Francine PELLETIER

À juger seulement par la présente campagne électorale fédérale (été 1984), la question de l’heure, celle qui bouleverse et qui marque des points, c’est la question des femmes. Tout simplement parce que les femmes se sont battues assez fort, assez longtemps et de façon assez précise pour que les questions qui les préoccupent soient reprises sur la scène du pouvoir politique.

Je ne crois pas que la question du désarmement en soit rendue là. Ceci dit, ce n’est pas parce que les gouvernements traînent la patte en ce qui concerne les revendications et les besoins des gens qu’il faut conclure que le désarmement n’est pas une question importante.

Depuis la démonstration monstre à New York en juin [19]82 (la plus grande manifestation jamais vue en Amérique du Nord), il est très clair qu’à l’instar des Européens, de plus en plus de gens s’opposent à la course aux armements. Et ce qu’il y a d’extraordinaire là-dedans, c’est que, contrairement aux pays du Tiers-Monde où ce genre de démonstrations déchaînées, (je veux dire par là, non seulement qu’elles attirent énormément de monde mais, aussi, des personnes de tous âges, de tous les milieux, de différentes tendances) se passent souvent, pour nous c’est une première. Pour l’instant, donc, le grand potentiel du mouvement pour la paix (dans cet hémisphère) réside dans le fait que cela implique beaucoup de monde, qu’on ne peut y être indifférent.

Le problème

Mais les raisons pourquoi on n’est pas indifférent-e-s à l’idée d’une guerre nucléaire ne sont peut-être pas toujours les bonnes. Il est fort à parier que pour bon nombre de gens qui manifestent tout à coup dans les rues, la guerre nucléaire est la seule ombre à leur tableau de personnes plutôt privilégiées, plutôt bien nanties, mais qui ont peur soudainement de mourir trop vite et trop mal. Bien sûr, on ne peut pas être contre le besoin que nous avons de sauver notre peau, la survie est un principe trop élémentaire. Mais si c’est vrai que la question du désarmement préoccupe beaucoup plus les pays industrialisés que les pays du Tiers-Monde, il faudrait peut-être se demander si ce n’est pas parce que nous considérons notre survie, à nous, plus importante.

Or nous qui pensions jamais qu’une guerre nous arriverait « à nous », on y pense, on y croit dans certains cas et on a peur. Mais, comme dirait Solanges Vincent, « on ne bâtit pas un mouvement crédible sur la peur ». Il s’agirait donc, à mon avis et à l’avis de d’autres féministes, non pas tellement de s’évertuer à compter les bombes à droite et à gauche, à l’Ouest comme à l’Est, ou à infiniment débattre si le missile Cruise doit être testé ou non, comme c’est présentement le cas au sein du mouvement pour la paix : ce qu’il faut se demander, c’est si on est prêt-e-s à changer nos valeurs. C’est à ça qu’il va falloir plutôt répondre si la question du désarmement est pour « débloquer » et finir par rebondir sur le tapis du Parlement (On a beau se moquer avec raison de nos politiciens et leur façon de faire de la politique, le désarmement sera, mieux encore que la question de l’heure, l’événement du siècle le jour que nos gouvernements désarmeront vraiment).

Les femmes

Il est à noter, d’ailleurs, que le peu qui a été dit sur le désarmement pendant la campagne électorale, c’est grâce à des femmes, notamment Iona Campagnolo en première position en faveur du gel nucléaire, ce qui va à l’encontre de la position officielle du parti Libéral (et elle se l’est fait dire). Mais, depuis, et Gil Turner aidant, l’idée fait son petit bonhomme de chemin…

Il ne faudrait pas sous-estimer l’apport des femmes au mouvement pour la paix. Elles en sont vraiment les piliers. D’abord, parce que ce sont elles qui ont parti le bal en créant, au début du siècle[1] la ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. C’étaient des suffragettes qui se battaient non seulement pour le droit de vote mais pour que cesse la guerre. On a tenté de les réduire au silence en disant : « Si vous ne pouvez vous battre pour la Patrie, vous ne pouvez voter ». Alors qu’elles avançaient, au contraire, que la fonction même d’une démocratie exigeait qu’elles tournent le dos sur la force brute pour se baser, plutôt, sur la consultation du peuple (dont les femmes). Elles ont même approché les chefs d’États en guerre avec un plan de négociations qui eurent mis fin à ce conflit qui piétinait dans les tranchées. Bien sûr, leur proposition fut jugée naïve et complètement ignorée.

Les femmes ont été aussi importantes au début des années [19]60, au moment de la première vague pacifiste contemporaine. Women Strike for Peace aux États-Unis et la voix des femmes au Canada, tout particulièrement, puisque ce sont elles qui ont mené le fameux Baby Tooth Campaign, démontrant qu’à la suite des essais nucléaires – qui commençaient littéralement à pleuvoir à ce moment-là – la radioactivité n’était pas seulement dans l’air.

Ce furent essentiellement des gestes de compassion, importants pour cette raison là, étant donné que la compassion fait assez souvent défaut en ce bas monde. Car la première motivation de ces femmes était à titre de mères inquiètes pour l’avenir de leurs enfants et de l’humanité toute entière. Certainement de belles et bonnes intentions mais qui malheureusement ne suffisent pas. On pourrait même dire que ce côté très humanitaire des femmes a toujours donné bonne conscience à ceux qui déclenchent et mènent les guerres. Car quoi de plus rassurant que de savoir que, quoiqu’on fasse, il y aura toujours des femmes dévouées qui ramasseront les pots cassés et penseront (sic) les bobos? On ne peut pas dire, d’ailleurs, que ce genre d’implication pacifiste a changé quoi que cela soit. Il me semble qu’il faudrait donc trouver autre chose.

C’est pourquoi je crois qu’une perspective féministe est absolument essentielle au mouvement pour la paix. Parce que le féminisme préconise un bouleversement de l’ordre soi-disant « normal » des choses où les plus petits sont mangés par les plus gros, où les hommes mènent et les femmes suivent… tout un système de valeurs qui, avec ou sans bombes, nous tue. Plus spécifiquement, parce que le féminisme fait des liens qui s’imposent entre le sexisme et le militarisme.

L’exemple peut-être le plus éloquent est cette déclaration faite par des femmes israéliennes, en pleine guerre contre le Liban : en juin [19]82, elles ont fait une grosse manifestation et ont dit à cette occasion :

ils disent partir en guerre pour nous protéger, nous leurs sœurs, filles, mères, épouses, et pendant ce temps-là nous sommes censées rester à tricoter des chaussettes et attendre les bras ouverts le retour du guerrier qui a appris la stratégie : attaque, pénétration, conquête ! Nous ne nous tairons pas ! Nous refusons la purification du peuple palestinien en notre nom ! Nous ne servirons pas d’alibi à ce meurtre !

Si on remet ces paroles-là dans leur contexte, on se rend compte du poids énorme que cela peut avoir.

Il y a bien d’autres parallèles qu’on peut faire entre le sexisme et le militarisme. Par exemple : l’idée qu’il y a des plus forts, des plus gros, des plus « tough », est la même; l’idée que tout ce qui est autre, différent, mérite d’être écrasé, est la même; l’idée que l’agressivité est nécessaire et valorisante, est la même; l’idée que la violence est « sexy » est la même…

C’est tout ça qu’il ne faut pas accepter, pas seulement les bombes. L’histoire nous démontre d’ailleurs que plus une société est sexiste, plus elle se consacre à la guerre. Il y a donc un lien entre la violence que les femmes subissent chez elles, sur la rue, à leur travail, et la violence qu’on veut faire subir à « l’ennemi ». C’est l’envers de la même médaille, un revers de la médaille qui est presque toujours caché alors que l’autre éclate au grand jour au cinéma, à la télé… et est considéré spectaculaire, héroïque.

Quelle que soit la cible de toute cette agressivité, il faut bien se dire qu’il s’agit là d’un énorme mépris et d’une insécurité paranoïaque, qui aurait bien pu tous et toutes nous perdre (cela a failli se produire à quelques reprises). Mais je ne crois pas que ce soit le cas pour une raison majeure – qui n’est ni l’effroi que les hommes pourraient ressentir tout à coup devant l’énormité de leurs gestes, ni la compassion de la part des femmes – mais, plutôt, l’argent, autre élément important de la culture patriarcale et plus précisément, du capitalisme. Cet argent « qui parle » plus fort, finalement, que toutes nos protestatins (sic).

Parce que la guerre, c’est aussi beaucoup une question de sous. On parle encore sans arrêt des horreurs de la dernière guerre et du « mal incarné » qu’a été Hitler, mais ce sont des multinationales, dont « notre » Pratt and Whitney, qui lui ont fourni des armes. Et s’il y a maintenant une certaine volonté à revenir aux armes conventionnelles, non-nucléaires, c’est que l’industrie de guerre se rend compte qu’il n’est pas très « rentable » de tuer tous ces clients.

Il est donc important de parler de la guerre dans ces termes là car il est plus nécessaire de comprendre la psychologie de la guerre que d’être très au courant de la bonne quarantaine de conflits qui se déroulent présentement dans le monde. Ce qui ne veut pas dire simplement accuser les hommes en disant, « voyez, ils sont compétitifs, agressifs, violents.., nous, les femmes, on est pas comme ça… » C’est toujours tentant mais certainement trop facile.

Si c’est vrai que la plupart des femmes ne sont pas comme ça, c’est parce que la douceur, la soumission, la tolérance ont été nos moyens de survie. Mais il ne s’agit plus de simplement survivre, de rester prises dans notre conditionnement. Aujourd’hui, les femmes veulent aller plus loin qu’elles n’ont jamais pu aller, elles veulent vivre complètement, pour elles, pas pour leurs enfants. Ou comme Bella Abzug aux États-Unis, a dit : « We want our equal rights in a living world, not in a dead one ». Il faut donc trouver les moyens pour le faire.

La non-violence

Or j’aimerais finir en parlant brièvement de la non-violence, une pratique qui m’apparaît essentielle à développer. Car je crois que la non-violence pourrait être aux pays industrialisés ce que les guerres de libération sont au Tiers-Monde. C’est-à-dire : la meilleure façon de résister, ou comme une ex-guerillera aux Philippines m’a dit concernant la lutte armée : « la plus haute expression de la lutte ». Car la lutte armée et la non-violence ne s’excluent pas mutuellement – et j’ai mis un certain temps à comprendre ça, probablement parce qu’on a tous tendances à voir les choses en « bien » ou « mal », en noir ou blanc, et parce qu’on est généralement assez ignorant-e de ce que les autres vivent.

Les pays du Tiers-Monde vivent, pour la plus part, une misère et une répression très grandes qui ne leur laissent pas grand choix face à la question de se battre ou pas. Nous ne vivons pas la même chose, notre oppression est beaucoup plus subtile. Il faut donc donner des moyens plus subtils.

Si la non-violence m’apparaît une solution intéressante, tant pour les hommes que pour les femmes, c’est que loin d’encourager la « passivité », c’est une façon d’envisager le conflit sans « perdre les pédales ». Or les femmes ont besoin d’aborder la confrontation (on nous a toujours dit de l’éviter), comme les hommes doivent cesser de perdre les pédales. Certainement le meilleur exemple de tout ça à l’heure actuelle, ce sont les Camps des femmes pour la paix qui se sont répandus un peu partout en Occident, jusque derrière le rideau de fer, et aussi en Australie (voir LVR janv.-fév. 84). Ce sont littéralement des mouvements de résistance et possiblement le plus bel exemple de désobéissance civile, qui est le fondement même de la non-violence. Ces femmes qui sont campées à proximité des installations militaires, jour et nuit, pendant des mois et même des années, avec très peu de moyens techniques ou financiers, mais avec énormément d’imagination et de persévérance, ne disent pas seulement NON aux armes, elles inventent une riposte à l’impasse politique dans laquelle on se retrouve continuellement coincée.

La non-violence est don (sic) particulièrement importante parce qu’elle nous force à préciser ce qu’on veut dire quand on parle d’un « monde meilleur », à inventer des alternatives. Et, finalement, elle donne de l’espoir car la non-violence suppose que, tout comme les femmes ont trouvé les moyens de changer, d’évoluer, tout ce à quoi nous nous opposons finira par changer aussi.

§

Francine Pelletier, journaliste – Cofondatrice de la revue féministe La vie en rose.

Source : PELLETIER, Francine, « Le désarmement : la question de l’heure? », Dossier du Congrès – 1984 – Paix et Justice, Montréal, 1984, p. 30-34.


  1. Il y a des exemples plus anciens encore (jusque dans la préhistoire, voir La Vie en Rose, sept.-oct. 82) de l'implication des femmes pour la paix mais je m'en tiens à des exemples qui sont dans la lignée du pacifisme comme nous le connaissons aujourd'hui.

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