Jacques BEAUCHEMIN

Crise de l’éthique dans les sociétés contemporaines

Les sociétés modernes sont en crise. Sur le plan économique, le redéploiement du capitalisme à l’échelle mondiale engendre des conséquences dont on commence à prendre la mesure : chômage structurel, déqualification de la main-d’œuvre et exclusion sociale constituent quelques-uns des signes les plus manifestes de ces transformations économiques. On peut ensuite parler d’une crise de l’État, laquelle se manifeste à deux niveaux. L’État est d’abord en crise parce que la mondialisation de l’économie capitaliste dont il vient d’être question a pour effet de diminuer considérablement sa capacité à réguler les rapports sociaux de manière autocentrée dans le cadre de l’espace national, les États étant de plus en plus acculés à réagir face à des déterminations impulsées de l’extérieur (le marché mondial). La crise est ensuite liée à ce qui est à la fois une désaffection et, paradoxalement, un surinvestissement du politique. D’une part, l’État a perdu en légitimité à la faveur de ce que l’on pourrait appeler son instrumentalisation. Si, aux origines de la modernité, il a été le lieu à partir duquel la société s’est représentée son unité et ses fins, il n’est plus maintenant, dans une représentation qui tend à le discréditer, que le point de rencontre d’intérêts conflictuels qu’il tente d’arbitrer technocratiquement. C’est justement cette sollicitation permanente dont il est l’objet qui autorise à parler, d’autre part, de surinvestissement. En tant que centre de régulation, l’État accueille la multiplicité des divergences qui viennent s’y inscrire et tente de les gérer en recourant de plus en plus souvent au droit et aux tribunaux, ce que l’on appelle maintenant la judiciarisation de la régulation des rapports sociaux.

La crise sociale actuelle se donne également sous la figure d’une crise éthique où dans ce que l’on appelle le plus souvent une crise des valeurs. Ce thème obsédant dont les sciences sociales font maintenant leur beurre est en partie, bien sûr, affaire de mode intellectuelle. Mais la ferveur des préoccupations actuelles autour de l’éthique ou, si l’on préfère, de la morale sociale ne saurait être rapportée qu’à ce seul phénomène. Le débat renvoie à la nécessité d’une refondation de l’éthique dans une société qui en éprouve la cruelle absence. De manière un peu diffuse, c’est à la faveur du passage à la régulation néolibérale des rapports sociaux que les sociétés contemporaines ressentent la relative pauvreté de l’éthique sociale. On a vaguement l’impression que les valeurs sociales nouvelles qui surgissent d’un peu partout dans les discours politique, économique et culturel sont minces et ne portent pas avec elles de représentation de la société capable de mobiliser l’individu en vue du bien commun. C’est dans ce contexte que surgissent les préoccupations actuelles – et dont le congrès de l’Entraide missionnaire se fait l’écho – portant sur la question de la citoyenneté.

La citoyenneté à toutes les sauces

Ce constat de crise fait donc en sorte que l’on semble aujourd’hui s’activer, de tous les horizons, à la recomposition du lien social et à la refondation de l’éthique sociale. À gauche comme à droite, on appelle de ses vœux la renaissance du citoyen, croyant observer son déclin au terme de quarante années de régulation providentialiste. Le nouveau discours gestionnaire, habité d’impératifs budgétaires et d’appels à la frugalité en appelle au « citoyen responsable ». En face de lui, les tentatives de résistance à l’érosion des politiques sociales et du soutien aux plus démunis invoquent la figure du « citoyen participatif » afin de contrer la marginalisation de certaines catégories sociales dans la dynamique de la société à deux vitesses.

Les incantations en faveur d’un renouveau de la citoyenneté, à partir de laquelle on voudrait restaurer l’intégrité du lien social, invitent à réinterroger l’idéal de la citoyenneté. J’aimerais soumettre une thèse à portée très générale, mais qui me semble pouvoir éclairer un des aspects de la question de la citoyenneté. Cette thèse est la suivante : les groupes exclus de la société sont victimes d’une négation de fait du statut de citoyen. Plus précisément, ce qui leur est nié, c’est leur participation à ce que l’on pourrait appeler la production de la société. Cela signifie plus précisément encore que ce qui est retiré à l’exclu ou au marginal, c’est son statut de Sujet au sens que la société moderne confère à ce mot depuis deux siècles.

Je retiens en effet ceci d’essentiel que jusqu’à tout récemment, me semble-t-il, le discours éthique de la société moderne a toujours posé – au moins formellement et même si cela a été en partie illusoire – que chacun pouvait et devait contribuer à la production de la société. La liberté d’expression, l’extension continue du droit de vote depuis le 19e siècle, le droit d’association, tout cela témoigne d’une représentation de la société dans laquelle l’acteur social est, au moins formellement encore une fois, posé comme architecte de la cité.

Depuis deux siècles, depuis l’avènement de la citoyenneté, cette définition de l’acteur social a eu pour effet de le poser à la fois libre et responsable. Libre, il l’est en tant qu’échangiste sur le marché et en tant que citoyen détenteur de droits dans l’espace public. Mais le corollaire de cette liberté est la responsabilité à laquelle il est astreint du seul fait que justement cette liberté appelle un usage responsable afin que soit protégé le bien commun de la société. En effet, la liberté de l’acteur constitue une menace potentielle à l’intégrité du lien social : où s’arrête sa liberté? Jusqu’où peut-il faire valoir ses droits? La liberté de l’acteur dans la société moderne pose donc en même temps la nécessité d’une éthique de l’existence sociale, d’une moralisation des acteurs. Or, ce que nous expérimentons pour la première fois dans l’histoire de la modernité, c’est le fait que certaines catégories d’acteurs sociaux ne sont plus représentées dans le discours social dans cet espace de liberté et de responsabilité.

Je voudrais donc essayer de montrer dans les quelques minutes dont je dispose que le déni de citoyenneté qui s’exprime dans l’éthique sociale néolibérale vis-à-vis des démunis, des exclus, des personnes itinérantes pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, ne se manifeste pas uniquement dans la restriction pratique de leurs droits et de leur liberté, mais aussi dans le fait que l’éthique néolibérale ne se donne même plus la peine de moraliser ces groupes sociaux. Autrement dit, on assiste actuellement à un véritable largage des groupes les plus démunis de la société. Ce largage, il est manifeste quand on voit de quelle façon on effectue la prise en charge des démunis dans le cadre de politiques essentiellement gestionnaires, dans le cadre aussi d’un discours qui a renoncé à s’adresser à eux comme à des citoyens responsables.

Au risque de surprendre, je voudrais donc insister aujourd’hui non pas tant sur le caractère répressif des politiques gestionnaires de l’État néolibéral, mais sur le fait très révélateur, me semble-t-il, que ce même État ne cherche pas, dans le cadre du discours qu’il tient sur l’exclusion, à réhabiliter le citoyen, en ne le posant pas plus comme acteur capable de s’autodéterminer que comme acteur responsable.

Avant d’aller plus loin, il me faut définir 2 notions afin d’étayer minimalement cette thèse : il s’agit des notions de Sujet autonome et de  citoyen.

1. Premièrement, comment peut-on définir l’idée de Sujet dans la société moderne?

Depuis l’aube de la modernité, l’humanisme a consisté à valoriser l’humain dans sa double capacité d’être conscient de lui-même et de fonder son propre destin dans l’exercice de sa liberté. L’autonomie suppose une dichotomie du Sujet : il y a d’une part le sujet qui, par l’intermédiaire des institutions politiques et dans le feu du débat dans l’espace public, est l’instigateur de la loi dans la société. Il y a, d’autre part, le sujet qui, acceptant les règles du jeu, va aussi accepter de se soumettre à une loi qui est issue de la volonté générale et qui ne l’avantage pas nécessairement. Une telle conception permet d’entrevoir ce double caractère constitutif du Sujet qui fait de lui un être à la fois libre et responsable. On peut dire autrement, comme je l’ai avancé il y a un instant, que le sujet autonome est indissociablement émancipation et responsabilité.

2. Comment peut-on maintenant définir la notion de citoyenneté?

Ce statut de Sujet autonome, bâtisseur de la Cité, se réalise dans cette institution qu’est la citoyenneté. La citoyenneté, c’est la réalisation politique du double statut du sujet dont je viens de parler. Être citoyen signifie que le sujet est porteur de droits par l’intermédiaire desquels il fait valoir sa liberté. Être citoyen, c’est aussi l’engagement à respecter la loi issue de la volonté générale dans la perspective du bien commun. Le « contrat social » est l’incarnation même de cette soumission à une loi que l’on s’est soi-même donnée.

Mais la citoyenneté signifie aussi autre chose. Elle est ce par quoi le sujet acquiert droit de cité, c’est-à-dire que, par elle, lui est reconnue la dignité qui échoit à des individus formellement égaux sur le plan juridico-politique et habilités à discuter des orientations de la société. C’est la raison pour laquelle la citoyenneté, d’abord conçue comme attribut du sujet dont je viens de parler, s’est ensuite communiquée à des groupes particuliers sous la figure de demandes de reconnaissance comme l’a bien montré Charles Taylor. Ainsi et par exemple, les revendications féministes ou le mouvement en faveur des droits civiques aux États-Unis ont exprimé ce besoin de reconnaissance. Ces groupes particuliers, toujours plus nombreux depuis une vingtaine d’années, exigent que leurs membres soient reconnus comme citoyens à part entière dans la mesure où l’absence d’une telle reconnaissance de citoyenneté engendre l’impossibilité de participer de façon égalitaire aux débats constitutifs de la production de la société. Ces demandes de reconnaissances ont constitué, sous l’État-providence surtout, une actualisation du statut de citoyen, celui-là même qui plus est avait mis au monde la société moderne avec les révolutions anglaise, américaine et française. Cette accession à la citoyenneté, c’est justement ce qui est actuellement interdit, dans les faits, aux groupes exclus qui ne sont alors ni sujets autonomes, ni citoyens.

Je voudrais maintenant essayer de montrer que ce déni de citoyenneté constitue un phénomène nouveau. La société moderne a connu trois formes de régulation des rapports sociaux : une forme libérale, puis providentialiste et maintenant néolibérale. Je vais indiquer très rapidement en quoi les deux premières formes de régulation, libérale et providentialiste, ont toujours su poser les pauvres, les marginaux et les démunis comme citoyens, alors que le discours éthique contemporain opère le largage de ces groupes.

Le discours éthique libéral

Le discours éthique libéral, celui qui va s’affirmer dans les sociétés capitalistes du début du 19e siècle jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, pose directement la question de la pauvreté et dessine la figure du pauvre. Il appelle la charité privée à la rescousse de la misère. Il pose, ce faisant, face à face le pauvre et le riche. La pauvreté dans la société libérale est circonscrite dans l’espace des rapports sociaux puisque le problème renvoie clairement aux places qu’occupent les acteurs les uns par rapport aux autres sur l’échiquier social. De cette manière, la société libérale situe la question de la pauvreté dans la concrétude des rapports sociaux. Ce qu’il faut noter, c’est le fait que la représentation de l’indigence dans le discours éthique libéral associe toujours à l’exhortation à la charité adressée aux mieux-nantis une éthique de la responsabilité individuelle. Les classes favorisées sont ainsi incitées à se montrer charitables en même temps que les démunis sont renvoyés à leur responsabilité personnelle et à la nécessité de se réformer.

Je retiens pour l’essentiel de cette représentation de la pauvreté dans la société libérale que, bien sûr, le pauvre est moralisé, mais qu’il est toujours considéré comme citoyen. Sa pauvreté est temporaire : on va l’aider et il devrait s’en sortir. J’insiste sur ceci que le seul fait de le moraliser est déjà le signe de son inclusion dans la société. Le pauvre est malchanceux et souvent considéré paresseux, mais en tout cas, on n’a pas abandonné l’espoir de le réhabiliter, surtout on ne l’a pas dépossédé de sa responsabilité dans le meilleur sens du terme. Il fait partie de la société et demeure citoyen à part entière.

L’État-providence qui va naître de la crise des années trente de l’essoufflement de la régulation libérale va poser les fondements d’une toute autre représentation du pauvre et du démuni. Je m’y arrête un instant.

Le discours éthique providentialiste

Le discours éthique providentialiste s’élabore dans le passage de la sphère privée à la sphère publique des politiques de soutien aux démunis au nom de la solidarité, de l’égalité des chances et de la démocratisation, cela dans une perspective indéniablement progressiste. Les valeurs providentialistes de solidarité et de justice sociale se substituent alors à celles de responsabilité individuelle et de mérite du discours éthique libéral. Dès lors, la pauvreté ou l’exclusion sont posées comme injustice sociale plutôt que comme manquement individuel.

Plus exactement, l’injustice et l’inégalité sont alors posées comme les effets pervers du plein déploiement de l’économie de marché et donc comme problèmes sociaux. Si l’inégalité est d’origine sociale, la solution est, elle aussi, sociale : le prélèvement chez les mieux-nantis d’un surplus à réaffecter. La lutte à l’injustice et à l’exclusion passe alors par des mesures correctives que la société tout entière devra consentir à adopter. Les acteurs sociaux sont solidarisés dans cette relecture de l’indigence de telle manière que les difficultés des uns soient indissociables des avantages dont jouissent les autres.

L’acquis le plus considérable pour les groupes sociaux les plus démunis dans le providentialisme réside dans le fait que dorénavant on n’aura plus à s’afficher comme pauvre pour être soutenu; on ne sera plus moralisé à chaque fois que l’on recourra à des mesures de soutien. De fait, ce soutien n’est plus représenté comme une faveur mais comme un droit, lequel s’appuie sur ce grand principe éthique qu’est la solidarité sociale. Ce qui signifie aussi que les démunis sous l’État-providence sont des citoyens à part entière. Le droit au soutien leur est solidairement reconnu et l’inconfort dans lequel ils peuvent se trouver du fait du chômage, de la maladie ou de la vieillesse ne les coupe pas, en principe, de la société.

Malheureusement, nous savons qu’à partir des années [19]70, les catégories sociales démunies ont été de plus en plus prises en charge dans le cadre de politiques gestionnaires qui visaient à les circonscrire comme clientèles-cibles afin de les mieux encadrer. C’est à l’achèvement de ce processus que l’on semble assister dans le discours néolibéral à propos duquel je dirai maintenant quelques mots.

Le discours éthique néolibéral

Il me semble que l’on peut maintenant apercevoir les grandes tendances du discours éthique néolibéral. La première consiste en un effacement relatif du politique comme arrière-plan de la représentation des acteurs et des rapports qui les unissent. La deuxième consiste en l’évanouissement de l’éthique de la solidarité au profit d’une pragmatique comportementale qui n’est plus que ce livre de recettes où l’on retrouve la liste des ingrédients du succès ou du moins pire.

Le discours éthique néolibéral varie selon la nature des groupes auxquels il s’adresse. Et nous retrouvons ici ce qu’on appelle la « société à deux vitesses ». D’une part, les groupes privilégiés se voient adressés un discours les exhortant à la performance et à l’excellence alors que d’autre part, les groupes en situation d’exclusion sociale seront incités à s’adapter, à s’intégrer, à compléter leur formation afin de pouvoir monter à bord du train en marche du développement. Dans les deux cas, ces thématiques valorisent les comportements les plus susceptibles de favoriser l’intégration au grand tout fonctionnel que semble maintenant constituer la société. Mais la caractéristique la plus remarquable du discours portant sur l’exclusion sociale consiste en une réduction de cette question aux cadres du dispositif gestionnaire de l’État. Les besoins et les difficultés des uns et des autres trouveraient leur solution dans la mise en place de programmes pertinents et capables de faciliter l’adaptation aux conditions et l’intégration à la société.

Ciblage des clientèles, pertinence et ajustement des programmes qui leur sont destinés, tel est bien le nouveau visage de la prise en charge de l’exclusion dans un discours sans cesse préoccupé d’ajuster ses techniques d’encadrement. Le discours éthique néolibéral fragmente l’univers social et ne le pose plus que comme une diversité de regroupements d’individus ayant en commun des caractéristiques sociales similaires. Cet aplatissement de la réalité sociale permet alors de destiner à chacun la stratégie gestionnaire requise par les conditions particulières qui prévalent. À l’encontre des discours libéral et providentialiste, le discours éthique néolibéral ne désigne plus les démunis de la société – qui sont désormais des exclus au sens strict du terme – sous la figure du citoyen libre et responsable.

Le fait est, par ailleurs, remarquable que le discours actuel n’invoque guère les vertus de la charité auprès des couches privilégiées non plus qu’il n’exhorte les exclus de la société à assumer leurs responsabilités. Bien sûr me dira-t-on les transformations actuelles des politiques sociales visent à responsabiliser les plus pauvres de la société qui, dans les faits, subissent des coupures et sont obligés de se plier à ses incitations à la formation. Mais, il est frappant de constater que le discours néolibéral parait renoncer à tout discours directement disciplinaire vis-à-vis des exclus : on peut adhérer ou non aux mesures d’employabilité. Les prestations seront ajustées en conséquence. On n’indique à personne la direction du bien commun de la société : on gère des problèmes sociaux.

C’est en ce sens que j’ai parlé tantôt d’un largage des démunis dans le néolibéralisme. Les « bénéficiaires », les « aptes et les inaptes au travail », les « femmes chefs de familles », les « personnes itinérantes » et combien d’autres se voient destinés vers des programmes alors que l’on a, dans les faits, abandonné l’espoir de les voir intégrer un marché du travail, lequel est de toute façon incapable d’offrir les emplois en vue desquels il faudrait, parait-il, acquérir une formation. Une part de moins en moins importante de la richesse sociale sera dirigée vers eux, en même temps que le discours les représente à toute fin pratique comme problème à gérer alors que l’on semble considérer qu’il est trop tard pour eux. Pour la première fois dans l’histoire de la modernité, le discours éthique abandonne la référence explicite aux valeurs éthiques dans sa représentation de la richesse et de la pauvreté : les profits des banques ne sont pas plus questionnables que la misère noire dans un monde qui a renoncé à s’interroger sur ses fondements éthiques. Les valeurs éthiques que je viens d’évoquer encadrent l’existence sociale, la moralisent, si l’on préfère, mais elles posent aussi l’acteur social en tant que citoyen, un citoyen responsable de lui-même et du bien commun, un citoyen qui contribue alors à la constitution de la société.

Je sais qu’il peut sembler paradoxal de souhaiter la moralisation des exclus. Qu’on me comprenne bien : je ne souhaite nullement que l’on s’acharne sur les plus démunis en leçons de vertus d’autant plus hypocrites que les efforts que l’on attend d’eux sont démesurés par rapport aux éventuelles gratifications. Ce que je prétends par ailleurs, c’est que sur son versant positif, la prise en charge de l’exclusion dans le langage de l’éthique (que ce soit celui de la responsabilité ou de la solidarité) rappelle que le pauvre, l’exclu, l’itinérant est encore des nôtres. Il est cette part de la société que l’on peut haïr et dénigrer, mais qui nous rappelle par sa douloureuse présence le caractère nécessairement éthique que devraient emprunter les rapports que nous entretenons les uns aux autres. Lorsque je constate la démoralisation du discours sur l’exclusion, je me penche sur un symptôme : celui du largage des pauvres que l’on n’abandonne pas véritablement mais de qui on n’attend plus rien d’autre que l’obéissance à des règles technocratiques. Je me penche aussi sur le grand danger qu’il y a à s’abriter derrière ces techniques gestionnaires et à accepter que des dimensions de l’existence sociale, comme l’exclusion, ne soient plus soumises à la lumière du bien et du juste.

Alors que faire? On me pardonnera la modestie et le caractère idéaliste des perspectives que j’évoquerai maintenant, idéalistes car en effet elles proviennent de quelqu’un qui a l’immense avantage de ne pas se trouver sur le terrain en ces temps difficiles, contrairement à plusieurs d’entre vous.

Que faire?

Le discours éthique qui s’élabore actuellement sous nos yeux frappe par sa pauvreté. Les idées de responsabilité et de solidarité qui s’étaient successivement imposées comme fondement éthique de la modernité se sont étiolées dans un nouveau discours au sein duquel se profile la désolidarisation. C’est dire alors qu’il faut chercher à refonder dans notre société l’autonomie du sujet de telle manière à le réinvestir de sa dignité d’être humain en même temps que de son statut de citoyen. Autrement dit, il nous faut maintenant travailler, tant dans les luttes sociales que dans le domaine des idées, à la formulation d’une éthique de l’autonomie. Ce vieil idéal humaniste de l’autonomie doit redonner au sujet sa dignité mais aussi le ré-instituer comme acteur social au sens plein et entier, c’est-à-dire libre et responsable. Il doit lui permettre, ce vieil idéal, de retrouver en lui cette humanité qui le pose comme être libre mais solidaire, comme simple acteur dans la vastitude de la société mais dont la voix peut être entendue.

§

Jacques BEAUCHEMIN, professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et spécialiste de la sociologie de l’éthique.

Source : BEAUCHEMIN, Jacques, « Les défis d’une nouvelle citoyenneté », Dossier du Congrès – 1997 – Pour une nouvelle citoyenneté, Montréal, 1997, p. 46-51.

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