Paul PIRLOT

Il y a environ 12 ans, je me trouvais en Afrique. Un jour ma femme est rentrée chez moi en disant qu’elle venait d’avoir un entretien avec un missionnaire prêtre religieux qui avait passé 52 ans en Afrique. C’était en 1956. Il était venu en ce coin d’Afrique centrale en 1904. Il avait pris trois mois pour faire à pied ou en pirogue le parcours que nous faisons maintenant en 6 heures d’avion, avec maints détours. Et ce Père avait dit à ma femme une phrase qui l’avait frappée et moi aussi : « Savez-vous, Madame, que je considère maintenant comme un grand succès de pouvoir baptiser un Congolais, un Africain, sur son lit de mort? »

Et je me suis dit intérieurement : « Quel échec ! Ne sont-ils venus ici que pour donner un ticket à la dernière minute pour le ciel? Ne sont-ils pas venus apprendre aux gens à vivre une vie chrétienne? » Eh bien ! cette réflexion d’un religieux un peu déçu, mais était tout de même un homme très sage, m’a toujours aidé. J’y ai vu une expression du problème missionnaire, et je me suis demandé bien souvent, depuis lors, comment est-ce qu’on peut juger les effets de l’évangélisation, surtout quand on est en dehors, un profane. J’en suis venu très tôt à la conclusion que c’est une chose qui ne nous regarde pas, après tout, de juger du succès ou de l’échec de l’évangélisation. C’est une affaire qui se passe dans l’intime des individus; et que, ma foi, c’est un faux problème pour nous.

Je voudrais, aujourd’hui, vous communiquer simplement deux ou trois réflexions un peu superficielles, mais qui nous permettront d’amorcer une discussion; des réflexions qui portent sur mes observations occasionnelles en Afrique d’abord, pendant les 8 ans que j’ai passées à Katanga, dans le Rwanda, avec quelques escapades du côté de l’Ouganda, du Kénya, du Tanghanika et en Rhodésie. Je voudrais d’abord faire une observation sur un aspect historique ou historico-actuel, pour mieux dire, un aspect qui m’a frappé de la situation de l’Église missionnaire.

D’abord, je me suis demandé si j’avais une idée exacte de ce qu’est un pays de mission. Autrefois, les pays de mission étaient ce qu’on appelait des pays païens, au pourcentage énorme de non-chrétiens. Cette définition ne va certainement plus de nos jours; à ce compte-là, beaucoup de pays occidentaux se sont païens. On a écrit « France, pays de mission », et je pourrais vous conduire sur un certain campus universitaire !… Dans la réalité actuelle, je crois que le pays de mission peut se définir ainsi : un pays sous-développé, bien qu’il soit mieux de dire un pays en voie de développement. Pays sous-développé et en retard. En retard, mais à quels points de vue?

Vous travaillez dans des pays en retard du point de vue économique, du point de vue du niveau de vie et tout ce qui s’y rattache, y compris certains pré-requis, par exemple l’organisation d’un système d’éducation, dont je vous parlerai tout à l’heure, parce que ça me tient plus à cœur. Cette définition, je le pense, est très juste et très exacte, et elle a l’intérêt de ne pas méconnaître le développement naturel propre à ces pays-là. Alors je dis un pays en retard au point de vue économique; je n’oublie pas que certains de ces pays, comme l’Inde et le Sud-Est asiatique, où je pense aller dans quelques semaines, sont en fait extrêmement avancés du point de vue culture historique. En fait, les relations missionnaires actuelles s’exercent auprès des êtres où les besoins de charité et de justice distributive sont particulièrement urgents.

Je pense pouvoir dire que la plupart d’entre vous s’occupent à la fois du soin des corps – charité matérielle – et de la charité spirituelle auprès des âmes. Vous vous occupez peut-être du soin des corps à cause des âmes : c’est traditionnel. Autrefois, et jusqu’à récemment encore, dans certains pays, l’Église était seule à exercer cette double charité matérielle et spirituelle, mais cela est en train de changer. D’autres institutions et organisations s’intéressent aux misères du monde et veulent les soulager. Entre les mains des laïcs, c’est excellent en soi; ils sont plus riches que vous, que les missions. C’est néanmoins une initiative qui revient quand même à la gloire de l’Église.

Dans la mission consacrée au soulagement de la misère, il y a un envers de médaille qui, peut-être, ne vous frappe pas assez. C’est que vos Instituts étant des « soulageurs » officiels, vous êtes inévitablement les représentants de sociétés prospères qui ont distribué l’argent. Vous êtes donc quelqu’un envers qui on peut avoir des critiques à formuler; vous êtes les représentants de ceux qui ont de l’argent; d’où création d’un complexe de l’autorité coloniale chez les autochtones. L’autorité était très contente de pouvoir compter sur l’appui des missionnaires pour s’assurer une certaine facilité d’asseoir son prestige. C’est un fait historique. Personne ne l’a voulu comme tel, personne n’y a mis de mauvaise intention, mais c’est comme ça.

En Amérique du Sud, la situation est en fait fondamentalement analogue tout en se présentant différemment. Ce qui m’a paru évident, là-bas, c’est que, dans le moment et pour quelque temps encore, l’Église est passablement liée à l’autorité, et parfois sous sa forme la moins sympathique, les oligarchies. Ceux et celles d’entre vous qui ont travaillé en Amérique du Sud savent ce que je veux dire par oligarchies. Aussi, par la force des choses et sans le faire exprès, sans le vouloir même, les sociétés missionnaires sont considérées, pour l’homme du pays, comme extrêmement reliées – j’ai failli dire acoquinées – avec les grosses sociétés. C’est inévitable. Le missionnaire, quand il a besoin d’argent, va demander à la Compagnie Shell de lui passer $20,000 pour ceci et cela.

Or je voudrais signaler une chose qui est en train de changer très rapidement, surtout en ce qui concerne l’Afrique. Parfois le changement a été violent; dans certains cas, il a paru catastrophique, mais je pense que c’est un changement nécessaire et même excellent : la libération de l’Église de son puissant « ami », l’occupant, représenté par le pouvoir civil ou par la grosse société riche. Cette liaison, cette relation entre les deux a été cassée, et je crois qu’elle l’est pour toujours. Je crois que l’Église est alors libérée. Cela s’est fait dans la violence parfois, tel au Congo pendant quelques années, mais j’ai l’impression qu’au total, c’est une excellente chose. Il reste encore la présence des grosses compagnies, mais c’est un lien moins étroit qu’avec le pouvoir civil.

L’Église a trouvé une indépendance que je trouve meilleure en ce qui concerne l’Afrique. J’ai parlé avec de nombreux Congolais et avec des missionnaires qui revenait de là-bas, et ils m’ont dit qu’après tout, ils se félicitaient du changement. Ils sont maintenant plus indépendants, plus pauvres, plus assaillis de problèmes, plus impuissants à soulager la misère, mais ils préfèrent la situation actuelle.

En Amérique du Sud, cette situation n’est pas encore établie; j’ai l’impression, de l’extérieur, que le missionnaire, la mission, n’a pas encore conquis tout à fait son indépendance, et je vais aller plus loin. Vous me pardonnerez d’être franc, même si je vais un peu loin. J’ai l’impression que le missionnaire avait bien peur de cette indépendance; en tout cas, il hésite. Il se demande qu’est-ce qui va se passer si je ne suis plus soutenu, par le chef du district ou par le gouverneur de la province? C’est une attitude qui ne me paraît pas saine. Comme résultat, c’est que l’Église, en Afrique comme en Amérique du Sud, se trouve beaucoup plus seule aujourd’hui; elle est beaucoup plus pauvre. Les missions, en général, sont pauvres, je le sais, mais c’est quand même une pauvreté relative; pauvreté par rapport à nous, ici, mais pas toujours une pauvreté par rapport aux Pygmées ou aux Martiniquais.

Je me suis toujours demandé si ce sont les missions les mieux organisées, avec de belles briques, de belles tôles, une belle église, qui réussissent le mieux? Je n’en suis pas convaincu. J’ai eu l’impression, parfois, d’une réussite extraordinaire dans des « trous ». Je me souviens entre autres que ma dernière expérience à ce sujet a été une mission du delta de l’Orénorque; des gens qui vivaient dans une pauvreté incroyable, à tel point que, rentré à Montréal, j’ai passé trois mois à essayer d’obtenir du secours pour ces gens-là. Il s’agissaint d’obtenir un moteur pour mettre sur une pirogue. Je n’ai pas réussi à trouver les $500.00 requis.

On a parfois jugé du succès des missions d’après ce qu’elles avaient construit de pierres et de briques : belles églises, belles écoles, etc. Je me souviens de telle mission d’Afrique du Sud où on m’a dit un jour : « Ah ! vraiment, nous sommes lancés. Ça marche ! Nous avons même un avion ». Et je me suis dit : est-ce que c’est ça, le succès? J’ai aussi pensé à ces statistiques dont on nous assommait autrefois, quand j’étais en Afrique : 60,000, 80,000 communions à Pâques ou à la Pentecôte. Était-ce la mesure du succès?… Je n’ai jamais été convaincu que les 60,000 communions de telle cathédrale représentaient un véritable succès missionnaire. De même pour le nombre des baptêmes par an. Ce n’est pas une indication absolument sûre. Je me souviens d’un autre qui me disait que sa mission était sauvée, parce qu’il avait pu installer un cinéma !… Avant le cinéma, personne ne venait à la messe. Depuis, tous les enfants du territoire sont à la messe. C’est comme un morceau de sucre pour dire une prière. Mais tout cela est en train de s’atténuer. Les missions sont peut-être en train de devenir plus pauvres, et c’est inévitable, quand vous entrez en compétition avec des organisations non-chrétiennes qui font aussi bien que nous. Pour donner du cinéma ou envoyer des sacs de manioc, on n’a pas besoin de vous, disent la plupart des gens.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la mentalité des laïcs? C’est un peu ce que je voudrais dire aujourd’hui. C’est la mentalité du laïc à l’égard des missions que je voudrais saisir, plutôt que des suggestions que je pourrais faire. J’ai souvent constaté, en conversations particulières, que bon nombre de religieux et de missionnaires se font des illusions. Dans les milieux où je vis, on commence à dire, mais très carrément : « On fait ça mieux qu’eux ! De quoi se mêlent-ils? Pour la charité, nous sommes mieux organisées qu’eux, etc. » Même si c’est odieusement injuste, c’est ainsi qu’on réagit.

Il faut en être informé et s’en rendre compte; de toute façon, il faut se réjouir que d’autres puissent secourir matériellement les peuples dans le besoin. Après tout, pour vous, je suppose que ce n’était pas là l’essentiel, et vous n’allez pas entrer dans une compétition entre charité chrétienne et charité non-chrétienne. Il y a quand même une différence fondamentale entre le geste du chrétien qui fait la charité et le geste de l’autre. Si l’homme tout court a le devoir d’aider son prochain, je crois qu’il serait bon, de temps en temps, de montrer que le chrétien a le devoir d’aider son prochain en tant qu’homme. J’ai l’impression qu’on ne le montre pas assez souvent. Et c’est pour cela que le chrétien est en train de perdre du terrain sur le plan de la charité.

Je crois qu’en ce domaine, l’aide de laïcs dans les missions vous serait extrêmement précieuse. Il me semble cependant que le laïcat chrétien ne fait pas tout son devoir à l’égard des missions. Il faudrait en former davantage. Alors, que faire? Je n’en sais rien. Ces laïcs doivent être bien formés au point de vue spirituel, et ceci m’amène à dire que peut-être les missionnaires consacrent trop peu de temps à la formation, à la catéchèse. Un missionnaire me disait : Il faut passer 95 % de notre temps à enseigner l’agriculture, la cuisine, la puériculture, etc., afin de pouvoir dire ensuite quelques mots de religion. Peut-être faudrait-il passer de 95 % et de 5 % à 50 % aux choses spirituelles. Il faut vous adjoindre de nombreux laïcs missionnaires et cela suppose une forte organisation, sur laquelle je reviendrai dans ma conclusion.

Je voudrais maintenant parler de l’enseignement, d’organisation d’écoles et même d’universités; je voudrais d’ailleurs y consacrer une bonne partie de ma vie. Jusqu’à présent, vous avez assumé tous les enseignements, et aujourd’hui, des ingrats vous le reprochent. Si les missionnaires en Afrique et en Amérique du Sud n’avaient pas commencé et poursuivi l’enseignement, il n’y aurait rien ou à peu près aujourd’hui. Il devient pourtant de bon ton, dans un certain monde, de l’ignorer, même au Canada. Ici, vous n’avez plus la responsabilité principale; vous êtes débordés. Il en est de même dans les missions. Toutefois, certains ne paraissent pas s’en rendre compte, et cela a de graves conséquences. Certains évolués d’Afrique ou d’Amérique ont une interprétation à eux du rôle de l’Église dans l’enseignement profane. Pour eux, c’est le signe de l’échec de l’Église. On me l’a dit tout platement aussi bien là-bas qu’à l’Université de Montréal. On en veut « d’autres » pour reprendre la tâche, et vous devinez quels sont ces « autres ». C’est tout juste si on ne dit pas que le missionnaire a démérité.

Vous ne vous rendez pas assez compte de ce qui se trame contre les missions. On veut simplement faire partout ce qu’on a tenté de faire au Congo : éliminer tranquillement l’action missionnaire. Pour beaucoup, le supposé ou véritable « paternalisme » des missionnaires, c’est le grand péché capital. On ne le supporte pas et on vous le reprochera jusqu’à la fin du monde. Ce qu’il faut, c’est consolider votre position de religieux, de mieux représenter le bon Dieu. Voilà l’essentiel !

J’ai eu parfois l’impression, en certains pays d’Afrique, que je me trouvais devant les grandes abbayes du Ve siècle en Europe. C’était un fief où le Père Abbé régnait et décidait de tout ce qui se passait de plus profane sur le territoire. On ne parlait guère de la mission évangélique; on faisait des statistiques. Le laïc qui est là voudrait entendre parler un peu plus des choses spirituelles. Il faut surtout qu’on s’occupe de former de solides enseignants chrétiens; vous savez comme moi combien infantile est la science religieuses (sic) de tant de laïcs, même instruits. Aussi ai-je vu des assistantes sociales, des instituteurs et institutrices pas assez formés : ne pas résister une heure quand il s’est agit de faire une option entre la vie chrétienne ou la nouvelle vague de l’athéisme. Car il est admis que pour être de la nouvelle vague, il faut s’écarter de tout ce qui est d’esprit missionnaire. Dans la mesure où on se croit intelligent, évolué, on croit devoir s’écarter de la religion. C’est ce qu’on dit à deux pas d’ici; c’est ce qu’on dit là-bas. Si on croit la partie perdue par ici, ce n’est pas une raison de la croire perdue en pays de mission.

Il faudrait être un peu moins timides dans l’exposé de la théologie, des principes de la vie spirituelle, et y engager les laïcs davantage, plus par l’exemple que par les paroles. J’ai toujours été surpris de la trop petite part que prennent les laïcs dans l’organisation des activités des missions en pays sous-développés. Il faut leur faire confiance, leur donner des responsabilités après les avoir bien préparés ici et là-bas.

Dans mes relations, je vis avec des gens qui ne sont pas à majorité chrétiens pratiquants. Vous ignorez l’organisation sensationnelle dont bénéficient les ennemis de la foi en vue de détruire l’influence chrétienne. Si je n’étais pas chrétien, je ne voyagerais jamais sans avoir 50 adresses dans mon portefeuille où je trouverai secours et toutes sortes de contacts qu’on établirait d’avance pour moi. Mais quand on est chrétien, rien de tel. Pourquoi ne pas nous organiser comme nos rivaux? Pour une organisation athée, trouver $1,000, c’est un jeu d’enfant. Je vous ai dit tout à l’heure que je n’avais pu trouver à Montréal, après trois mois de démarches actives, les $500 requis pour acheter un moteur hors-bord pour des religieuses qui risquent leur vie tous les jours, dans des pirogues, au milieu des crocodiles, pour aller secourir des Indiens malades. Si j’avais appartenu à une organisation athée, je les aurais trouvés en trois jours.

Ne-va-t-on pas jusqu’à prétexter l’œcuménisme pour abandonner la lutte? C’est un comble ! Qu’on reprenne en main nos affaires, qu’on rassemble ses forces en ce moment historique dans l’histoire des missions. Il est vrai que vous êtes en nombre relatif décroissant dans les missions, pour la tâche qui vous attend. Il n’y a pas d’autre solution que d’organiser un laïcat missionnaire bien formé, surtout au point de vue spirituel, et mieux éduqué. Pourquoi nos laïcs ne s’occuperaient-ils pas des écoles primaires, secondaires, des universités? Nous avons les forces voulues; à nous de les mobiliser, de les canaliser, de les animer, encore une fois sans paternalisme.

Sous prétexte d’œcuménisme, il ne faut pas craindre la lutte la concurrence. Le Christ et les saints ont fait concurrence à Satan. C’est Jésus qui a dit : « Je suis venu apporter le glaive et allumer le feu ». Puissent ces quelques considérations servir un peu la cause des missions !

§

Paul PIRLOT, Belge d’origine, professeur de Biologie à l’Université de Montréal, fut aussi professeur au Congo et à l’Université de Caracas. Il est l’auteur de divers ouvrages et articles de revues.

Source : PIRLOT, Paul, « Le laïcat chrétien missionnaire vu par un laïc résident », Bulletin de l’Entraide missionnaire, vol. VII, no 9, mai 1967, p. 149-153.

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