Mary L. McDONALD
Inscrivent-elles sur leurs cartes « Avec nos respectueux dommages »? Il y a déjà un bon bout de temps que les sociétés multinationales suscitent de vifs débats dans toutes les régions du monde. « Néo-impérialisme », grognent les uns. « L’un des moyens les plus rapides d’assurer un transfert de capitaux aux pays qui en manquent », disent les autres. De toute façon, l’impact de ces géants sur le développement international est réel. Après les craintes que formule ici Mary McDonald à propos des dommages, plus ou moins respectueux des indépendances nationales, que ces sociétés peuvent cause dans les pays du tiers-monde, d’autres points de vue seront exposés dans de prochains numéros de COOPERATION CANADA.
D’abondantes statistiques, tirées des écrits sur le développement, démontrent les disparités qui existent entre les « nantis » et les « pauvres » du monde. Six pour cent de la population mondiale habitent les États-Unis et contrôlent de 35% à 40% du revenu mondial annuel. Des cent entités économiques les plus importantes du monde, on n’en compte que 50 qui soient des pays, les autres étant des sociétés multinationales, aux deux tiers américaines.
Les géants américains produisent à l’étranger l’équivalent du quart du produit national brut américain, c’est-à-dire le quart d’un trillion de dollars. Aux États-Unis mêmes, les 100 plus grandes sociétés (dont l’ITT) ont étendu leur contrôle à plus de 40 % de l’économie américaine au cours des deux dernières décennies et les 200 plus grandes sociétés contrôlent près de 69 % de cette économie.
Le contrôle exercé sur les marchés du tiers-monde perpétue l’exploitation de ses ressources naturelles, l’exploitation de ses produits de base et l’importation de biens manufacturés. Les sociétés européennes et japonaises se sont maintenant jointes aux sociétés américaines dans la quête de bases économiques et de consommateurs dans le tiers-monde. Les victimes de ces attentions, privées de ressources en capital suffisantes dans leur propre pays, ne peuvent espérer engager la lutte pour le contrôle de leur économie. Le champ est donc ouvert aux rivalités entre nations industrialisées, lesquelles pourraient d’ailleurs éventuellement coopérer pour contrôler les marchés du monde sous-développé.
« Stabilité d’accueil »
L’expansion des sociétés multinationales exige un climat de « stabilité » dans le pays d’accueil. Ce sont les pays voués au statu quo qui offrent les meilleures garanties que les investissements des sociétés ne seront pas nationalisés. Les révolutions et les bouleversements sociaux ne sont pas générateurs de dividendes pour les actionnaires.
L’intervention directe des investisseurs étrangers dans la politique interne d’un pays d’accueil prend parfois la forme de chantage auprès de l’élite dirigeante ou de contributions substantielles aux campagnes électorales. Même sans ingérence aussi flagrante, le simple fait qu’une société mère soit une personne morale soumise aux lois de son propre pays suffit à la soustraire aux lois du pays d’accueil.
L’histoire ne manque pas d’exemples où l’intervention politique et militaire a suivi les investissements étrangers. Ainsi, au début du dix-septième siècle, la Compagnie anglaise des Indes orientales s’établissait en Inde dans un but commercial, mais son expansion rapide, grâce à l’achat de propriétés et d’entrepôts et au recrutement de gardes armés pour protéger ses intérêts, l’entraîna facilement à intervenir directement dans une querelle locale, à déposer le dirigeant bengali et à étendre son pouvoir sur une grande partie du sous-continent. Sans remonter si loin dans le temps et l’espace, la United Fruit Compagny a provoqué la naissance de « républiques de bananes » en Amérique centrale et a maintenu leur existence, se subordonnant ainsi, de facto, la souveraineté des gouvernements locaux.
Profits et pertes
Les investisseurs, par les opérations de leurs filiales à l’étranger, peuvent représenter une source de recettes fiscales pour le pays d’accueil. Par contre, comme c’est le cas au Canada, le gouvernement d’accueil peut sentir le besoin d’offrir des stimulants et abattements fiscaux afin d’attirer le capital « de développement ». En se servant des statistiques publiées par le département du Commerce américain, Kari Levitt a démontré qu’au cours de la dernière décennie, les sociétés américaines avaient retiré du Canada 2 625 millions de dollars sous forme de dividendes, d’intérêts et de redevances. En outre, s’il se produit une récession économique dans le pays des sociétés mères, les opérations et le personnel des filiales sont les premières victimes des coupures dans le budget.
Le système des filiales a donné naissance à une classe de gérants recrutés parmi les ressortissants du pays d’accueil et dont le pouvoir réel est limité aux décisions intermédiaires ne touchant que les opérations quotidiennes. Les plus hauts postes de direction sont réservés aux citoyens du pays de la société mère. Les titulaires de ces postes forment un groupe culturel homogène ayant accès aux connaissances et aux renseignements et participent à l’élaboration des politiques et aux décisions finales. Ce sont eux qui peuvent diffuser l’information dans l’intérêt de leur société et qui peuvent utiliser, à cette fin, la science et la technologie modernes. Leur connaissance et leur contrôle du marché leur permettent d’influer sur le climat social, politique et culturel du monde sous-développé. On a déjà soutenu assez ironiquement que le développement d’un pays sous-développé ferait un bond vers l’avant si un réseau subventionné de télévision faisait, sur toute l’étendue du territoire, par des messages publicitaires raffinés, de la réclame pour tous les produits inédits du monde occidental. On pourrait ainsi « développer » chez les téléspectateurs des besoins artificiels, auxquels seule peut répondre la société de consommation, milieu d’élection des sociétés multinationales.
Vision « fermée » du développement
Avec l’annonce de la première Décennie pour le développement (les années ’60), les Nations Unies ont tenté de se libérer du modèle de croissance purement économique en définissant le développement comme « une croissance économique plus une évolution sociale ». Le monde développé avait servi de modèle à l’élaboration de cette formule et devait stimuler l’émulation des pays sous-développés. On considérait la propagation des sociétés modernes à travers le monde comme inévitable, l’efficacité comme un impératif, l’urbanisation comme inéluctable et la société de consommation comme un modèle universel et obligatoire.
Cette vision « fermée » du développement est aux antipodes de celle prônée par des Français comme l’économiste François Perroux, le sociologue Louis Lebret et le théoricien Jacques Austruy, qui insistent sur les valeurs morales. Ces derniers soutiennent que le développement est tout simplement un moyen de parvenir à la dignité humaine. L’Amérique latine a repris ce thème et a remplacé le terme « développement » par celui de « libération ». La libération est l’antithèse de la domination, de la vulnérabilité face aux puissances qui dominent le commerce mondial et de la faiblesse des moyens de négociation vis-à-vis les investisseurs étrangers. Un peuple libéré est un peuple qui prend le contrôle de sa propre évolution.
Réorientation
Les Sud-Américains rejettent les types traditionnels de développement qui ont parfois contribué à l’industrialisation et à la croissance économique mais sans entraîner de changement fondamental dans les relations entre les classes sociales ou la distribution de la richesse et du pouvoir. Ils se tournent plutôt vers la Chine, Cuba et la Tanzanie, pays où les sociétés multinationales n’ont pas installé de filiales ou ont été nationalisées. En Chine, on a éliminé la famine générale et aboli le système féodal; Cuba s’est dégagé de sa dépendance servile à l’endroit des États-Unis et a réussi à s’affirmer face à l’Union soviétique, dont elle reçoit pourtant une importante aide financière, technique et militaire. On admire la Tanzanie parce qu’elle a subordonné l’appât du gain économique à la création de nouvelles valeurs africaines fondées sur d’anciennes coutumes communautaires.
Peut-on compter que les sociétés multinationales s’efforceront de répondre aux véritables besoins du monde sous-développé et l’aideront à prendre le contrôle de sa propre destinée? Les sociétés multinationales, dont les centres de planification et de prise de décision, les investisseurs et les bénéficiaires se trouvent à de très grandes distances de leurs champs d’activité dans le tiers-monde, n’ont pas répondu aux besoins des deux tiers de la population qui forment la base de la pyramide humaine; elles se sont surtout préoccupées de satisfaire les désirs des nantis. Dans l’ensemble, les sociétés multinationales défendent leurs droits acquis. L’humanisation du commerce international semble dépasser les élites dirigeantes des sociétés d’investissement et leurs homologues des pays d’accueil. C’est donc à la masse, aux démunis, que revient la tâche de réorienter le développement de façon à effectuer de véritables changements et à prendre en charge leurs vies et leur milieu.
On a dit que les nations sous-développées ne peuvent pas, individuellement, faire concurrence à l’efficacité, à la puissance et à la compétence technique des sociétés multinationales et lutter contre le pouvoir militaire et politique des pays de ces sociétés multinationales et lutter contre le pouvoir militaire et politique des pays de ces sociétés mères. La création d’unités économiques plus importantes dans le tiers-monde contribuerait peut-être à diminuer cette dépendance. Il serait probablement salutaire pour le tiers-monde, comme pour l’autre, de réexaminer les notions de « modernisation » et de « développement » non en fonction de conditions établies par un consortium de sociétés multinationales, mais par la communauté mondiale, à l’instar de certains pays d’Amérique latine.
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Mary L. McDONALD a consacré sa thèse de doctorat à l’anthropologie. À la suite d’études pratiques en ce domaine au Mexique et en Amérique centrale, elle s’est vu confier le poste de directeur des recherches au Service universitaire canadien outre-mer (SUCO).
Source : McDONALD, Mary L., « L’impact des sociétés multinationales sur la “Libération” du Tiers-Monde », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. XII, no 1, février 1973, p. 35-38.