Ivone GEBARA

Introduction à la thématique

Dieu, ma Dieue, je te cherche
mon âme a soif de toi
après toi languit ma chair terre sèche, altérée, sans eau… (psaume 62)

Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux me sont entrées jusqu’à l’âme
Je m’épuise à crier, ma gorge brûle,
Mes yeux sont consumés d’attendre ma Dieue (psaume 68)

En toi, mon Dieu, j’ai mon abri (…)
Tends vers moi l’oreille et sauve-moi ! (psaume 70)

D’où vient ce cri profond qui nous prend aux entrailles?
D’où vient cette soif qu’aucune eau n’étanche?
D’où vient ce salut qu’on cherche sans cesse et qu’on ne se lasse pas de chercher?

Ces cris et ces soupirs des gens d’hier et d’aujourd’hui nous préparent à réfléchir sur les religions en mal de salut. Déclarer que les religions sont en mal de salut, c’est une façon de dire que les religions sont en crise à l’intérieur de nous-mêmes.

Mais, pourquoi sont-elles en mal de salut quand leur rôle est justement de proposer le salut? Qui leur a volé leurs caractéristiques? Qui leur a caché leur don et leur force? Quelle vulnérabilité les habite et les rend incapables de se mettre à l’abri des idéologies et des manipulations?

Pour proposer une réponse, certainement incomplète, à ces questions, permettez-moi tout d’abord de rappeler quelques aspects de la vie en société, propres à notre temps. Ces aspects, même si leur vécu est différent à travers le monde, ont quelque chose en commun étant donné que notre vaste et complexe planète est devenue, par les moyens de communication, un petit village global.

Notre époque, nous le savons, est marquée par la diversité des analyses et, par conséquent, par la diversité des concepts. Un même concept peut avoir des significations différentes selon les groupes, les analyses, les cultures et les temps.

S’il est vrai que le pluralisme d’interprétation a toujours existé, aujourd’hui nous assistons non seulement à un pluralisme d’interprétation, mais aussi à un pluralisme des concepts ou d’interprétation des concepts.

Ceci est vrai aussi au niveau de l’appartenance à des religions institutionnalisées. Par exemple, dire « chrétien » ou « catholique » n’exprime plus aujourd’hui une identité religieuse précise, comme ce l’était auparavant. Ce concept « chrétien » nous fournit certes une référence première, une certaine appartenance qui établit le sens de ce mot; mais socialement parlant, ce concept devient trop vaste ou trop général ou trop imprécis pour expliciter la diversité de la réalité d’être chrétien ou d’être catholique. De même, définir un comportement comme chrétien ou pas n’est plus chose très simple, car le même comportement vu sous un autre angle et situé dans un autre temps peut être considéré ou jugé non chrétien. Cela veut dire qu’aucun comportement indépendant d’une situation donnée ne peut être jugé comme chrétien ou non chrétien.

Si nous recourons à la Bible comme point de repère pour préciser ou même appuyer nos concepts et nos actions, nous nous retrouvons avec le même problème. De nos jours, en effet, la Bible n’est plus considérée, pour l’ensemble des chrétiens, de façon homogène comme « Parole de Dieu » ou comme le Livre sacré par excellence. La critique historique des textes en a fait un livre sujet aux analyses scientifiques. Les analyses et une approche critique des autres religions ont d’une certaine façon aussi désacralisé le Livre. Il en va de même des critiques faites par le féminisme et par l’écologie : elles ont dénoncé le caractère patriarcal et anthropocentrique des écrits bibliques, caractère qui favorise l’exclusion des femmes ainsi que le manque d’inclusion du respect de la nature dans les différentes approches théologiques. Les femmes ont introduit le soupçon par rapport à l’Écriture des textes sacrés et par-là l’ont aussi relativisée. Alors, sur quoi appuyer notre recherche de salut? Où trouver le port sûr, celui qui nous abritera des vagues et des troubles de la vie?

Au premier abord, parler de diversité peut paraître chose facile, à cause des nombreux débats auxquels on assiste sur les valeurs de la différence ou aux débats sur le respect des différences. Mais en réalité, c’est dans la pratique quotidienne que nous vivons toutes ces difficultés qui non seulement sont d’ordre théorique mais qui affectent nos décisions à prendre au quotidien. Les points de repère sont si nombreux et si diversifiés que nous nous sentons presque sans critère capable de nous donner sécurité et confiance. Nous sommes donc constamment acculé-e-s à nous situer de façon provisoire devant les choix à faire.

Mais à nouveau, qu’est-ce que tout cela a à voir avec notre soif de salut?

Comment cela touche-t-il notre cri vers Dieu? Comment cela influence-t-il notre recherche de sens? Comment notre subjectivité réagit-elle aux secousses du monde et des religions?

Notre vie, quoiqu’extrêmement diversifiée, est marquée par une certaine unité. Concrètement, je veux dire par là qu’une problématique comme celle de la diversité des concepts et comme celle du conflit qui existe entre eux, touchent aussi le monde de nos références religieuses. Tout est en tout. Tout touche à tout directement ou indirectement.

Notre recherche de sens et de salut est aujourd’hui atteinte par la situation de notre monde, particulièrement par les propositions de salut venues du marché des communications sociales. Il y a tant de saluts proposés à nos problèmes, tant de solutions parfois si simplistes et parfois si compliquées; il y a tant de critiques formulées sur nos anciens points de repère que nous nous retrouvons souvent à la merci de malaises quotidiens.

Il y a, semble-t-il, beaucoup de chemins proposés, mais aucun ne paraît capable de nous donner un salut qui soit vraiment certain.

Comme dit Thierry Gaudin, « nous vivons dans une société de surinformation et d’exclusion croissantes. À la fois la complexité, le manque de repères et un terrible déficit de reconnaissance, à travers lequel l’être est menacé. Être reconnu étant un besoin pour l’être humain, son absence fait trembler les fondements de la vie même, cette raison même de vivre dont chacun se nourrit».  Dans la même lancée, il continue en disant combien « l’âme est profondément atteinte » et à quel rythme les pulsions suicidaires se manifestent : « non seulement les suicides physiques, mais aussi cette multitude de processus autodestructeurs que sont les drogues, les psychoses, et aussi le plus pernicieux de tous, parce que socialement valorisé : celui qui consiste à vendre son âme à une organisation, que ce soit à une secte ou à une entreprise, en s’identifiant à un robot serviteur d’une institution ». Et je voudrais ajouter ici un phénomène considéré comme rare autrefois : celui du suicide des enfants. Cet acte devient de plus en plus commun surtout dans les pays du tiers-monde où l’espérance d’un avenir heureux semble disparaître. Les enfants ressentent le manque de sens, l’inutilité de leur vie devant la violence grandissante; alors, dramatiquement, ils choisissent de mourir. Leur cri vers Dieu reste sans réponse. Ils semblent expérimenter un manque de salut historique et se lancent dans les bras de la mort, mort saluée comme l’unique salut possible.

Ce manque de reconnaissance de la personne atteint très particulièrement, comme nous le savons, les populations pauvres du monde et encore plus particulièrement les femmes souvent reléguées à une position inférieure dans nos sociétés. La question : « qui suis-je? »  est presque remplacée par : qui me reconnaît comme personne, qui me reconnaît comme citoyenne ou citoyen? Quelle valeur ai-je aux yeux des autres? Le manque de reconnaissance est presque un décret de mort que la société de consommation prononce sur des milliers de personnes.

Ce désarroi suscite inévitablement une demande sociale de cadres de référence, de repères, de balises au milieu de cet océan hostile que constitue surtout le monde des exclus.

Nous savons que chacun, chacune vit à sa façon le manque de points de repère. C’est bien à cause de cela que différentes sortes d’organisations et d’institutions religieuses s’activent pour en proposer. Il y a place à différents choix selon les conditionnements de l’histoire personnelle et de la culture environnante. Dans ce sens, les points de repère des grandes masses d’exclus de notre société ne sont pas les mêmes que les nôtres. Et je le répète, il n’y a pas d’unité dans ces différents points de repère, même si toutes les personnes cherchent quelque chose qui puisse apporter à leur vie une certaine sécurité.

Ce qu’on recherche, ce sont des cadres de référence plus durables que la mouvance du marché, que l’inondation produite par l’excès d’informations ou par la dévalorisation des personnes sans travail fixe. Voilà qui explique en partie le succès des mouvements intégristes, des fondamentalismes religieux, des cadres charismatiques ou des sectes parmi la population plus pauvre.

Permettez-moi maintenant d’entrer dans le concret de cette problématique pour la vie des missionnaires laïcs et religieux, de ceux et celles qui, dans leur pays ou ailleurs, veulent bâtir un monde de justice et d’égalité; inspirés en cela par l’Évangile de Jésus, ils éprouvent bien des difficultés à articuler le contenu de ce message évangélique avec les défis du monde d’aujourd’hui. Je voudrais qu’elles et qu’ils soient les destinataires privilégiés de ma réflexion étant donné leur présence nombreuse dans cette assemblée.

À cause de vous, ma réflexion se rétrécit dans un sens, pouvoir toucher à une problématique plus précise dans laquelle je suis moi-même engagée. Permettez-moi de l’appeler : les missionnaires en mal de salut.

Nous, missionnaires, nous ne cherchons pas seulement à aider les gens à trouver leur chemin de salut. Nous, missionnaires, nous cherchons aussi nos propres points de repère et notre propre salut. Nous nous rendons compte que ces points nous manquent souvent, surtout quand on a pris une certaine distance avec les discours plus traditionnels. Pour plusieurs d’entre nous, les anciens points de repère semblent insuffisants pour rendre compte de notre foi et de notre espérance. Il y a des choses qui nous gênent; il y a des malaises, des frissons, des critiques qui semblent ouvrir une brèche dans nos convictions religieuses. Nous nous situons autrement et nous nous interprétons autrement.

L’officialité de nos Églises ne nous représente pas assez; l’officialité de l’Église de Rome semble s’éloigner de plus en plus de notre quotidien. Nous n’arrivons plus à articuler avec clarté nos convictions, ni à situer comme autrefois notre appartenance au corps ecclésiastique.

Aujourd’hui, plus que dans le passé, il y a un conflit d’interprétations religieuses qui empêche une certaine harmonie conceptuelle et existentielle à l’intérieur d’une même approche religieuse. Or, cela est très significatif au niveau de notre existence quotidienne et au niveau même de la compréhension du phénomène religieux et, par surcroît, du sens même de ce que nous appelons « vie religieuse ». Nos références traditionnelles semblent insuffisantes pour appuyer notre vécu. Nous avons l’impression de vivre au-delà ou en deçà de notre discours religieux. Ceci est particulièrement vrai pour les femmes désireuses de resituer le sens de leur vie à partir de d’autres points de repère ou, plus précisément, à partir de paradigmes non patriarcaux. Les images masculines de Dieu, la dogmatique masculine, le Christ Sauveur masculin, le Pouvoir masculin de nos Églises sont maintenant des barrières qui nous empêchent d’accéder à notre maturité féminine et au respect de nous-mêmes.

Cette situation complexe nous invite non seulement à repenser le sens de nos religions dans le concret de notre existence, mais aussi à revoir honnêtement si l’organisation du sens religieux de notre existence, comme elle se présente aujourd’hui, nous aide à vivre et à trouver du goût à la vie, nous aide à retrouver la beauté des choses simples, la gratuité et l’amitié.

Je ne parle pas en sociologue ou en psychologue des religions. Je n’ai pas la compétence pour cela. De même, je ne parlerai pas directement comme théologienne ou philosophe. Je parlerai comme une personne, une femme qui connaît certains aspects du phénomène religieux et qui essaie de partager des perceptions, très consciente cependant que sa perception est marquée par sa formation et par sa situation historique et culturelle.

Mes perceptions sont situées d’une part, dans le contexte brésilien mais, d’autre part, je me rends compte que mon horizon de perception touche à un phénomène qui s’étend au-delà de la réalité brésilienne. Dans ce sens, je parle donc d’un phénomène local et à la fois d’un phénomène plus global, si je peux ainsi m’exprimer.

La présente réflexion ne cherche pourtant pas à proposer des points de repère pour l’ensemble des personnes, pour les pauvres et les femmes pauvres, mais elle est une invitation pour des gens comme nous à repenser les points de repère de notre vie et de notre action. Je me livre en vous partageant ma réflexion qui est provisoire et incomplète. Elle cherche des mots pour expliciter des sentiments, des intuitions, des soupçons…

Écoutez ma parole comme on écoute une musique connue, mais avec quelques notes inconnues ajoutées ici et là. Faites attention à ces notes musicales ou à ces combinaisons inconnues peut-être dépaysantes… Ce sont elles qui vous feront écouter une musique différente que mes oreilles veulent aussi écouter et que mes mots veulent essayer de vous transmettre.

Je me rends compte que mon discours est un va-et-vient du vieux au nouveau et vise versa, comme la marée qui monte et qui descend, qui avance et qui recule cherchant à atteindre son but. Je tâtonne pour vous livrer mes sentiments, mes intuitions, mon espérance… Je me rends compte de l’imprécision de ma pensée et en même temps de l’effort que je fais pour la préciser. C’est dans cette situation existentielle que je me demande : En quel sens les religions sont en mal de salut?

Tout d’abord dire salut appelle son contraire, soit perdition. Qui dit « salut » expérimente au moins un sentiment d’être perdu-e ou d’être en manque de quelque chose en ce moment-ci, quelque chose de fondamental pour son existence. Alors, affirmer les religions comme étant en mal de salut, c’est reconnaître qu’il leur manque quelque chose d’essentiel à leur propre réalité. C’est aussi affirmer qu’elles participent au malaise du monde et qu’elles ne sont pas des îlots à part, séparées, protégées, sacrées. C’est bien là le lieu du malaise religieux. C’est bien là le nœud autour duquel j’essaierai de dire quelque chose.

Je reconnais tout d’abord que, pour différents groupes, les religions apportent un certain salut et je crois bien que c’est au nom d’une religion (le christianisme), entre autres, que nous sommes ici réunis. Nous sommes à la recherche de salut pour nous et pour le monde. Néanmoins, plusieurs d’entre nous sentons souvent un manque de réponse, voire une certaine insatisfaction d’appartenir à telle ou telle institution religieuse. Nous sentons les limites de nos choix, de notre discours, de notre quête de sens. C’est comme un vêtement trop étroit, un vêtement qui habille sans doute, mais qui empêche du même coup certains mouvements importants pour nous permettre de suivre le rythme de la musique que nos oreilles entendent et que notre corps voudrait danser.

S’il est vrai que la vie humaine est toujours marquée par la fragilité et les limites, il faut dire qu’aujourd’hui cette fragilité est à fleur de peau. Elle nous insécurise étant donné le contexte violent dans lequel nous vivons et le manque de moyens concrets immédiats pour changer globalement cette situation. Souvent notre mission nous réduit concrètement dans telle ou telle situation à être dépanneuses ou dépanneurs. Et parfois, on se demande si c’est bien à cela que nous avons consacré notre vie; cette question surgit précisément quand il y a un manque de sens à ce que nous faisons.

Alors, un malaise prend forme dans notre corps; il atteint notre intimité, nos relations, nos passions.

De mon malaise personnel, naît un grand soupçon par rapport aux religions comme étant institutionnellement incapables de nous aider à unifier le sens de notre existence. Cette « grandeur » institutionnelle, réglée par un Livre sacré, par un droit canonique, parfois nécessaire bien sûr : cette institution réglée par une visée patriarcale, par un clergé majoritairement masculin, semble souvent loin de nous et parfois pèse sur notre existence quotidienne.

Selon moi, ce malaise ou ce soupçon vécu par un bon nombre de personnes a en même temps sa contrepartie, une contrepartie sociale qui souvent nous étonne. On observe le phénomène du retour du religieux dans la société, un religieux fortement mêlé au politique et aux politiques économiques du marché global; ou un religieux qui donne des repères quand le politique et l’économique viennent à faire défaut. Les religions assument alors un rôle de suppléance politique et économique.

Les deux situations coexistent et ne s’excluent pas nécessairement. Je dirai même que parfois il y a une attirance réciproque entre ces deux pôles. Autant le religieux s’accentue chez les-uns, autant il s’éloigne chez d’autres et exige une nouvelle articulation. Cela nous amène aussi à reconnaître qu’actuellement le sens de ce qu’on a appelé « religion » dépasse les lieux traditionnels de culte et les institutions religieuses.

Je ne veux pas développer ce que plusieurs sociologues et philosophes ont déjà affirmé et approfondi par rapport au caractère religieux de tout être humain. Je me permets simplement de souligner que les cultures ont développé le sens du mystère qu’elles ont été touchées par différentes formes de langage sur ce « quelque chose » au-delà de toute compréhension; qu’elles ont exprimé leur peur et leur émerveillement devant le mystère de toute vie, même de celles qui, apparemment n’ont fait que nuire à la vie des autres. Elles ont développé le sens du respect de chaque vie, l’importance du souffle qui nous anime. Il s’agit d’une expérience profonde dans laquelle nous atteignons un niveau de valeurs essentielles à toute vie. C’est comme si nous approchions l’ineffable, l’indicible qui est toujours là. C’est dans ce sens que je voudrais souligner qu’il y a là une quête de religion qui a une portée autre que celle des institutions au service de la religion. Et je crois que c’est bien mon cas et celui de plusieurs autres personnes parmi nous.

À nouveau, je voudrais rappeler que je ne nie pas ma tradition chrétienne : mais bien malgré elle, je suis fatiguée de ce qu’elle est devenue : une religion trop hiérarchique et masculine, trop verbale et trop autoritaire, trop politique et trop idéologique. Je reconnais les valeurs reçues et leur force dans ma vie. Mais malgré les aspects communautaires positifs de la confessionnalité religieuse dans le passé et le présent, elle semble se noyer dans des discours qui parlent très peu aux gens assoiffés de sens et de justice, du moins selon mon interprétation ou selon ma quête, limitée sans doute, du sens et de la justice.

Je suis convaincue à partir de mon expérience, que toutes les religions aujourd’hui sont d’une certaine façon en mal de salut, même si elles semblent avoir des adeptes qui croient vraiment au salut qui leur est offert. Et au milieu de ce salut, elles sont en mal de symboles qui puissent vraiment rassembler, qui aient la force de signifier les valeurs que nous voulons bâtir ensemble. De quel salut s’agit-il? De quels symboles s’agit-il?

Comment parler de ces désirs qui nous habitent? Comment trouver des mots et des chemins pour laisser remonter en nous les forces de vie que nous intuitionnons? Comment être fidèle à cette voix intime qui dénonce notre complicité dans la destruction de la planète et nous appelle à vivre autrement? (Le va-et-vient de la marée m’habite toujours.)

Je vous propose donc une réflexion qui semble aller, dans un certain sens, à contre-courant de l’histoire actuelle. Je me demande : quel serait ce salut personnel et collectif que nous cherchons? Un salut, selon moi, a comme propriété immédiate de soulager d’un mal quelconque : mais il a, de plus, la propriété d’aider à bâtir un sens, à donner une orientation à la vie, une passion positive pour l’existence, un plaisir de vivre, une certaine harmonie entre les êtres. Un salut produit une reconnaissance mutuelle, suscite l’estime de soi, donne énergie pour la vie quotidienne, réveille la passion pour la vie, développe le sens de l’égalité entre les êtres humains.

Un de mes métiers est de penser la vie en la vivant. Et dans ce métier, je suis convaincue qu’en le faisant, surtout comme femme, je cherche aussi mes propres points de repère; je cherche aussi une communauté de cœur, des solidarités ou, comme dirait le petit prince, «je cherche des amis », des ami-e-s qui sentent le monde et veulent l’aimer de façon semblable à la mienne, ou plutôt de façon commune. Dire cela c’est déjà préciser ma recherche, c’est déjà trouver une lueur dans l’obscurité des pensées et dans la Babel des chemins de notre présent.

C’est alors que je me pose une question méthodologique pour provoquer notre créativité malade?

Et si on n’avait pas de religion? Et si on arrêtait de dire ceci ou cela au nom de Dieu? Au nom de Jésus-Christ? Que ceci est selon notre dogmatique chrétienne? Que cela est conforme à nos constitutions, à nos fondateurs ou fondatrices?

Quels sentiments pourraient s’éveiller en nous? Quelles actions? Quels comportements? Quel désarroi créateur? Quels soupirs de liberté? Quels nouveaux pas pour danser la vie?

Il ne s’agit pas de nier notre histoire, mais d’essayer pour un instant de toucher le sol de notre existence, de saisir un peu plus, au milieu de notre pénombre la partie profonde de notre moi par rapport à d’autres. Il s’agit de sentir à nouveau la terre sous nos pieds, de nous déchausser pour sentir son humidité ou sa sécheresse. Il s’agit d’avoir un contact plus direct avec nous-mêmes, avec le sol sacré sur lequel nous marchons, avec notre cœur de chair, avec nos vraies questions.

Je vous propose non un travail de religion, mais un travail d’imagination, un travail de création. Je vous propose, à vous qui vivez dans le même malaise que moi, d’oser mettre entre parenthèses pour quelques moments, votre religion; et de vous déclarer pour un instant des personnes sans religion institutionnelle. C’est bien cette expérience folle et fascinante que je vous invite à faire rapidement ici, mais surtout quand vous serez chez-vous.

Ce sera comme aller à un théâtre de l’absurde. Ce sera comme se dépayser et entrer tout nu ou toute nue dans une pièce et puis y retrouver d’autres amis et amies, connus et inconnus, dans la même situation que nous. Ce sera comme l’image inouïe d’entrer à nouveau dans le sein de sa mère. Ce sera renaître à nouveau par son propre effort, par ses propres convictions. Ce sera comme se sentir à nouveau amoureux, amoureuse, attirés par l’énergie qui sort de nous et des autres. Ce sera comme pouvoir recommencer un jeu quand on en a perdu d’autres. Ce sera comme sentir l’odeur de l’herbe fraîche par notre propre odorat, ce sera comme goûter une orange juteuse qui vient d’être cueillie.

Si, contrairement à toutes les analyses religieuses, contrairement à l’organisation de nos institutions, contrairement à l’organisation de nos convictions religieuses formelles ou informelles, nous nous disions pour un instant que nous n’avons pas de religion, que nous n’appartenons à aucune religion, à aucune Institution religieuse, qu’est-ce qui nous arriverait?

Si, pour un instant nous disons que ce que nous faisons n’est inspiré par aucune révélation divine d’en haut, dont l’Église institutionnelle serait la gardienne; que, en ce que nous faisons, il n’y a aucune volonté de Dieu, aucun projet de Royaume divin à venir, que se passera-t-il? Que ferions-nous? Qui chercherions-nous pour nous aider à organiser notre existence?

Probablement que quelques-uns et quelques-unes parmi vous diraient que c’est un jeu dangereux qui ne conduit à rien, qu’il ne faut pas gaspiller son temps à imaginer ce qui est inimaginable, qu’il faut agir contre l’injustice et la violence qui sont ici devant nos yeux et partout dans le monde avec les moyens dont nous disposons.

Vous diriez, peut-être, qu’il faut utiliser toutes les traditions religieuses pour lutter contre l’injustice et un point c’est tout.

Vous direz aussi qu’il s’agit seulement de les relire autrement et que nous nous retrouverons dans le chemin de ceux et celles qui ont voulu aimer la justice et la vivre.

Vous direz peut-être qu’une telle entreprise n’est pas possible pour les pauvres, parce qu’eux ne peuvent pas vivre sans religion, sans le soutien d’un Dieu, sans ces points de repère institutionnels. Et si cela est vrai pour les pauvres, cela devrait être vrai pour nous aussi, engagés à libérer les pauvres…

Vous penserez peut-être que toute morale disparaîtrait, que tout souci de l’autre serait affaibli, que le prochain, comme frères et sœurs, disparaîtrait de notre horizon quotidien.

Vous penserez peut-être que ce sera le règne de la violence, du chaos, où l’humain deviendra effectivement loup pour l’humain, sans contrôle et sans pitié, sans dieu pour faire peur ou pour régler nos comportements.

Vous penserez que j’oublie la dimension politique si fortement soulignée par les théologies de la libération; que j’oublie le sang des martyres d’Amérique latine et de tant d’autres parties du monde. Vous penserez peut-être qu’il n’y aura plus d’éthique, ni de justice, ni d’ordre.

Vous direz peut-être encore, que la religion en elle-même ne présente aucun danger pour la vie et que le danger vient de l’instrumentalisation idéologique et politique des religions… Mais, qu’est-ce que c’est que la religion en elle-même? Qu’est-ce que c’est que cette entité culturelle et sociale qui semble nous dépasser? Serait-elle une idée existante par elle-même en dehors de nos relations quotidiennes? Serait-elle une entité en soi-même comme les Idées préexistantes de Platon?

La religion, les religions sont des relations, et des relations qui naissent de nous en rapport les uns avec les autres, avec le monde, avec la nature. La religion vient de nous, même si elle nous attire à voir des réalités au-delà de nous, même si elle nous fait bâtir des rêves et des réalités en dehors de nous, même si elle nous invite à la transcendance.

Et c’est dans ce sens que ma « parenthèse » par rapport aux religions institutionnelles est pertinente. Il ne faut pas répéter l’histoire des poules, convaincues que c’était le coq qui réveillait et faisait briller le soleil ! Il leur a fait croire cela pendant très longtemps, jusqu’au moment où, un matin, des poules se sont réveillées avant lui et ont vu que le soleil était déjà là. Elles ont cru à la vie autrement qu’à travers les histoires fabuleuses racontées par le coq. De même, il ne faut pas croire que, sans les institutions religieuses, les êtres humains périraient par manque de principes éthiques.

Ma réflexion qui va à contre-courant des religions institutionnelles n’est pas la négation de l’histoire humaine passée; elle est une invitation à saisir les signes des temps en nous et autour de nous. Il s’agit d’un nouveau moment de notre histoire plurielle où chacun, chacune est invité-e à chercher sa « tribu » de sens au milieu de la solidarité nationale et internationale, au milieu des instances politiques locales et internationales.

Si je prends une certaine distance par rapport à tout ce que je fais, mon envie d’éprouver un monde sans religion institutionnalisée me revient et me revient fort. Les religions institutionnalisées font le même bruit que celui des disputes politiques, des guerres et des violences. C’est ce monde religieux dont je suis en partie héritière, qui a accentué une violence en moi, contre moi, contre d’autres. C’est ce monde qui, aujourd’hui, renforce parmi d’autres éléments, un sentiment de non-sens, de vide de références dans notre vie concrète. C’est ce monde qui m’a éloignée de moi-même et a accentué mes peurs; il a accentué aussi ma culpabilité et ma méfiance par rapport aux plaisirs et aux joies. C’est ce monde qui m’a fait croire et vivre la soumission, l’obéissance et l’humilité comme vertus féminines.

Pour un instant, je voudrais dépasser le monde de la religion; peut-être le mettre entre parenthèses, mais sans le nier comme quelque chose de réel, d’historique. Il est là malgré moi, malgré mes désirs, malgré ma critique. Je voudrais voir s’il y a moyen de comprendre l’humain autrement, de comprendre l’humain par lui-même et par son articulation vitale à tout ce qui existe, c’est-à-dire, à toute chaîne de vie. Je voudrais voir la possibilité de chercher la démocratie des petits groupes au-delà des systèmes écrasants qui se veulent de droit divin. Je voudrais essayer et goûter la démocratie sociale comme valorisation de la vie de chaque personne, comme espace pour la créativité et le respect.

Peut-on penser l’humain au-delà des religions? Voilà ma question, voilà mon jeu imaginatif, voilà ce que j’ose désirer et proposer pour le moment : l’humain sans religion à la recherche de soi-même.

La religion institutionnalisée me pèse aujourd’hui. Elle semble si importante, si vitale à la société qu’elle me fait penser à une usine qui produit de bonnes choses, mais en même temps provoque une irrespirable pollution. L’usine fait vivre peut-être, mais la pollution est tuante.

Peut-on arrêter la pollution sans arrêter l’usine? Peut-on tout simplement construire de nouvelles machines pour purifier l’air et continuer la même production qui donne encore envie de produire et de consommer des choses qui mènent de nouveau à la pollution? Je ne veux pas répondre à cette question. Je la laisse ouverte. Je ressens, à tort ou à raison, que la machine religieuse est aussi productrice d’une forte pollution, une pollution qui, sans le vouloir, parfois tue plus qu’elle ne donne vie.

Excusez-moi de répéter : les religions institutionnalisées me pèsent ! Peut-on penser l’humain au-delà des religions?

Les gens s’entre-tuent aussi à cause des religions. Les gens se haïssent à cause des religions. Les gens violent à cause des religions.

En tentant d’apporter de nouveaux éléments pour réfléchir encore sur cette question complexe, je me permets de rappeler ici certains points historiques.

1. Le processus de modernisation de nos sociétés, avec la dernière étape de la globalisation de l’économie et de la culture, a entraîné la destruction des cultures traditionnelles et, avec elle, la destruction du noyau éthique et mythique de l’humanité. Concrètement, il n’y a pas moyen de gommer l’histoire, mais d’analyser les conséquences actuelles en vue de faire de nouveaux pas.

2. Il y a un nihilisme présent partout avec ce triomphe de l’idéologie du bien-être, idéologie productrice d’une exclusion jamais vue et vécue auparavant. Le bien-être de la majorité a paradoxalement produit dans le monde la majorité d’exclus, dévorés par le désir d’accéder aux biens étalés par les marchés de consommation, mais sans y arriver. D’où l’importance de distinguer entre « bien-être » et justice. Même si la justice comporte une bonne dose de bien-être, le bien-être n’est pas la justice.

Le nihilisme dont je parle se manifeste dans le manque concret de valeur pour la vie humaine et pour toute vie. Il se manifeste aussi dans l’instrumentalisation qu’on fait de la planète au profit du bien-être d’une minorité. Il engendre ainsi la destruction et le règne de la violence partout; il provoque l’insensibilité devant les souffrances concrètes de la vie et un laisser-aller où les plus forts et les plus violents gagnent toujours. Il produit enfin ce qu’on appelle le darwinisme social où seulement les plus forts et les privilégiés ont droit de vivre et de régner sur les autres.

La question qui se pose alors est de découvrir ou plus exactement de redécouvrir le noyau éthico-mythique d’une culture, c’est-à-dire la couche de valeurs et de symboles qui constitue le fondement de l’existence. Cette question est absolument vitale puisque c’est elle qui est à la base de l’existence d’un groupe. Mais il faut découvrir ce noyau à partir d’un effort de recherche personnelle, comme si on cherchait chacun et chacune sa perle précieuse, son trésor, son cœur. Cette recherche se fait dans de petits groupes à taille humaine, dans nos nouvelles petites « tribus » où la construction communautaire de sens devient possible et s’impose comme salut pour tous et toutes.

Et en me posant ces questions, je voudrais trouver à la place de la religion institutionnalisée, à la place des devoirs à accomplir imposés par l’institution, une communauté qui vit des valeurs, une petite communauté qui se nourrit d’une spiritualité qui servirait de repère à notre existence. Je suis en mal d’une communauté qui parlerait le même langage de sens et qui agirait dans le monde en solidarité et en miséricorde. Je suis en mal d’une communauté de compassion et de passion, une communauté d’entraide et d’éducation réciproque. Il faudrait la chercher, la bâtir patiemment et la vivre tendrement pour sortir de notre individualisme et de notre manque d’imagination collective.

Cette communauté est convoquée d’abord en notre nom et aura la vie qu’elle aura. Elle est appelée à l’existence sociale parce que nous avons besoin qu’elle existe. Ce sera le lieu d’une recherche commune, le lieu d’une certaine nudité, d’une certaine thérapeutique, d’une certaine qualité de vie et de célébration. Il ne s’agit pas de la construire pour les autres, mais peut-être de susciter en chacun et chacune l’envie de la vivre et le désir de la créer. C’est elle qui rendrait possible une reconstruction symbolique et célébrante de notre vie.

C’est à partir de cette situation que notre souvenir nous aidera à nous rappeler quelques aspects de notre Tradition religieuse. Ils revivront en nous pour faciliter notre dialogue avec notre monde d’aujourd’hui. C’est bien le vécu de cette petite communauté qui pourra nous ramener aux origines de nos traditions religieuses et qui pourra les rendre autrement présentes et autrement utiles à notre vie quotidienne et peut-être même à nos engagements sociaux et politiques. C’est cette communauté de vie qui sera capable de redécouvrir le sens des autres rencontres de l’histoire présente et passée. C’est elle qui nous fera sortir de nous-mêmes et nous aidera à nous engager dans une solidarité plus large qu’entre nous-mêmes.

Cette situation, je crois, est typique des temps de transition marqués par l’insécurité face à l’avenir. D’une part, elle nous permettra de nous sentir bien dans notre peau et, en même temps, de ne pas trop bousculer les personnes des institutions officielles qui trouvent encore dans leur symbolisme, doctrine et liturgie traditionnels, des points de repère valides et nourrissants pour leur vie.

Au fond, les choses non-négociables dans notre existence ne sont pas nécessairement liées à la construction idéologique de la réalité. Les choses fondamentales ont une matérialité claire : « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’étais prisonnier et vous m’avez visité», «j’étais nu et vous m’avez habillé ». Cette matérialité est en réalité la dimension éthique non-négociable de notre existence; elle est le rappel éthique de Jésus de Nazareth, de sa tradition qui nous invite à aller au-delà de la tentation de la violence, violence coercitive, impérialiste, dominatrice, annulative des autres.

Il faut donc accepter de vivre une relativisation de notre appartenance institutionnelle; c’est cela qui conduira à un changement pas encore tout à fait prévisible. La tension entre notre vie individuelle ou de petit groupe et notre vie institutionnelle, en plus de passer par les douleurs de la contradiction, doit inventer une nouvelle politique d’action, un nouveau chemin de dialogue pour rendre ce monde vivable pour tous et toutes.

En tout cela, qu’est-ce que c’est que la religion? La question revient au milieu du discours sur la parenthèse des religions institutionnalisées.

Pour y répondre, je veux m’inspirer un peu de la pensée de Feuerbach dans l’apprentissage de ses intuitions mélangées aux miennes et à tant d’autres.

Selon cet auteur, la religion est un langage qui parle des valeurs, des passions, des rêves, des consolations, des peurs et des espérances; elle est fondamentalement une création de notre subjectivité collective l’expression de notre désir d’un monde qui ait du sens et en même temps l’expression de nos peurs, de la fragilité de notre existence. Elle touche la joie et l’angoisse de vivre, et en même temps la grâce et la culpabilité. La religion est symbole des contradictions de l’intériorité humaine et de notre désir inachevé d’harmonie, de repos et de beauté. Et c’est bien à cause de cela qu’on exprime cette profondeur de façon symbolique, de façon indirecte. On parle des relations entre nous et avec le monde dans lequel nous sommes par le moyen d’un discours clair – obscur, comme le reflet de notre intériorité. C’est comme si l’ordre amoureux désiré était souvent menacé par la destruction, par la désagrégation, par la mort.

La religion est l’espace pour l’expression de l’imagination sans le contrôle des discours institutionnels; c’est l’espace pour l’expression du divin et du démoniaque qui nous habitent en même temps. C’est bien à cause de cela que les pratiques religieuses liées à une institution ne sont pas nécessairement des expériences religieuses. Elles peuvent être une habitude, un formalisme, un comportement acquis qui nourrit très peu le sens de la vie humaine. Elles peuvent tomber et perdre leur sens d’un moment à l’autre.

§

Ivone GEBARA, soeur de Notre-Dame, philosophe et théologienne. Professeure à l’Institut de théologie de Recife au Brésil de 1973 à 1989.

Source : GEBARA, Ivone, « Les religions en mal de salut », Dossier du Congrès – 1998 – Les religions dans un monde en crise, Montréal, 1998, p. 28-37.

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