Claude LACAILLE
Le Carnaval des Fleurs d’Haïti
(Article paru dans Le Nouvelliste, juin 1972)
Au moment où vous vous envolez pour Haïti, invité officiel du gouvernement de M. Jean-Claude Duvalier, au carnaval des fleurs, je veux vous exprimer mon indignation et ma souffrance devant ce geste irresponsable de notre gouvernement. Une fois de plus nous aurons été dupes des ensorcellements de la clique Duvalier, et une fois de plus nous aurons contribué à donner aux Québécois une image fausse et ridicule du peuple haïtien.
Si je vous écris aujourd’hui, c’est avec un respect et un amour profonds du peuple qui m’a accueilli et évangélisé patiemment durant quatre ans à Port-au-Prince, et je le fais pour que nos Canadiens cessent par leur inconscience de contribuer au pillage de la nation haïtienne.
Vous êtes donc invité au carnaval des fleurs ! Laissez-moi vous décrire le scénario de ce qui va se passer pour en avoir été moi-même témoin plusieurs fois. Comme à chaque arrivée de touristes, les mendiants honteux seront ramassés à pleins camions par la police et se verront payer quelques jours de vacances dans les prisons de la capitale aux frais de l’État. Vous trouverez donc la ville touristique débarrassée de toutes ses scories, et ce pour que vous jouissiez pleinement du paradis ensoleillé. Également pour donner un beau coup d’œil aux touristes, on avait même éliminé du port de mer le quartier de la Saline, où quelques milliers de miséreux s’entassaient dans des taudis infects. Un bon matin, les gens ont été délogés sans préavis avec les bulldozers et le feu, et ce par les forces de « l’ordre ». Ainsi les visiteurs à leur arrivée ne sont plus attristés par la vue de la pauvreté qui risquait de gâcher le plaisir de leurs vacances. Cependant, si comme plusieurs riches vous preniez un goût sadique à photographier de la « misère typique », demandez à vos hôtes de vous conduire à Ti-Brooklyn, à Martissant, à Saint-Joseph ou à la cité Simone Duvalier ! Mais rassurez-vous, ce n’est pas cette Haïti que l’on vous montrera. Ce sont plutôt les fleurs, les sourires, les plages ensoleillées, les cocktails au rhum, les hôtels chics. Pétionville, Furcy, les grandes réceptions, le grand monde quoi ! Vous serez renversé par leur prévenance, leur amabilité; vous serez aussi choqué de mes propos, croyant que j’ai voulu vilement noircir la nouvelle image d’Haïti. Rappelez-vous pourtant que ces mains que vous serrerez sont celles qui assassinent le peuple haïtien depuis quatorze ans ! Quel miracle de la grâce divine aurait transformé les sinistres tontons macoutes de Duvalier-père d’une manière si subite et si radicale? Serait-ce ce gros bébé joufflu affublé du titre grotesque de « Président à vie de la République »? Par votre présence à leur table, vous déshonorez les Québécois qui sont en quête de justice sociale.
Sachez qu’à ce carnaval, cette foule qui se livrera en spectacle, tous ces gens qui se déhancheront, se saouleront, se prostitueront sous votre regard amusé, sont les victimes d’une mystification. La multiplication des carnavals en plus d’apporter des capitaux québécois, sert à désamorcer la violence provoquée par la faim, le chômage et la misère, par l’oppression et l’injustice continuelles. C’est la drogue du peuple et on la lui sert abondamment. Elle sert de soupape de sécurité à la dictature.
Oui, là-bas aussi, on a fait la relance économique. Avec le tourisme ! Les frais énormes encourus par les visiteurs de marque comme vous, M. Simard, sont défrayés par un peuple qui gagne en moyenne $70 par an.
Les USA ont organisé les forces de l’ordre. Les sinistres tontons macoutes qui effrayaient les touristes ont disparu. Ce sont maintenant de soi-disant inoffensifs « Petits Léopards » qui vous protégeront… contre qui? Le Canada et la France ont signé des accords « intéressants » avec la république-sœur. La FRANCOPHONIE, (moins de 10% des Haïtiens parlent français) sert de couvert à la nouvelle colonisation d’Haïti. Les Québécois, fatigués de la Floride et de ses tarifs élevés, se ruent vers Haïti. Maintenant il n’y a plus de danger. Les touristes sont bien reçus et reviennent satisfaits. À des prix exagérément bas, ils ont l’exotisme, le soleil, les plages à eux tous seuls. 10,000 Canadiens y sont allés cette année. Les agences de voyage et les chaînes internationales font des affaires d’or; les grands maîtres d’Haïti empochent à qui mieux mieux. Mais le peuple continue à souffrir, regardant venir chez lui ces blancs affublés de caméras et de vêtements ridicules, qui se promènent partout comme en un jardin zoologique, envahissant les plages, étalant leur luxe, vivant en pachas. Haïti devient ainsi la colonie de vacances du Québec, le « carré de sable » des francophones d’Amérique.
En quantité effarante, les jeunes adolescentes et les femmes, poussées par la nécessité de survivre, se prostituent avec les visiteurs en recherche d’émotions sexuelles exotiques. Haïti est en voie de devenir notre bordel de vacances. En un an, le gouvernement de Jean-Claude Duvalier a vendu aux agences et aux compagnies internationales toutes les îles et les plages disponibles du territoire. Constamment, il est question de bâtir hôtels et villas avec lesquels le peuple n’a rien à voir. Dans un pays où sévit la misère la plus crasseuse, l’ignorance la plus honteuse, on n’a que faire de ces bâtiments, puant la corruption.
Cher M. Simard, un homme dans votre situation n’a pas le droit de fermer les yeux sur ces choses. Les Haïtiens du Québec ont protesté contre votre voyage en Haïti. Ils savent de quoi ils parlent. Vous avez tout de même préféré aller connaître la terre du soleil et du sourire, et confirmer ainsi que notre nation s’intéresse beaucoup plus au capital et à la rentabilité qu’au respect des pauvres. Après tout, à votre retour, vous pourrez toujours vous consoler en disant au cabinet : « Vous savez, au Québec, on est encore pas si mal ! »
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Claude LACAILLE, prêtre.
Source : LACAILLE, Claude, ptre, « Lettre ouverte au ministre Claude Simard », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol XII, no 4, août 1972, p. 132-133.