Julien HARVEY
Cette conférence a été prononcée à la session d’étude des responsables diocésains de la pastorale missionnaire. (13 et 14 avril 1972)
1. Plusieurs d’entre vous ont sans doute été frustrés lorsqu’ils ont lu, à la page 138 du Rapport Dumont, que : « Nous laisserons de côté un secteur essentiel des tâches missionnaires. Il s’agit des missions à l’extérieur ». Et de voir transmises à l’épiscopat sans plus d’examen les recommandations venant d’organisations comme la vôtre (pp. 243-244). Cela rend d’autant plus agréable l’occasion que nous avons ensemble d’examiner la dimension missionnaire de l’Église dans le rapport. Mais avant d’aborder directement le sujet, je vous communique une interrogation qui m’est demeurée présente à l’esprit dès le stade des audiences de la commission. Évidemment, le mandat original était : les laïcs dans l’Église; et les questionnaires de départ étaient dans cette perspective. Mais comment se fait-il que pratiquement personne, sauf des groupements spécialisés, n’ait parlé de la mission dans les audiences? Ne serait-ce pas parce qu’on s’est trop généralement habitué ici à penser la mission comme une tâche cléricale et religieuse, même si des mouvements laïcs (SUCO, CECI, Jeunes du Monde, Rallye Tiers-Monde, etc.) s’y sont depuis longtemps engagés?
2. Je voudrais d’abord partir d’un fait : que la mission apporte d’abord la parole de Jésus-Christ, mais qu’elle l’apporte comme elle la possède. Et elle la possède comme elle la vit chez soi. Si bien qu’une Église dont la dimension missionnaire serait morte serait également une Église moribonde. De ce point de vue, le rapport Dumont nous apporte des données importantes. D’abord au niveau de ses options fondamentales, que je rappelle brièvement :
a) la vie chrétienne est en marche à la suite de Jésus, non seulement dans sa révélation du Père, mais aussi dans sa volonté de service inconditionné, d’amour désarmé;
b) l’ordre des vertus théologales doit être aujourd’hui le plus souvent inversé pour que Jésus soit croyable (charité-espérance-foi au lieu de l’inverse);
c) le monde actuel nous suggère le plus souvent une stratégie du provisoire (plus qu’une présence confessionnelle de chrétienté ou qu’une planification au sommet);
d) le souci fondamental doit être de faire de l’Église le lieu de fraternité (au-delà de nos différences de cultures, de fonctions).
3. Ceci me semble devoir être pensé tout autant en contexte missionnaire à l’extérieur qu’en milieu québécois. Il m’est arrivé souvent d’entendre des missionnaires, en particulier parmi mes étudiants, dire : « Comme les choses sont compliquées ici, chez nous; là-bas, tout est plus facile »x. Cela me pousse en général à faire deux réflexions :
- la première, que la proclamation de l’Évangile est de soi très simple et qu’ils ont sans doute raison de se méfier de nos rationalisations;
- mais aussi la seconde, qu’ils ne transmettent peut-être qu’une foi apprise, un vernis culturel qui ne résistera pas au temps et ne changera pas profondément les hommes et les femmes qui accueillent ce message. Une véritable évangélisation ne suppose-t-elle pas en pratique qu’on admette et vive les quatre options du Rapport Dumont? Autrement, ne risque-t-on pas de transmettre un christianisme de la NATO, celui dont un missionologue ironiste a dit qu’il y a trois « M » du colonialisme : militaire, marchand et … missionnaire?
4. Une deuxième réflexion m’est suggérée par la section du Rapport Dumont qui traite des « Tâches missionnaires pour l’Église du Québec » (pp. 138-150). On y traite de deux questions fondamentales : mission et développement, mission et culture. On veut ainsi répondre à deux difficultés plus vivement ressenties dans notre Église depuis quelques années : le soupçon d’avoir été un élément du système, d’avoir favorisé l’évasion vers un monde futur, la soumission aux puissances d’exploitation étrangères comme locales, d’avoir été un cataplasme social qui permette aux mécanismes de la société libéraliste de fonctionner avec plus de tranquillité en consolant les exploités, en faisant vivre en paix le dimanche matin l’exploiteur et l’exploité de la semaine; le soupçon également d’avoir été une foi coloniale, importée de Rome, détachée de plus en plus de notre culture, incapable de s’adapter à la ville, à la révolution tranquille comme culturelle, à la langue et à la symbolique moderne. Ces deux questions posées à notre Église sont posées également à notre action missionnaire,
5. Ceci nous amène à deux difficiles questions : celle de la liaison entre évangélisation et développement, qui se pose plus vivement peut-être dans notre travail missionnaire en Amérique latine (qu’on songe à la destinée de Mauricio Lefebvre), celle de notre attitude à l’égard de la société de consommation. Sur la première question, n’étant pas missiologue moi-même, je ne puis apporter que des indications qui relèvent de mon métier d’exégète et qui me semblent certaines.
Le Christ n’a pas fait de politique, encore moins de politique de parti; mais il est certain que pratiquement tous ses gestes ont eu une portée politique et qu’il est mort pour des raisons d’ordre politique, ce qui ne contredit nullement le fait qu’il soit « mort pour nos péchés », selon les Écritures. Ceci me semble le point de départ de toutes nos options concrètes. Qu’un missionnaire fasse de la politique, éventuellement de la guérilla, peut être un jugement pratique qui engage sa conscience. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il doit présenter l’Évangile tel qu’il est, et le vivre dans la solidarité avec les hommes qui l’ont accueilli comme pasteur. Cela veut dire qu’il doit être aussi libre à l’égard de la droite qu’à l’égard de la gauche. Cela veut dire que, s’il opte pour la non-violence, il doit opter pour la non-violence engagée, qui accepte de laisser la violence s’exercer, et s’épuiser, contre lui si nécessaire.
6. Et ensuite, cela veut dire que la liberté chrétienne qu’il proclame, qui est libération du mal en soi et autour de soi, doit lui permettre de dénoncer les maux mêmes que nos sociétés ont amené dans les pays de mission; en particulier les chaînes de la société de consommation : travail-profit-consommation; travail-concurrence-statut social; pouvoir-aliénation-oppression-violence. Ici encore, les tâches missionnaires chez nous et à l’étranger sont en général les mêmes, surtout dans un monde où les communications se font de plus en plus généralisées.
7. J’ajoute une troisième réflexion qui me parait importante : l’enquête elle-même et le rapport Dumont nous font prendre plus vivement conscience d’un fait : le Québec est devenu lui-même un pays de mission. Si bien que votre expérience peut servir ici à l’évangélisation des plus jeunes d’ici, tout autant qu’ailleurs. Des vies missionnaires pourraient avantageusement se continuer ici; je songe à des religieuses qui, dans des CEGEP, ramènent à la vie spirituelle des jeunes à travers leur connaissance du Zen !
8. Je ne veux entrer que prudemment dans des questions qui sont soulevées par les recommandations transmises par le Rapport (pp. 243-244) et qui pourtant doivent vous intéresser. Je laisse le reste à la discussion. Je pense en particulier à l’insertion de la pastorale missionnaire dans la pastorale d’ensemble, sans créer de superstructures. Je remarque d’abord que le rapport Dumont lui-même est né de l’écroulement de l’Action Catholique centrale il y a quelques années. Il s’agissait là de l’organisation missionnaire la plus significative chez nous pour la génération que nous sommes (1930-1960); combien de missionnaires à l’étranger ont découvert dans la JEC ou JOC leur charisme? car on ne connaît Jésus-Christ qu’en collaborant avec lui au salut du monde.
Si nous ne voulons pas que notre Église se referme sur elle-même, nous devons réinventer quelque chose d’analogue. Mais je crois que nous le retrouverons surtout à travers les principes du Rapport : la cellule locale de l’Église doit avoir une dimension missionnaire. Comme la dernière rencontre de nos Évêques le rappelle, la pastorale scolaire ne doit pas se détacher de la pastorale paroissiale, et de même la pastorale missionnaire, Ici, les grandes organisations nationales ou internationales comme la vôtre, comme l’Entraide missionnaire, doivent continuer de servir de ferment, mais sans doute en comptant beaucoup plus que par le passé sur l’action des animateurs locaux, des conseils de pastorale. Tant que la dimension missionnaire ne les aura pas rejoints, le travail risquera de demeurer sans lendemain. À ce propos, je crois que vous devriez le plus tôt possible éclairer le soupçon que rappelle le rapport (p. 139), à savoir que notre apostolat missionnaire « doit faire l’objet de réévaluations radicales », donnant lieu à une enquête approfondie dont les données seraient communiquées publiquement à la communauté chrétienne du Québec. Je sais par exemple qu’un cinéaste de chez nous commence, ces semaines-ci, un long dossier qui l’amènera à faire un film sur notre travail missionnaire en Amérique latine. On sait également les controverses qui ont entouré et entourent l’activité du cardinal Léger en Afrique. Ceci doit être mis au clair, si nous voulons que des plus jeunes que nous s’engagent dans ces projets ou dans d’autres analogues.
9. Je voudrais conclure en suggérant une réflexion qui me frappe depuis quelques années : plusieurs Églises des pays en développement ont pris en main leur propre responsabilité au moment même où de grandes nations missionnaires voyaient leurs ressources diminuer. Je pense à l’Irlande et au Canada français. Il y a sans doute là un équilibre providentiel. Nous ne pourrons certes pas, à moins de virages tout à fait imprévus, continuer toutes nos entreprises missionnaires, simplement parce que nous manquons de plus jeunes qui sauraient les continuer. Nous devons penser davantage en termes de stratégie du provisoire la plus efficace possible (collaboration laïque à temps limité, préparation rapide de l’Église locale pour qu’elle puisse se passer de notre aide). Mais si le rapport Dumont produit ici ses fruits, nous pouvons espérer que notre service chrétien pourra durer et répondre aux hommes d’ailleurs qui sont nos frères et frères de Jésus-Christ.
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Julien HARVEY, Compagnie de Jésus – professeur de théologie et bibliste – membre du comité de rédaction de la revue Relations.
Source : HARVEY, Julien, s.j., « La dimension missionnaire de l’Église et le rapport Dumont, Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. XII, no 3, mai 1972, p. 88-91.