Denys DELÂGE
Je reviens ici au Cégep Maisonneuve, autrefois, le Collège Sainte-Croix, pour la première fois depuis trente ans; c’est mon alma-mater. Le Collège Sainte-Croix à l’époque, était la mission des pères de Sainte-Croix dans l’Est de Montréal pour les fils d’ouvriers. On pourrait critiquer la manière dont se donnait l’enseignement, sa pédagogie son encadrement, même l’équipement, bref les modalités de cette mission. Mais si elle n’avait pas existé je ne serais pas ici. Je ne l’oublie pas et je voudrais que cette remarque donne un peu le ton à la communication que je vais vous présenter.
Nous avons tous, quelque part dans nos mémoires, tirée de vieux manuels scolaires ou de quelque visite dans les musées de cire, cette image stéréotypée de la découverte de l’Amérique, du Canada, des États-Unis ou enfin d’une partie de notre continent, représentant des explorateurs arrivant en habits rutilants et quelques « sauvages », cachés derrière les arbres qui voient apeurés, arriver la « civilisation et le progrès ». Nous savons bien qu’il s’agit là d’un stéréotype mais encore faut-il pouvoir s’en débarrasser. Voyons donc ce que pouvait être l’Amérique avant l’arrivée des Européens.
L’Amérique n’était pas un continent vierge mais un continent peuplé dont les populations excédaient celles de l’Europe. Le Mexique devait compter environ 25 millions d’habitants, alors que la France dont la population dépassait celle de tous les autres pays d’Europe en comptait à la même époque environ 20 millions. Au total environ 80 millions d’habitants se répartissaient dans les Amériques contre environ 60 en Europe. Au Nord du Mexique habitaient au moins 4 millions d’habitants et probablement davantage, peut-être dix millions. Contrairement à l’image reçue d’Amérindiens du Canada et des États-Unis pour la plupart nomades, il serait plus juste de se représenter la plupart des autochtones comme cultivateurs et sédentaires habitant des villages, voire des villes. On sait par exemple qu’il y avait, sur le site de ce qu’est actuellement Saint-Louis au Missouri, une grande ville avec quatorze pyramides dont l’une équivalait en volume à la troisième plus grande pyramide du monde; y vivaient au moins vingt mille habitants et peut-être davantage. C’est beaucoup si l’on songe que Cologne qui a construit son immense cathédrale comptait alors environ vingt mille habitants. Il faut se représenter l’Amérique du Nord précolombienne avec ses civilisations, ses peuples partout, son territoire occupé et ses cultivateurs dont l’agriculture était plus efficace que celle d’Europe. En effet les Amérindiens avaient mis au point des plantes plus efficaces, dont le rendement était plus élevé que les plantes cultivées par les Européens. Concrètement, la mise en terre d’un grain de blé d’Inde donne un rendement de 200 pour 1 alors que le blé en Europe rapporte du 5 ou 6 pour 1, au mieux du 15 pour 1. Les villages étaient entourés de champs tellement vastes que chez les Hurons, le frère Sagard et Champlain se sont égarés dans les champs de blé d’Inde.
Les Amérindiens étaient organisés politiquement. Les Hurons que l’on connaît mieux parce qu’ils ont été décrits par les premiers missionnaires, étaient confédérés depuis le quatorzième ou le quinzième siècle, et, à leur exemple, les Iroquois se sont confédérés vers 1450. Bien que fondées sur des principes différents de nos démocraties, on peut dire que ces fédérations étaient largement démocratiques, les chefs étant élus et révocables. Enfin, il en va de même au plan religieux, l’Amérique ayant ses propres traditions pour se représenter et pour communiquer avec l’univers surnaturel. Contrairement aux préjugés des siècles passés, l’Amérique n’était donc ni le continent de la barbarie, ni celui de l’enfance primitive de l’humanité. De grandes civilisations y fleurissaient, non seulement en Amérique centrale et en Amérique du Sud mais également au Nord, y compris sur les territoires qui correspondent au Canada actuel.
De la même manière, il faut voir dans l’Europe d’alors une terre de grandes civilisations. Un continent en expansion, où monte le capitalisme, où les villes et les États développent des réseaux économiques à l’échelle de la planète. L’Europe à cette époque, à la fois unit la planète et à la fois la conquiert. Les États européens se concurrencent : l’Espagne, le Portugal, la France, l’Angleterre, les Provinces Unies; les religions également, c’est-à-dire le catholicisme et le protestantisme. Des navires partent d’Europe avec des armées, des commerçants, des colons et des missionnaires pour parcourir le monde. C’est cette expansion coloniale de l’Europe qui permet aux missionnaires d’aller sur les divers continents. C’est ce qui explique, à l’inverse, que des chamans amérindiens n’aient pas pu aller convertir des paysans en France, car les conditions économiques ne le permettaient pas. Enfin, le début de la période coloniale en Amérique du Nord au XVIIe siècle s’inscrit pour l’Église catholique dans le contexte de l’après Concile de Trente (1545-1563). Celui-ci a conduit à des réformes majeures à l’intérieur de l’Église de même qu’a un effort accru de ralliement des chrétiens dissidents et des non-chrétiens dans une lutte contre ce qu’on appelait l’hérésie et le paganisme. À cet égard, les missions catholiques d’Amérique du Nord se juxtaposent aux efforts de christianisation en Bretagne, en Chine, en Afrique, ce qui explique la grande parenté entre les récits des missionnaires du Canada et ceux d’ailleurs.
La façon dont s’est pratiquée l’entreprise coloniale a varié considérablement selon le contexte. La colonisation espagnole fut dure et s’est pratiquée davantage sur le mode de la conquête; en Nouvelle-Angleterre, on procéda plutôt par la conclusion d’alliances qui conduisirent néanmoins, avec l’arrivée de très nombreux colons, au refoulement des premiers habitants dont on prit la place.
Les Français en Nouvelle-France développèrent des rapports d’alliance avec les autochtones tout en travaillant à bâtir un empire visant à se les asservir; il en alla de même chez les Britanniques à la Baie d’Hudson. Ceci implique que les différences dans les stratégies de colonisation ne tiennent pas aux origines ethniques différentes des Européens mais plutôt au contexte économique (la traite des fourrures) dans lequel s’est inscrit le processus de colonisation. Les premiers colons étaient, en effet, dépendants des nations autochtones pourvoyeuses dans la traite, et ne pouvaient donc viser à leur extermination. En outre, on eut aussi grandement besoin des Amérindiens pour s’adapter au pays, à l’hiver tout particulièrement. De surcroît, fréquemment en guerre avec les Britanniques tellement plus nombreux qu’eux en Amérique, les Français furent contraints de faire appel à l’appui militaire des Premières Nations. C’est d’ailleurs cette alliance qui a permis aux Français de tenir un siècle et demi en Amérique et plusieurs documents promeuvent l’idée que la force des Français réside dans le soutien que leur accordent les Amérindiens.
Ces alliances des Français ou des Britanniques avec les Amérindiens impliquent des accords d’ordre économique couvrant les taux d’échange, la manière de commercer, des accords militaires prescrivant les obligations des partenaires, le partage des rôles stratégiques, des ententes pour l’échange de personnes. Tandis que des interprètes français et des missionnaires allaient vivre chez leurs alliés, des enfants amérindiens étaient confiés aux institutions d’enseignement des Ursulines ou des Jésuites. Ces échanges favorisèrent de nombreux transferts culturels dans les deux sens. Tandis que les Amérindiens empruntèrent le métal, l’arme à feu, l’alcool, les étoffes, les petits pois, l’écriture, le chat, les instruments de musique à vent, etc.[,] les Français firent l’acquisition du blé d’Inde, de la courge et du haricot, du canot, des raquettes, du tabac, des vêtements d’hiver, etc. Et les emprunts, dans les deux sens, ne se limitèrent pas à des transferts n’affectant que la culture matérielle. Les Français acceptèrent de voir leurs alliés autochtones leur enseigner les règles de la diplomatie en Amérique du Nord, la manière de s’orienter et de survivre en forêt ou les techniques de la guerre d’embuscade. Bref, dans le contexte de l’alliance, les Français, du gouverneur au simple colon, acceptèrent de s’adapter de toutes sortes de manières aux mœurs amérindiennes. Cela ne signifie évidemment pas que les Français devinrent des Amérindiens bien que cela soit vrai pour les nombreux coureurs de bois et voyageurs qui se sont assimilés aux sociétés autochtones. La société coloniale canadienne est demeurée dans ses grands traits une société de type européen. Néanmoins au fur et à mesure des emprunts de part et d’autre, des barrières sont tombées, des ponts se sont créés. Ces propos ne devraient pas laisser croire non plus à des rapports idylliques entre les alliés d’autant plus que les Français visaient à long terme la conquête et la réduction à l’état de sujets de leurs alliés.
Tout en retenant que les emprunts culturels réciproques furent nombreux dans le cadre de l’alliance franco-amérindienne, soulignons qu’il n’en pouvait être de même au plan religieux. Les chrétiens d’alors, plus spécifiquement, les catholiques français, se considéraient comme les seuls détenteurs de la vérité, donc les seuls donateurs. Ils plaçaient les Amérindiens du côté de Satan et du paganisme, donc du côté de ceux qui devaient être complètement transformés. De leur côté, les Amérindiens considéraient qu’il en serait des Français comme de leurs autres alliés autochtones, c’est-à-dire qu’ils accepteraient d’échanger, donc de donner autant que d’acquérir des connaissances et des rituels concernant les esprits. C’est dans le cadre de ces alliances que les Amérindiens ont reçu des missionnaires chez eux, non pas pour être convertis, mais pour bénéficier de leur force surnaturelle, de leur savoir en se disant que chaque nation et chaque peuple avaient ses traditions religieuses; on pouvait donc s’inspirer de la manière dont les chamans des Français communiquaient avec le surnaturel et intercédaient par des rituels afin d’obtenir toutes sortes d’avantages spirituels ou matériels.
Les missionnaires sont allés vivre chez les Amérindiens ou encore les religieuses ont accueilli des enfants amérindiens dans les couvents. Il a fallu s’adapter aux Amérindiens parce que l’on vivait dans un univers presque essentiellement peuplé d’Amérindiens. Les missionnaires étaient peu nombreux dans des nations qui elles étaient très populeuses. Il n’y a jamais eu plus qu’une dizaine de jésuites chez les Hurons dont la population se chiffrait à vingt ou trente mille habitants à l’arrivée des Européens. Même à Québec, à l’intérieur de son couvent, Marie de l’Incarnation parlait peut-être plus souvent montagnais, algonquin et huron que français. Les religieux et les religieuses missionnaires se sont adaptés aux sociétés autochtones en apprenant la langue, en s’adaptant aux mœurs, bref, en s’appliquant à vivre selon les manières du continent. Dans l’ensemble donc, les missionnaires ont réalisé un énorme travail d’apprentissage des cultures. Certes c’était dans le but de transformer ces cultures pour les christianiser et les européaniser, ce qui fut d’ailleurs à la source de nombreuses tensions et de graves conflits.
Néanmoins, malgré les convictions et les préjugés qui étaient les leurs (ainsi on a cru au départ que les Amérindiens n’avaient pas de religion; parce qu’on n’y trouvait ni clergé, ni églises) les missionnaires durent s’adapter aux sociétés où ils œuvraient, s’y assimiler jusqu’à un certain point, et dans une certaine mesure, devenir eux-mêmes des chamans. Je dis « dans une certaine mesure » parce qu’il est certain que les religieux catholiques ne se sont pas fondus dans l’univers des chamans. Je veux souligner ici qu’il leur a fallu adapter leurs conceptions et leur discours religieux aux attentes et aux représentations des Amérindiens. Il leur fallut pour cela insister moins sur l’adoration d’un Dieu pour mettre plutôt en évidence l’efficacité des rituels chrétiens et leur force d’intercession magique. Dans l’ensemble, toutefois, cette stratégie engendra peu de conversions au catholicisme.
Tout a changé à partir de 1634, particulièrement avec les épidémies; il faut absolument tenir compte de celles-ci pour bien comprendre l’histoire des Amériques et des Amérindiens. Il s’agit d’une épouvantable catastrophe qui a décimé les populations autochtones d’une façon inimaginable. Le dépeuplement a été de l’ordre de 95 % et cela vaut à la grandeur des Amériques, au nord comme au sud. C’est dire que là où il y avait vingt habitants, il n’en est resté qu’un seul après le passage des épidémies qui n’ont trouvé leur terme qu’au XIXe siècle. Rien n’équivaut à un tel dépeuplement dans l’histoire de l’humanité, même pas la terrible peste noire qui s’abat sur l’Europe en 1348 et y fauche entre le quart et la moitié de la population. Il importe de souligner ici que ces épidémies résultent de l’unification microbienne du monde. Les Amérindiens n’avaient encore jamais été exposés à ces maladies (variole, peste, choléra, grippe, etc.) qui avaient auparavant circulé en Afrique, en Asie et en Europe. Contrairement aux peuples de ces trois derniers continents qui avaient développé des anticorps, les Amérindiens offraient un niveau très bas de résistance. La circulation des épidémies ne résulte donc pas de la méchanceté des hommes mais des contacts et de l’unification de la terre. De la même manière que des pêcheurs, des colons ou des missionnaires ont pu transmettre ces maladies aux Amérindiens, je suis peut-être, en vous parlant, en train de vous donner la grippe. Bref, il s’agit d’un phénomène objectif, indépendant de la volonté des humains.
Pour catastrophique qu’il soit, l’effet des épidémies n’est pas uniforme puisque les Amérindiens y opposent moins de défenses naturelles. Et chaque fois que circule la maladie, les Amérindiens meurent beaucoup plus que les Européens. Ainsi, quand elle passe, la variole prélève environ 10 % de vies chez les Européens et 50 % chez les Amérindiens. Concrètement cela signifie que dans une société autochtone où s’est établi un missionnaire, celui-ci survit généralement tandis que les chamans meurent. Cela, on l’imagine, suscite un immense débat qui se situera dans le champ religieux parce que l’époque ne dispose pas des connaissances actuelles sur l’origine des épidémies, donc sur le mode de diffusion des microbes et des virus. C’est plutôt par l’intervention des puissances surnaturelles que l’on expliquait ces phénomènes. C’est dans l’univers surnaturel que l’on a cherché à trouver une explication qui rende compte des malheurs des humains.
Certains crurent que le Dieu des chrétiens était le plus fort puisqu’il semblait mieux protéger ses fidèles. Plusieurs explications retenues à l’époque relèvent de cette idée. Des Amérindiens se sont alors désolés que leurs dieux soient moins puissants que le Dieu des Européens et jugèrent qu’il valait mieux se ranger du côté de celui-ci; pour d’autres, il semblait que ce Dieu sans être le plus fort, connaissait mieux les sources du mal venu d’Europe puisqu’il avait l’habitude de le combattre. D’autres encore argumenteront que sans être un meilleur protecteur, ce Dieu était un vengeur faisant mourir ceux qui ne voulaient pas adhérer à son culte. Ces arguments sont partagés par tous y compris les missionnaires : « Rangez-vous derrière le bouclier le plus efficace », prêchent-t-ils, « notre Dieu est plus puissant ». Sans avancer que Dieu fait mourir, certains promeuvent l’idée qu’il laisse Satan répandre la mort parmi ceux qui refusent son règne. En somme, Amérindiens et missionnaires partagent la même conviction que les épidémies originent des forces surnaturelles.
D’autres Amérindiens vont expliquer les épidémies comme conséquence d’une rupture d’alliance avec leurs propres dieux. À force de côtoyer les Européens, d’acheter leurs marchandises, de changer les manières de faire, ils croiront avoir rompu avec leur passé et avec leurs dieux. Plutôt que de se convertir au christianisme, ils chercheront à régénérer leurs religions traditionnelles et à renouer l’alliance avec leurs propres dieux.
Comme historien, je m’efforce de placer le phénomène religieux dans son contexte social. Plus précisément j’associe ici aux épidémies le processus de conversion au christianisme et de renouveau des religions traditionnelles autochtones. Je ne nie évidemment pas qu’il puisse exister d’autres explications. Je ne l’affirme pas non plus. Ajoutons qu’il serait évidemment aberrant d’accuser les missionnaires d’avoir fait du chantage à la conversion puisqu’ils adhéraient à des croyances partagées à l’époque par tout le monde.
Mais revenons aux épidémies car elles ont indirectement contribué aux conversions de bien d’autres manières. À côté d’autres facteurs, telle la concurrence dans la traite des fourrures, ces épidémies ont contribué à l’intensification des guerres. En effet, un des mobiles guerriers principaux des sociétés autochtones consistait à faire des captifs pour remplacer leurs morts. L’effet conjugué de ces forces destructrices a entraîné la disparition de communautés entières n’y laissant que quelques rares survivants; il s’en est également suivi la multiplication des captifs et un grand brassage des peuples.
Dans ce contexte, le christianisme a su fournir des réseaux de support à des gens qui en étaient désormais dépourvus, ayant perdu toute leur parenté. Et plus fondamentalement, le christianisme a donné un sens à la vie qui était devenue une vallée de larmes pour plusieurs. Cela, d’autant plus que la conception chrétienne de l’au-delà collait bien à cette pénible réalité. En effet, les Amérindiens s’imaginaient l’au-delà comme la prolongation du maintenant, comme un village, une société qui reproduisait la société actuelle alors que les Chrétiens promouvaient l’idée d’un renversement : les premiers seront les derniers. En somme, les plus malheureux pourraient être les plus heureux dans l’au-delà.
Le christianisme est également la religion de plusieurs peuples qui, au-delà des coutumes particulières des uns et des autres, met de l’avant un Dieu universel plutôt qu’un dieu ethnique. Cela a dû faire sens pour tous ces gens dont les frontières ethniques s’étaient écroulées. Les missionnaires ont, à juste titre, fait le rapprochement entre la naissance d’une Église en Amérique du Nord et celle des origines, sortie de l’empire romain qui brassait les nations, multipliant les esclaves et banalisait les dieux. Le christianisme proposait un sens là où il n’y en avait plus.
C’est dans ce contexte et à partir de ce moment que l’effort missionnaire va s’inscrire dans la tradition chrétienne, ici plus spécifiquement catholique. Désormais, au lieu d’être des chamans parmi les chamans, les missionnaires vont devenir des prêtres et des religieuses qui vont travailler à implanter le catholicisme. Il en résultera des conversions nombreuses. Par rapport à l’ensemble cependant, aux XVIIe et XVIIIe siècles, seule une minorité d’Amérindiens s’est convertie. On a souvent mis en doute l’authenticité de ces conversions parfois motivées par l’obtention d’armes à feu ou d’avantages matériels. Bien que des conversions furent ponctuelles, d’une manière générale, elles furent réelles et irréversibles.
Toute cette période se caractérise par une étroite association de l’Église et de l’État. Les missionnaires œuvrent dans le cadre de l’empire français qu’ils utilisent à leurs fins de conversion. Ils peuvent servir d’ambassadeurs pour le gouverneur, d’espions, et peuvent contribuer à susciter des conflits entre nations amérindiennes si c’est dans l’intérêt de l’État. Cependant à partir des années 1660 environ, l’Église a commencé à prendre des distances par rapport à l’État en dissociant graduellement la politique de francisation de la politique de christianisation et en s’opposant à l’État et aux marchands sur la politique de vente de l’alcool.
Il serait faux de croire que l’alcool était à la base du commerce des fourrures puisqu’il ne représentait que 5 % des exportations de Montréal destinées à la traite dans les Pays d’En Haut. Néanmoins, avec la désorganisation sociale des communautés autochtones, l’alcool est devenu un problème peut-être d’autant plus grave qu’on n’avait pas l’habitude d’en consommer. Compte tenu des problèmes sociaux et moraux qu’entraînait l’alcool, c’est au nom des principes qu’elle défendait que l’Église s’est opposée aux intérêts politiques et économiques des administrateurs et des marchands qui craignaient voir les Amérindiens aller faire le commerce avec les Britanniques.
On avait au départ associé étroitement catholicisation et francisation. Cela avait d’ailleurs servi à justifier l’exclusion des protestants et des Juifs de la colonie pour n’y laisser entrer que des colons catholiques dont on espérait qu’ils servent d’exemple aux Amérindiens. Avec l’implantation des premiers villages d’Amérindiens convertis près de la zone coloniale à partir de 1650, les autorités religieuses constatèrent une ferveur religieuse plus grande chez les Amérindiens que chez les colons. Ils en conclurent qu’il serait préférable d’isoler désormais les Amérindiens des colons pour éviter le mauvais exemple et favoriser l’éclosion de communautés chrétiennes où l’on croyait retrouver la ferveur des débuts du christianisme. Ces idées n’étaient d’ailleurs pas nouvelles puisqu’elles s’inspiraient d’expériences similaires, celles des réductions au Paraguay.
Ensuite, à la même époque, la conception que l’on se fait des religions des Amérindiens change. En vivant avec eux, en les côtoyant, les missionnaires masculins et féminins se départissent graduellement de cette fausse idée selon laquelle les Amérindiens n’avaient pas de religion voire de croyances religieuses. Mais cette clairvoyance des missionnaires leur vient également de la nécessité de mener, en Europe à tout le moins, un combat contre un nouvel ennemi, l’athéisme. Au début du XVIIe siècle, les ennemis à combattre étaient le protestant et le païen. Tous croyaient aux forces surnaturelles; il s’agissait de savoir lesquelles étaient vraies. À partir de la fin de ce siècle, c’est l’existence même du surnaturel qui est mise en doute avec la montée de l’athéisme. Et si la religion n’était qu’une invention des curés pour posséder de grands palais à Rome, de grandes églises et des presbytères? Les athées soutiennent que le sentiment religieux, plutôt que d’être « naturel » résulte de la volonté d’un groupe privilégié pour régner sur des masses ignorantes. De leur côté, en contact avec les Amérindiens comme avec tant d’autres peuples sur la planète, les missionnaires observent que le sentiment religieux est universel. Ils soutiennent la thèse que la religion est innée à l’homme. Dès lors, ils reconnaissent que les Amérindiens également ont non seulement leur religion, mais que celle-ci doit garder des traces de la Révélation. Descendants d’une des tribus perdues d’Israël, ils auraient conservé au travers des millénaires un noyau de connaissances vraies : la croyance en l’au-delà et plus spécifiquement en un Être suprême.
Enfin, dernier élément d’une grande importance, les missionnaires qui vivent avec les Amérindiens ou les religieuses qui reçoivent les filles amérindiennes dans leurs couvents, vont être eux-mêmes influencés par les autochtones. Ils les avaient d’abord perçus comme barbares, mais à force de vivre avec eux, ils vont voir les choses autrement. En somme, la confrontation de leur propre culture avec celle de leurs hôtes les amène à prendre une distance face à toutes les cultures et à les relativiser. S’ils avaient commencé par écrire que les Amérindiens mangeaient mal et qu’ils étaient sans manières, ils en arrivent finalement à affirmer qu’à part Dieu tout est aléatoire. Bref les Amérindiens ont leurs coutumes et les Français les leurs. Des Amérindiens traditionalistes, pour leur part, prolongent cette logique au domaine surnaturel en suggérant que chacun s’en tienne à ses dieux. Certes cela était inacceptable pour les religieux, qui en vinrent par contre à considérer la culture comme étant aléatoire. Dès lors n’existait plus de raison de franciser.
À l’ensemble de ces facteurs qui conduisent les communautés religieuses à prendre leurs distances par rapport à l’État s’ajoute du côté de l’Église, l’aspiration à créer des enclaves d’un pouvoir théocratique qui régnerait sur « ses Sauvages ». Aspiration qui se heurte non seulement à celle de l’État français mais encore et davantage à la volonté des autochtones de conserver leur autonomie et leur statut d’alliés. Dans ce contexte, l’Église évoluera graduellement vers une politique de défense des cultures autochtones catholicisées.
Au cours de ce long voyage interculturel qui conduit les religieux au cœur de l’univers amérindien, ceux-ci vont encore franchir une autre étape. Nous l’avons vu, l’attitude première consistait à décrire les Amérindiens par le vide : ils étaient sans feu, ni lieu, ni foi. Puis l’on reconnut qu’ils avaient leurs propres manières, cultures, lois, croyances, institutions. Ensuite l’on considéra que leurs manières valaient bien celles des Européens, à part, bien sûr leurs religions pour lesquelles on concéda néanmoins qu’elles pouvaient renfermer des bribes de la Révélation. Et si les sociétés autochtones pouvaient servir de modèle à l’Europe?
Les religieux ont beaucoup écrit dans l’histoire canadienne. Ils décrivent leurs œuvres mais également abondamment les sociétés autochtones au point que cela constitue une somme énorme de connaissances ethnographiques qui renseignaient les Européens d’alors et qui permettent aujourd’hui de faire l’histoire. Les missionnaires ont été envoûtés par les sociétés autochtones. Venus de sociétés fortement hiérarchisées, l’égalité relative des sociétés du Nord-Est américain les a frappés. Ils ont également accompagné lors de voyages en Europe ces Amérindiens que scandalisaient les écarts de richesse, le nombre de pendus à l’entrée des villes et la rigueur avec laquelle on châtiait les enfants. Les religieux ne firent pas la sourde oreille à ces critiques ni non plus aux comparaisons entre les monarchies absolues d’Europe et l’organisation politique des premières nations centrée autour de conseils fédéraux et de la quête du consensus.
Au XVIIIe siècle, on trouve dans les écrits des missionnaires des débats autour des grands thèmes de la liberté, de la fraternité, de l’égalité, du droit au bonheur, et les références aux sociétés autochtones y sont fréquentes. Ces thèmes seront d’ailleurs repris par la Révolution américaine et plus tard, la Révolution française. C’est dans ce contexte que le père Lafitau qui avait été missionnaire à Kahnawake écrivit son livre Mœurs des Sauvages Américains dans lequel il compare les Iroquois aux Grecs et aux Romains. On considère son livre comme un des fondements de l’anthropologie moderne. Un peu plus tard, le père Charlevoix, professeur au collège des Jésuites de Québec écrivit une Histoire de la Nouvelle-France et fit en canot le voyage Québec-Nouvelle-Orléans dont il nous a laissé des lettres décrivant les sociétés autochtones. Le père Charlevoix, débattant lui aussi des grands idéaux de liberté et d’égalité de l’époque, promeut également des méthodes d’éducation moins coercitives pour les enfants, idée qu’il a probablement transmise à Jean-Jacques Rousseau dont il fut le professeur. Plus tôt, dans son couvent, Marie de l’Incarnation avait appris des langues autochtones, développé des formes d’enseignement interculturel de même qu’une pédagogie basée sur l’amour plutôt que sur le dressage des enfants. En somme la rencontre interculturelle des Amérindiens et des Européens a transformé les uns et les autres, y compris les religieux qui contribuèrent pour beaucoup à la diffusion des idées nouvelles qui en résultèrent.
Il n’est plus possible de faire l’histoire des missions en Amérique du Nord en l’organisant toute entière autour du scénario des Saints Martyrs canadiens dévorés par des barbares. Mais il serait également absurde de construire cette histoire autour d’un scénario de rencontre mettant en présence des robes noires dogmatiques, intolérantes, envahissantes et sectaires face à des chamans tolérants, authentiques et naïfs.
Il faut juger chaque époque non pas à la lumière de nos valeurs contemporaines mais à l’aulne de la culture des peuples et des époques. L’historien intéressé à faire revivre les chamans du passé devrait chercher à pénétrer leurs univers mental et culturel. Il en va de même pour l’histoire des missionnaires, hommes et femmes. Voudrait-on les juger qu’il ne faudrait le faire qu’à partir des valeurs et du contexte qui étaient les leurs. Je ne vais donc pas condamner les hommes et les femmes du passé à la lumière des valeurs contemporaines d’autant que, s’il fallait le faire, il faudrait également les louanger à l’aulne des valeurs contemporaines. Nous qui vivons maintenant, n’avons pas non plus à assumer personnellement le fardeau des fautes qu’auraient pu commettre nos ancêtres. Qu’il suffise à cet égard d’assumer l’héritage d’Adam et d’Ève. Ces considérations n’impliquent pas qu’on ne puisse tirer des leçons de l’histoire en évitant les erreurs et en s’inspirant des succès du passé. Il importe donc de réinterpréter l’histoire à la manière des questions et des préoccupations nouvelles qui se posent à nous maintenant mais il importe tout autant de comprendre le passé à la lumière de ce qu’il était.
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Denys DELÂGE, Docteur en histoire. Professeur au département ide sociologie de l’Université Laval. Auteur du livre Le pays renversé et de plusieurs textes sur l’histoire amérindienne.
Source : DELÂGE, Denys, « Le contexte socio-politique des missions de la Nouvelle-France », Dossier du Congrès – 1991 – 1492-1992 : À la redécouverte de notre et de notre mission, Montréal, 1991, p. 16-24.