Denise COUTURE

Quel éclairage théologique peut-on donner aux mouvements de résistance qui se sont développés à l’échelle de la planète en réponse aux effets de la globalisation néolibérale? Si l’on se place du point de vue d’une théologie chrétienne qui se pratique dans une perspective de la libération, la première chose que l’on peut dire pour répondre à cette question est que le travail de la théologie accompagne la résistance. Il ne se situe ni au-dessus ni à côté d’elle, car il prend son point de départ dans un engagement concret, dans une orthopraxis de libération, et, pour cela, il demeure toujours lié à un mouvement d’émancipation en particulier. Comme l’explique Enrique Dussel, si l’un des premiers problèmes de la théologie chrétienne du Nord fut de justifier la rationalité de la foi contre les critiques modernes, la question initiale des théologies de la libération du Sud fut plutôt celle-ci : « Comment être chrétien dans un processus révolutionnaire qui appelle à un changement essentiel de structures? »[1]. On peut comprendre le christianisme comme une convocation à instituer une lutte continue contre chaque ordre établi. Une telle théologie a lu les Premier et Deuxième Testaments comme des textes d’appel à la résistance. À propos des récits du deuxième livre des Maccabées, André Myre mentionne qu’ils « annoncent l’espérance d’un retournement radical de la situation et qu’ils motivent ceux qui les prononcent à résister jusqu’au bout ». L’auteur poursuit : « C’est un texte de résistance qui dit et redit le slogan mobilisateur : nous nous relèverons ! Résurrection ! […] ‘Résurrection’ est un slogan qui proclame la vie et la mort, dans un contexte où l’empire prétend contrôler l’une et l’autre »[2]. Jésus était engagé dans une telle action et celle-ci répond à l’appel d’une foi chrétienne jusqu’à aujourd’hui.

Une des tâches de la théologie consiste à demander comment Dieu-e[3] se révèle à l’humain dans l’histoire. Il ne s’agit pas du tout d’une question abstraite. « La révélation est l’interpellation de l’autre, qui fait irruption à partir de l’au-delà du monde et de la totalité »[4], écrit Dussel. Pour cet auteur, le monde et la totalité réfèrent à l’ordre établi, au système d’oppression.

La voix, la clameur, la parole de l’autre (dabar en hébreu, le Verbe) fait irruption dans mon monde en le bouleversant : « J’ai faim » ! C’est à partir de l’écoute de cette voix de l’autre (ex auditu, dit le concile de Trente) que s’opère la révélation de Dieu. Mais Dieu ne peut se révéler que par celui qui est distinct du système du péché, distinct du monde. […] Le pauvre est le lieu de l’épiphanie de Dieu[5].

En ce qui concerne la question qui nous occupe à propos de l’éclairage que peut apporter une théologie chrétienne aux mouvements de résistance, on peut retenir de cette vision que les analyses de type politique, économique, historique et social représentent des éléments constitutifs du travail d’une telle théologie. Comment résister au système et à la totalité, pour reprendre les vocables employés par Dussel, si l’on n’est pas capable de faire une analyse des conditions de l’oppression? Comment entendre « la parole de l’autre », « épiphanie de Dieu », si l’on ne s’exerce pas à une lecture critique du capitalisme néolibéral? Dussel explique encore ceci :

C’est la question de la dépendance des pays pauvres, périphériques, sous-développés, qui, vers 1968, fournit la possibilité de commencer de manière explicite et irréversible le nouveau discours [de la théologie de la libération]. […] Comme le pauvre était le point de départ herméneutique, le lieu à partir duquel la praxis chrétienne de la communauté se mettait en marche (ortho-praxis), il était aussi le terminus a quo du nouveau discours. Mais, pour cela, il fallait savoir qui était le pauvre, comment il en était venu à être tel, quelles étaient les structures de péché qui pesaient sur lui. Ces thèmes, que beaucoup considéraient comme seulement sociaux, politiques ou économiques […] étaient en réalité strictement théologiques[6].

Ce point m’apparaît des plus importants. Si l’on se place dans une perspective de la libération, la critique des systèmes d’oppression fait partie intégrante du travail de la théologie chrétienne. Une théologie contextuelle prend son point de départ dans une action de résistance, toujours située, qu’elle accompagne, et, pour cela, elle suppose et intègre des analyses d’ordre sociopolitique. Elle s’inscrit dans le mouvement critique de tout ordre établi qui produit des « pauvres » (Enrique Dussel).

Le Forum mondial théologie et libération

Pour tisser des liens entre les mouvements de résistance et une théologie chrétienne, je propose donc de partir d’en bas, de la vie, d’engagements de chrétiennes et de chrétiens qui s’inscrivent dans la résistance. Je voudrais m’attarder à une praxis spécifique d’engagement théologique qui a pour triple caractéristique son caractère international, son option pour la libération et sa solidarité déclarée avec la mouvance altermondialiste. Il s’agit du Forum mondial théologie et libération. L’événement a été mis sur pied par des théologiens du Brésil en lien avec Amerindia, une association de théologiens et de théologiennes d’Amérique latine ainsi que de leaders laïques et pastoraux, et avec EATWOT, le groupe des théologiens et des théologiennes du tiers-monde. Ils ont voulu organiser un événement théologique pour accompagner le Forum social mondial. Le premier se tint à Porto Alegre en 2005, le deuxième, à Nairobi au Kenya en 2007; le troisième aura lieu à Belém au Brésil en 2009[7]. Ces Forums se tiennent pendant les quelques jours qui précèdent les Forums sociaux mondiaux au même endroit que ceux-ci. Le nom de l’événement, théologie et libération, altère légèrement l’appellation habituelle de théologie de la libération. Délibérée, la modification vise à dépasser l’appellation qui a cours surtout en Amérique latine. Elle énonce le projet de rassembler une diversité de pratiques de la théologie qui s’inscrivent dans une perspective de la libération sur la scène mondiale. Le comité organisateur décrit le prochain Forum comme un espace de rencontre pour construire un réseau mondial de théologies contextuelles dans une perspective de libération[8].

Ce qui définit le Forum, ce qui ressort de sa programmation et de son déroulement, est sa démarche théologique dans une perspective de libération. Au Forum de Nairobi auquel j’ai participé, on a articulé quatre moments : l’expression d’une indignation devant des situations insupportables d’inhumanité; des analyses croisées des conditions systémiques d’émergence et d’exercice de ces injustices; un échange sur les actions alternatives et sur les stratégies de changement; et l’affirmation forte d’une foi et d’une espérance qu’un autre monde est possible.

À propos du sentiment d’indignation, il importait aux responsables que les participants au Forum de Nairobi aillent sur le terrain en compagnie de personnes et d’organismes engagés à lutter contre la pauvreté et les injustices. Nous avons consacré un après-midi à cette activité et l’effet fut tangible, car nous avons découvert que la moitié de la population de Nairobi vit dans une pauvreté extrême. Jon Sobrino avait dit que la foi et la théologie chrétiennes ne fournissent pas une vision du monde et encore moins des solutions toutes prêtes pour résoudre les conditions intolérables. Elles rendent sensibles à leur caractère insupportable, a-t-il expliqué, et elles appellent à une réponse dans l’action. Le premier moment d’une théologie contextuelle est le sentiment ou la réaction d’indignation.

Dans une grande conférence en plénière, François Houtart a rappelé à un auditoire renseigné le déséquilibre de la répartition des richesses et des opportunités sur la planète, que 20 % des humains possèdent 80 % des biens, qu’il en résulte que 80 % des humains s’en trouvent dans diverses positions d’exclusion. L’écart des inégalités augmente, 40 % de la population d’Amérique latine vit sous le seuil de la pauvreté, a-t-il ajouté. Sa critique du néolibéralisme montrait qu’on ne réglera pas les problèmes des inégalités seulement par une nouvelle répartition de la richesse, mais qu’il faut changer les modes de production de la structure capitaliste.

De façon parallèle à cette argumentation, dans le féminisme, on considère le phallocentrisme (ou le patriarcat) comme systémique dans le sens où il traverse jusqu’aux manières de penser et d’habiter le langage. On ne peut en sortir à volonté. L’inclusion des femmes dans le social ne suffit pas, il faut changer un système de rapports entre les humains. Ainsi, les problématiques abordées dans une perspective de la libération considèrent, sous divers angles, des structures de pensée ou d’organisation.

Pour revenir au contenu de l’exposé de François Houtart, il fit consensus, mais, pour un nombre de participants et de participantes du Forum, le fait qu’il n’ait mentionné que la dimension économique est demeuré insatisfaisant. Plusieurs d’entre nous réalisaient, lors des discussions à la pause ou aux repas, que, dans une rencontre comme celle d’un forum mondial qui se veut un espace pour construire un réseau de théologies contextuelles œuvrant dans une perspective de libération, nous avions besoin de discours et de concepts capables de créer des liens entre les différentes problématiques et entre les diverses pratiques de libération, cette remarque ne voulant en rien diminuer l’importance de la critique du néolibéralisme économique.

Le Forum de théologie de Nairobi a duré quatre jours. Au troisième jour, les diverses interventions du groupe international Peace for Life avaient eu un impact et on en était venu à employer leur concept d’empire pour résumer l’ensemble interrelié des conditions structurelles actuelles de vie, ce qui n’est pas surprenant puisque nous étions en Afrique et au Kenya. Selon l’analyse du groupe pacifiste, nous vivons dans un temps de terreur, celui de l’après 11 septembre 2001, dont les événements ont initié de la part des États-Unis une lutte mondiale contre le terrorisme provoquant elle-même la terreur. Peace for Life définit l’empire comme la domination combinée sur les plans économique, militaire, politique et culturel par un État puissant, les États-Unis, secondé par des États alliés et par des élites locales dans les pays dominés, en vue de promouvoir ses propres intérêts à l’échelle mondiale, le tout appuyé par les deux clés que représentent le pouvoir des entreprises multinationales et la domination de l’armée étasunienne.

Le théologien Tinyido Maluleke d’Afrique du Sud a analysé les deux versants de la religion chrétienne : son potentiel de libération sur lequel on peut prendre appui, mais aussi sa complicité coloniale qu’il est urgent de continuer à déconstruire en soi et dans les communautés, car ce n’est pas un Occident séculier, mais bien un Occident chrétien qui fut le colonisateur. Chung Hyun Kyung, théologienne de Corée du Sud qui enseigne à New-York, a expliqué que l’action alternative dans laquelle nous sommes engagées pour créer un « autre monde possible » implique tout l’être, y compris la dimension spirituelle, que l’on a à forger politiquement et communautairement comme l’une des dimensions du travail collectif du Forum mondial de théologie. Le récipiendaire du prix Nobel de la paix et résistant de l’apartheid en Afrique du Sud, Desmond Tutu, a clôturé le Forum par une allocution transportée et inspirante. Chaque personne prise une par une est précieuse, car elle est un cadeau de Dieu, a-t-il proclamé. Voilà une petite phrase anodine. Pour qu’elle devienne une réalité de ce monde, on a besoin de la révolution espérée et préparée par les Forums mondiaux, théologiques et sociaux.

Dans le rapport du Forum de Nairobi, on lit que l’une des raisons qui a incité le comité international à organiser le prochain en 2009, à deux années d’intervalle du précédent, plutôt qu’en 2011, quatre ans plus tard, comme certains l’avaient suggéré pour des raisons de faisabilité, est que l’on considère que sa méthodologie demeure dans une phase de maturation et d’expérimentation, qu’elle n’est pas encore suffisamment établie et qu’on a donc besoin de poursuivre le travail à relativement court terme afin de la préciser et de la consolider[9]. Peut-on appliquer la méthode des Forums sociaux mondiaux à la théologie? Voilà l’une des questions qui s’est posée sur le plan du processus. Comment articuler plus étroitement le Forum théologique au Forum social? Jusqu’où et comment intégrer des activités autogérées? Comment honorer la diversité des alternatives militantes et théoriques qui s’inscrivent dans la perspective de la libération? Quelle méthodologie mettre en œuvre afin de construire des convergences entre elles?

Un autre type de question concerne la diversité proprement religieuse. Comment traverser la transition actuelle qui consiste pour ce groupe initialement chrétien à devenir un collectif interreligieux ou interspirituel? Cela semble inévitable dans le contexte du Forum mondial et cela fait d’ailleurs consensus chez les personnes responsables et participantes? Comment faire ce passage? Comment procéder? Comment l’interpréter?

Particulièrement fructueuses, ces interrogations remettent en question une certaine praxis de la théologie contextuelle. Elles exigent de celle-ci d’aller au bout de ses propres possibilités par une considération radicale de la diversité des positions et des stratégies d’émancipation.

Le Forum québécois théologie et solidarités

Ces questions rejoignent certaines de celles que l’on a posées autour du Forum québécois théologie et solidarités qui s’est tenu à Montréal en novembre 2006[10]. L’organisation du Forum québécois a répondu à une invitation lancée à l’occasion du premier Forum mondial théologie et libération, de Porto Alegre, de mettre sur pied des rencontres régionales de théologie contextuelle. Le même questionnement a surgi à propos de savoir comment le forum québécois de théologie pouvait s’articuler au Forum social québécois. On a opté résolument pour une méthodologie qui part d’en bas. On y a échangé des expériences, des analyses, des stratégies de changement, des espérances, et créé des liens entre des personnes, des groupes et des réseaux chrétiens qui s’inscrivent dans des actions de résistance et de construction d’un autre Québec possible. À la fin du rassemblement, on a tenté, à titre exploratoire, de formuler une appellation particulière pour identifier une théologie québécoise contextuelle, un nom qui ferait consensus, qui surgirait de la pratique, de ce qui se fait déjà, qui serait clair, rassembleur et mobilisateur pour des actions futures. Quelques suggestions intéressantes et accrocheuses ont émergé des discussions en ateliers, mais on n’a pas encore trouvé l’appellation de cette théologie québécoise de la solidarité et de la résistance, qui pourrait, un jour, naître spontanément de la convergence de nos expériences partagées.

Tout comme le Forum mondial de théologie, celui qui a été initié au Québec se trouve dans une phase de création et de maturation, de reconnaissance des diversités, d’échanges et de recherche de convergences. Le Forum de théologie québécois a provoqué la rencontre de personnes et de groupes chrétiens québécois qui inscrivent leurs actions dans la résistance et dans la recherche d’alternatives parfois depuis des décennies. Aussi s’est-il préoccupé de faire vivre une reconnaissance mutuelle à cet égard et de contribuer à construire des liens entre les différentes problématiques et luttes; d’où la métaphore du « rond-point » surgie en finale, comme renversement de l’éclatement d’abord perçu.

Ces organisations, le Forum mondial théologie et libération et le Forum québécois théologie et solidarités, sont nées afin d’accompagner les forums sociaux mondiaux et régionaux. Elles mettent en œuvre des théologies de la résistance qui cherchent à s’articuler les unes aux autres pour renforcer leurs actions cumulatives. Envisagé sous cet angle, ce n’est pas tant la théologie qui apporte un éclairage aux mouvements de résistance que ceux-ci qui provoquent celle-là à toujours continuer à se renouveler. La mouvance altermondialiste suscite de nouveaux questionnements et de nouvelles créations pour des théologies chrétiennes ayant opté pour une perspective de libération. Elle provoque de nouveaux types de regroupements théologiques.

Quelle solidarité entre le Nord et le Sud?

Le mode de résistance de la mouvance altermondialiste correspond à une nouvelle pratique politique de la citoyenneté, radicalement démocratique, qui favorise une participation inclusive et qui fait l’hypothèse pratique qu’il est nécessaire de travailler ensemble à délier les liens entre les différents systèmes d’oppression. Les structures de pensée et d’organisation — néolibérales, phallocentriques, colonialistes — ont imprégné dans les fibres de notre peau le sens d’une séparation entre les individus, entre les groupes de tous ordres, entre les écosystèmes, entre les luttes de résistance pour la justice. Comment reconquérir, intellectuellement et charnellement, une perception des interrelations? Dans cette direction, la mouvance altermondialiste a repris des milieux écologistes l’expression « Penser globalement et agir localement »[11]. Comment s’éduquer à l’idée d’un lien tissé serré à créer entre les luttes de résistance qui sont déjà là, engagées dans les multiples endroits du monde globalisé?

Puisqu’on ne peut parler qu’à partir de son propre contexte, je désire poser plus concrètement la question, explicitement à partir du point de mire du Nord : comment construire une solidarité entre le Nord et le Sud? Je sais que je m’adresse à un auditoire composé de personnes qui ont une riche et une longue expérience missionnaire dans les pays du Sud. Je voudrais, dans ce qui suit, raconter simplement mon expérience à Nairobi et ainsi rendre compte de l’apprentissage que j’y ai fait en ce qui concerne la construction de solidarités entre le Nord et le Sud.

Récit de voyage à Kibera

Nous circulons dans un autobus jaune dont les bancs ont été rapprochés les uns des autres pour en augmenter la capacité, ce qui ne me contrarie pas trop, mais quand même un peu. Le professeur de théologie de l’Université de Toronto qui m’accompagne mesure bien six pieds, lui, et il se tord les genoux et les hanches, parce que le chemin sur lequel nous roulons est raboteux. Mon collègue se donne pourtant l’air de dire que tout va pour le mieux. L’autobus est bondé et nous nous rendons à Kibera, un quartier de Nairobi. Comme je l’ai mentionné, les organisateurs du Forum de théologie considèrent le sentiment d’indignation devant la pauvreté et les injustices comme la première étape de la démarche de la théologie de la libération. Ils ont voulu qu’une des journées du Forum soit consacrée à des rencontres avec des communautés engagées sur le terrain. J’ai choisi la visite organisée par une paroisse catholique d’un des plus grands et des plus terribles bidonvilles d’Afrique. À Nairobi, près de la moitié de la population de cinq millions y habitent, une situation intolérable ! Deux remises en question m’attendaient et elles m’ont touchée durablement.

Les cent premiers pas à Kibera furent les plus difficiles. Comment retenir mes larmes? Comment vivre le choc des conditions inhumaines que je n’aurais pu imaginer? Heureusement, un théologien qui travaille dans des bidonvilles au Brésil me tenait compagnie et m’expliquait les tenants et les aboutissants d’une vie qu’il connaît bien. Il a suggéré à quelques reprises que nous gardions le silence pour vivre un moment sacré. Deux facteurs rendent Kibera particulièrement terrible. D’abord, il n’y a pas d’égout. Ensuite, les gens n’arrivent pas à améliorer leur condition de vie, en agrandissant leur case ou en consolidant leur maigre avoir, à cause d’une surpopulation chronique.

Notre visite à Kibera était organisée par une Église qui constitue l’unique ressource d’aide pour les gens. On nous avait dit qu’il ne serait pas hasardeux de marcher dans la ville si nous demeurions groupés et si nous suivions les guides. Huit adolescents de Kibera nous accompagnaient. Ils nous encadraient. Ce n’est que vers la fin de notre marche que je remarquai les écritures, qui crevaient pourtant les yeux, tracées en grosses lettres blanches sur leur chandail couleur rouge vif. Il s’agissait de slogans pro-vie ! Les questions se bousculèrent dans ma tête. La position anti-avortement répond-elle aux besoins des filles et des femmes de Kibera? Qu’est-ce qui motive une Église à se présenter instamment comme militante pro-vie à Kibera? D’où proviennent ses subsides? Je n’avais pas trouvé de réponse quand, dans le sous-sol de l’Église, pour conclure la visite, un groupe de fillettes nous fit une présentation théâtrale. Elles entonnèrent des chansonnettes antisexe et anti-avortement. Je ne savais plus que penser.

Pour appliquer la méthode de la théologie féministe, des amies canadiennes et moi décidâmes de suspendre notre jugement et, à la prochaine occasion qui se présenterait à nous, de demander à des théologiennes africaines comment elles analysent cette situation. La méthode féministe invite à partir d’en bas, de l’expérience des femmes concrètes, situées, localisées, à éviter de porter des jugements par le moyen du regard en surplomb qui permet toutes les généralisations. L’intensité de nos émotions nous demandait de mettre en œuvre cet art de faire avec la plus grande rigueur. Ce n’est que quelques jours plus tard au banquet offert par le Forum, autour de la table, que nous pûmes poser notre question aux théologiennes africaines. L’enjeu pro-vie leur apparut bien secondaire par rapport à celui autrement plus grave du caractère inacceptable de l’existence de Kibera. D’ailleurs, ont-elles dit, cessez d’employer le mot bidonvilles (slums), un terme péjoratif qui dévalue les personnes qui habitent ces quartiers. Cessez de voir les personnes de Kibera comme des victimes. Commencez à les considérer comme des partenaires dans une lutte solidaire à faire ensemble. Agissez chez vous, dans vos luttes locales, de telle sorte que Kibera ne soit plus possible. Là réside la solidarité. Les Églises sont les seules institutions pour lesquelles les personnes de Kibera et de Korogocho existent. Votre attention tournée vers l’idéologie des Églises augmente le fait que vous considérez les personnes de ces villes comme des victimes et retarde le début d’une action solidaire. Ces paroles nous touchèrent profondément. Elles invitent à un retournement critique à opérer[12].

Le changement demande la modification d’un rapport à soi très bien appris. De retour de la visite à Kibera, au Forum théologie et libération, des théologiennes africaines ont expliqué que le mythe d’une meilleure vie en ville persistait au Kenya, envers et contre tout, qu’il y avait urgence de le briser, car un grand nombre de personnes qui arrivent en ville aboutissent dans un bidonville. Avec des collègues masculins, elles ont également remis en question sur le plan éthique que des Occidentaux aient visité ces quartiers. Ils ont soutenu que ces excursions exposaient au danger de renforcer les injustices parce qu’elles risquaient de consolider les manières dont les Occidentaux abordent très spontanément la misère en Afrique et dans le tiers-monde. Pour ma part, j’ai comparé les émotions intenses ressenties lors de ma visite à Kibera à celles que provoque en moi un film d’action ou d’épouvante produit à Hollywood. Il est caractéristique de cette expérience de tirer du plaisir des émotions fortes, même — et peut-être surtout — de celles négatives, et de passer à autre chose à la fin de la représentation pour retourner à sa vie courante. Dans le contexte de Nairobi, le projet de construire une solidarité féministe m’a amenée à faire un retour critique sur une manière habituelle (hollywoodienne, occidentale) de ressentir les émotions. On peut établir un autre rapport, de type politique, aux émotions qui ne conduisent ni à l’inaction ni à la culpabilité de l’impuissance à changer les choses. On peut agir pour que Kibera ne soit plus possible en travaillant localement là où nous sommes déjà engagées. On peut le faire en mettant en question la séparation et en s’éduquant à considérer les liens entre les luttes de résistance.

§

Denise COUTURE, professeure à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal. Cofondatrice du Centre de théologie et d’éthique contextuelles québécoises (CETECQ) de cette même faculté et membre de la collective féministe et chrétienne L’autre Parole.

Source : COUTURE, Denise, « Forum mondial théologie et libération : pour une critique théologique de l’empire », Dossier du Congrès – 2007 – À contre-courant : les résistances dans le monde, Montréal, 2007, p. 26-31.


  1. Enrique Dussel, Éthique communautaire, Paris, Cerf, 1991, p. 214.
  2. André Myre, Pour l’avenir du monde. La résurrection revisitée, Montréal, Fides, 2007, p. 104 et 106.
  3. Dans le cadre d’une théologie féministe, j’en suis venue à dire et à prier la Dieue chrétienne au féminin comme un geste de résistance à la totalité que représente le système phallocentrique. Voir Denise Couture, « La transcendance de Dieue », dans Laval Théologique et Philosophique, 62, 3 (octobre 2006) : 465-478. J’emploie ici le symbole inclusif Dieu-e.
  4. Enrique Dussel, Op, cit., p. 215.
  5. Ibid. Qui est le ou la pauvre? On donnera au terme l’extension très large de la personne qui vit « au-delà du monde et de la totalité » pour reprendre les termes de Dussel.
  6. Ibid, p. 222-223.
  7. Voir le site Internet du Forum : www.wftl.org. Il présente ses activités en quatre langues : l’anglais, le portugais, l’espagnol et le français. Parce que l’anglais domine sur le plan de la communication mondiale, son titre le plus utilisé est le World Forum on Theology and Liberation (WFTL). Un livre fut publié dans les suites du premier Forum de 2005: Luiz Carlos Susin (dir.), Teologia para outro mundo possível, São Paulo, Edições Paulinas, 2006, 485 p.
  8. Voir : Permanent Secretariat of the World Forum on Theology and Liberation, General Report on the 2nd World Forum on Theology and Liberation, January 16 to 19 2007, Nairobi, Kenya, document publié à Porto Alegre, Brésil, 2007, 39 p.
  9. Ibid, p. 20.
  10. On peut consulter tous les documents du Forum québécois sur le site : http://www.ftsr.umontreal.ca/cetecq/solidarites.html.
  11. Voir Christine Lemaire, « Penser globalement et agir localement ou de la beauté de la mosaïque », dans L’autre Parole, no. 115, automne 2007, p. 20-26.
  12. Cela ne signifie pas, certes, que l’on fasse l’éloge de la position pro-vie. Il faut critiquer qu’elle s’insère dans la mouvance altermondialiste comme elle l’a fait ouvertement, par exemple, au Forum social mondial de Nairobi.

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