Patrick KALILOMBE

Je ne veux pas parler de la place du missionnaire en Afrique aujourd’hui. Ce n’est pas possible, parce que je n’ai pas voyagé dans toute l’Afrique. Je connais un pays, le Malawi, et c’est de ce pays-là que je peux parler vraiment et en connaissance de cause. C’est pourquoi, je vais plutôt essayer de dire ce que je pense de la place du missionnaire au Malawi actuel. Mais j’ai l’espoir que les problèmes qui se posent au Malawi sont plus ou moins similaires à ceux qui se posent ailleurs en Afrique, et même dans d’autres pays de mission, soit en Asie, soit en Océanie. J’oserais même dire que ces problèmes sont des problèmes mondiaux, parce que, partout où l’on va, on se rend compte que les mêmes problèmes se posent.

État actuel de l’Église au Malawi

Les missionnaires sont arrivés au Malawi il y a 68 ans, en 1902. Aujourd’hui, on y compte sept circonscriptions ecclésiastiques. D’une population totale de quatre millions, il y a à peu près 800,000 catholiques, ce qui veut dire 20 % de la population du Malawi. C’est beaucoup, surtout quand on sait que 20 % aussi sont protestants, donc 40% de la population sont chrétiens.

Pour desservir ce quasi million de catholiques, nous avons 304 prêtres, et de ceux-là 100 sont prêtres locaux, prêtres africains. On a 106 frères dont 20 seulement sont locaux. Il y a 527 sœurs dont 300 sont africaines et la majorité de ces 300 appartiennent à des congrégations locales. Quand on compare les travailleurs ecclésiastiques, c’est-à-dire prêtres, sœurs ou frères qui sont missionnaires, à ceux qui ne le sont pas, la proportion est à peu près égale.

Faits significatifs

Il faut prendre connaissance de quelques faits importants qui vont aider à situer le problème.

Premier fait : En 1959, la hiérarchie est érigée chez nous les évêques, au lieu d’être des Vicaires Apostoliques ou des Préfets Apostoliques deviennent des évêques résidentiels. Théoriquement, ça voulait dire que Père des missions était dépassé, et que l’Église était installée dans le pays.

Deuxième fait : En 1964, le pays devient indépendant. Le pays s’appelait Nyassaland, en 1964 il devient le Malawi indépendant, et en 1966 la République du Malawi. Depuis ce temps, le destin politique du pays est entre les mains des Africains eux-mêmes.

Troisième fait : Quand on voyage à travers le pays du Malawi, je ne crois pas qu’on puisse trouver aujourd’hui un endroit où il y a des indigènes qui n’ont pas entendu parler de la religion chrétienne. Partout dans le pays, ils ont vu des missionnaires, ils ont entendu parler de l’Évangile, ils connaissent la religion chrétienne.

Le Malawi est-il encore pays de mission?

À la lumière de ces faits, on se demande : « Est-ce qu’aujourd’hui, au Malawi, on peut parler de pays de mission? Est-ce que chez nous au Malawi, on se sent pays de mission? Ou bien, peut-être d’une façon plus réaliste encore, est-ce que les gens du Malawi accepteraient d’être considérés comme un pays de mission? »

Quand on considère qu’avec ces 70 ans de vie chrétienne chez nous, il y a déjà tellement de chrétiens, de prêtres autochtones et même deux évêques et qu’il y a espoir d’augmenter le clergé local, cette question de « mission » n’est pas si bête. Quand on parle de pays de mission, on pense aux territoires où des peuples, des tribus n’ont pas encore eu la connaissance de la religion chrétienne et où le missionnaire vient apporter le message du Christ; souvent aussi, on pense que le missionnaire y apporte le message pour la première fois, mais ce n’est pas le cas chez nous, surtout quand on considère que du côté politique le pays est indépendant et que les Blancs qui dirigeaient le pays, les Anglais, se sont retirés; s’il en reste dans le pays, c’est seulement en seconde place, comme auxiliaires.

D’un autre côté, on voit l’Église et je crois qu’on a le droit de se demander si les gens du pays qui, politiquement, sentent qu’ils sont indépendants et ont pris leur destinée en mains, n’ont pas raison d’être choqués de voir que, dans l’Église, ils ne sont pas encore indépendants. Il s’y trouve encore des évêques, des prêtres, des sœurs et des frères étrangers, en plus des nombreux missionnaires laïcs étrangers, et ils ne sont pas seulement des aides, mais ils dirigent, formulent la politique ecclésiastique, et nous autres, nous n’avons qu’à les suivre. N’est-il pas choquant de voir cette situation? C’est là que se pose le problème, un problème non seulement théorique mais pratique. Théoriquement, on dirait que c’est un pays de mission, mais pratiquement, est-il normal que ça continue à exister ainsi chez nous?

Au Malawi, les opinions sont partagées au sujet de la mission

Quand on visite la population du pays et qu’on essaye de se rendre compte de ce que les gens pensent de ce problème-là, on trouve des opinions partagées. Il faut dire qu’une partie de la population pense de la façon suivante : « On a reçu notre indépendance politique, mais l’Église continue sa colonisation ». Elle continue à nous envoyer des étrangers qui nous mènent, qui nous guident, qui nous dictent ce qu’il faut faire et nous devons obéir. Il serait possible et juste que nous nous dirigions, que nous guidions notre Église locale, mais nous ne le faisons pas, parce qu’on ne conçoit pas que nous sommes prêts à le faire, c’est pourquoi ils continuent à nous envoyer des missionnaires… Mais je ne crois pas que ce soit vrai.

Beaucoup disent, au contraire, qu’on a encore besoin de prêtres, de frères, de sœurs et même de laïcs missionnaires qui doivent venir nous aider et continuer leur travail missionnaire. Ils s’étonnent de la question :  » A-t-on encore besoin de missionnaires  » ? Ils pensent que c’est une question oiseuse.., quoique ce ne le soit pas. Seulement, la question est mal posée. En Amérique et en Euro­pe, on pense que l’ère des missions est terminée, qu’il vaut mieux laisser les peuples nouvellement indépendants se débrouiller, qu’ils réussiront mieux. Un jour, quelqu’un vint d’Europe, et demanda à ceux qui étaient assemblés, s’ils avaient encore besoin de prêtres, car, disait-il, en Europe, on pense qu’il est temps de ne plus envoyer de missionnaires. Les gens étaient tout étonnés d’une telle question, ils ne la comprenaient pas.  » Que dites-vous, répondirent-ils, si nous avons encore besoin de prêtres ? mais vous êtes fou … est-ce que vous po­sez cette question sérieusement? si vous la posez sérieusement, vous êtes fouh® Vous voyez bien que nous avons besoin de missionnaires….. Nous n’en aurons ja­mais assez de ces prêtres, soeurs, frères, laics … nous en voulons. Il n’arri­vera jamais un temps où nous dirons que nous en avons assez…  » On avait mal po­sé la question!…

S’entendre sur le mot « missionnaire » et sa « nécessité »?

On voit des pays qui renvoient les missionnaires et ça va continuer. Je ne sais pas où vous allez comme missionnaires, mais en Afrique, il y a des pays où il faut faire attention. On veut des missionnaires mais il y a des conditions, ce ne sont pas n’importe quels missionnaires, et il faut s’entendre sur le mot « missionnaire ». On a besoin de missionnaires, mais il faut s’entendre sur l’expression  » on a besoin « … Je ne vous donnerai pas la réponse, mais seulement quelques idées qui pourraient nous aider à voir le problème. Je crois que le problème est celui-ci : que la notion ou l’image du missionnaire aujourd’hui, doit être différente de l’image du missionnaire d’il y a 5 ans, 10 ans, 20 ou 50 ans.

Les missionnaires d’aujourd’hui

Vous voyez, le missionnaire, c’est toujours le missionnaire, mais la concrétisation du missionnaire dans un lieu de mission, ça dépend des circonstances de temps, de lieu, de personne etc. Or, les conditions, au moins chez moi, au Malawi, ont totalement changé pendant les 10 dernières années, de 1960 à 1970. C’est pourquoi l’image, la façon de vivre, la façon de travailler du missionnaire aujourd’hui chez moi doit changer. Car les missionnaires qui ne se renouvellent pas feraient partie de ceux qu’on appelait missionnaires d’il y a 20  ans; on n’a plus besoin d’eux chez moi. Mais de missionnaires évolués, on en a besoin, je dirais même grand besoin.

Pour moi  » missionnaire   » veut dire simplement ceci « un membre d’une Église qui va dans une autre partie de l’Église actuellement existante ou à construire, au nom de son Église d’origine, afin de se mettre au service de cette Église existante ou naissante ou à naître, pour les besoins qui se font sentir à cet endroit « . Car l’Église est un corps, et le corps a besoin de s’entraider; tout le monde est un corps, parce que tout le monde est au Christ, et l’Église est catholique, elle doit exister partout. Si bien que les Églises qui existent en Europe, en Amérique, en Océanie ou en Asie, doivent envoyer de l’aide et se préoccuper qu’il y ait des Églises-sœurs en Afrique, en Océanie et en Asie; il est logique qu’elles envoient de leurs membres pour aider afin que l’Église soit érigée, soutenue, etc…

Quand le missionnaire a été envoyé par son Église d’origine et arrive dans l’autre Église-sœur qui a besoin de lui, il regarde autour de lui pour déceler les besoins réels; celui-là, je l’appelle  » Missionnaire « .

Mentalité nouvelle

Le travail peut exister de mille façons, et de fait dans l’histoire de l’Église, le travail missionnaire a été réalisé de façons diverses. Mais le fait missionnaire lui-même demeure: les Églises ont toujours voulu envoyer de leurs membres pour aller aider à faire naître l’Église, la faire progresser. Quand je dis que nous avons besoin de missionnaires chez nous, c’est parce que dans ces pays d’Afrique et d’ailleurs où l’Église est née, ou bien, est encore à l’état d’enfance, il y a des besoins spéciaux que l’Église locale ne peut pas résoudre toute seule. Elle a besoin de l’aide, de la collaboration, de la coopération de ses sœurs aînées, et c’est pourquoi il faut des missionnaires.

Mais la mentalité doit changer car l’aide qu’on sollicite des Églises-sœurs dépend des conditions locales. Or chez moi, il y a quelques années, quand l’évangélisation commençait, les conditions politiques, sociales et autres étaient des conditions de colonisation : les gens d’Angleterre, d’Europe venaient et nous apportaient ce qu’on appelait  » la civilisation « … Mais là, à tort ou à raison, on s’est fait une image du Blanc. Les colonisateurs qui venaient chez nous pour nous donner des écoles, des gouvernements etc. étaient des gens qu’on appelait  » les Blancs « … et je maintiens que le missionnaire en venant de l’extérieur a été associé à ces Blancs. C’est difficile pour nous de dissocier le sort du missionnaire du sort des Blancs. C’est évident, on a toujours fait une distinction : le missionnaire, c’était l’homme de Dieu, il ne venait pas pour l’argent… mais c’était un Blanc, un Nzungu, un étranger, quelqu’un qui ne peut pas comprendre les gens du pays tels qu’ils sont… il comprend quelque chose, mais il ne pourra jamais tout comprendre.

Deuxièmement, un Blanc, c’est un type qui se connait, qui se croit supérieur. Il a tout ce qu’il faut… il a besoin de nos richesses, c’est sûr, mais au point de vue personnel, avec les gens de chez nous, il pense n’avoir rien à apprendre. Au contraire, nous avons tout à apprendre de lui… il a la civilisation, le progrès, et il vient en donateur, en bienfaiteur. Alors, il donne, et nous, nous recevons. Peut-être lui donnerons-nous tout au plus, de la reconnaissance. Quand il est parmi nous, c’est notre aîné, c’est lui le grand et nous devons nous faire petits…

Autrefois, le Blanc civil, séculier, venait civiliser le pauvre sauvage, civiliser les Noirs, donner du progrès aux indigènes; tout ça pour nous, c’est resté. Le missionnaire ne venait pas pour faire ça, mais parfois son langage, ses façons d’agir, la façon dont il abordait les gens donnaient à penser qu’il participait à cette mentalité-là. Le Blanc, c’est un type qui peut être bon, très bon, mais même quand il est bon, il ne cessera jamais d’être supérieur. C’est pourquoi, quand il est bon, il est paternaliste… s’il prend soin de nous, mais c’est entendu qu’il n’est pas un frère, il est père et nous, nous sommes les enfants ! On n’a rien contre le père, mais n’empêche que c’est le père ! Ce type de Blanc pouvait être toléré, il y a 50, 30 et même 10 ans, car alors on acceptait ça comme un fait, on ne pensait même pas qu’un Blanc pouvait être autrement… mais depuis qu’on a commencé à acquérir notre indépendance, à voir un peu ce dont on est capable, on commence à voir que si le Blanc est grand, nous aussi nous pouvons être grands; que si le Blanc fait de grandes choses, nous aussi pouvons en faire; on le croyait dieu… mais s’il est dieu, nous aussi pouvons être des dieux…

Besoin actuel : fraternité, complémentarité, égalités

À force de collaborer avec les Blancs, on découvre que, de part et d’autre, on a des richesses, mais aussi des défauts. On dit qu’il y a des sauvages parmi les Noirs… mais il y en a aussi parmi les Blancs ! On a eu l’occasion de le voir pendant les deux dernières grandes guerres ! Il n’y a personne parmi les Blancs qui peut dire que la sauvagerie est réservée aux Noirs… !

Les richesses que les Blancs possèdent, nous les apprécions, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont toutes les richesses de la terre, toutes les richesses du genre humain. Ah non! nous aussi, nous avons nos richesses… et ces richesses-là sont de nature à pouvoir suppléer aux déficiences des Blancs. Il n’y a donc pas de raison pour qu’on se sente inférieur à l’autre; il y a des raisons de se sentir frères… de se sentir complémentaires.

On est choqué de trouver des Blancs qui ont encore la mentalité d’il y a 50 ans. On pense alors : cette espèce-là, c’est une espèce qui est en train de s’éteindre. C’est pourquoi vous trouvez des gouvernements qui prient de tels Blancs de s’en aller, de même que vous trouverez aussi des missionnaires qui ne se sentent plus chez eux, parce qu’ils sont vraiment mis en question.

Mais les vrais missionnaires ne sont pas de ceux qui viennent avec un air de supériorité ou qui n’acceptent pas le fait que le Noir est désormais maître chez lui. Nous ne voulons pour rien au monde tolérer l’exploitation et le paternalisme, tant sur le plan politique que sur le plan ecclésiastique… nous voulons qu’on nous accepte avec sérieux ! Si on veut venir nous rejoindre, qu’on vienne donc en frères, en amis respectueux, prêts à nous traiter sur un pied d’égalité.

Respect de la pensée, du rythme et des valeurs de l’autre

Pas de racisme, de supériorité ou autre chose semblable; on exige que le missionnaire comprenne et respecte notre façon de penser qui n’est peut-être pas celle de l’Europe, mais qui est une façon valable de penser. On exige que le missionnaire aujourd’hui comprenne, tâche de comprendre et respecte notre façon de penser, d’agir et de mener nos affaires. On exige même qu’il épouse notre rythme, nos valeurs ou, du moins, qu’il ne prétende pas juger ce qu’il ne connait pas. Souvent, il ne comprend pas notre façon d’agir… c’est la même chose pour nous; par exemple, quand nous voyons les Européens manger des œufs crus… nous ne comprenons pas… nous ne mangerions pas ça… Nous nous disons : ils le font, eux, parce qu’ils sont des  » Azungu « , des Européens !

On exige que le missionnaire épouse nos espoirs, nos problèmes, nos objectifs. On veut qu’il soit vraiment l’un de nous, un frère qui s’installe parmi nous et qui veut vraiment vivre avec nous, qui ne veut pas nous mener, mais bien partager nos espoirs, nos découragements, etc… qui veut vivre avec nous nos victoires et nos défaites, c’est cela que nous voulons. Pour beaucoup de missionnaires, c’est possible, mais c’est difficile; quand il s’agit de vivre cela dans le concret, au jour le jour, c’est quelque chose !

Exigence du travail missionnaire

Je crois qu’aujourd’hui, le travail missionnaire est beaucoup plus exigeant qu’il n’était; autrefois, on se faisait manger par les bêtes, aujourd’hui on se fait manger par les hommes. Des missionnaires qui agiraient  » en Blancs « , on n’en veut pas… mais des missionnaires qui remplissent toutes les conditions énoncées plus haut, nous n’en aurons jamais assez!

Je disais qu’il fallait s’entendre sur l’expression  » avoir besoin « .

En Afrique, on a besoin de l’aide extérieure sur le plan séculier comme sur le plan religieux. On a besoin de l’aide extérieure pour faire marcher ce qui a été commencé et pour faire face aux besoins qui se créent au fur et à mesure que l’Église avance. On a besoin d’aide, mais à certaines conditions : d’abord, nous voulons l’aide, là où nous, nous la jugeons utile. Nous voulons que celui qui vient chez nous, apporte l’aide à un besoin que nous sentons, nous. Nous lui disons ce dont nous avons besoin, et s’il vient avec la réponse, nous désirons qu’il vienne; même s’il vient avec quelque chose de très beau et dont nous n’avons pas besoin, nous n’en voulons pas. C’est à nous de dire ce que nous croyons avoir besoin, et celui qui vient doit donner exactement ce que nous lui demandons. Ça veut dire que ce sont les Africains qui dirigent et vous, les missionnaires, vous servez. La façon ancienne de faire la mission était de juger les besoins des gens comme on fait avec des enfants; aujourd’hui, nous croyons avoir dépassé ce stage, nous savons à peu près ce dont nous avons besoin et c’est pourquoi je disais qu’il faut qu’on réponde aux besoins que nous croyons avoir jugé nécessaires…

Conséquemment, on veut que l’Église sache exprimer ses besoins et réclamer seulement la réponse aux besoins dont elle est consciente. Chez nous, il y a quelque chose de très curieux, tout le monde dit :  » il faut africaniser l’Église d’Afrique « … Il y a des gens qui viennent avec toute la bonne volonté possible, d’Europe, d’Amérique et qui s’imaginent savoir comment faire cette africanisation !… Ils sont très bien intentionnés, mais ils ont toujours rencontré de la résistance de la part des Africains. Ils disent  » vous avez besoin de la musique indigène dans l’Église « ; les Africains répondent :  » non, on n’a pas besoin de cela « . Moi, je crois qu’on en a besoin, mais la façon de présenter cela n’est pas la bonne… Si on nous avait dit : dites-nous ce dont vous avez besoin…, nous aurions dit : nous voulons plus de musique locale. Et s’ils avaient dit :  » Est-ce que nous pouvons aider « ? Nous aurions répondu : bien sûr !… vous êtes habiles… ne pourriez-vous pas nous aider à polir nos instruments?… simplement polir. Ou encore, nous leur aurions proposé :  » Comme vous savez bien écrire les notes, ne pourriez-vous pas écrire notre musique africaine? « … simplement la mettre par écrit. Oui, simplement cela; nous chanterons et vous mettrez le tout en musique. Quand les gens disent :  » vous avez besoin de mélodies africaines « , ils suivent une mentalité européenne, une mentalité  » Nzungu « .

Il y a des besoins auxquels nous reconnaissons ne pas pouvoir faire face sans l’aide extérieure. Il s’agit donc de bien comprendre la situation locale. Cela veut dire qu’on doit connaître le pays, en suivre le développement pendant assez longtemps. À chaque étape, de nouveaux besoins se créent, les anciens se modifient; il faut toujours être à l’écoute pour savoir les besoins du moment et trouver moyen d’y répondre. Actuellement, chez nous, au Malawi, on veut d’abord qu’on nous aide à former des cadres locaux, on ne veut pas que le travail soit fait pour nous; on vous demandera plutôt de faire en sorte que demain, on n’ait plus besoin de vous. Ça, c’est plus intelligent, car si on compte que vous allez toujours nous fournir des missionnaires, on se trompe; vous allez bientôt manquer de prêtres ici, au Canada; d’ailleurs, on ne veut pas continuellement vous enlever vos prêtres, religieux et religieuses. Si vous pouviez plutôt nous aider à faire fonctionner des institutions qui nous donneront des prêtres, religieux et religieuses chez nous, ce serait bien… Quand nous pourrons nous-mêmes faire marcher la machine, nous vous remercierons et vous pourrez retourner chez vous. Au lieu de venir remplacer nos prêtres, donnez-nous le savoir-faire du prêtre, et qu’il en soit ainsi pour tout le reste. On ne veut pas que vous dirigiez l’Église, donnez-nous plutôt la science de la direction de l’Église… après cela, que vous vous en alliez ou non, nous pourrons conduire notre Église locale. Agir de cette façon, c’est prévoir des résultats à longue échéance, plutôt que simplement résoudre des problèmes au jour le jour.

Danger du  » Néo-colonialisme « 

Nous avons encore besoin de vous, mais pour le moment, on a peur de ce qu’on appelle le « néo-colonialisme » qui signifie que le Blanc veut perpétuer sa « supposée nécessité » chez nous; on veut qu’on ait toujours besoin de lui, qu’on recoure à lui sans cesse. À ce compte-là, nous ne serons jamais indépendants. Quand dans l’Église ou dans l’État, on voit des Blancs qui travaillent de telle façon, que demain on continue à avoir besoin d’eux, on dit que ce sont des néocolonialistes. Mais celui qui travaille à former des cadres locaux pour que lui-même devienne superflu, celui-là fait vraiment le travail qu’on désire aujourd’hui.

Danger pour les missionnaires d’oublier leur but premier : l’Évangélisation

Je voudrais terminer en alertant tous les missionnaires ici présents. Je suis préoccupé, surtout en ces derniers temps, par ce que j’ai vu; il y a un problème qui se pose. Le problèm, est celui-ci : après tout ce que je vous ai dit, vous voyez que nous, les missionnaires, nous devons nous insérer dans les besoins actuels de l’Afrique et prendre vraiment à cœur les besoins des gens. Pour nous, Africains, ce sont les besoins de développement social; cependant, nous sentons que nous ne pouvons pas faire notre travail missionnaire si nous n’insérons pas notre aide dans ces préoccupations d’aujourd’hui; il faut travailler pour les hôpitaux, les écoles, les entreprises sociales, etc …

Cette façon d’agir est très vraie et tout à fait juste, mais j’ai peur que cette préoccupation de développement qui prime aujourd’hui, nous fasse oublier notre but premier comme missionnaire. Il y en a d’autres qui sont mieux équipés que nous pour aider les Africains, ce sont les spécialistes. Nous, nous n’avons pas besoin de ces spécialisations-là en tant que religieux. Si on voulait avoir des gens pour les hôpitaux, des docteurs, des infirmiers, il n’est pas nécessaire que ce soit une religieuse. Si on veut un instituteur, ce n’est pas nécessaire que ce soit un frère; nous savons cela en Afrique et nous faisons appel aux V.S.O. d’Angleterre, aux S.U.C.O. du Canada, aux membres du Peace Corps des U.S.A. Quand nous n’aurons plus besoin de ces gens-là parce que nous aurons formé nos propres médecins, infirmiers et instituteurs, nous les remercierons. Au Malawi, on a déjà commencé à remercier les Peace Corps; l’année prochaine, ce sera peut-être les S.U.C.O. …, qui sait?

J’ai peur que nous, les missionnaires, nous donnions à nos gouvernements d’Afrique l’impression que nous ne sommes qu’une autre version des V.S.O., des S.U.C.O. ou des Peace Corps. J’ai peur que ces gouvernements nous acceptent aujourd’hui, seulement parce qu’ils croient que nous sommes venus les aider à résoudre les problèmes de développement. En réalité, ce n’est pas vrai, nous ne sommes pas venus pour résoudre les problèmes de développement, nous sommes venus apporter 1’Évangile. Il est entendu, bien sûr, que l’Évangile aujourd’hui ne peut pas être annoncé sans que nous prenions part au travail de développement. N’empêche que nous ne sommes pas venus pour aider au travail de développement, ce n’est pas notre but; notre but, c’est l’Évangile. Je ne nie pas du tout que nous devons être au centre de l’effort du développement, mais nous ne devons pas perdre notre nature, notre but, nous sommes des évangélisateurs, c’est tout. Nous ne faisons ce travail de développement que parce que nous voulons apporter l’Évangile.

Je sais qu’ici, chez vous, on se demande où est le surnaturel et le naturel, et s’il y a encore distinction entre le séculier et le sacré ? Mais chez nous, en Afrique, il y a encore cette distinction entre nature et surnature ! Comme nous avons besoin de gens pour travailler dans le naturel, le séculier, le développement économique et social, nous voulons avoir des gens qui vont nous aider dans le surnaturel, et nous avons cru, nous, que les missionnaires venaient pour ça. Si les missionnaires disent : pour nous, le naturel et le surnaturel, c’est la même chose, nous venons pour vous aider dans le naturel; chez nous, au Malawi, le gouvernement va vous dire après cinq ans :  » Si vous êtes venus pour nous aider au développement par le travail social, merci beaucoup, nous n’avons plus besoin de vous « . Quand les missionnaires diront :  » nous avons un autre travail « , le gouvernement répondra :  » C’est trop tard, nous ne savions pas que vous aviez un autre travail « .

Il faut donc que dès aujourd’hui, nous, missionnaires, montrions clairement que nous avons un objectif différent : on s’occupe du travail de développement, très bien, c’est un travail de spécialistes, mais nous, nous ne sommes pas venus pour cela, nous sommes ici pour l’Évangile.

§

Patrick KALILOMBE, Père Missionnaire d’Afrique – théologien.

Source : KALILOMBE, Patrick, p.b., « La place du missionnaire au Malawi aujourd’hui », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. XI, no 3, avril 1971, p. 98-108.

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