir de fuir les différents problèmes quotidiens régissent les comportements religieux de plusieurs personnes. Un nouveau pouvoir spirituel mélangé à l’ordinaire de la vie se dessine et s’affirme.

Comment comprendre ce qui se passe? C’est le texte de Luc 4, 1- 13 sur les tentations de Jésus qui me vient à l’esprit et me semble assez suggestif et inspirateur pour nous aider à comprendre analogiquement quelques aspects de ce qui se passe.

Selon le texte, l’Esprit conduit Jésus à travers le désert et le diable l’invite à :

  • transformer les pierres en pain
  • se prosterner devant lui et comme récompense recevoir tous les royaumes de l’univers
  • se jeter du faîte du Temple pour être porté par les anges de Dieu et prouver sa filiation divine.

Souvent l’institution ecclésiastique dans le monde de la globalisation et la multitude dont nous sommes partie adore la divinité toute-puissante proposée par le diable, présentée comme Dieu. Nous adorons le pouvoir, les pompes, les miracles, la puissance capable de donner à manger par le moyen des aumônes ou des projets immédiats, les grandes émotions intimes qui nous font pleurer. Nous sommes attirés par les choses extraordinaires et nous appelons tout cela force de Dieu. Nous sommes aussi attirés par un jeu de pouvoirs et spectacles qui mènent à l’utilisation des concepts théologiques compliqués pour donner l’apparence de pouvoir et de mystère. La société du spectacle exige une religion de spectacle et une religion qui entre dans la logique du profit. La concurrence religieuse est à l’ordre du jour !

Le Dieu de Jésus qui se manifeste et s’occulte dans notre vulnérable vie quotidienne semble être remplacé par le Diable, même si c’est le nom de Jésus et le nom de Dieu qui sont dans la bouche de plusieurs.

Cette restauration puissante de l’image d’un Dieu tout-puissant est bien ajustée à un projet de globalisation culturelle et économique. La fonction de la religion est, d’une certaine façon, d’éliminer la pensée et d’entrer dans l’univers des émotions où on peut simplement croire et espérer dans la puissance des forces abstraites situées au-dessus de nous. À ce niveau, il ne faut pas se questionner sur l’objet de sa foi et de son espérance, au sens plus large. Il faut tout simplement croire à ce qui est proposé comme foi par les fonctionnaires de ses multiples Églises.

Dans le fond, tout être humain connaît son désir dans l’immédiat de son individualité et comment essayer de pourvoir à ces besoins, même au niveau imaginaire. C’est à partir d’un pouvoir imaginaire, mais qui devient historiquement réel, que se situe un des rôles de la religion aujourd’hui. Elle essaie de répondre à ces besoins et s’organise pour cela. Il n’y a qu’à voir la quantité de sanctuaires, de cures, de miracles, de dévotions de toutes sortes qui s’affirment comme puissance de Dieu. En plus, il y a le rôle de contrôle social et idéologique. L’Église catholique, par exemple, doit maintenir sa doctrine et son autorité surtout sur la morale sexuelle. Là, c’est le lieu où les changements ne peuvent pas se réaliser, puisque une bonne partie du pouvoir religieux est basée sur une interprétation presque littérale des mythes autour de la sexualité. La richesse du mythe est niée par l’établissement de la dogmatique qui prend le mythe comme histoire factuelle. Une femme enceinte sans avoir connu d’homme, un Dieu né d’une vierge qui reste célibataire toute sa vie, une idée du péché transmis par les relations sexuelles, le masculin célibataire comme unique représentant de Dieu et ainsi de suite. Maintenir au moins dans l’apparence une croyance dans une sexualité ordonnée par une volonté supérieure, qui la crée et qui la nie en même temps, fait partie des contradictions qu’il faut maintenir pour garder le pouvoir hiérarchique du sacré masculin sur le monde. La théologie féministe a repris et interprété cette symbolique à partir de nouvelles références. Il suffit de consulter la bibliographie à ce sujet.

3) La libération des concepts théologiques essentialistes pour retrouver l’histoire et la foi dans l’humanité

La libération de la théologie sur laquelle j’aimerais réfléchir dans cette troisième partie de mon intervention est la libération des excès de vérité préétablie, de l’excès de domination masculine et de l’excès à se laisser guider par une autorité dont le pouvoir se croit fondé sur une autorité divine imaginaire. C’est cela que j’appelle une perspective essentialiste, c’est-à-dire une perspective qui croit aux essences avant l’histoire, à l’abstrait avant le concret, au passé avant le présent.

La libération de la théologie est aussi, dans cette perspective, la libération d’une damnation préétablie et d’un salut déjà donné qui rendent les croyants toujours en situation plus ou moins enfantine. Libération d’un jeu d’images, des pouvoirs, des mythes sans densité symbolique, de l’oppression du Livre devenu Parole de Dieu, de paroles vides ou vagues qui répondent très peu aux besoins d’une éthique et d’une esthétique pour notre siècle. Il ne s’agit pas d’enlever aux gens l’espérance religieuse comme on pourrait penser, mais de fonder cette espérance dans les limites de notre humanité. Il ne s’agit pas de supprimer la tradition et la Bible, mais de la rendre histoire dans notre histoire. Dans cette direction, il faut inviter les croyances religieuses à devenir des croyances pour aujourd’hui. Et cela exige de nous l`humilité de reconnaître que c’est aujourd’hui qu’il faut croire à ce que nous affirmons croire, que le sens que nous cherchons et l’amour qui nous fait vivre, c’est aujourd’hui.

Pour moi comme pour d’autres intellectuels, la préoccupation que nous avons à cœur, c’est de montrer que la théologie chrétienne s’est développée comme si, en dehors de l’histoire, il y a une réalité dont notre histoire personnelle et collective doit être l’image. C’est un certain platonisme au niveau de la vie chrétienne qui est, entre autres, très utile à la société capitaliste globalisée qui se développe parmi nous. Il s’agit d’une histoire qui devrait se dérouler selon une volonté suprême masculine, un plan divin qui guiderait non seulement les grands événements, mais nos histoires individuelles. Il s’agit d’un pouvoir dont on connaît les orientations d’avance, parce que ces orientations sont données par les ministres de l’Église selon une certaine interprétation de la tradition.

L’imaginaire religieux chrétien a été un imaginaire pris comme réalité du point de vue de Dieu, un imaginaire puissant qui est, dans un sens, en dehors de l’histoire ou extérieur à elle. Et c’est pourquoi il faut toujours se demander presque abstraitement ce qu’est la volonté de Dieu, sans nous questionner sur la volonté ou la nécessité des femmes et des hommes. Se demander ce qu’est la volonté de Dieu, c’est, d’une certaine façon, être projeté dans l’imaginaire d’un monde parfait, mais d’une perfection selon les normes strictes d’une certaine compréhension de la perfection. La perfection, nous le savons bien, est toujours limitée à une philosophie ou à une idéologie affirmées comme perfection divine. La perfection a à voir avec les pouvoirs et les ambitions de domination. Souvent les théologiens du monde globalisé ont du mal à réfléchir sur ce que c’est la volonté de Dieu et la difficulté en est très compréhensible. Ils n’acceptent pas d’assumer que, dans cette expression, il y a une fiction, la fiction d’un monde autre que celui qui est notre monde quotidien. Il y a aussi un mépris de la précarité de l’histoire humaine et une méfiance de l’humain. On pense souvent à un humain qui est beaucoup plus un surhumain ou autre qu’humain. Finalement, dans cette idéologie religieuse, l’homme peut être aimé parce qu’il y a un Dieu qui imaginairement l’aime. L’humain n’est pas aimé par lui-même. En plus, l’homme et la femme ordinaires ne savent pas ce qui est bon pour eux. Il faut que quelqu’un d’autre le leur dise, les représentants de Dieu, ceux qui connaissent mieux que les autres la volonté de l’être absolu. Cette fiction sert à maintenir la fiction des projets grandioses politiques et économiques, projets de richesse et d’exclusion sociale en cours dans notre monde.

Je peux comprendre la difficulté de plusieurs d’accepter ce genre de critique à la religion, surtout dans un monde en quête de sens et de sécurité. Mais, j’insiste, surtout dans la merveilleuse aventure de notre histoire comme étant l’unique réalité que nous pouvons toucher. Et il ne faut pas effacer la beauté fragile et réelle pour proposer à sa place l’irréel des rêves grandioses politiques, économiques et religieux.

Nous pouvons, néanmoins, comprendre qu’il fut un temps où la pensée théologique traditionnelle a eu du succès et a pu changer des vies pour le bien et la justice. Il y avait un essai de cohérence entre le vécu et la pensée, entre l’attente et l’espérance, entre l’autorité reconnue et le bien commun à partir des références métaphysiques. Il y avait un contexte qui permettait son acceptation et son déroulement. Mais, aujourd’hui, nous sommes dans un autre temps et dans d’autres espaces. La continuité de cette base philosophique essentialiste et hiérarchique ne fait que nuire aux relations humaines et bloquer l’avènement de relations démocratiques entre nous.

Dire cela ne veut pas dire qu’il faut accepter le relativisme total des mœurs ou qu’il faut accepter les injustices et la violence déchaînée, ce qui nous arrive souvent. Mais cela veut dire qu’il faut les affronter en notre nom, parce que notre nom a de l’autorité et c’est une autorité dont on peut discuter l’origine et les intérêts en jeu. C’est dans cette perspective aussi qu’il faut conquérir la démocratie en Église et il faut apprendre à accueillir la diversité d’expressions d’une foi commune en vue d’une responsabilité commune.

Aujourd’hui, il est urgent d’affirmer qu’il n’y a pas un lieu et un point de vue extérieur à la société ou même antérieur à elle, quand on parle des relations humaines. Il n’y a pas ce lieu et cette volonté parfaite en dehors des limites de l’existence. Imaginer qu’il y a des pouvoirs au-delà de l’histoire qui nous mènent comme des poupées ou une volonté capable de nous diriger sans erreur et sans danger tout au long de notre vie semble accentuer les pouvoirs des hiérarchies établies et oublier l’histoire du crucifié et des crucifiés. Sans doute, il y a nos désirs, nos mythes, nos fantaisies, nos rêves, les hasards, l’inattendu, mais tout cela ne peut pas être pris comme des absolus. Ils font partie de notre histoire contingente qui marque de contingence tout ce que nous pensons et faisons. C’est à partir de notre vulnérabilité et de notre interdépendance qu’on devrait bâtir nos pouvoirs et les possibilités de nous libérer individuellement et collectivement.

L’autorité qui vient de l’être humain, c’est cela la base de toute autorité. Même fragile et limitée, même mélangée à toute sorte d’inattendus, même dépendante d’une complexité biologique et vitale qui la dépasse. Nous faisons ceci ou cela parce que c’est nous que nous engageons dans ce combat et ce combat est nôtre et non celui d’une idée abstraite ou d’un être suprême qui aurait le dernier mot. Il n’y a pas un dernier mot, sauf la mort individuelle qui nous tait physiquement. Mais pour ceux qui ont laissé des enfants ou une œuvre, il y a encore une petite suite de la conversation par le moyen des interprétations multiples de ses œuvres qui sont en réalité les discours des vivants sur les morts.

Dans la perception actuelle de notre monde, il y a aussi une fatigue des concepts et des dogmes théologiques à force de les répéter sans cesse depuis des siècles. Un nouveau langage pour exprimer le mystère qui nous habite et habite l’univers est exigé. Nous le cherchons à tâtons comme les poètes cherchent un mot ajusté pour ce qu’ils éprouvent sans savoir encore comment l’exprimer. Ou comme les peintres cherchent une couleur particulière qu’ils voudraient avoir pour un dernier coup de pinceau avant de terminer un tableau. Ou comme les femmes à la cuisine cherchent une dernière épice pour agrémenter le goût de la bonne soupe. Avec l’aide des mythes du passé, de la poésie et de l’art, des jeunes et des moins jeunes, nous sommes en chemin pour cette aventure de nous dire et nous redire autrement.

Cette troisième voie nous invite à chercher dans nos vies présentes, dans nos traditions, la nouveauté au-delà de cette hiérarchie qui insiste à vouloir exprimer la poésie de l’existence ou la surprise de la vie ou la fragilité de l’amour ou la quête sans fin de justice par des concepts stricts et par des modèles prédéfinis. Il est grand temps de réapprendre à dire autrement le sens de notre vie, d’oser le dire en notre nom et d’être heureux parce que d’autres aussi le diront autrement. Cela n’empêche pas la reconnaissance de nos ancêtres et parfois d’utiliser des mots qu’ils ont utilisés ou des gestes qu’ils ont faits. Mais, essayons de les faire à notre tour et ajouter ainsi notre part de créativité à l’histoire plurielle de l’humanité.

Dans cette direction, mieux vaut apprendre à conjuguer Dieu comme un Verbe que de l’adorer comme un substantif abstrait. Et conjuguer Dieu, c’est permettre que le divin soit aussi de notre chair aujourd’hui, qu’il soit une possibilité de rendre le monde plus solidaire et heureux. Conjuguer Dieu comme Verbe, c’est nous rendre capables de Dieu par nos actions, par notre vie quotidienne, par les simples gestes de chaque jour. C’est simple et c’est bien pour cela que les gens le trouvent très compliqué ou très difficile à accepter. Ici, c’est notre pouvoir qui est à l’œuvre et il faut croire en nous et à l’autre, notre semblable. Si je crois en moi, je devrais croire aussi à l’autre comme capable d’aimer. La réciprocité est fondamentale ici malgré nos limites. Ainsi et seulement ainsi, le divin devient notre demeure et nous, la demeure du divin. Le divin a en nous plusieurs demeures et c’est bien pour cela que nous vivons dans « un milieu divin ».

La libération a de multiples noms, sens et temps différents. Il faut le savoir et le découvrir à chaque jour. Et quand on commence à faire cet apprentissage, nous savons, à partir de nos corps, son sens particulier de sorte qu’aucun de nous ne pourra passer l’autre au crible de sa propre expérience. Aucun de nous ne pourra déclarer ses paroles, Parole de Dieu. Aucun de nous ne pourra affirmer sa volonté comme volonté de Dieu. Aucun de nous ne pourra oser affirmer ses chemins comme chemins de Dieu, comme le Tout Autre, le Tout Puissant, l’Immuable. Laissons le Mystère Fini Infini qui tisse toute vie être Mystère, sans appropriation privée, sans domination, sans pompe, sans hiérarchie. Nous sommes là parce que nous sommes là. Voilà le terreau d’où il faut créer et accueillir le sens de notre vie et l’expérience humaine du divin. Il y a un long chemin à faire et à chaque pas nous pouvons être sûrs qu’une partie du chemin a été accomplie.

Une fois de plus, L’Entraide missionnaire nous a offert la possibilité d’un espace pour exprimer notre désir de création du neuf au niveau de la pensée et de l’expérience de notre libération et de la libération de notre foi. Le dire après 50 ans d’existence, c’est croire aux possibilités limitées et illimitées de l’être humain à l’intérieur même de sa finitude et de sa complexité.

Merci L’Entraide missionnaire pour votre courage et pour être pionnière dans votre milieu. Dans 50 ans, d’autres seront en fête au rendez-vous centenaire. Ensemble, rendons grâce pour hier, pour aujourd’hui et pour demain.

Heureux anniversaire!

§

Ivone GEBARA, membre de la congrégation des Sœurs de Notre-Dame. Philosophe et théologienne brésilienne, professeure pendant près de 20 ans à l’Institut théologique de Recife. Elle a écrit plusieurs ouvrages parus en différentes langues dont en français : Le mal au féminin : réflexions théologiques à partir du féminisme (1999), Les eaux de mon puits (2003), Fragile Liberté (2005).

Source : GEBARA, Ivone, « De la théologie de la libération à la libération de la théologie », Dossier du Congrès – 2008 – D’hier à demain : des voies de solidarité, Montréal, 2008 – p. 62-71.


  1. Taylor, Mark L., The Executed God : the Way of the Cross in Lockdown America, Minneapolis : Augsburg Fortress, 2001.

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