Albert LONGCHAMP
Nous ne pouvons plus passer à côté d’un fait massif. C’est au niveau de la planète que tout se joue aujourd’hui : la monnaie, l’économie, l’environnement, la guerre et la paix, la lutte contre la drogue, le terrorisme et les crimes contre l’humanité, la promotion des droits humains, l’information et les communications. Nous sommes entrés dans un monde totalement interconnecté dont la toile d’Internet est le parfait symbole.
Le fameux village global existe. Ce qui ne signifie pas qu’il ait dépassé ou surmonté les contingences du village local. La lutte pour le pouvoir et la création de l’injustice sociale continuent de sévir, mais à dimension universelle, et donc à haut risque de conséquences planétaires.
Il se peut aussi que la compétition prenne des allures quelque peu humoristiques. Permettez-moi, un instant, de sourire, même aux dépens de mon pays natal, la Suisse… Cher(e)s ami(e)s canadien(ne)s, permettez-moi de vous annoncer, en primeur pour toutes les Amériques, que la Confédération helvétique ambitionne, par l’entremise de l’entreprise Nestlé, d’occuper en l’an 2010 la place de leader mondial du… bouillon de poule ! Si j’étais Français, ce serait l’occasion rêvée de pousser un cocorico bien senti. Comme Helvète, je me contenterai d’un triomphe modeste. Cocasse, n’est-ce pas, la conquête de la maîtrise mondiale du bouillon de poule? Je tire pourtant cette information du très sérieux communiqué de bourse annonçant, le 4 septembre 1999, le rachat d’une participation de 80% par Nestlé dans deux sociétés chinoises spécialisées dans l’alimentation. La note précise que Nestlé, multinationale géante mais née et toujours établie à Vevey, sur les rives suisses du Lac Léman possède déjà 15 usines en Chine, qu’elle prévoit de se positionner dès maintenant à la première place du bouillon – qui entre dans pratiquement tous les repas des Chinois – et dans dix ans à la première place mondiale. Si nous élargissons ce secteur de production vers autant de domaines que peut en comprendre l’économie, vous avez une idée de la compétition mondiale qui se joue et va se jouer dans les prochaines décennies.
La troisième guerre mondiale n’aura pas lieu, comme le prévoyaient les futuristes, dans un gigantesque affrontement entre les États-Unis et la Russie ou la Chine. Elle a pris la forme d’une guerre économique planétaire qui semble se présenter de manière indolore, sauf lorsqu’on est chômeur, paysan du Bangladesh, ouvrier d’Ouzbékistan, éleveur africain, mineur bolivien, vendeuse à Paris, ou directeur à New York à l’heure de la restructuration de votre entreprise, avec 2 000 ou 10 000 licenciements à la clé. Avant de quitter l’Europe, j’apprenais le licenciement de 7 000 employé(e)s de l’entreprise Michelin, dirigée par la très catholique famille Michelin. Je suis persuadé que cette mesure n’est pas, en soi, un acte de cruauté, mais la conséquence inéluctable de la compétition économique mondiale.
La mondialisation relie les êtres humains, de tous les horizons géographiques et culturels, faisant émerger des potentialités énormes, et pourtant, aujourd’hui, la mondialisation fait peur. Elle devait apparaître comme une dimension nouvelle des activités humaines. Elle se présente comme une fatalité qui s’imposerait à toutes et à tous, à nous, contre notre gré. En effet, la mondialisation économique, financière et médiatique, qui balaie les frontières et les cultures, se présente comme un vaste défi pour la démocratie et pour l’avenir de l’humanité. Elle est une réalité évidente qui submerge les échanges et les représentations. Pour certains, elle est une étape obligée pour parvenir au bien-être de l’humanité. Pour d’autres, elle est la vraie peur de l’an 2000. Où allons-nous? Je me permets de citer ces propos de Jean-Paul II, du 22 janvier 1999, dans son Exhortation sur l’Église en Amérique :
Si la mondialisation est régie par les seules lois du marché appliquées selon l’intérêt des puissants, les conséquences ne peuvent être que négatives. Tels sont, par exemple, l’attribution d’une valeur absolue à l’économie, le chômage, la diminution et la détérioration de certains services publics, la destruction de l’environnement et de la nature, l’augmentation des différences entre les riches et les pauvres, la concurrence injuste qui place les nations pauvres dans une situation d’infériorité toujours plus marquée. Bien que l’Église estime les valeurs positives que comporte la mondialisation, elle en considère avec inquiétude les aspects négatifs.
Cependant, la mondialisation ne dispose ni de l’omniprésence, ni de l’omnipuissance que certains lui attribuent : elle sera ce qu’en feront les groupes humains et leurs représentants. Au lieu de la diaboliser, mieux vaut tenter de l’humaniser, en renforçant la solidarité entre les peuples comme entre les groupes, en moralisant le marché, en reconnaissant toute personne humaine dans son inaliénable dignité. Par conséquent, la mondialisation adresse un triple défi – culturel, moral et politique – à la société contemporaine.
Un défi culturel, dans la mesure où elle peut propager les progrès de la science, de la santé et de l’éducation. Dans la mesure encore où elle peut favoriser les échanges, les rencontres, prendre en compte les cultures particulières pour y greffer des innovations qui peuvent être bénéfiques. Je pense ici au réseau des réseaux, Internet, qui constitue sans doute la « révolution culturelle » de cette fin de siècle et de millénaire.
Un défi moral : selon l’économiste Henri Guaino, « la mondialisation, ce n’est certainement pas la paix, la prospérité, ni un nouveau bond en avant de la civilisation. Ce n’est pas non plus l’expression d’un complot planétaire visant à asservir l’humanité ».
La mondialisation dérive du dépérissement du politique, elle n’a pas d’âme, pas de conscience, donc pas de but. Elle ne sait pas où elle va. Là est le problème. Une société qui ne sait pas où elle va tourne à la folie, à l’anarchie. La question n’est donc pas : « faut-il combattre moralement la mondialisation »? Mais plutôt : « comment peut-on mettre de la morale dans l’économie internationale »?
« La mondialisation n’est pas amorale. Mais elle sert d’alibi à tout ce qu’il y a d’immoral dans la politique actuelle. Pente dangereuse : derrière la toute-puissance du consommateur-roi et du spéculateur s’annoncent la guerre économique et la crispation identitaire, bien davantage que la fin de l’Histoire. »
La mondialisation peut se montrer capable d’implanter réellement les Droits de la personne dans la société universelle, au moment même où émergent de tristes retours aux nationalismes, aux fanatismes religieux ou ethniques. La mondialisation a vocation de donner une dimension universelle aux acquis de l’humanité. Ses acteurs peuvent être, s’ils le veulent, les bâtisseurs d’un monde plus libre, plus juste et plus humain…
« S’ils le veulent » : là est toute la question. La mondialisation ne doit pas faire peur, mais elle n’apportera que douleur à une majorité de la population mondiale si elle n’est pas accompagnée par une réelle volonté éthique et par un renouvellement du politique. Enfin, elle est un formidable appel aux valeurs chrétiennes qui constituent, dans nos régions, le substrat de nos mœurs, de nos aptitudes à maîtriser la vie en société, et le fondement de notre démocratie.
Un défi politique : la sauvegarde de la démocratie héritée des Lumières et orientée en vue des exigences du bien commun international est l’un des principaux défis lancés à la mondialisation.
Henri Guaino nous dit à ce propos : « remettre l’économie au service de la civilisation et du progrès humain est impossible sans la réaffirmation de la primauté du politique sur l’économique. L’éthique est insuffisante sans le politique : les bonnes intentions ne peuvent rien contre la loi du profit et la pression de la concurrence vide le concept « d’entreprise citoyenne » de tout contenu. Il faut des règles et donc une autorité ».
La mondialisation comme fait inéluctable et comme idéologie
L’autorité, terme vague, n’est pas sans poser à son tour un problème considérable. Se développe ici, en effet, une idéologie subtile qui impose les États-Unis comme les maîtres du jeu, au détriment des Nations unies, de plus en plus dépossédées de leurs prérogatives, comme on a pu le voir dans la tragédie des Balkans, dont la réplique se joue maintenant au Timor Oriental et en Indonésie. Ce phénomène renforce la tendance au caractère hégémonique de la mondialisation. Il ne s’agit pas d’un vaste échange des cultures et des produits, mais de leur standardisation croissante sur le modèle nord-américain du libéralisme économique. Nous atteignons ce que Francis Fukuyama avait appelé La fin de l’Histoire dans un article retentissant paru en 1989. En Europe, Monsieur Fukuyama est tenu en général pour un plaisantin. Mais, dix ans après son premier pamphlet, il récidive bien que nombre de politologues, d’économistes et de sociologues l’aient poliment prié, au nom de la science et en vain, de retirer son hypothèse sur la fin de l’Histoire. L’auteur, aujourd’hui, soutient que son hypothèse sortira non seulement indemne de ce siècle, mais à bien des égards renforcée. En dépit des difficultés endurées par le Mexique, la Thaïlande, l’Indonésie, la Corée du Sud et la Russie, écrit-il dans le National Interest, édition de l’été 1999 (n° 56), (…) la mondialisation est inéluctable. Et cela pour trois raisons :
1) Aucun modèle alternatif de développement ne peut justifier de meilleurs résultats que le libéralisme. « Toutes les sociétés, quelles que soient leur histoire ou leur culture, doivent en accepter le cadre de référence », affirme Fukuyama.
2) La deuxième raison est politique. La mondialisation est « probablement » irréversible parce que la gauche est bien moins capable que la droite de gérer l’économie mondiale.
3) La troisième raison pour laquelle la mondialisation est en bonne voie est liée à la technologie : « Aujourd’hui – je le cite – la mondialisation est étayée par la révolution des technologies de l’information qui s’étend – à travers le téléphone, le télécopieur, la radio, la télévision et l’Internet – jusqu’’aux endroits les plus reculés de la planète ».
Fukuyama, qui inverse les propositions marxistes, fait reposer sa pensée sur ce qu’il appelle le syllogisme démocratique, dont voici les termes :
a) Les démocraties ne se font pas la guerre. Donc, la promotion de la démocratie « doit nécessairement faire partie intégrante de la politique étrangère américaine ». Ainsi se trouvent justifiées toutes les interventions des États-Unis, y compris à posteriori, par exemple en Amérique centrale, au Brésil, au Chili, où tant d’hommes et de femmes ont été les victimes de la dictature — il est étrange que monsieur Fukuyama ne voie pas cette contradiction.
b) La deuxième proposition du syllogisme démocratique fait du développement économique le meilleur moyen de promouvoir la démocratie. Il semble en effet qu’au-dessus d’un PIB de 6000 $, il n’y ait pas d’exemple de pays qui soit revenu à un régime autoritaire. L’auteur cite l’Espagne, le Portugal, la Grèce, Taïwan et la Corée du Sud. Fukuyama et les tenants du néolibéralisme contemporain ont beau jeu de citer quelques réussites. Ils se gardent de citer les 41 pays pauvres très endettés, dont 33 sont situés en Afrique, dont les régimes n’ont bien souvent de « démocratiques » qu’une façade bien lézardée ou couverte du vernis du parti unique, derrière lequel se cache une dette de 250 milliards de dollars. Et que dire du fait que les trois personnes les plus riches du monde possèdent une fortune supérieure au PIB total des 48 pays en développement les plus pauvres. Les 225 plus grosses fortunes du monde, selon le rapport du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) totalisent quelque 1000 milliards de dollars, soit l’équivalent des revenus annuels de 42 % de la population mondiale la plus pauvre, environ 2,5 milliards de personnes. Il est devenu une banalité de répéter que s’est creusé « un abîme insondable » entre pays riches et pays pauvres (l’expression est due à l’assemblée du Celam à Mexico en mai 1995). De tout cela, les dévots du libéralisme mondialisé ne semblent rien percevoir.
C’est pourquoi
c) « Le troisième élément du syllogisme démocratique est la thèse selon laquelle le meilleur moyen de promouvoir la croissance économique dans un pays, c’est de l’intégrer pleinement dans le système de commerce et d’investissement démocratique. » Cette « intégration » est payée par une exclusion massive qui ne touche pas que les pays pauvres ou émergents. Si, au milieu des années 90, British Airways se porte mieux que ses concurrents du transport aérien mondial, c’est pour avoir, entre autres mesures de redressement, supprimé 25 000 emplois et exigé de ses pilotes et de son personnel une productivité plus élevée.
J’ajoute, sans entrer plus avant dans les détails de la théorie de la « fin de l’Histoire » et du libéralisme comme stade suprême de la société humaine — qui est l’une des premières formulations idéologiques de la mondialisation – que son concepteur admet toutefois que « l’économie n’est pas la seule force qui conduit l’histoire humaine. Il y a aussi la lutte pour la reconnaissance (ce sont ses propres termes), c’est-à-dire le désir qu’a chaque être humain de voir sa dignité reconnue par ses pairs. En outre, grâce à la biologie, Fukuyama, un peu magicien sur les bords, conclut de ses observations que nous serons capables d’accomplir ce que les anciennes idéologies ont tenté maladroitement de réaliser : enfanter un nouveau genre humain ».
Vous voyez sur quelles perspectives débouche le débat ouvert par la mondialisation. On part du développement du marché, on s’approche du rêve d’un nouveau genre humain !
Notre rôle n’est pas de subir un fait, qu’il est inéluctable ou conjoncturel, mais d’agir pour qu’en son sein notre foi témoigne et, s’il le faut, redresse le cours de l’histoire. La mission devient, elle aussi, une tâche « mondialisée ». La mondialisation est la terre de la nouvelle évangélisation.
Critique, enjeux, risques et chances de la mondialisation constituent les quatre points que j’aimerais soumettre à votre réflexion.
La mondialisation, bâtie sur les multinationales et sur les exigences du marché, lesquelles ne sont ancrées ni au niveau national ni au niveau communautaire, procède à une reconfiguration de la société qui n’emprunte pas la voie démocratique. Les décisions sont transmises du haut vers le bas par des assemblées d’actionnaires ou d’experts qui court-circuitent aisément les réseaux démocratiques, étatiques, syndicaux et associatifs. Qui construit la vie de demain? Les citoyen(ne)s ou des multinationales comme le géant informatique Microsoft, dirigé par l’omniprésent Bill Gates? Quand Bill Clinton fait joujou avec Monika, Bill Gates engrange ses bénéfices et dicte ses lois. Joli retour à l’oligarchie féodale !
Chaque époque cherche à forger ses grands idéaux, non sans se fourvoyer dans des idéologies mortelles. Notre siècle en a fait la tragique expérience. Nous sortons tout juste de la « guerre froide », après deux conflagrations mondiales, alors que d’innombrables conflits ethniques, locaux ou régionaux continuent leurs sanglants cortèges de violences et de haines. Pour conjurer le sort, on crut, un temps, au développement équitable des peuples. Or, les disparités entre le Nord et le Sud subsistent encore et même s’accentuent. Il fallait trouver autre chose. La fin de l’implacable rivalité Est – Ouest, communisme contre capitalisme, libère les énergies. Objectif : les marchés de la planète. La nouvelle compétition stimule l’unité de l’Europe, mais réveille la concurrence féroce de l’Amérique. Enjeu : la « mondialisation » de l’économie.
Le mot, barbare et magique, est de tous les discours « branchés ». Mondialisation : entendez par là l’intégration croissante de toutes les parties du monde dans un système global d’échanges technologiques et commerciaux, industriels et financiers, culturels et politiques, dominé par un nombre restreint de « donneurs d’ordre ». La mondialisation n’est pas un concept abstrait, une réalité lointaine. Elle crée une sorte de métissage des modes de vie. Par exemple et concrètement, on veut rester européen bon teint, mais sous une casquette à l’américaine, en portant chaussures et jeans américains tandis qu’on savoure un Coca-Cola en regardant CNN, la chaîne américaine de l’information continue, ou quelque téléfilm de la même origine.
La mondialisation n’améliore pas l’allocation des ressources sur la planète, mais le rendement des capitaux; elle ne recherche pas des « acteurs du développement », mais des consommateurs. Pour certains, elle ne représente que l’extension naturelle des États-nations. Admettons qu’elle n’a pas encore les moyens de son ambition. Mais elle vise bien à conquérir des espaces toujours plus vastes et homogènes. Elle impose déjà la « pensée unique », cette forme de colonisation insidieuse qui englobe tous les citoyens et citoyennes dans la même manière d’imaginer le confort, l’éducation, la santé, les modes de consommation et les productions culturelles – songez un instant à la quasi-hégémonie de la musique anglo-saxonne dans la culture des jeunes ! Passé un certain stade, il ne s’agit plus seulement, à travers la mondialisation, de lancer des modes vestimentaires ou alimentaires, mais de contrôler les esprits par encerclement culturel, médiatique et économique.
La mondialisation n’aime pas les rebelles. Elle punit les dissidents. Un embargo, ici ou là, une menace de boycott, suffit à ramener la discipline dans les rangs. La mondialisation ne se contente pas de nouveaux territoires, elle vise la terre entière. Elle y parviendra. Dans cette conquête, plus besoin de bombe atomique. Cela fait désordre. Le nouveau maître du monde n’est pas Clinton. C’est le patron de Coca-Cola. Ou celui qui s’emparera, demain, du réseau Internet, avec l’assentiment de la Banque mondiale et la complicité des marchands chinois qui, d’ici peu, vont entrer dans la danse. Tout ce beau monde aime, chaque hiver, s’auto-célébrer dans le temple du Forum de Davos. Même s’il y eut, cet hiver, quelques grains de sel mêlés aux grains d’encens, ce millier de décideurs reste persuadé que la mondialisation doit tendre à s’ériger en théorie normative du changement social et politique. La mondialisation change le monde. Pour aller où? et par quelles voies? pour quels objectifs?
On croyait en avoir fini avec les idéologies et les mythes « globalisants » (qui ose dire encore : « totalitaires »?). Grave erreur. Ce siècle ne s’achèvera pas sans invoquer la puissance de sa dernière découverte : la mondialisation. Elle est de tous les discours. À tous les détours. Inévitable. Menaçante ou séduisante. Omniprésente et… insaisissable. La « mondialisation » : agir ou subir? D’abord, comprendre, sachant, nous dit Renato Ruggiero, directeur général de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), que « la globalisation n’est pas un choix ». Ensuite évaluer ses projets et nuisances. Si le « diable » y cache son nouveau nom, autant le débusquer sans tarder. Si la conscience n’y trouve rien à redire, arrêtons de nous voiler la face comme devant un monstre sacré. Pareil travail n’est pas sans solliciter la réflexion du chrétien – à défaut il serait une fois de plus marginalisé. Mondialisation contre évangélisation? Le débat ne fait que commencer.
Une idéologie à rebours de l’histoire
Contrairement aux grands courants de la modernité, la mondialisation n’a pas de père. Mais des antécédents.
On pourrait la définir comme le nouvel âge du capitalisme, dont les dogmes sont poussés au paroxysme. La mondialisation a commencé par deux Guerres mondiales. Elle s’incruste dans nos structures au terme de la Guerre froide, sans dire son nom, car il lui manque encore les instruments techniques et politiques de son ambition, qui seront l’électronique, l’informatique, l’évolution des transports aériens, la prédominance américaine, la crise économique permanente, l’affaiblissement de l’État, le relativisme moral et l’affaissement des valeurs. Un exemple : la pub Volkswagen qui, pas une seconde, n’hésite à s’emparer de la Sainte Cène pour vanter ses produits, ou celle d’une chaîne suisse de ventes de disques en grandes surfaces, qui se saisit sans vergogne des paroles du Christ en croix — « Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » — pour faire vendre sa marchandise. La symbolique est ici patente : la marchandisation du monde se donne tous les droits. Franchissant toutes frontières, elle ne craint ni le contrôle de l’éthique ni le respect du sacré. La marchandise elle-même est sacralisée, et le marché est son Temple. Mais cette « religion » est sans compassion : la satisfaction des besoins de la société ne figure pas dans ses priorités. Loin s’en faut. En flagrante contradiction avec la nécessité du développement durable, souligne l’économiste Edouard Dommen, le Fonds monétaire international (FMI) exige que « le service de la dette passe avant les besoins essentiels des plus démunis ». Et cela en dépit du fait que le poids de la dette provoque des effets dévastateurs, aujourd’hui bien connus, sur l’espérance d’une vie décente, voire l’espérance de vie tout court et même « l’espérance d’une vie toute courte » !
La rentabilité est le nouveau nom de la rédemption. En dehors de la productivité, il n’y a pas de salut. La mondialisation, dans ces conditions, fait peur, bien qu’elle puisse compter sur d’âpres défenseurs. Pas naïfs, mais dévots, tel Martin Wolf, chroniqueur au Financial Times, pour qui la mondialisation reflète
simplement la marche en avant de la technologie. Elle marque la réussite de la diffusion mondiale d’une libéralisation économique entamée en Europe occidentale, il y a un demi-siècle, avec le plan Marshall. Elle apporte des possibilités sans précédent à des milliards d’hommes partout dans le monde. Et si elle provoque les clameurs de ceux qui ont peur des marchés et des étrangers, conclut le journaliste, il ne faut pas les écouter .
Le plaidoyer est habile mais un peu trop court pour convaincre. Car la mondialisation, c’est aussi la pensée unique et l’appauvrissement de l’esprit, la reconstitution de profits gigantesques au détriment de l’emploi, la croissance avouée – pour ne pas dire revendiquée – des inégalités sociales. Car tout dépend d’une loi d’acier : la concurrence, et de commandements sans concessions : être le premier, garder le secret, absorber le plus faible. La mondialisation concentre, fusionne, restructure, délocalise, réduit au maximum les lieux de décision, ignore les foyers de contestation, outrepasse les règles de la démocratie, de la concertation, et raille des mots tels que liberté ou justice, reliquats d’un syndicalisme suranné ou d’un vieux fond chrétien complètement éliminé de la pratique économique, commerciale et financière. On pouvait lire dans le Courrier international du 4 mars 1998 cette réflexion édifiante d’un certain Dyan Machan, extraite du magazine économique Forbes dans l’une de ses éditions de 1997 sur le salaire des cadres. Citation : « L’économie n’a rien à voir avec la justice, mais avec la productivité ». Et si l’économie éclatante de santé crée, y compris aux États-Unis, une frange de 7 à 10% d’individus en-dessous du seuil de pauvreté, il ne peut y avoir que de bonnes raisons. Citons Fortune : « Les progrès technologiques ont laissé sur le bord de la route ceux qui ne possèdent pas les compétences nécessaires pour s’adapter ». Autrement dit, l’exclusion, la marginalisation, sont des composantes intrinsèquement nécessaires à la croissance économique et, par extrapolation, à la mondialisation qui devient, selon un mot très fort de Riccardo Petrella, professeur à l’Université catholique de Louvain, « une machine infernale ».
L’objectif de la mondialisation est « de créer une économie de marché capitaliste intégrée dans un seul marché mondial autorégulateur » (R. Petrella). La mondialisation implique par conséquent une mutation des mœurs et de l’esprit. Fruit de la prise de pouvoir par un noyau de grands décideurs du capitalisme transnational, elle est le contraire des révolutions nées au fond des mines ou devant les fours des usines. C’est la révolution des technocrates.
Décidément, la mondialisation ne fait rien comme l’Histoire. Elle invente ! Sans savoir où elle va. D’où nos interrogations. Elle est, selon Zaki Laïdi, l’expression achevée de la « radicalisation d’incertitude ». Rien n’empêche d’user de la « mondialité » à bon escient. De la rapidité des échanges de biens, services et informations peut naître une nouvelle solidarité, expression de ce « village global » maintes fois décrit comme le nouveau mythe de cette fin de siècle. Village, oui, mais déchiré, fracturé. « La globalisation, assure Armand Mattelart, se conjugue avec fragmentation et segmentations ».
Les régions revendiquent à haut cri leurs droits, les ethnies se combattent, les guerres se tribalisent, le protectionnisme fausse toutes les règles. Va-t-on rester,. comme ça, les bras ballants et s’installer dans la résignation? La tentation d’abdiquer nous guette. En contrepoids, on peut entrevoir une triple action possible : réhabiliter le politique, moraliser le marché, revaloriser la personne humaine. Ce qui signifie que rien n’est perdu, mais tout reste à faire. La mondialisation est notre tâche pour demain. Plus justement, elle est déjà notre responsabilité d’aujourd’hui. Afin que demain soit moins angoissant dans une terre plus habitable. La mondialisation est peut-être le dernier mythe du XXe siècle et la première utopie du XXIe siècle. Elle sera ce que nous en ferons. En somme, pour reprendre les termes de Jean Paul II dans son message pour la Journée de la Paix, le 1er janvier 1998, « le défi est d’assurer une mondialisation dans la solidarité, une mondialisation sans marginalisation. Il y a là un devoir évident de justice, qui comporte de notables implications morales dans l’organisation de la vie économique, sociale, culturelle et politique des nations ».
Les mots n’ont pas de prise immédiate sur les réalités. Mais ils ensemencent les esprits. Et certains reboisent nos déserts d’acier, de béton et de productivité. Parmi eux, et pour mettre fin à la jungle, celui de justice. La justice est l’avenir de l’humanité. Chaque fois que des hommes ont voulu la bafouer, ils ont mis le monde à feu et à sang. La mondialisation n’a pas besoin d’être diabolisée. Mais d’être humanisée. « Une mondialisation au service de l’homme » est le titre donné par un économiste, Denis Clerc, directeur d’Alternatives Économiques, qui ne passe certes pas pour un ultralibéral ! « Il n’est pas que la mondialisation soit un danger, écrit-il dans un très bon article de la revue Spiritus (mars 1997) : en effet, les économistes sont partagés sur ce point. En revanche, il est sûr qu’elle bouleverse bien des données ».
Une mondialisation qui ouvre les frontières de l’avoir, du pouvoir et du savoir, là est la chance.
Une mondialisation qui banalise les valeurs et standardise la pensée, tel est le risque.
Une mondialisation sans marginalisation, là est le défi.
Une mondialisation au service de la personne humaine, tel est l’enjeu.
Une petite précision de vocabulaire. Il est habituel de trouver chez nous les deux expressions « mondialisation » et « globalisation ». Le monde anglophone ne connaît que la seconde expression. Les deux termes se recoupent largement sans coïncider tout à fait. La mondialisation relève de l’idéologie, la globalisation étant la pratique conséquente des préceptes de la mondialisation. La mondialisation est une conception de l’être humain, la globalisation relève de sa mise en forme sur le terrain économique et culturel. La mondialisation évolue dans l’ère de l’éthique, la globalisation instaure une politique. Mais il ne faut pas trop durcir des concepts qui sont encore en pleine évolution. Le colonialisme a été la conséquence des Grandes Découvertes. Les Grandes Découvertes du XVIe siècle constituèrent un saut qualitatif dans la « mondialisation » de la Planète. La mise en place du système colonial a développé une première forme de « globalisation ».
I – Enjeux
La mondialisation — je me limiterai le plus souvent à cette expression — est avant tout un processus plutôt qu’une position. Elle doit se penser en concepts dynamiques plutôt qu’en termes de situations. Elle ne prononce aucun énoncé politique clairement définissable, elle a peut-être le projet inavoué de transcender le politique. C’est un processus radicalement ambivalent de compression de l’espace dans lequel les êtres humains vivent, se pensent, se meuvent, communiquent, produisent, commercent, échangent et pensent dans un contexte mondial.
La mondialisation se présente en réalité sous trois aspects essentiels, que relève Éric Sottas, président du Centre Lebret à Paris, en soulignant les ambiguïtés profondes d’un modèle économique — mais aussi culturel et social – qui se veut désormais unique, voire insurpassable.
1) Sous un premier aspect la mondialisation se présente comme l’émergence d’une économie où l’interdépendance des acteurs impose « un mode de fonctionnement unifié internationalement ». Corollaire de cette évolution : il n’existe plus seulement, désormais, qu’un modèle unifié d’économie et de régulation du marché, mais un modèle unique, en vue duquel chacun doit faire les efforts nécessaires « pour s’intégrer ou disparaître ». Le modèle unique n’intervient pas exclusivement sur les modes de production et les réseaux marchands. Il manifeste une évidente capacité d’ingérence dans les circuits culturels. Pour un économiste tel Étienne Perrot, le processus de la mondialisation « intègre des cultures singulières » dans une même logique mercantiliste; c’est dans cette mesure qu’il est aussi « globalisant ».
Vu sous cet angle, le concept de mondialisation a modifié le discours dominant. Durant les années soixante et pratiquement jusqu’à l’émiettement du bloc soviétique et de sa zone d’influence, les tenants du libéralisme concevaient le développement comme un système de « rattrapage » qui devait permettre à des pays jugés « en retard » de rejoindre, à tous points de vue (santé, éducation, hygiène, consommation, croissance, etc.) le niveau atteint par les régions industrialisées. J’ai vécu moi-même cette expérience lors d’un premier voyage en Chine en 1975. Mao était encore vivant. Il était cité dans toutes les phrases de nos interlocuteurs officiels. Mais dans les conversations privées, les avis étaient bien différents. Le rêve n’avait qu’un nom : « rattraper le niveau de vie américain ».
La mondialisation impose désormais un « développement » conçu comme une intégration inéluctable au modèle unique. Intégration ou, bien évidemment, exclusion.
2) Le deuxième aspect le plus apparent de la mondialisation. c’est l’accélération de la transformation des modes de production, liée à une pression énorme sur les gains de productivité. Phénomène générateur de chômage lorsque la mobilité sociale est prise de vitesse par les révolutions technologiques (notamment informatiques), l’accélération du processus de mondialisation est aggravée par la délocalisation, un principe en vertu duquel une entreprise. nonobstant toute autre considération, « recherchera le pays offrant la meilleure combinaison entre les plus bas salaires, la plus grande stabilité politique et sociale pour la meilleure productivité possible » (Sottas).
Il est significatif à cet égard de noter à quel point le même phénomène peut être jugé selon des critères diamétralement opposés. Là où un Martin Wolf triomphe en annonçant que la Chine, après la mise du commerce « au poste de commandement », pouvait accueillir à elle seule, en 1996, davantage d’investissements que la totalité des pays en voie de développement en 1989, un Riccardo Petrella s’insurge : « la mondialisation des structures de production permet aux grands réseaux de firmes multinationales d’exploiter, à l’échelle planétaire, les petites et moyennes entreprises de manière intensive et au moindre coût ». L’économiste de Louvain n’est pas loin de nous dire : « la mondialisation, c’est le vol », tandis qu’Éric Sottas, de manière plus sobre mais non moins critique, fait observer que dans le domaine de la délocalisation, « la Chine vient en tête du hit-parade des nations convoitées par les entreprises en voie de délocalisation, et cela grâce à sa main-d’œuvre bon marché, son absence d’organisations syndicales libres, son régime dictatorial stable et ses ouvriers relativement bien formés et très disciplinés ».
En résumé, la mondialisation n’attaque pas de front la démocratie, mais s’accommode fort bien de son absence et tente d’échapper à ses contraintes.
3) D’ailleurs, et c’est le troisième aspect à mentionner dans le processus inéluctable engendré par la mondialisation, le rôle de l’État subit, sous la contrainte du marché, un déclin inquiétant. La mondialisation implique un nouveau dogme, une quasi-idéologie à laquelle rares sont les voix qui osent s’opposer : le « capitalisme à la place de l’État ». Ce dernier, de plus en plus, est considéré comme un parasite, un frein, un poids mort, tout juste bon, dans le meilleur des cas à édicter des lois protectionnistes dans les pays dominants, et à combler le déficit de la « mosaïque » (Petrella) du système de protection sociale dans les régimes du Welfare State. Ce dernier est aujourd’hui déstabilisé, et aux yeux mêmes de ses bénéficiaires, décrédibilisé par les forces du libre-échangisme et du mercantilisme à la base de la mondialisation.
Le droit au travail pour toutes et tous, un revenu décent, le plein emploi, la sécurité sociale, la fiscalité progressive, les services publics, les conditions de travail et les conséquences liées au jeu de la concurrence échappent progressivement au contrôle de l’État, soupçonné d’entretenir une « rigidité économique » préjudiciable aux intérêts du marché.
On assiste à un démantèlement généralisé du secteur public au profit du privé : son effet essentiel est d’aggraver la fracture sociale mondiale au profit d’un mythe – car parler d’utopie serait lui concéder un trop bel honneur : le grand marché mondial intégré du XXIe siècle !
La mondialisation n’est pas productrice de nouvelles techniques ni de nouveaux processus, même si certaines machines, comme les satellites, sont particulièrement adaptées à sa logique. Mais la mondialisation est bien davantage le fruit d’un processus. Les échanges, la diffusion des techniques, les transports, la rapidité des flux de capitaux et d’informations, les migrations, les guerres elles-mêmes, ont préparé le terrain de la mondialisation qui, pour certains, est une représentation du monde comme une gigantesque entreprise, soumise aux pressions « normales » de jeux purement mécaniques, sous le seul contrôle des lois économiques.
La mondialisation ne serait alors que la projection à l’échelle planétaire des relations interpersonnelles, un échange à niveau mondial de biens, de services et de messages qui font de la planète le village global. Le tout sous couvert des principes sacrés des libertés d’opinion, d’expression, d’entreprise, de commerce et de circulation des personnes, des concepts et des modes de penser issus des Lumières et des Révolutions libertaires du siècle dernier.
De manière générale, de même qu’on a parlé dans l’Église de nouvelle évangélisation, on pourrait parler en économie politique de nouvelle mondialisation lorsqu’on évoque le processus contemporain. Car, sans remonter jusqu’aux empires de l’Antiquité, il est permis d’évoquer les Grandes découvertes, de l’Amérique, de l’Extrême-Orient, par les grandes puissances qu’étaient l’Espagne, le Portugal, le Royaume d’Angleterre, la France et les Pays-Bas dans une plus modeste mesure, comme une « première » mondialisation. Le monde s’est à la fois ouvert et concentré. On a parlé espagnol chez les Incas, anglais dans le western américain, français chez les Iroquois… Les flux économiques ont circulé de manière toujours plus intense, plus rapide.
La mondialisation actuelle marque cependant un palier définitif : elle atteint, dans l’instant, dans le temps réel, tous les points de la planète. Cependant, si, techniquement, elle est sans frontière, elle ne peut agir sans rencontrer des obstacles tant sociaux qu’historiques et politiques. Au premier rang desquels l’État-nation et sa version « sociale », si mal nommée État-« providence ».
L’ennemi, c’est l’État
Avec la globalisation de l’économie, l’État, au sens du Welfare State, devient un rouage paralysant dans un système qui se veut soumis au seul jeu du marché. Le marché assume des risques financiers et commerciaux. Il déteste prendre des risques sociaux. Il impose ses normes, notamment de productivité, il redoute l’intervention des acteurs externes à ses rouages décisionnels, notamment en matière de prise de responsabilité. Alors que la protection sociale a été considérée pendant un siècle comme un critère de progrès des sociétés, elle est dénoncée aujourd’hui par l’ultralibéralisme que sous-tend la mondialisation comme un obstacle à l’effort. Plus encore, alors que l’impôt était considéré comme un moyen essentiel de concilier développement économique et équité sociale, il est aujourd’hui accusé de freiner l’action des entrepreneurs les plus dynamiques. C’est devenu un lieu commun des discours d’entrepreneurs de pester contre l’administration, les fonctionnaires et les politiciens, et la France vit aujourd’hui une démonstration grandeur nature de la lutte entre l’État et l’entreprise à travers le débat sur les 35 heures. La lutte des classes est remplacée par la lutte très serrée entre le marché et la collectivité politique, quelle qu’en soit la nature. Le dépérissement de l’État, annoncé par les marxistes, est accompli ou du moins en voie de réalisation par les ultralibéraux. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la mondialisation. D’où l’éclosion d’une situation assez étonnante où l’on voit des États aussi différents que l’Allemagne, le Japon, la France, les États-Unis, le Vietnam, la Chine ou le Brésil être tous engagés dans le processus de mondialisation, alors qu’ils partent d’une histoire bien différente, et qu’ils demeurent dans des ensembles économiques en partie hétérogènes les uns aux autres. La Chine maintient la direction unique du parti communiste dans un système de compétitivité mondialisée. En Europe, le bouleversement des données se manifeste dans les modifications du climat social. La France a connu, en décembre 1995, ce qu’on a appelé la première grande grève de la mondialisation, partie de la base sans le soutien des syndicats. Genève a vécu à son tour, au printemps 1998, à l’occasion des « célébrations » du 50e anniversaire de l’OMC (ex-GATT), une première… mondiale : l’émeute antimondialisation dans l’un des bastions de la Banque ! En Allemagne fédérale, l’industrie s’estime lourdement pénalisée par l’État social et l’économie sociale de marché qui lui a pourtant valu sa prospérité d’après-guerre jusqu’à la réunification avec l’Allemagne de l’Est; les syndicats pensent que la réduction ou le démantèlement de la sécurité sociale et de la concertation sociale — qui a été très poussée dans ce pays — n’est pas la solution; selon eux, les solutions sont bel et bien à chercher dans une nouvelle politique de répartition et de réduction du temps de travail, ceci bien entendu afin de maintenir — au minimum — et si possible d’augmenter au mieux le marché de l’emploi.
Dans la plupart des pays de l’Union européenne (UE), le problème tend à montrer que sous la pression de la mondialisation, on veut bien, toujours, l’Union, mais le front se brise entre syndicats et patronat, lorsqu’il s’agit de confirmer l’État dans son rôle de régulateur des forces économiques. Pour cette raison, l’Europe de la négociation sociale est à la traîne de l’intégration politique et économique menée plus que jamais tambour battant pour échapper au spectre d’un krach boursier.
Le problème de l’État surgit encore à un autre niveau. La mondialisation implique la libéralisation des marchés, la déréglementation et la privatisation de larges secteurs des économies nationales. Qui dit interdépendance dit perte de souveraineté : personne ne sait jusqu’où elle devra aller devant les exigences de l’entreprise privée, transnationale, qui fixe de plus les options et les priorités des flux économiques. Benjamin R. Barber se demande si, dans la société mondialisée et en voie de perte démocratique, « les citoyens à temps partiel doivent se transformer en consommateurs à plein temps »? La question est ironique et cruciale. Finalement, elle revient au dilemme que je posais en début de matinée : la démocratie va-t-elle survivre à la mondialisation?
En outre, la mondialisation montre que la maîtrise de l’économie mondiale prend une nouvelle physionomie. Le pouvoir se situe de moins en moins dans la propriété d’éléments matériels (terres, ressources naturelles, machines) et se fonde de plus en plus sur la maîtrise de facteurs immatériels : connaissance scientifique, haute technologie, finances, spéculation boursière, communication, publicité. La mondialisation implique donc le phénomène de pouvoirs émergents : des élites financières qui, acquérant des types d’entreprises de plus en plus étendues, accèdent à des pouvoirs de contrôle et de décision au-dessus de toutes les structures en place au sein des États nationaux. Si Renault, à Paris, décide de fermer Vilvorde en Belgique, les autorités belges peuvent protester, menacer, voire convoquer le PDG de Renault et le condamner, elles n’obtiendront qu’un léger sursis ou de maigres compensations.
La mondialisation est une sorte de nouvelle légitimation de l’entreprise privée et du marché privé des capitaux. Dans ce sens, elle devient une nouvelle idéologie. La visée globale de la mondialisation, telle qu’elle est présentée par le marché libéral tient donc en une phrase : le XXIe siècle sera le siècle du grand marché mondial intégré, où tout pourra et devra circuler librement (le capital, les biens, les services, l’information, les ressources humaines), car tout sera réduit à des expressions marchandes.
Les marxistes avaient dénoncé l’aliénation du travailleur. Elle se prolonge dans la marchandisation du monde, selon l’expression d’Ignacio Ramonet, sur fond d’abdication du pouvoir politique.
Cette évolution entraîne un phénomène étroitement lié à la mondialisation : la délocalisation. Le principe, théoriquement, est très naturel et très simple. Puisque le marché commande, il s’agit de porter la compétition à son plus haut degré : les capitaux seront attirés par l’Asie parce que son potentiel de croissance, jusqu’à ce jour, a paru le plus prometteur mais un constructeur automobile japonais, relève un Denis Clerc, viendra choisir un site en France, de préférence à l’Angleterre, parce que sa législation lui paraîtra moins contraignante. Contrairement aux techniques du développement des années soixante, qui allaient dans le sens Nord-Sud, on constate que la mondialisation perd la boussole, si l’on peut dire. Les capitaux du Sud prennent le chemin inverse, ceux de l’Est cherchent refuge dans le secret douillet du Luxembourg, de l’Autriche ou de la Suisse, des articles coréens ou thaïlandais envahissent le marché américain. Marché sans frontières certes, mais aussi sans foi ni loi, hormis celles de la compétition. Il prépare aussi des appauvrissements à long terme : 750 000 Africains diplômés exercent actuellement leur métier à l’étranger tous les ans, 60% des diplômés de médecine de l’Université de Lagon, au Ghana, émigrent immédiatement après l’obtention de leur diplôme aux États-Unis, au Canada et en Australie. « Tu as un diplôme, tu te vends au plus offrant », telle est la loi, simple et ruineuse, du marché libre de l’intelligence et des compétences.
II – Risques
L’ambivalence du système mondialisé augmente au fur et à mesure de notre investigation dans les réalités économiques. Effets positifs et effets pervers sont constamment en confrontation. Exemples concrets. Depuis 1979, l’ouverture de la Chine à l’économie de marché a fait entrer 1,2 milliards d’individus supplémentaires dans un marché qui s’essoufflait. Aujourd’hui, l’Empire du milieu attire la proportion fabuleuse de 40% des investissements planétaires, soit, en 1996, 1400 milliards de francs. L’implosion du bloc soviétique et l’abandon par l’Inde de son autarcie économique, ont précipité 1,5 milliards de consommateurs supplémentaires dans l’économie globalisée. Parallèlement, le nombre des secteurs touchés par la globalisation a beaucoup augmenté. Il y a trente ans, à part le pétrole, la production aéronautique, en partie l’automobile, les secteurs mondialisés étaient exceptionnels. Ils touchent aujourd’hui aussi bien la restauration rapide (le Mac-Do), les télécoms, la grande distribution (amusez-vous à voir la provenance des produits achetés en supermarchés), les vêtements de sport, l’hôtellerie. Au total, 65% de la production des richesses annuelles, soit 16 000 milliards de dollars, contre 4 000 milliards il y a dix ans, sont produites dans le cadre d’une économie globalisée, mondialisée (Denis Clerc). Chaque jour, sur le marché mondial des changes, 1400 à 1500 milliards de dollars changent de mains, soit 600 fois plus qu’en 1973.
En vingt ans, l’industrie française a supprimé des centaines de milliers d’emplois « exportés »’ vers les pays en voie de développement ou émergents. Le textile a perdu 166 000 emplois depuis 1974. L’industrie manufacturière a tendance à produire à l’étranger dès que la main-d’œuvre locale est de 6 à 10 fois inférieure à la main-d’œuvre française, ce qui est assez souvent le cas. Dans les services impliquant l’informatique, comme la comptabilité, un écart de 3 est suffisant pour justifier une délocalisation. La compagnie Swissair a établi son centre comptable à Bombay. Un éditeur de recueils de droit, Lamy, fait saisir les textes issus du Journal officiel en… Chine pour un salaire 10 fois inférieur à celui d’une secrétaire en France. Des sacs Hermès sont confiés à des artisans Nigériens. Motorola a ouvert une usine en Malaisie. Sans aller si loin, Airbus est un assemblage impliquant presque tous les partenaires européens. Et même la Suisse, sur son île au cœur des Alpes, voit son drapeau flotter sur les flancs de la fusée Ariane…
Sans vouloir attribuer aux délocalisations dues à la mondialisation un rôle unique dans la perte d’environ 1,4 millions de postes de travail depuis vingt ans, ce fait révèle que la mondialisation ne met pas seulement en concurrence des firmes, mais des nations. C’est l’un des changements majeurs qu’elle a introduit. Quel est le système productif qui présente le meilleur apport qualité/prix se demande au fond la firme qui cherche à localiser son emplacement, sa production ou ses fournisseurs de façon optimale. Un entrepreneur dira : j’accepte de maintenir une unité de production dans tel pays, ou de contracter avec tel fournisseur de ce pays, si le surcoût éventuel est contrebalancé par des avantages non salariaux : une main-d’œuvre bien formée, des syndicats responsables, des dirigeants performants et motivés, une qualité irréprochable. C’est ce cocktail complexe qui permet à l’industrie allemande d’être le premier exportateur mondial de produits manufacturés. S’y ajoutent l’efficacité du service après-vente, la régularité des contrats, la stabilité des prix. Contrepartie : la productivité implique des pertes d’emploi. L’Allemagne paye au prix fort l’un des taux de chômage les plus élevés d’Europe occidentale. Et que dire des effets induits sur les relations entre société indigène et immigration, dans un climat qui peut à tout instant exploser?
Au moment où la délégation politique accordée par le citoyen à l’État pour réguler l’économie perd de son impact, le durcissement des conditions économiques provoque dans l’opinion un sentiment de perte de perspective et de sécurité. Aux États-Unis, où la croissance reprend, la progression des revenus est à peu près nulle pour les plus démunis, et faible pour les classes moyennes. L’imputation de ce phénomène à la seule mondialisation serait sans doute trop simpliste, mais il est tout de même frappant de constater – et tous les experts me semblent d’accord sur ce point – que le mouvement des inégalités sociales dans les sociétés occidentales connaît depuis le début des années 80 une nouvelle accélération. Les écarts sociaux se creusent. La mondialisation est certes postérieure à ce mouvement, mais il faut admettre, avec Zaki Laïdi dans Le malaise de la mondialisation, que la mondialisation n’a nullement enrayé cette tendance. Il semblerait même qu’elle n’en ait ni les moyens ni la volonté. Tout se passe comme si, à l’abri de la mondialisation, la vieille logique qui tend à opposer le social à l’économique, reprenait du service. Elle aboutit aujourd’hui au relatif mutisme syndical, elle pourrait déboucher demain sur une explosion sociale que personne ne semble vouloir encore prendre au sérieux, sans doute à tort. Car il faut regarder au-delà de l’Hexagone et de l’Europe. La place de centaines de millions de travailleurs chinois ou indiens dans la compétition mondiale est encore embryonnaire. Elle ne va pas le rester. La pression des emplois moins qualifiés, qui s’est traduite par les mouvements migratoires, comme les Maghrébins en France, ont eu pour conséquence le déplacement des emplois mieux qualifiés dans d’autres secteurs économiques ou d’autres fonctions, ou d’autres régions. Mais, au niveau planétaire, ce mouvement va se trouver dans une impasse. À un certain moment, on ne pourra plus chercher ailleurs son gagne-pain. Il faudra bien partager le gâteau. La mondialisation ne prépare en rien cette échéance, elle en reste à des restructurations, comme on dit pieusement pour masquer les licenciements sous toutes leurs formes. Un beau jour, notamment avec l’expansion du commerce électronique et des fonctions exercées par l’informatique, nous allons nous trouver devant une forte réduction des intermédiaires et de nombreux services. Bill Gates estime que cela nous conduit vers un « capitalisme sans frictions ». Et si cela nous menait tout droit à une masse inemployée, exclue des dividendes de l’expansion économique? Étrange que des questions aussi massives n’effleurent pas l’esprit d’individus qui ne sont pourtant pas des demeurés !
La « guerre économique » induite par la mondialisation n’est pas qu’un scénario d’économie-fiction. Je constate, en ce moment même, un vif regain de tension dans la guerre économique entre l’Europe et les États-Unis à propos de produits aussi disparates que la banane, le bœuf aux hormones ou Concorde. On est au bord du clash, ce que n’a pas caché le commissaire européen au Commerce extérieur, le Britannique Sir Leon Brittan, le 3 mars 1999, accusant les États-Unis « d’avoir pris le risque d’un affrontement commercial majeur » en imposant des sanctions rétroactives à l’UE dans le cadre de la guerre de la banane ! Cela n’est qu’une escarmouche. C’est aussi l’indice que la mondialisation n’est certainement pas la garantie d’un « capitalisme sans frictions » ou d’un développement dans la paix.
III – Quelles chances?
La personne humaine est née créatrice de richesses. C’est son devoir, depuis la Genèse. L’économie, l’entreprise, les services sont les lieux de cette création. Aussi longtemps qu’ils demeurent et agissent dans cette optique, ils restent dans l’ordre des choses et la logique de leur fonction sociale. Le processus de mondialisation est porteur de réelles potentialités. Il peut contribuer à l’unicité du monde pour autant qu’il assure une mondialisation sans marginalisation. L’ouverture des échanges est une condition sine qua non du décollage économique. Il n’y a pas de développement ni de sortie de la pauvreté en dehors d’un cadre international d’échanges. Le marché n’est pas le salut, mais se couper du marché mondial ou en être exclu, a des conséquences catastrophiques. Le pape Jean-Paul II l’a rappelé lui-même vigoureusement lors de son voyage à Cuba, le 25 janvier 1998, d’une phrase dénonçant ce « néolibéralisme capitaliste » qui « asservit la personne humaine et conditionne le développement des peuples aux forces aveugles du marché, en aggravant, depuis leurs centres de pouvoir, la situation des pays les moins favorisés avec des changements insupportables ».
La mondialisation contribue au développement d’un sentiment de coresponsabilité qui s’étend à l’ensemble de la terre et qui peut, à la limite, nous faire prendre conscience que l’ère des subventions d’un côté, et celle de la spéculation d’un autre côté, sont terminées. Il s’agit de rétablir le lien entre le travail et le revenu, qui s’est de plus en plus dissocié et d’atteindre un niveau de redistribution de la richesse qui favorise une consommation aussi équilibrée que possible, en vue de parvenir à un niveau correct de production. Dans ces conditions, le « bien commun », terme devenu désuet, reprend du service.
Petrella estime même que nous sommes déjà passés de l’ère de l’interdépendance, qui est plutôt subie, à l’ère de la mondialité de la condition humaine, l’ère de la mondialité signifiant que la société humaine « a pris conscience de son existence en tant que communauté mondiale, et non plus en tant qu’ensembles multiples, juxtaposés ou interdépendants, de groupements humains, peuples, nations, uniques et indépendants, dont l’histoire aurait intensifié et approfondi les relations de domination-dépendance et de coopération ». De son côté, Rubens Ricupero ne désespère pas d’une « mondialisation à visage humain », pour autant que l’on renonce à défigurer systématiquement ses objectifs et son fonctionnement. Il estime que c’est le fait d’un « réductionnisme » de la confiner aux seuls aspects économiques, commerciaux et financiers, et dénonce tant le « déterminisme » sous-jacent à la violence de ses détracteurs que le « conformisme » inhérent à la « pensée unique » issue de son idéologisation.
Ce qu’il ne dit peut-être pas assez, c’est le manque de contrepoids fiable que pourrait représenter, à côté de la mondialisation vue comme fatalité, un mouvement syndical véritablement « mondialisé ». Or, la question est à l’ordre du jour. Pour Dan Gallin, du Global Labor Institute de Genève, « le mouvement syndical a besoin de se mondialiser lui-même ». Il en a les moyens théoriques, cependant les esprits ne suivent pas : « le mouvement syndical international, déplore-t-il, reste au stade d’un ensemble de réseaux assez relâchés d’organisations nationales, qui continuent à réagir à partir de réflexes nationaux ». Sans le dire ouvertement, Dan Gallin regrette un certain passéisme syndical et, dans une vision plus étendue du problème, il estime que « c’est le mouvement social au sens le plus large du terme qu’il s’agit d’unifier dans l’action et d’organiser, pour forger ensemble l’outil d’une mondialisation alternative ».
De fait, la « mondialisation alternative », discrètement mais avec obstination, est déjà en marche. Parfois en des termes voilés bien que violents. Nous pouvions déjà lire dans Foi et Développement de décembre 1996, sous la plume de Stepanus Djuweng, une critique sans concession d’une conception du développement qui couvre « la nouvelle manière d’étendre l’hégémonie de l’Occident sur le reste du monde à travers la culture occidentale, l’idéologie occidentale, l’économie occidentale ». Venus d’Indonésie, ces termes étaient les signes avant-coureurs de la chute du régime Suharto, symbole honni du grand capitalisme prédateur, au printemps 1998. Dans un autre registre, mais voisin de la pensée d’un Lebret sur le « développement global harmonisé », John Kurien, économiste indien, nous rapportait, quelques semaines après les événements qui ont bouleversé le paysage politique indonésien, combien le monde de la pêche s’est mobilisé contre les croyances des « grands-prêtres de la mondialisation ». Retenons sa conclusion, tirée de l’expérience des travailleurs de la pêche parvenus, en novembre 1997, à constituer à New Delhi un « Forum mondial des pêcheurs ». Pour John Kurien, « la contradiction s’accentue au Nord entre la mondialisation et la décomposition des économies et des sociétés nationales au Sud, entre l’intégration progressive d’une élite dans le marché mondial et le pillage des ressources et de la main-d’œuvre locale. Cette double contradiction crée les conditions d’un nouvel internationalisme fondé sur une opposition à la mondialisation. » Ainsi donc, la dissidence existe, la prise de conscience de la nécessité d’une « mondialisation des peuples » est en voie de développement, la « mondialisation alternative » n’en reste pas au stade de la pure utopie. Et cette mise en place, qui dispose d’instruments de recherche et d’actions tant en Afrique qu’en Amérique latine, ne met pas l’Europe à l’écart du processus. Paul Houée se dit convaincu que « l’enracinement dans le local et l’ouverture à l’universel », concrètement incarné dans la « vitalité des réseaux associatifs et culturels » locaux, est une formule d’avenir, capable d’affirmer et de réaliser « la primauté du politique et de l’éthique aussi bien sur les impératifs d’une économie hégémonique que sur les enfermements de règles identitaires ». C’est qu’il faut bien se rendre à l’évidence : notre époque souffre autant de la mondialisation forcée que d’un retour funeste aux revendications nationalistes, voire régionalistes, au sens étriqué du terme.
L’horizon d’une mondialisation « humanisante » serait une manière de contourner le problème. Sans rejeter le mouvement sans doute irréversible de la mondialisation, de lui donner des garde-fous et de lui opposer des contrepoids.
La sauvegarde des identités culturelles devra aller de pair avec cet instrument par excellence de la mondialisation qu’est le réseau Internet. La mondialisation pourrait non seulement provoquer des replis identitaires mais des réactions ethnocentriques graves. L’expansion des communications et du cybermonde est, dans ce domaine comme dans celui de la démocratie et de la sécurité sociale, à la fois une menace et une chance. La société de l’information, telle qu’elle se développe à une vitesse vertigineuse, creuse le fossé entre les pays de haute technologie et les régions les plus défavorisées, mais les avis divergent sur les évolutions possibles du phénomène. Pour un Bruno Lanvin, cité par le mensuel Croissance en octobre 1996, les nouvelles technologies de l’information et de la communication constituent un domaine « où les prix ont diminué le plus rapidement au cours des vingt dernières années, ce qui est dû largement à la compétition que se livrent les entreprises des pays développés. Tout cela au bénéfice des pays pauvres : ils ont à portée de main immédiatement un instrument de richesse qui n’était accessible qu’aux riches il y encore quelques années. » On remarquera cependant que le rapport 1997 de l’UNESCO sur la communication ne partage pas tout à fait cet optimisme. L’Afrique, pour ne parler que de ce seul continent, compte seulement 1% des lignes téléphoniques disponibles dans le monde, alors qu’elle abrite 12% de la population mondiale. Cette remarque pessimiste n’empêche pas le même rapport, cependant, d’envisager la « nouvelle culture du cyberespace » comme un vecteur des « valeurs associatives de justice, de solidarité et de développement » et de croire à l’émergence d’un « nouvel humanisme ». Pour l’auteur du rapport cité, « les nouvelles technologies et notamment les réseaux électroniques peuvent nuancer la donne du marché mondial et sa logique de globalisation ». Nuancer : ce qui ne veut pas dire infléchir ! Infléchir la mondialisation, c’est-à-dire créer des alternatives, est le défi qui est posé aujourd’hui à ceux qui refusent la subordination du pouvoir politique au capital transnational, et qui refusent la fatalité d’une globalisation accentuant, au lieu de la réduire, l’allocation injuste des richesses planétaires. C’est avec quelques points, pour relever le défi, que j’aimerais conclure cet exposé.
IV – Défis
Des mouvements de citoyennes et de citoyens à l’échelle mondiale, il en existe déjà un certain nombre, qui ont démontré leur efficacité. Que l’on songe aux organisations comme Amnesty International ou l’Action catholique pour l’abolition de la torture (ACAT), contre la torture, aux organisations écologistes ou au remarquable mouvement international pour l’interdiction des mines antipersonnel. Un mouvement affichant pour ambition de s’attaquer directement aux pouvoirs financiers ne s’était encore jamais vu. Ce n’est plus le cas depuis le lancement, très prometteur du mouvement ATTAC lancé en juin 1998 avec succès à la suite d’un appel lancé par Le Monde Diplomatique, auquel s’est joint immédiatement l’hebdomadaire Témoignage Chrétien.
En décembre 1997, Ignacio Ramonet, rédacteur en chef du célèbre mensuel Le Monde Diplomatique avait intitulé l’un de ses éditoriaux : Désarmer les marchés. Ramonet écrivait notamment : « le désarmement du pouvoir financier doit devenir un chantier civique majeur si l’on veut éviter que le monde du siècle à venir ne se transforme en une jungle où les prédateurs feront la loi ». Et l’auteur de proposer trois pistes : suppression des paradis fiscaux, augmentation de la fiscalité des revenus du capital, taxation des transactions financières.
Pour concrétiser ce programme, Ramonet en appelait à la création d’une organisation non-gouvernementale à l’échelle planétaire mobilisant l’opinion autour de la revendication d’un « impôt mondial de solidarité ».
Cet appel a rencontré un vif écho. Les soutiens ont afflué par milliers. Une association, « Action pour une Taxation des Transactions pour l’Aide aux Citoyens », plus connue sous le sigle combatif ATTAC, fut créée en juin de l’an dernier et comptait déjà 5000 membres à l’automne. Le rythme des adhésions se poursuit. Le mouvement est déjà international avec des soutiens, en dehors de la France, en Allemagne, en Belgique, en Suisse et aux États-Unis.
L’idée d’un impôt mondial de solidarité s’inspire du système de taxation proposé par l’Américain James Tobin, prix Nobel d’économie en 1972. Tobin proposait de taxer, très modestement (jusqu’à 0,25%) les opérations spéculatives (donc boursières). Ce taux très faible n’aurait pas eu d’effet dévastateur sur le cours normal du marché, mais pouvait exercer un effet de frein sur la spéculation tout en dégageant des recettes substantielles. La CNUCED a calculé, en 1996, que sur un montant de 1000 milliards de dollars de transactions par jour, imposés progressivement au taux de 0,25%, on pourrait non seulement réduire les opérations purement spéculatives dans une proportion allant jusqu’à 30%, mais dégager des recettes atteignant près de 200 milliards de dollars par an. Avec une telle somme, c’est plus qu’il n’en faut pour garantir un accès universel aux services sociaux de base.
L’ATTAC est consciente des fuites ou des rapatriements massifs de capitaine que cette taxe pourrait provoquer, à contresens évidemment du but escompté. Elle ne fait pas de la taxe Tobin un objet sacré. L’essentiel est de montrer que des voix sont ouvertes pour chercher et trouver, à l’échelle mondiale, une mondialisation de règles éthiques et financières minimales.
L’ATTAC est montée à Davos durant le dernier World Economic Forum de Davos (29 janvier – 1er février 1999). Elle s’est faite plutôt fraîchement recevoir. Mais le Forum a tremblé. La résistance, désormais, va s’accentuer.
Au Canada, aux États-Unis, se développe le mouvement des « investissements éthiques ». Des actionnaires n’hésitent pas à faire pression sur des entreprises pour améliorer leurs performances sociales et mieux sélectionner leurs objectifs.
Se développent également les fonds de placement éthiques, qui veillent, lors de la création des portefeuilles d’entreprises à des critères tels que : des relations d’avant-garde avec les employé(e)s; l’absence de relations commerciales avec le secteur militaire; dans le secteur énergie, à la plus basse proportion possible de revenus dus au nucléaire; ces fonds veillent à s’écarter des entreprises dont les revenus proviendraient essentiellement de l’industrie du tabac.
Les défenseurs d’une mondialisation maîtrisée et éthiquement responsable se préoccupent également du commerce, comme le réseau Havelard, qui garantit des ressources minimales aux petits producteurs du Sud, ou comme le réseau « Habits propres » qui veut écarter les textiles produits dans le Sud avec le travail des tous jeunes enfants. Moraliser le commerce est une intention louable, tout en sachant qu’on ne saurait promouvoir par la force une sorte de néo-colonialisme puritain ou moralisant qui tendrait à cacher son protectionnisme tout en imposant ses normes à d’autres cultures.
Pour conclure
La mondialisation, sans la solidarité, serait une machine à broyer les vraies libertés. Une véritable menace pour la démocratie. Ce que d’aucuns ne sont pas loin de penser et de dénoncer. Tel Serge Halimi : « quand les médias et les gouvernements se métamorphosent en brigade d’acclimatation des marchés financiers, l’orthodoxie libérale devient presque totalitaire ».
La mondialisation, si elle doit représenter une chance pour l’humanité, doit être mise au service de la personne humaine. La mondialisation est peut-être le nouveau nom du développement. Mais si elle n’est pas le développement de tout homme et de tout l’homme, elle ne sera qu’une technique d’asservissement. En étant lucides sur ses enjeux, nous nous préparons, et c’est notre devoir, à la transformer en instrument du nouvel humanisme, cet humanisme dont aura besoin le XXIe siècle s’il veut être plus intelligent, et plus pacifique que celui qui s’achève, moins glorieux et sûr de lui qu’il n’avait commencé. Notre temps est un siècle humilié. J’ose espérer qu’il ne sera pas une génération perdue. Je fais un rêve : la mondialisation sortirait des rails de la productivité, des fusions, des concentrations, des restructurations, pour se préoccuper du bien-être de toutes et de tous dans le respect de chacun(e)…
J’ai bien dit : je fais un rêve. Je ne doute pas une seconde que la réalité marchande ne laissera guère de place à ces divagations. Mais c’est là, peut-être, que se glisse une richesse qui n’est pas à vendre et qui peut même se donner en surabondance sans risquer de nous appauvrir : l’espérance. Personne n’arrêtera les êtres humains dans leur quête du plus-être, de plus d’humanité. En d’autres termes et pour reprendre une belle conviction de Vaclav Havel, président de la république tchèque, ancien dramaturge et dissident, et penseur que je tiens pour l’un des humanistes de notre temps, « il faut de longues années avant que les valeurs s’appuyant sur la vérité et l’authenticité morales s’imposent et l’emportent sur le cynisme : mais, à la fin, elles sortent, victorieuses, toujours ».
§
Albert LONGCHAMP, jésuite, théologien et sociologue de formation. Journaliste, il a été directeur de la revue mensuelle Choisir (Genève) de 1977 à 1985, et à nouveau depuis 1991; il est directeur de l’hebdomadaire L’Écho Magazine (Genève) depuis 1985 et de la publication mensuelle Foi et développement du Centre L.J. Lebret de Paris depuis 1995.
Source : LONGCHAMP, Albert, « La mondialisation : subir ou agir? », Dossier du Congrès – 1999 – La mondialisation à l’heure des solidarités, Montréal, 1999, p. 5-20.