Karl LÉVÊQUE

Notre action doit se porter en premier lieu vers ces hommes et ces nations qui, à cause de diverses formes d’oppression et à cause du caractère actuel de notre société, sont victimes d’injustice silencieuse et sont même privées de la possibilité de se faire entendre. Ainsi en est-il, par exemple, des migrants, contraints bien souvent à quitter leur patrie pour chercher du travail, en face de qui, en maints endroits, les portes se ferment à cause d’attitudes discriminatoires, ou qui, si on leur permet d’entrer, sont souvent obligés de vivre dans l’insécurité, en étant traités d’une manière infrahumaine. (Justice dans le monde.)

L’encyclique Evangelii Nuntiandi affirme qu’

il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans les tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives mais aussi d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut (no 19).

L’exigence missionnaire n’est donc pas satisfaite par le seul « voyage », le simple fait pour le missionnaire d’être expatrié géographiquement, mais par l’effort qu’il aura déployé pour transformer des « zones d’humanité » (Id. 19) par les valeurs de l’Évangile. Traditionnellement, le terrain de mission était le Tiers-Monde. Ce concept désigne actuellement une réalité qui n’est plus géographiquement circonscrite aux pays de l’hémisphère sud. C’est une zone d’humanité particulièrement mouvante, et partout caractérisée par son rapport avec un « monde » plus riche, plus puissant et plus industrialisé. Pour le missionnaire qui a compris à quel point le combat pour la justice est « une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile » (Justice dans le monde), il est impératif de s’opposer à toute exploitation des peuples pauvres par les peuples riches, d’empêcher que le « progrès des uns soit un obstacle au développement des autres » (Populorum Progressio, no 44).

Or le phénomène moderne des migrations relève d’une logique d’exploitation des plus démunis par les peuples riches : celle du capitalisme à l’échelle mondiale, qui trouve également rentable d’aller directement aux « gisements de main-d’œuvre » ou de drainer, de faire venir jusqu’à lui la main-d’œuvre immigrée « libre ». En effet, la fin de la [Deuxième Guerre] mondiale a vu la naissance d’un phénomène de migration assez particulier : tandis qu’aux 18e et 19e siècles, des esclaves étaient transportés d’Afrique en Amérique et que les colons s’implantaient d’Europe en Amérique, en Afrique et en Asie, depuis 1945, ce sont des populations ouvrières des pays dits du Tiers-Monde qui se déplacent vers les pays industrialisés. Le démographe A. Sauvy – qui jadis avait lancé le tendancieux concept de sous-développement – publiait en 1962 un article étonnant intitulé « Le renversement du courant d’immigration séculaire » (dans la revue Population), où il tâchait de comprendre pourquoi la Grande-Bretagne et d’autres contrées d’Europe étaient devenues, depuis une génération, des pays d’immigration.[1]. Il concluait ainsi :

Jusqu’ici en tout cas, aucun processus d’expansion n’a pu être réalisé dans aucun pays à population stationnaire et sur des prix stables. Dans les conditions actuelles, le développement de la production appelle une augmentation continue de la population.

A. Sauvy a eu le mérite de percevoir et d’affirmer très clairement que l’expansion n’est possible que par la mobilisation de forces de travail arrachées à d’autres modes de production (c’est-à-dire venant soit de la paysannerie du même pays, soit de pays dominés avec lesquels le pays industrialisé entretenait déjà certains rapports bilatéraux sur le plan économique ou politique). Il faut bien songer à ceci que les mouvements migratoires ont coïncidé toujours avec des regains de la croissance économique : le début du siècle aux États-Unis, l’après-guerre au Japon et dans certains pays européens, et plus récemment les surprenantes migrations à l’intérieur même du continent africain. Pour que le capitalisme se reproduise, c’est-à-dire qu’il croisse selon la logique de son développement, doivent croître proportionnellement les forces productives sur lesquelles il s’appuie et, parmi celles-ci, en premier lieu la force de travail qui doit augmenter en qualité et en quantité.

La croissance économique ne semble possible que par l’apport gratuit en force de travail que représentent ces transferts vers les zones d’emploi. La « gratuité » doit s’entendre ici dans le sens suivant : le pays qui va utiliser cette main-d’œuvre n’aura contribué en rien à tout ce qui a constitué sa « reproduction », i.e. son entretien et son éducation depuis la naissance jusqu’au moment où elle entre dans l’âge de travailler. Le pays industrialisé hérite gratuitement d’une populaire « active » (c’est-à-dire en âge de travailler et bien portante sinon toujours préparée professionnellement) et pour laquelle il n’a pas payé l’« élevage » et l’éducation, fût-elle minimum. Et c’est tout de suite un gain énorme. On évalue à $30,000  le coût d’entretien et de préparation d’un travailleur de 18 ans, non qualifié. À combien évaluer celui d’un médecin ou d’un ingénieur qui a reçu l’éducation dans son pays d’origine… très souvent gratuitement, c’est-à-dire à même les taxes prélevées sur le gagne du petit paysan analphabète de son pays ? En multipliant ces chiffres par le nombre d’immigrants, on peut voir le cadeau que font aux pays industrialisés ces économies appelées « sous-développées » ! On a calculé que le capitalisme international tire annuellement des migrations de travailleurs une somme de 40 milliards de dollars !

Le phénomène est encore plus odieux dans le cas des migrations tournantes ou saisonnières. Car alors, le patron paie le salaire direct pour le travail individuel exercé. Mais le salaire indirect que l’État assure par la voie de la sécurité sociale, les subventions scolaires et les allocations familiales pour l’entretien de la famille du travailleur et l’éducation de ses enfants, n’est pas payé au travailleur immigré qui n’est que de passage. Ce travailleur défraie lui-même, à partir de l’économie domestique où le reste de sa famille fonctionne dans son pays d’origine, les coûts de cette reproduction d’une force de travail qui est utilisée, avec un minimum de frais, par le grand pays industrialisé. Autrement dit, la reproduction et l’entretien de la force de travail ne sont pas assurés dans la sphère de la production capitaliste, mais nécessairement renvoyés à la responsabilité d’un autre mode de production, en l’occurrence, le pays pauvre.

Les pays d’Europe, après la guerre, ont utilisé au maximum la migration tournante – les travailleurs portugais, italiens ou africains font 2 ou 3 ans en Allemagne et en France, puis retournent chez eux. Le miracle économique allemand s’est fait en grande partie sur le dos de dette politique systématique de main-d’œuvre à bon marché. Et voici que le Canada étudie un projet de loi (C-24) où se systématise l’utilisation de l’immigration temporaire (art. 26.27, art 14 à 17). Des « travailleurs étrangers », acceptés comme tels au pays pour un temps déterminé – le temps dont on en aura besoin – et, pire encore, des « immigrants sous condition », seront acheminés vers les régions reculées, vers les tâches difficiles ou mal vues, bref, vers les branches de l’industrie mal rétribuées et dont l’instabilité fait fuir la main-d’œuvre nationale.

La main-d’œuvre sert donc à constituer un double marché de l’emploi : le premier, stable, pour les travailleurs nationaux; le second, essentiellement instable, pour les étrangers. On a fait l’essai en Suisse de relever les salaires des balayeurs de rue, et ce travail a immédiatement intéressé la clientèle stable. Par contre, une industrie comme le vêtement (ou le textile) au Québec, n’intéresse que les Indiens, les Italiens ou les Haïtiens. Dans certains pays, l’instabilité de la main-d’œuvre étrangère est entretenue par l’État lui-même qui organise ou tolère une immigration clandestine. Le caractère provisoire, voire conditionnel du statut même des travailleurs immigrants, en fait une main-d’œuvre docile, prête à tous les chantages du patronat. Les autorisations de travail accordées pour un temps limité (avec les multiples démarches que cela impose au travailleur immigré, souvent peu familier avec les dédales ou l’arbitraire de l’administration) semblent inventées par le gouvernement pour renforcer cette instabilité.

De manière générale, les travailleurs immigrés jouent le rôle « d’armée industrielle de réserve », de masse salariale tampon qui permet à l’État industriel de s’accommoder à peu de frais des aléas de la conjoncture économique. Tantôt, leur présence crée sur le marché du travail une concurrence qui maintient le plus bas possible les salaires, et tantôt, en période de récession, par le ralentissement de l’émigration et le non-renouvellement des contrats (la sécurité d’emploi n’existe jamais pour eux), ils servent de « volant de main-d’œuvre ». Tout ceci était avoué très clairement par un chef d’État européen, en 1972, qui disait : « L’immigration permet d’avoir une certaine détente sur le marché du travail et de résister aux pressions sociales ».

Un autre point sur lequel il faut insister, est la fonction corollaire, obligée, de ce qu’on peut appeler le racisme ou la xénophobie, bref de toute une série de préjugés qui ont un rôle précis par rapport à l’économique. Il s’agit de tout un ensemble d’idées latentes, de sentiments collectifs confus, qui sont là pour renforcer, guider, justifier, faciliter le fonctionnement du double marché dont on a parlé plus haut. Tous ces préjugés anti-polonais aux États-Unis au début du siècle, anti-italiens à Montréal, anti-arabes en France, anti-haïtiens en République dominicaine, permettent de considérer moins qualifiés a priori les travailleurs d’origine étrangère, et de les diriger arbitrairement, par ce jeu truqué – et inconscient – vers les emplois les moins pays et les moins stables. Le racisme et la xénophobie ou toute autre idéologie discriminatoire sont essentiels au fonctionnement du double marché du travail.

Ils entretiennent la peur chez la population de travailleurs immigrés qui aurait peut-être davantage de raisons de se révolter. Cerner par une population hostile, en butte aux préjugés des autres travailleurs, ils se trouvent placés dans un climat social défavorable à l’expression de toute revendication (ce sont donc des scabs en puissance).

Il contribue à diviser la classe ouvrière sur la base de particularités ethniques, culturelles auxquelles les travailleurs étrangers sont renvoyés pour se reconnaître, s’identifier ou s’organiser.

Dans le Rapport sur la politique de l’immigration présenté par la Ligue des Droits de l’Homme à la population ainsi qu’aux gouvernements d’Ottawa et de Québec, en février 1976, on pouvait lire :

Seule une politique de l’immigration fondée sur le droit nous oriente vers la justice et le partage des biens, tandis qu’une politique basée explicitement sur le privilège introduit la loi de l’arbitraire et entraîne la négation des droits humains fondamentaux (p. 26-27).

Cette prise de position, dite de valeur, a été ridiculisée comme étant romantique et sentimentaliste. Mais le caractère odieusement arbitraire de nombreux articles du récent projet de loi C-24 donne amplement raison aux appréhensions de la Ligue des Droits de l’Homme.

Actuellement, la conscience chrétienne remet en question le trop facile dédouanement que les pays riches se donnent vis-à-vis du Tiers-Monde dans les programmes d’« aide » économique, puisqu’il est abondamment démontré qu’en fonction de la structure des échanges et de la politique d’investissement de capitaux, ils leur enlèvent d’une main ce qu’ils avaient donné de l’autre. Il nous faut maintenant aller plus loin, et découvrir la contradiction qu’il y aurait entre la générosité missionnaire du Canada (à l’extérieur de ses frontières) et une politique d’immigration à l’égard du Tiers-Monde que ce même pays se serait votée pour servir ses propres intérêts économiques sur la base d’une exploitation de la main-d’œuvre importée.

Avons-nous, comme chrétiens, le droit d’accepter que l’immigration qui vient du tiers-monde vers notre propre pays repose aussi cyniquement sur la logique des rapports entre le riche et le pauvre, le puissant et le démuni? Si c’est un problème de valeur, demandons-nous quelles sont celles des Béatitudes que nous avons MISSION de proclamer.

(Ce texte reprend les grands thèmes d’une communication orale donnée à la Consultation Œcuménique du Québec sur les problèmes québécois.)

§

Karl LÉVÊQUE, Compagnie de Jésus.

Source : LÉVÊQUE, Karl, s.j., « L’immigration ou le “cheap labor” à portée de main », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. XVIII, no 1, février 1977, p. 25-30.


  1. Bernard Granotier, dans Les travailleurs immigrés en France, Maspéro, 1970, donne des chiffres qui montrent pour l’Allemagne de l’Ouest un pourcentage de la main-d’œuvre totale qui voit passer sa proportion d’immigrés de 0,8 % en 1959 à 6 % en 1966. Le pourcentage de travailleurs immigrés en Suisse passe de 7 % en 1950 à 18 % en 1964. Et la petite Angleterre qui recevait, en 1953, 2 000 immigrés de couleur, en recense 125 000 nouveaux en 1961.

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