François BROUSSEAU

Un souvenir pour commencer… Décembre 1990. C’était une de mes premières assignations à l’étranger, j’étais à l’époque journaliste au Devoir. L’intervention de la communauté internationale en Haïti avait pris la forme d’une aide massive à l’organisation d’élections.

La ferveur et l’espoir de tous ceux qui préparaient ces élections (dont certains venaient d’ici, comme le directeur des élections du Québec à l’époque, Pierre F. Côté) étaient palpables et m’avaient énormément touché.

De la fin des années [19]80 au milieu des années 2000, avec le Cambodge, puis Haïti, le Nicaragua, le Timor, le Congo, l’Afghanistan, la communauté internationale a investi temps, effectifs et argent pour tenter d’exporter la démocratie. L’intervention internationale en Haïti, au début des années 90, intervenait dans un contexte international de grand espoir envers ce type de mobilisation internationale.

En Haïti à l’automne 1990, l’idée — que tout le monde comprenait parfaitement — c’était que les « internationaux » étaient là comme un rempart pour empêcher le retour des forces de la dictature, pour empêcher le sabotage des élections — comme cela avait été le cas notamment en 1987, peu après le départ de Jean-Claude Duvalier, lors d’élections qui avaient avorté dans le sang.

La communauté internationale devait permettre à un président librement choisi par les Haïtiens d’être élu. Le camp de Jean-Bertrand Aristide, autour de qui, à l’époque, s’étaient ralliées toutes les forces vives de la nation, y compris, pour certains, en rentrant d’exil, le camp Aristide, donc, voyait cette présence internationale comme la voie royale vers la prise du pouvoir par des forces qu’on pouvait à l’époque qualifier de « populaires ».

L’équation était claire et tout le monde la comprenait parfaitement. La présence de la communauté internationale pour aider techniquement — et surveiller — le processus électoral, cela équivalait à permettre l’élection de Jean-Bertrand Aristide, qui était alors considéré comme le messie, le sauveur, l’incarnation de la Nation haïtienne. Et ce, d’autant plus que, — on s’en souvient — à l’époque, les États-Unis avaient un autre poulain qui s’appelait Marc Bazin. Mais la vague Aristide était trop forte et la démocratie devait parler.

La campagne avait eu lieu jusqu’au bout avec un minimum d’incidents et la journée du vote s’était déroulée, ce 16 décembre 1990, sans effusion de sang. Le dépouillement avait été un peu chaotique, mais la tendance du vote était si claire — avec au minimum 60-65 pour cent pour Jean-Bertrand Aristide — qu’on a vite déclaré « Titid » élu au premier tour, sans qu’on finisse vraiment de compter tous les votes.

Les observateurs et travailleurs d’élections étaient venus, le peuple avait gagné…

La suite, on la connaît : il y eut le putsch du général Raoul Cédras en septembre 1991 (le général Cédras dont on disait — je m’en souviens très distinctement — tant de bien à Port-au-Prince, en cette fin de 1990, comme d’ailleurs Allende disait et pensait du bien du général Pinochet et de sa loyauté envers le pouvoir civil, jusqu’à son dernier jour en octobre 1973).

Putsch suivi de presque trois ans de terreur sous les militaires.

Une diplomatie s’était alors activée, autour du président Aristide en exil à Caracas, puis Washington. Puis à nouveau, il faut le souligner, l’histoire haïtienne a été marquée par une autre intervention étrangère, en avril 1994, avec les États-Unis de Bill Clinton en première ligne. Les États-Unis qui acceptèrent à l’époque de jouer le jeu de la démocratie et du rétablissement de ce président élu — quelque trois ans plus tôt — contre leur volonté.

Je dirais que l’intervention internationale pour aider à la tenue d’élections en Haïti en 1990 et puis pour ramener un président élu chez lui et le réinstaller, par la force, en forçant la main aux militaires putschistes, c’est un grand moment de l’idéalisme en action, d’activisme idéaliste international.

On peut, bien sûr, soutenir qu’il y avait peut-être des arrière-pensées dans cette aide sans compter que ça fait peut-être — pour la galerie, devant le peuple et devant les tenants de la « solidarité internationale » qui se sont habitués à camper les États-Unis dans le rôle systématique du « vilain » — un peu mauvais genre de rentrer dans son palais présidentiel dans un hélicoptère américain, accompagné de milliers de « marines ».

Mais tout de même, je crois que c’était à l’époque une aide largement désintéressée. Après tout, contrairement à ce qui s’est passé dans une histoire comme celle de l’Irak (sur laquelle je vais toucher un mot un peu plus loin…), il n’y a pas en Haïti de pétrole, ni de grands intérêts stratégiques pour les États-Unis. Et pourtant, on a mobilisé des milliers de marines pour ramener au pouvoir — je caricature un peu, mais à peine — pour ramener au pouvoir un agitateur gauchiste, un peu illuminé, qui avait passé une bonne partie de sa vie active en politique à dénoncer l’impérialisme américain.

Et d’ailleurs, on doit le souligner, malgré tous ses torts et malgré toute cette tragique dérive des années 2000 en Haïti — le sauveur, le messie se révélant au pouvoir un président peu efficace, rêveur et peut-être même corrompu — Aristide a quand même fini sa carrière politique dans un putsch diplomatique organisé contre lui par les États-Unis (les États-Unis, non pas ceux de Bill Clinton le démocrate, mais cette fois ceux de George W. Bush le républicain, c’est-à-dire de l’administration peut-être la plus réactionnaire de l’histoire des États-Unis).

Un putsch organisé, faut-il ajouter, avec la complicité active de la France et du Canada.

Sautons de 1990-1994 à 2006… L’idée à la base de ces interventions internationales en Haïti, l’aide aux élections de 1990, puis la réinstallation d’Aristide en 1994; cette idée interventionniste est revenue en force aujourd’hui, malgré la tragédie, la régression des 16 années écoulées depuis la première élection d’Aristide.

Cette idée, encore une fois en 2006, c’est « IL FAUT ORGANISER DES ÉLECTIONS ». Les élections comme préalable à tout ce qui suit, à toute entreprise de récupération ou de reconstitution politique, économique, morale… et c’est ce qu’on a fait en Haïti, de nouveau, en 2006.

Questions :

Voter, mais dans quelles conditions? Voter, mais pour qui, pour quel programme? Dans le cadre de quelle souveraineté nationale? Souverains, les Haïtiens? Souverains, les Palestiniens? Souverains, ces peuples à qui on impose de tenir des élections, considérées comme le sésame d’une libération, d’un « nouveau départ dans la vie » pour des peuples démolis?

Moi-même, en cet hiver et ce printemps 2006, je faisais partie — et je fais toujours partie — des sceptiques face à cette obsession de tenir des élections à tout prix — dans des délais souvent très courts — et dans un pays aussi démantibulé que l’est Haïti.

Cette obsession électorale — ce désir impérieux qu’on finit par imposer à des peuples en situation de faiblesse — on l’a vue également, en 2005-2006, à l’œuvre en République démocratique du Congo (RDC) avec, dans ce dernier cas, une mobilisation incroyable de la communauté internationale qui a dépensé des centaines de millions de dollars pour organiser des élections, dont le second tour se tiendra à la fin octobre 2006.

Là, comme en Haïti, beaucoup de gens ordinaires ont pensé, ou voulu croire, que les élections ouvriraient la voie, sinon vers un avenir radieux, du moins vers un certain progrès. Après tout, il est mieux, se dit-on, d’avoir des dirigeants élus que des dictateurs brutaux qui ne nous demandent pas notre avis.

Mais l’opération–élections de 2005-2006 en RDC représente également, il faut le dire, un grand espoir pour la communauté internationale elle-même, et pour les Nations Unies en particulier, qui ont beaucoup investi, en hommes et en argent. Un peu comme si, par de telles interventions, on voulait se prouver à soi-même qu’on n’est pas inutile, qu’on est capable, oui, de « faire le bien » à l’étranger.

Le Congo, pensons-y : près de 20 000 casques bleus (le plus grand déploiement du genre au XXIe siècle) et UN DEMI-MILLIARD DE DOLLARS dépensés!

Mais encore une fois : ce vote en valait-il la peine? Seul l’avenir peut répondre à cette question, mais en tout état de cause, dans le Congo de 2006, sur place comme dans la diaspora, les positions sont diverses, mais avec une majorité apparemment favorable à l’expérience. Seul l’avenir peut démentir les espoirs du moment. Pour l’instant, on veut y croire. Enfin, une majorité veut y croire.

Car il y a quand même ceux qui ont dit — comme l’opposant historique Étienne Tshisekedi, dont le parti n’a pas participé au scrutin — que les élections étaient une farce, qu’elles sont le résultat d’un diktat de l’Occident.

Mais il y a aussi ceux qui croient que, malgré toutes leurs imperfections, ces élections sont une chance de tourner la page sur 30 ans de dictature et dix ans de guerre. Ils disent : « Le pays est gangrené par la corruption; il n’a pas connu la paix ni la démocratie depuis son indépendance de la Belgique en 1960; il faut que nous fassions un pas en avant… »

Peut-on les blâmer d’entretenir cet espoir fou et de se presser dans la boue, ou sous un soleil brûlant, pour faire longuement la queue et déposer le bulletin dans l’urne?

Depuis la fin de la Guerre froide, donc depuis le début des années [19]90, le recours au suffrage universel pour le choix des dirigeants d’un pays n’est plus une utopie : c’est même devenu la règle à peu près partout.

Hors du monde arabo-musulman — qui reste en majeure partie à l’écart de ce mouvement — un grand nombre de pays d’Afrique, d’Amérique latine, d’Asie passent désormais par le scrutin et toutes les compilations montrent des avancées remarquables de la démocratie élective — les esprits chagrins diront : la « démocratie formelle » — depuis une quinzaine d’années.

Le nouveau credo de la communauté internationale, c’est que l’élection — présidentielle, législative, mais plus rarement locale — est une phase obligée et cruciale, une étape qui doit survenir assez tôt dans le processus de reconstruction d’un pays et dans les processus d’aide qui s’ensuivent.

Et pourtant, comme on l’écrit correctement dans l’introduction à ce week-end de réflexion de septembre 2006, tenu à l’initiative de L’Entraide missionnaire, il y a comme un désenchantement, comme une déception, une désillusion face à la pratique de la démocratie telle qu’elle s’est vue exportée dans des cas comme l’exemple — crucial selon moi, malgré le caractère marginal de ce pays dans l’économie et les affaires internationales — d’Haïti.

Je reste de l’avis que l’acte de voter — même si sa valeur peut être gravement limitée, diminuée par les conditions économiques, diplomatiques, sécuritaires, par la culture politique intérieure d’un pays (il y a Haïti et son mythe messianique, qui était la grande tare d’Aristide, et puis, dans le contexte tribal de l’Afghanistan, avec ses myriades de pouvoirs locaux, que peuvent bien signifier des élections pan-nationales à la proportionnelle???) — je suis de l’avis que l’acte de voter reste quelque chose d’important et d’essentiel, un acte perçu et vécu comme tel par les populations à qui on dit : « Votez et ça ira mieux ! » et qui veulent vraiment y croire.

Au cours des dernières années et des derniers mois, on a assisté à un grand nombre d’élections souhaitées et activement « poussées » par la communauté internationale : j’ai cité Haïti, le Congo. Il y a également les territoires palestiniens, l’Irak et l’Afghanistan — l’Afghanistan qui nous obsède tous un peu ces jours-ci, en ces temps d’intervention militaire canadienne.

Eh bien, même dans ces pays qui vivent des situations extrêmement difficiles, peut-être même catastrophiques, même dans ces pays, on a pu voir ces files de gens qui bravent les éléments, l’insécurité, les menaces terroristes, pour aller déposer leur bulletin dans l’urne.

Malgré notre intuition et nos analyses géopolitiques qui peuvent parfois nous pousser à dédaigner ces opérations de la communauté internationale, on doit regarder avec humilité ces foules qui se pressent passionnément pour aller voter et tenter de les comprendre.

Il est facile de dénoncer l’hypocrisie des interventions « néocoloniales » — de type États-Unis en Irak — avec leurs tonnes d’arrière-pensées masquées par un discours sur la démocratie et l’exportation de la liberté.

L’on peut certes dire que, dans des conditions comme celles qui règnent en Irak et en Afghanistan, les élections et les référendums organisés étaient, en partie, une opération de relations publiques au bénéfice de la puissance tutélaire américaine et des autres pays qui sont présents sur le terrain. Une occasion de faire des belles photos et montrer une supposée « démocratie en action » — démocratie censée se construire dans des contrées où elle était inconnue auparavant.

En septembre 2004, puis en septembre et octobre 2005, les Afghans ont voté dans des référendums et des élections… et ce, dans des conditions aux antipodes de celles d’une démocratie «installée» comme nous la connaissons au Québec.

Dans le cas de l’Afghanistan — comme d’ailleurs lors des différents exercices électoraux similaires en Irak depuis 2004, sous la houlette des forces d’occupation américaines — la grande question était la participation populaire au vote et la capacité de la guérilla à empêcher ou non le déroulement du vote. Et l’enjeu : la légitimité de cet « embryon de pouvoir », un pouvoir installé au bout du fusil par les États-Unis.

Malgré cela même, si la population se déplace pour voter (en Irak et en Afghanistan, on a quand même eu des taux de participation de 50%, 60% et même 70% des électeurs inscrits — ce qui n’est pas négligeable); si la guérilla échoue à saboter la consultation; si les nouveaux dirigeants « élus » affirment leur pouvoir, rétablissent l’ordre et peuvent améliorer la situation, alors ces élections pourraient prendre, rétrospectivement, un sens démocratique.

Manifestement, ceci n’est PAS ce qui s’est passé depuis deux ans en Irak et en Afghanistan. Et l’une des amères leçons de l’Irak en particulier, c’est bien précisément qu’on peut avoir tout à la fois :

(a)   des opérations électorales techniquement réussies;
(b)   une forte participation aux urnes;
(c)   un effet nul, ou pratiquement nul, sur la situation de guerre, sur la situation sécuritaire, sur la construction d’un État, d’institutions démocratiques stables, etc.

En Irak, des élections — techniquement réussies au-delà de toute espérance — n’ont pas empêché les bombes de reprendre leur rythme infernal dès le lendemain du vote ni les augures de maintenir leurs pronostics de descente aux enfers et d’éclatement du pays.

Éclatement malgré ces élections… Éclatement, pourrait-on même dire, grâce à ces élections!

En Irak, les législatives de décembre 2005 ont plébiscité les partis sectaires, ethniques ou religieux, et consacré la déroute des libéraux, des laïques et des nationalistes irakiens « unitaires ». Les Arabes sunnites, quant à eux, ont refusé les conséquences politiques de leur statut de minorité. Chacun a voté, de façon monolithique, pour sa chapelle.

Dans les cas irakien, afghan, mais aussi haïtien et congolais, la communauté internationale — et, dans les deux premiers cas, les États-Unis d’abord et avant tout — a mis tout son poids derrière des opérations électorales qui étaient vues comme la base d’une reconstruction démocratique.

Manifestement, la préparation et la tenue d’élections libres et réussies (techniquement parlant) ne coïncident pas — en tout cas, pas nécessairement — avec la construction d’un État démocratique et stable, assorti des libertés démocratiques. Ici, on peut parler de gouffre entre « démocratie formelle » et « démocratie réelle », même si l’expression « démocratie réelle » est bien floue et prête flanc aux abus rhétoriques et conceptuels.

Les urnes accouchent-elles automatiquement de la démocratie? La mécanique électorale, même la plus soignée, même la plus réussie, est-elle garante de paix, de progrès économique… et de démocratie authentique? La réponse est évidente : c’est non. Ce qui ne signifie pas que le vote soit une opération insignifiante.

Mais il est évident que la démocratie est beaucoup plus qu’une question électorale, et l’exportation de la démocratie beaucoup plus que de l’aide technique à l’organisation d’élections.

Et ça, c’est une leçon centrale de ces récentes expériences, qu’il nous faudra méditer. Le caractère insuffisant, en soi, de la seule aide aux processus électoraux dans la construction d’une démocratie, est un problème évident.

Par ailleurs, j’aimerais attirer votre attention sur un autre aspect de la dialectique entre démocratie et élections. Un aspect dont le monde arabo-musulman nous a récemment donné quelques exemples. Un aspect inquiétant, qui est une autre perversion de la démocratie élective. À savoir : le vote libre qui donne ses suffrages à des groupes autoritaires ou intégristes.

En Palestine, en janvier 2006, les électeurs — à qui on avait dit, comme aux Haïtiens, « allez voter », vous vous en porterez mieux et on vous récompensera après » — avaient devant eux un « beau choix » :

  • d’un côté, le Fatah de feu Yasser Arafat, un groupe de caciques corrompus qui se sont rendus coupables, au cours des années 1990, de colossaux détournements de l’aumône étrangère (des centaines de millions de dollars);
  • et de l’autre, une association mi-caritative, mi-terroriste, qui carbure à l’intégrisme islamiste et à la haine de l’ennemi : le Hamas, le Hamas qui a pris « le pouvoir » en termes de sièges conquis — et ce, soit dit en passant, malgré un nombre de voix légèrement inférieur à celles accordées au Fatah. « Le pouvoir » étant ici un grand mot, quand on n’a aucune marge de manœuvre, aucun budget, et que vos élus se font appréhender — certains diront : « enlever » — les uns après les autres par une puissance occupante!!!

Cela dit, oui, le Hamas, oui, a pris le pouvoir démocratiquement en Palestine.

On peut dire que des mouvements comme le Hamas sont victimes d’un ostracisme injuste, après avoir joué le jeu de la démocratie qu’on leur avait dit de jouer… alors que certains (je dis bien : certains) de leurs dirigeants ont fait preuve au cours de l’année 2006 d’un début d’ouverture, de modération et de pragmatisme.

Près d’un an après les élections palestiniennes, la situation à Gaza et en Cisjordanie demeure au moins aussi tragique qu’elle l’était avant ces élections. On peut même faire valoir que l’élection du Hamas, en plus de conforter l’intransigeance israélo-américaine sur la question palestinienne, a peut-être même semé les germes d’une véritable guerre civile Hamas-Fatah à l’intérieur de la Palestine.

Le phénomène de l’élection libre de mouvements intégristes, anti-démocratiques, de l’élection libre de dictateurs ou de semi-dictateurs est vraiment important… et le Hamas est le meilleur exemple de ce phénomène dans un passé récent.

Parce que — là comme ailleurs dans le monde arabo-musulman — lorsqu’on laisse la population voter librement (ce qui reste au demeurant exceptionnel), ce sont les intégristes religieux qui, à tous les coups, ramassent la mise.

En Algérie au début des années [19]90, ils étaient sur le point de gagner démocratiquement, lorsque l’armée interrompit le processus électoral. Tout récemment en Égypte, on a vu la percée des Frères musulmans qui, demain, pourraient inquiéter le président Moubarak.

Au Sud-Liban, l’influence du Hezbollah — qui est à la fois une milice paramilitaire, un État dans l’État, un mouvement caritatif et un mouvement religieux intégriste — cette influence est forte. Ce mouvement gagne des élections libres au niveau local et régional.

En Égypte, pour le président Hosni Moubarak, l’élection de décembre 2005 semblait être un exercice sans risque, visant à confirmer le pouvoir d’un autocrate déjà bien installé. Il manquait à cette consultation la caractéristique d’une démocratie véritable : la possibilité que les dirigeants en place puissent être chassés du pouvoir.

L’histoire a donné plusieurs exemples illustrant le « principe de Tocqueville » : à savoir, qu’une tyrannie qui entrouvre la porte — avec l’idée d’apaiser ou de récupérer la contestation — peut au contraire l’alimenter… et se retrouver avec une révolution démocratique sur les bras.

La question suivante est de savoir à qui profiterait une véritable ouverture des urnes en Égypte. La réponse probable? Aux intégristes!

Et pourtant, la plupart des analystes étrangers ont correctement souligné que cette porte entrouverte vers la démocratie, malgré ses énormes insuffisances, pouvait également, dans des cas de figure favorables, s’avérer un pas dans la bonne direction.

Qui a raison?

Revenons en terminant sur cette obsession des élections qui a caractérisé l’intervention de la communauté internationale en Haïti et en RDC.

C’est un peu comme si les responsables politiques des grands pays donateurs, des grands pays occidentaux, les responsables des grandes organisations internationales, c’est comme s’ils avaient en main  une espèce de « check-list » qu’il s’agirait de remplir, pour indiquer qu’il y a bel et bien eu « quelque chose de fait », qu’il y a eu un progrès officiel dans la bonne direction, ne serait-ce que sur papier.

Devant la tragédie d’Haïti, par exemple, la « communauté internationale » — des pays comme le Canada ou la France — a semblé fort pressée d’organiser, au plus vite et à tout prix, des élections à tous les niveaux. On la comprend un peu, cette communauté, c’est qu’elle désire des signes tangibles et mesurables de « progrès »… même si dans le quotidien des peuples concernés, ces « progrès » théoriques ne se traduisent pas forcément dans les faits.

Cela dit, l’alternative n’est pas évidente. Reprenons le cas d’Haïti : si on affirme qu’il y a des choses qui doivent passer avant le rétablissement d’une démocratie électorale formelle, quelles sont ces choses? Concrètement, qu’est-ce qu’on fait? Est-ce qu’on instaure une espèce de tutelle technicienne et technocratique internationale, tout en aidant à la reconstruction des institutions? On aide les communautés de base? Les ONGs locales en coopération avec les ONGs d’ici? On investit d’abord dans la démocratie locale plutôt que nationale, en laissant à plus tard les belles élections présidentielles, peu à même d’améliorer le quotidien des peuples?

Que faire lorsqu’on se trouve dans des pays démolis, aux infrastructures inexistantes ou à refaire, dépourvus de richesses naturelles (comme Haïti) ou riches en ressources, mais pillés et détruits (comme le Congo)?

De là à regarder pensivement vers l’Orient et son « modèle asiatique »… L’Orient, où la Chine, toujours dictatoriale, construit une économie moderne, sur fond de (relative) paix sociale… sans s’embarrasser d’élections libres. Mais, là aussi, il doit y avoir quelque chose qui cloche!

§

François BROUSSEAU, responsable des affectations internationales aux nouvelles radio de Radio-Canada, depuis octobre 2004. Journaliste depuis plus de 20 ans, il a notamment fait sa marque, dans les années [19]90, comme éditorialiste aux affaires internationales du quotidien Le Devoir.

Source : BROUSSEAU, François, « Entre la mode des élections et la vraie démocratie », Dossier du Congrès – 2006 – Exporter la démocratie : à quel prix?, Montréal, 2006 – p. 5-10.

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