Martine D'AMOURS

Il me fait grand plaisir d’être ici ce matin, pour partager avec vous ces quelques réflexions sur l’exercice de la citoyenneté dans une économie excluante. Nous en sommes tous là au fond, à nous interroger sur les réponses nouvelles à apporter à ces problèmes qui ne sont pas nouveaux, mais dont l’acuité et l’ampleur ne cessent de nous étonner et de nous effrayer.

Le point de vue que je vous apporte est celui d’une actrice et d’une observatrice sociale depuis 20 ans, d’abord comme militante, puis comme journaliste et finalement comme sociologue. Avant d’aborder les hypothèses de réponses qui, comme vous le verrez, sont truffées d’interrogations, je voudrais revenir au phénomène de l’exclusion lui-même.

De l’exploitation à l’exclusion

Quand j’ai commencé à militer au Mouvement des étudiants chrétiens du Québec (MECQ) dans la deuxième moitié des années [19]70, alors que les étudiants que nous étions voulaient de toutes leurs forces se solidariser avec les travailleurs, l’exclusion était un mot à toutes fins pratiques inconnu. Ce qui nous révoltait à l’époque, c’était l’exploitation, c’est-à-dire le fait que des travailleurs usaient leurs forces, leur santé, leur vie au travail, en échange d’un salaire souvent misérable en comparaison des profits que les patrons empochaient à cause de leur travail.

Mais tout exploités qu’ils étaient, ces gens étaient inclus dans un système de production et de consommation (ils étaient exclus des décisions concernant leur travail mais cela, je laisse à Jacques Boucher le soin de vous en parler) ils étaient donc inclus dans un système, ils avaient un statut de producteur, qui conférait aux hommes leur rôle de pourvoyeur dans la famille ils avaient accès aux circuits de la consommation; ils avaient un rôle et un statut social, ils faisaient partie du système, ils y avaient une place, même si c’était loin d’être la plus enviable.

La problématique de l’exclusion qui nous confronte aujourd’hui est bien différente. Depuis 10 ou 15 ans, des milliers de nos concitoyens n’ont plus de place dans ce système ou alors la place qu’ils occupent est constamment menacée. Je veux parler de tous ces travailleurs et travailleuses à statut précaire – saisonniers, contractuels, occasionnels, à temps partiel irrégulier –, de tous ceux et celles qui sont au chômage de longue durée, de tous les jeunes qui ne sont jamais vraiment entrés sur le marché du travail, de tous ceux et celles qui font la roue de l’emploi précaire, suivie d’une période sur l’assurance-chômage, suivie d’une autre période sur l’aide sociale, suivie d’un programme de formation ou de développement de l’employabilité, suivie d’une jobbine, etc. Sempiternel retour à la case départ.

Un sociologue français, Vincent De Gaulejac, a intitulé l’un de ses livres La lutte des places, pour bien signifier que le conflit central de notre société n’est plus celui qui oppose des classes sociales en lutte pour le pouvoir et le partage des richesses, mais celui d’individus en lutte pour trouver ou retrouver une place, c’est-à-dire un statut, une identité, une existence sociale. Ceux qui ne trouvent pas de place sont promis à l’exclusion, que De Gaulejac décrit comme une rupture des liens qui fondent le sentiment pour chaque individu d’appartenir à une communauté d’hommes et de femmes dont il partage l’identité.

Je ne veux pas vous inonder de statistiques sur le nombre d’exclus dans chaque catégorie. Je voudrais simplement vous parler des gens que je rencontre actuellement dans le cadre d’une recherche et dont plusieurs ont des chances de se retrouver dans les rangs des exclus. Ce sont des hommes et des femmes de 45 à 65 ans qui sont sans emploi régulier depuis 2, 5, 8, 10 ans. Ce n’est pas faute d’avoir cherché du travail qu’ils n’en ont pas trouvé. Certains sont découragés : ils croient qu’à leur âge, avec un faible niveau de scolarité alors que les exigences du marché du travail augmentent, ils n’ont guère de chance de retrouver un emploi. D’autres continuent d’espérer, mais c’est vraiment contre toute espérance.

Pour avoir le sentiment d’exister à nouveau, d’appartenir à nouveau à la société, plusieurs seraient prêts à accepter n’importe quoi ou presque, un emploi au salaire minimum. Il nous est même arrivé d’entendre des gens dire qu’ils seraient prêts à travailler pour l’équivalent des prestations d’aide sociale. C’est vous dire à quel point le travail est, dans notre société, un passeport non seulement pour le revenu, mais pour l’identité et la reconnaissance sociale, et combien son absence prolongée conduit souvent non seulement à l’exclusion économique, mais à l’exclusion relationnelle et même à une sorte de mort sociale. Or, les morts de ce type sont de plus en plus nombreuses.

Les nouvelles réponses

Nous voilà donc confrontés à la nécessité de trouver des nouvelles réponses. Pourquoi nouvelles? En bonne partie parce que les anciennes réponses ne fonctionnent plus, ou tout au moins sont insuffisantes. Pour un, avec les nouvelles technologies et l’augmentation de la productivité, nous avons besoin de moins de travail pour produire la même quantité de biens et de services. On peut donc difficilement invoquer le retour du plein emploi comme solution à l’exclusion. De toute façon, le plein emploi n’a jamais existé, sauf pour les chefs de ménage masculins.

Pour deux, l’État-Providence, qui fut une immense avancée démocratique, a aussi quelques rouages qui ne tournent pas rond. D’abord, il ne couvre pas tout le monde : il y a de plus en plus de trous dans le filet de sécurité sociale. Ensuite, il se trouve que la société est de plus en plus divisée entre ceux qui payent et ceux qui reçoivent. Ceux qui payent se sentent autorisés à se déresponsabiliser, en disant aux autres « on paye pour votre BES, ne nous demandez rien de plus ». Quant aux victimes, le système de sécurité sociale les indemnise certes, il les empêche de mourir de faim, mais il ne les réinsère pas, il les maintient au contraire en marge de la société.

Une autre raison pour laquelle il nous faut trouver de nouvelles réponses tient au fait que l’ancien système n’était pas aussi parfait qu’on pourrait le croire à première vue. Certes, les travailleurs y trouvaient facilement une place à vie, une place qui leur donnait accès aux circuits de consommation et à un statut social, mais ils étaient exclus des décisions touchant le travail, sa finalité, son organisation. En outre, dans ce système, la majorité des femmes étaient reléguées à la sphère domestique, sans revenu autonome, sans pouvoir et sans reconnaissance sociale. Enfin, ce système fonctionnait grâce à une surexploitation des ressources, dont nous connaissons suffisamment les effets néfastes aujourd’hui.

Nous devons donc prendre le risque d’imaginer de nouvelles réponses. Ces nouvelles réponses doivent nous permettre de partager le travail disponible (puisque ce n’est pas demain la veille que le travail cessera d’être le principal vecteur d’insertion sociale) tout en reconnaissant comme socialement utiles d’autres activités que celles que nous désignons habituellement sous le vocable « travail ». Elles doivent répondre à la nécessité pour chaque personne d’avoir à la fois un revenu, c’est-à-dire une autonomie financière, et une utilité sociale, c’est-à-dire une participation reconnue à la vie de la société.

Les trois solutions que je voudrais présenter aujourd’hui sont la réduction du temps de travail, le revenu minimum garanti (aussi appelé revenu de citoyenneté ou allocation universelle) et l’économie sociale. Aucune d’entre elles n’est une panacée. Je dirais même que chacune d’entre elles peut être utilisée pour plus de justice et de démocratie, comme elle peut être utilisée pour accentuer encore les exclusions. Nous reviendrons en conclusion sur ce point.

La réduction du temps de travail

Vieille revendication du mouvement ouvrier, l’aspiration à réduire le temps de travail refait périodiquement surface, surtout quand le taux de chômage fracasse des records. Elle figure actuellement en bonne place au programme politique du nouveau gouvernement français.

Actuellement, le temps de travail moyen avoisine les 36 heures par semaine. Mais cette belle moyenne cache en réalité deux tendances contradictoires : alors que certains travaillent plus de 41 heures et même plus de 50 heures par semaine, sans compter les heures supplémentaires, d’autres sont cantonnés dans les emplois à temps partiel et à statut précaire. Cette tendance est inégalement répartie selon les sexes : aux femmes le temps partiel, aux hommes le temps plein et les heures supplémentaires.

Selon des modalités qui peuvent varier – il peut s’agir de diminution du nombre d’heures par jour ou de jours par semaine, d’augmentation du nombre de congés ou d’allongement des vacances, de retraite graduelle ou anticipée, etc. La réduction du temps de travail pourrait être utilisée pour diminuer le fardeau de travail des uns, rendre les emplois des autres moins précaires et permettre l’accès au marché du travail à des personnes qui en sont actuellement exclues.

Mais attention, les mesures de réduction du temps de travail ne créent pas nécessairement beaucoup d’emplois. De plus, elles ne créent des emplois que si les heures libérées sont effectivement remplacées. Des congés supplémentaires sans obligation de remplacement ne créent pas d’emplois, mais de la surcharge de travail pour ceux qui restent.

Finalement, comme toute solution, celle-ci comporte des risques, notamment celui d’amplifier l’actuelle division sexuelle du travail. Dans les pays nordiques par exemple, ce sont surtout les femmes qui se sont prévalues des congés parentaux très longs et des autres types de congés, alors que le temps de travail des hommes demeurait à peu près inchangé.

Au fond, la question n’est pas seulement de partager les heures de travail, mais aussi de partager les revenus de travail à l’intérieur des couples et de la société.

Le revenu minimum garanti

Le revenu minimum garanti (RMG), aussi appelé allocation universelle ou revenu de citoyenneté, aurait justement pour fonction de redistribuer la richesse sociale qui se crée actuellement de plus en plus hors travail. En effet, la technologie permet d’accumuler toujours plus de richesses avec moins de travail. Il faut donc trouver de nouveaux mécanismes de distribution de la richesse, un rôle qui était assumé jusqu’ici par le salariat.

Cette allocation de citoyenneté, qui n’existe nulle part pour le moment, serait versée à chaque citoyen-ne. Elle pourrait être cumulée avec d’autres gains, notamment salariaux. Même les riches la recevraient mais, en échange, ils seraient davantage imposés sur leurs autres revenus.

Le RMG permettrait de diversifier les formes de participation sociale valorisée et reconnue. Par exemple, on pourrait choisir de travailler deux ou trois jours semaine tout en élevant ses enfants; accepter un job socialement utile mais faiblement rémunéré; retourner aux études ou donner du temps pour le bien-être de sa communauté. Il ne devrait cependant pas servir à payer des gens en les excluant de toute participation sociale, mais suppose au contraire pour chacun-e la reconnaissance du droit de travailler.

Le hic, c’est qu’en lui-même, le concept de RMG séduit aussi bien à droite qu’à gauche. C’est quand on traduit le concept en espèces sonnantes et trébuchantes que les divergences surgissent. Certains tenants du démantèlement de l’État, des économistes néolibéraux comme Milton Friedman par exemple, voient dans le RMG un moyen de diminuer le poids des prestations sociales en les fondant en une seule prestation très minimale (inférieure au total des mesures de soutien actuelles) et ciblée sur les ménages à très faibles revenus.

Mais dans une vision progressiste, le RMG doit être décent, sinon il risque d’exercer une pression à la baisse sur les salaires. Il supposerait qu’on augmente considérablement les sommes consenties aux prestations sociales, en puisant dans la richesse produite hors travail. Cela supposerait une réforme fiscale majeure, qui taxerait par exemple les entreprises qui renouvellent leur technologie pour diminuer des emplois, plutôt que celles qui créent ou maintiennent des emplois.

Vous direz que cette solution est utopique et, des trois avenues dont je traite ce matin, c’est sans doute la plus difficile à opérationnaliser. Cependant, de plus en plus d’intellectuels aussi de gens de terrain – je pense ici au Front commun des personnes assistées sociales du Québec – l’évoquent comme une piste prometteuse. C’est une solution qui prend tout son sens quand elle est jumelée au partage du travail : d’un côté, partage du travail disponible, de l’autre reconnaissance des activités hors travail.

L’économie sociale

L’économie sociale n’a pas été inventée pour les besoins du dernier Sommet socio-économique piloté par le gouvernement du Québec. Elle est née en même temps que le capitalisme et en réaction à celui-ci. Parfois sous ce nom et parfois sous un autre, sous des formes qui varient à travers l’histoire, elle est réapparue à différentes époques, souvent dans les périodes de crise, pour répondre à des besoins que ni l’État ni le marché ne pouvaient satisfaire.

Dans le contexte actuel où l’économie sociale refait surface comme une réponse possible à la crise de l’emploi et à l’exclusion, il existe beaucoup de confusion sur ce qu’elle est ou n’est pas, sur sa portée et ses limites. Clarifions les choses : l’économie sociale n’est pas un régime de développement de l’employabilité; elle n’est pas un secteur d’emplois à rabais pour les assistés sociaux; elle n’est pas un programme d’insertion. Elle est un secteur économique, au même titre que le secteur privé marchand et que le secteur public.

Ce troisième secteur est composé d’entreprises et d’associations qui partagent un certain nombre de règles et de valeurs. Reprenons chacun de ces termes.

Un secteur économique formé d’entreprises et d’associations : essentiellement, ce sont des entreprises coopératives, des mutuelles et des associations sans but lucratif produisant des biens ou des services marchands ou non-marchands. Ex. : coop forestière, garderie, centre de femmes.

Partageant des règles destinées essentiellement à leur permettre de durer dans le temps en conservant leur double nature d’entreprise et d’association. Le mouvement coopératif illustre bien ces règles : un membre, un vote; la détermination de l’activité de l’entreprise par les membres; la rémunération sur le capital limitée et proportionnelle à la participation à l’activité de l’entreprise, etc.

Partageant des valeurs de solidarité, d’autonomie et de citoyenneté, qui se traduisent par les principes suivants :

  • finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit;
  • autonomie de gestion;
  • processus de décision démocratique;
  • primauté des personnes et du travail dans la répartition des revenus et des surplus;
  • participation, prise en charge et responsabilité individuelle et collective.

L’économie sociale au Québec a plus d’un siècle d’histoire et son visage a changé avec le temps. On parle habituellement d’une ancienne économie sociale pour désigner les mutuelles, le mouvement Desjardins et la plus grande partie du mouvement coopératif, et d’une nouvelle économie sociale pour désigner les groupes communautaires, les coopératives de travail et les initiatives de développement économique communautaire qui foisonnent à partir des années [19]70. Depuis deux ans, la Marche des femmes contre la pauvreté, la création par le gouvernement de comités régionaux d’économie sociale et d’un groupe de travail sur l’économie sociale sont venus mettre un nom sur des réalités qui existaient depuis longtemps.

Pourtant, en contexte de crise des finances publiques, plusieurs trouvent suspect l’intérêt que suscite l’économie sociale dans les officines gouvernementales. On craint qu’elle ne soit qu’un prétexte pour la dévolution des responsabilités de l’État, un bassin d’emplois à bon marché, un palliatif aux coupures de postes dans le secteur public, une passerelle d’insertion ne menant nulle part. Du côté des optimistes, on y voit au contraire une solution à la crise de l’emploi, le remède à l’exclusion, le tremplin pour un renouveau démocratique.

En fait, il faut dire que l’économie sociale est actuellement un enjeu pour différents acteurs sociaux qui se disputent sa définition et son inclusion dans un modèle de développement défini à l’échelle de toute la société. Si elle fait partie d’un scénario démocratique et inclusif, autrement dit si on renforce ce secteur de l’économie qui fonctionne selon d’autres règles que le profit et la concurrence, nous aurons fait un pas dans la direction de la démocratisation, de la création d’emplois et de la réponse à des besoins sociaux. Au contraire, si elle fait partie d’un scénario néolibéral, elle risque d’accentuer le dualisme dans la société, en créant des emplois à rabais pour ceux qui sont rejetés par le « vrai » marché du travail.

Conclusion

En conclusion, j’espère avoir suffisamment illustré à quel point il n’existe pas de panacée à la crise actuelle de l’emploi et à la propagation de l’exclusion. Au contraire, chacune des trois solutions évoquées n’est qu’un morceau d’un puzzle qui se joue à l’échelle de la société dans son ensemble. Comme le funambule sur la corde raide, chacune de ces solutions peut basculer du côté progressiste comme elle peut basculer du côté néolibéral.

À mon avis, il faut à tout prix éviter tout ce qui pourrait ressembler à de nouveaux dualismes. Il faut, par exemple, éviter que certaines catégories sociales se retrouvent avec les vrais emplois et les autres avec les activités socialement reconnues. Ex. : les vrais emplois aux hommes blancs entre 30 et 45 ans, et les activités aux femmes, aux immigrés, aux jeunes, aux vieux et en général à tous ceux qui n’ont pas accès aux vrais emplois.

Les dés ne sont pas joués d’avance. C’est peut-être naïf, mais je ne crois pas toutes ces histoires d’horreur selon lesquelles les structures sont immuables et écrasent complètement les acteurs. En d’autres mots, je ne crois pas à une économie téléguidée unilatéralement par les transnationales et la Banque mondiale. Sans nier le pouvoir immense de ces institutions, je crois qu’il y a pour les forces démocratiques un champ à investir; je crois que nous devons agir pour que le funambule bascule du côté de la démocratie, de l’inclusion et de la participation sociales.

Le pari est effectivement risqué. Mais nous n’avons guère le choix, parce que ce n’est pas en revendiquant un peu plus des vieilles solutions que nous résoudrons l’immense problème de l’exclusion.

§

Martine D’AMOURS, journaliste et sociologue, chercheure à l’Institut national de recherche scientifique (INRS) et à l’Institut de formation en développement économique communautaire (IFDEC).

Source : D’AMOURS, Martine, « L’exercice de la citoyenneté dans une économie excluante », Dossier du Congrès – 1997 – Pour une nouvelle citoyenneté, Montréal, 1997, p. 4-8.

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