André BEAUCHAMP

Je tiens d’abord à vous remercier de l’invitation que vous me faites. C’est un honneur mais également un défi. Ma tâche aujourd’hui n’est pas de vous faire plaisir en vous disant ce que vous voulez entendre. Elle est de vous déranger un peu pour vous aider, si possible, à aller plus loin et d’ une manière plus efficace dans les engagements qui sont les vôtres.

Dès le départ, deux choses m’impressionnent chez vous. D’abord votre constance et votre persistance qui vous ramènent, chaque année, à poursuivre votre réflexion d’une manière soutenue et systématique. C’est du travail à longue haleine qui dessine un parcours et construit une tradition. Il me semble être venu chez vous, dans les années soixante-dix, invité par Karl Lévêque. J’avais parlé sur le conflit. Bravo donc pour la ténacité qui est un fruit de l’espérance.

Ce qui frappe aussi chez vous, c’est la volonté d’un regard croisé dans une perspective internationale : Nord-Sud, diversité de cultures et de disciplines, va-et-vient de la théorie et des expériences-terrain. Sur ce point encore, il y a une fidélité qui ne se dément pas. On peut le constater cette année encore. Consentir à apprendre les uns des autres, consentir à écouter, à se laisser interpeller.

Le premier titre retenu pour la présente conférence était celui de l’éthique environnementale. J’élargirai mon propos à l’urgence d’agir mais je dirai tout de même un mot sur l’éthique, ayant déjà publié une Introduction à l’éthique de l’environnement (Montréal, Éditions Paulines, 1993, 222 pages).

Quelques mots sur l’éthique de l’environnement

La question de l’éthique écologique, ou encore de l’éthique de l’environnement, est une question importante, toujours actuelle et toujours difficile. La tradition chrétienne, sauf de rares exceptions comme chez François d’Assise, ne tient pas vraiment compte de la relation à l’environnement. L’éthique au sens fort n’intervient que dans les rapports de sujet à sujet : de l’homme à Dieu, d’être humain à être humain. C’est une conception juridique de l’éthique. Ce semble être là le sens de la tradition du Décalogue ou encore des deux Tables. L’éthique de l’environnement a consisté à élargir la préoccupation éthique pour déborder ce cadre trop étroit : éthique biocentrique, écocentrique, voire cosmocentrique. Ce que l’on appelle une approche deep qui n’a pas plus comme point de départ de placer l’être humain au centre. Aldo Leopold dit qu’il faut abandonner la conception abrahamique du sol, entendez du territoire. Beaucoup d’auteurs ont donc voulu dépasser l’anthropocentrisme de la conception biblique et ont cherché un autre point de départ. Cela nous a valu d’innombrables débats sur la valeur intrinsèque ou inhérente de la nature. Débats qui risquent d’être oiseux ou qui finissent par distiller une haine ou un mépris pour l’humanité, une espèce d’antihumanisme. Ce jugement me semble exagéré. Mais pour un auteur critique comme le philosophe français Luc Ferry, la deep ecology est un écofascisme.

Vous connaissez tous ici les exigences du langage inclusif. Par le poids de la règle voulant que le masculin l’emporte sur le féminin, la langue a dérapé vers le machisme excluant de fait la femme hors du discours usuel sur l’être humain. La grammaire cachait un a priori inconscient. Le trop long silence a conduit à l’exclusion. De même, à ne parler que de l’être humain, l’éthique a exclu la nature de son horizon, l’a instrumentalisée à l’extrême. Désormais, il faut réintroduire la nature dans le discours éthique. La question n’est pas de savoir abstraitement si une roche, l’eau, un arbre, un animal ont des droits et lesquels; elle est de savoir si nous, nous avons des responsabilités à leur égard. Et la réponse à cette question est oui. Oui, parce que la nature est en nous et que nous sommes dans la nature. Une part de nous est eau, air, sol, plante, animal.

Être responsable de la nature signifie en prendre soin. C’est la respecter, l’aimer, la traiter avec douceur et respect. Il n’y a pas de honte à vivre de la nature. C’est le diktat de notre condition charnelle. Mais l’impérialisme humain à outrance est une perversion et une grande bêtise.

Ceci dit, le risque d’un certain antihumanisme reste présent. Il y a toujours des courants fortement hostiles à l’être humain. Une des sources de ce courant de pensée nous vient d’un pasteur anglican, Thomas Robert Malthus (1766-1834), dont le livre Essai sur le principe de population (1803; Le Monde/Flammarion 2010) affirme que la population grandit selon un ordre géométrique (2,4,8,16) alors que les ressources, elles, suivent un ordre mathématique (1,2,3,4). Malthus arrive à deux conclusions : limiter les naissances et laisser mourir les pauvres lesquels sont, de toute manière, les plus reproductifs. Darwin sera très marqué par cette idée. Au fond, les pauvres seraient les perdants de la course à la survie. Mieux vaut les laisser disparaître. Malthus n’est pas antihumaniste comme tel, mais son mépris des pauvres et sa peur du manque de ressources le rendent fortement antisocial. On comprend qu’en retour, opter pour la protection du milieu écologique exige de s’opposer à l’être humain à cause de cette tension entre ressources et population.

C’est contre ce courant que l’on pourrait appeler élitiste qu’une part de l’éthique environnementale a développé un discours social très appuyé. On le doit, entre autres, à la Commission Brundtland dont le rapport (Notre avenir à tous, 1967) est très soucieux du sort des pauvres et de la satisfaction prioritaire de leurs besoins. On le doit aussi à des penseurs comme Murray Bookchin et Leonardo Boff. Le combat social et le combat écologique sont un même combat. C’est la même logique qui avilit la terre et avilit les hommes, le même rapport de domination et d’exploitation. On retrouve la même analyse chez Carolyn Merchant à propos de l’écoféminisme. La misère est la pire pollution car elle enferme l’être humain dans le présent (survivre à tout prix) et l’empêche de penser et d’agir à long terme avec la nature. Vous qui êtes des militants sociaux, vous comprenez ces choses. Mais peu de gens encore le comprennent vraiment. D’où l’image souvent répandue que l’écologie est un luxe de riches, une préoccupation d’esthètes (des fleurs et des petits oiseaux) alors que la lutte écologique est l’une des conditions de la lutte sociale. Ainsi, les milieux syndicaux sont souvent très axés sur le court terme et fascinés par le productivisme. Chez eux, par exemple, les projets routiers et miniers, les barrages, les grands travaux sont vus comme exaltants. Avec eux, il faut parvenir à procéder à une analyse de second niveau pour tempérer ce désir de créer des jobs à tout prix et intégrer le calcul des externalités sociales et écologiques dans l’évaluation globale de l’opportunité sociale. Sur ce point, je dois dire, la culture ouvrière a beaucoup progressé.

Pour ce qui est des exigences d’une éthique verte, nous les connaissons bien en théorie. La vulgate de l’éthique écolo nous harcèle sans arrêt. Économiser l’énergie, gérer ses déchets, préférer les transports publics, ne pas boire d’eau embouteillée, acheter localement, manger moins, manger mieux, planter un arbre, laver ses vitres avec du vinaigre plutôt qu’avec du Windex, imprimer recto verso et ainsi de suite. Pour ceux et celles qui ont une fibre sociale, ajoutons : défendre le droit des pauvres, lutter contre la répression policière et la conception primitive de la justice mise de l’avant par les Conservateurs, exiger des débats publics, changer la loi des mines, etc. La liste n’en finirait pas. Regardez votre poster. Cela fait 20 ans, 30 ans que nous répétons les mêmes slogans. Argent, mondialisation, déforestation, pollutions. L’éthique écolo nous offre une aura de bonne conscience, une espèce de rectitude politique, un prêt-à-porter du meilleur ton.

L’éthique à l’épreuve

Dans la réalité toutefois, une autre éthique a cours, car il faut bien vivre : les gens votent à droite, la consommation augmente, l’économie se mondialise par-dessus les États, les écosystèmes se déglinguent. Les jeunes sont militants à 18 ans, mais à 25, ils aspirent au luxe et au confort. On jette la nourriture dès que la date de péremption inscrite sur le contenant est atteinte, sans prendre le temps de sentir et de goûter par soi-même. Pourquoi ici le diktat technique prévaut-il sur ce que la nature nous a légué au long des millions d’années? La « vraie vie » serait l’option écologique. La « vie vraie », c’est la spirale consommatrice. Je pense à la lettre de Paul aux Romains

Je ne comprends pas ce que je fais : car je ne fais pas ce que je voudrais faire, mais je fais ce que je déteste (…) ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas. (Rm 7, 16.19) (Traduction en français courant).

L’analyse de Paul n’est pas sociale. Elle est spirituelle : ce n’est plus moi qui agis ainsi mais le péché qui habite en moi (Rm 7,30). Il cerne ce que nous appelons le « serf » arbitre, c’est-à-dire la liberté servile. Mais il est légitime de faire également une analyse culturelle et sociétale de ce phénomène : nous sommes des milliers à voir, à comprendre, à désirer. Mais à ne pas faire. Les plus convaincus d’entre nous sont objecteurs de croissance, simplicitaires et militants. Mais globalement le navire amiral poursuit sa route. D’où l’urgence d’agir.

Planète en péril?

Vous avez choisi comme titre : Notre planète en péril. C’est une métaphore. En tant que planète, la Terre n’est pas en danger. Elle tournera encore autour du Soleil pendant quelques milliards d’années. Dans le jeu métaphorique mis en œuvre ici, nous attribuons à la terre un caractère personnel : la Terre est quelqu’un de vivant, qui souffre et qui peut mourir. C’est la figure mythique de Gaïa. Je ne suis pas tout à fait confortable avec ce genre d’archétype. Quand on parle de la Terre comme d’une personne, d’une femme violée, comme de la déesse primordiale, on met en œuvre une symbolique d’une très grande portée. L’œuvre de Freud repose sur l’analyse du meurtre du père. Ici, on suggère le meurtre de la mère. Je m’en suis expliqué un peu dans mon livre Changer la société, à propos de la violence sacrificielle, de la violence sacrée. Dans une culture de cueilleurs-chasseurs, la relation à la mère nature se fait dans le cadre d’un échange symbolique harmonieux. Le passage à l’agriculture amène une rupture, induit un rapport de domination sur la nature. D’où le rite compensatoire de l’offrande de la dîme et du sacrifice du premier animal qui brise le sein maternel, incluant souvent le sacrifice du fils aîné. Ici, la tradition biblique marque son désaccord par le récit du sacrifice d’Isaac. Le passage à l’âge technique transforme à nouveau, et de façon radicale, notre rapport à la Nature et peut donc donner naissance à de nouvelles formes de violence sacrée. L’insistance sur la Terre-Mère peut donc accentuer la culpabilité inconsciente et légitimer de nouvelles formes de violence compensatrice. D’où ma réticence. La planète telle qu’elle est actuellement, est le fruit d’un processus d’évolution de la vie, processus qui a mis en place l’atmosphère actuelle, constitué sa couche d’ozone et élaboré divers mécanismes d’homéostasie, lesquels en retour favorisent d’autres formes de vie, dont la nôtre. Il faut parler de coévolution. Pour moi, la nature est un processus et non une divinité. Par son expansion, l’humanité menace actuellement certaines formes de vie. Nous sommes une espèce invasive, délinquante. C’est le défi de la biodiversité, vaste héritage maintenant fragilisé. Si les humains disparaissaient, la vie poursuivrait son chemin autrement. Si les humains continuent comme ils vont, ils risquent de perturber profondément l’équilibre et les mécanismes d’homéostasie en place, de faire disparaître de nombreuses espèces et, ultimement, de faire disparaître l’humanité elle-même. Cela fait-il de la Terre une planète en péril? Je n’en suis pas sûr. Mais il y a certainement une humanité en péril, non pas nécessairement dans le sens d’une disparition de l’espèce humaine comme telle, mais plutôt d’une série de bouleversements tragiques des sociétés humaines existantes. Djared Diamond a étudié ce phénomène de l’effondrement des sociétés.

Il existe dans la tradition humaine un concept de solidarité entre les générations que l’on peut appeler le patrimoine. Le patrimoine est ce que l’on hérite des ancêtres et qu’on lègue à son tour aux générations suivantes, si possible en l’améliorant : une propriété, une ferme, une bibliothèque, un capital, une culture, un art de faire, des techniques, de la science. Chacun de nous a un devoir de mémoire pour empêcher les anciens de sombrer dans la mort de l’oubli. Il a aussi un devoir de solidarité envers ses descendants, ce que Hans Jonas a appelé Le principe responsabilité. C’est le fondement de l’éthique intergénérationnelle. Or, l’accélération du changement induit par l’essor et l’impérialisme de la technique menace le rythme de l’histoire, survalorise le présent et nous lance dans ce que Paul Virilio appelait la « vitesse de libération ». Nous sommes happés hors du temps, sans racines ni mémoire, sans passé et bientôt sans avenir. Qui se rappelle du temps d’avant la révolution tranquille, dite grande noirceur? Qui se rappelle d’Alfred Laliberté après l’effacement du Refus global ?

Nous allons encore au cimetière du Père-Lachaise nous recueillir sur la tombe de Musset, à l’ombre d’un tilleul, mais qui, demain ou le 2 novembre, ira au columbarium penser à tante Aurore qui avait réglé ses derniers arrangements avec un crématiste, comme le dit la réclame?

Les 4 bombes

Il n’est pas facile de saisir la crise de l’environnement — qui est une crise totale — parce que la dissociation de l’être humain d’avec le milieu est à la fois une dislocation de la nature et une destruction de l’Homme. L’un parle des mines, l’autre du Nord, du Lac-Mégantic, des gaz de schiste, au gré des incidents du jour. Pluies acides il y a 30 ans, changements climatiques aujourd’hui. Les sujets changent au gré des médias ou des groupes de chercheurs ou de militants qui agitent le drapeau. J’interviens en environnement depuis 40 ans et j’en ai vu des modes : les BPC, les barrages d’Hydro, les champs électriques et magnétiques, la MIUF, la production porcine, les autoroutes, la couche d’ozone, la vache folle, les prions de Wakerton, les catastrophes et accidents technologiques. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Le donneur d’alerte donne-t-il l’heure juste? Qui manipule qui? Les gaz sarin sont-ils pires que le napalm et les sables bitumineux pires que le nucléaire? Au jeu de l’horreur, il n’y a pas de fin.

Dans mon système à moi, je me figure la crise écologique sous la forme de quatre bombes qui agissent ensemble et sont en interrelation :

  • la bombe D, pour démographie : l’explosion de la population humaine grâce à l’hygiène, à la médecine et à la science;
  • la bombe P, c’est-à-dire la pollution surtout à cause de l’invention de nouvelles molécules qui ont un effet délétère dans le milieu;
  • la bombe C, c’est-à-dire la consommation sans cesse croissante des ressources du milieu au profit des populations humaines et au déficit des autres espèces vivantes et même du milieu biophysique lui-même;
  • la bombe I, c’est-à-dire l’inégalité entre les humains, entre les sociétés et à l’intérieur de chaque société : enrichissement des riches et marginalisation de tous les autres.

La bombe démographique est appelée à se désamorcer par elle-même par un effet biologique de compensation naturelle, par la composante de deux facteurs : le développement économique et la libération de la femme. Les classes sociales aisées font moins d’enfants. Les femmes conscientes d’elles-mêmes dépassent une conception strictement reproductive de leur féminité. Cela fait deux siècles que la question démographique est posée, souvent hélas dans une mentalité eugéniste. Il faut remonter à Malthus, à Darwin mais aussi à des dizaines d’autres. Teilhard de Chardin, il y a un siècle, estimait déjà qu’on s’en allait vers une impasse. Ici l’aveuglement des milieux religieux a quelque chose d’affligeant. Le système catholique est encore complètement bloqué. On eût pu comprendre cela en 1950. Mais en 2013, c’est à pleurer. Le ressort derrière n’est pas le respect de la vie : c’est le bon vieux machisme. Dire que cela est pire chez les Musulmans n’est pas une réponse. La lutte à la démographie galopante n’est pas un péché, mais un devoir de l’humanité. Elle passe par le développement équitable et la libération de la femme. Un autre des problèmes lié à la démographie galopante est l’invasion de la culture urbaine. L’humanité vit maintenant majoritairement en ville, dans des mégalopoles de plus en plus déconnectées du milieu écologique. D’où la perte du sentiment d’être part de la nature.

La bombe P, pollution, semble facile à contrôler : il suffirait d’encadrer l’industrie. À partir des années 70, de la Conférence de Stockholm sur l’environnement humain en 1972, le défi par excellence a été le contrôle de la pollution industrielle. On a donc créé des ministères de l’environnement, des législations, des réglementations et des contrôles; des ententes internationales; des processus préventifs d’évaluation et d’examen des impacts supposant souvent la participation des populations concernées; des recherches innovatrices pour changer les modes de production et trouver de nouvelles technologies innovantes. On aurait pu penser la partie gagnée. Mais à la génération suivante, à partir de 1990, on a commencé à déréglementer, à diminuer les contrôles, à relocaliser la production vers les pays en développement a priori moins stricts, à cultiver les pavillons de complaisance. La catastrophe de Saint-Basile nous avait alertés. Mais on découvre aujourd’hui des milliers de litres de BPC à l’abandon près de Montréal. Et ainsi de suite. La négligence est revenue, avec l’insouciance et l’irresponsabilité. Quand c’est rentable, on empoche les profits. Quand survient la crise, on disloque les entreprises ou carrément on fait faillite. Et la collectivité reste avec les sites à restaurer.

Sur la bombe C, la consommation, nous n’avons jamais progressé. C’est la débandade totale. Peut-être gérons-nous mieux nos déchets, en amont par l’allègement des emballages et l’examen des processus de production; en aval par la récupération-recyclage. Mais la consommation, elle, ne régresse pas. Les autos sont plus performantes? Mais elles sont de plus en plus grosses et il y en a de plus en plus. Les avions sont meilleurs? On va maintenant faire du trek sur l’Everest ou le Kilimandjaro et les ados font des voyages culturels en Chine ou au Viêt-Nam. À Montréal, en 2010, on a réussi à construire une nouvelle autoroute et un pont sans aucune intégration au transport en commun. Je pourrais donner des centaines d’exemples. Voir mon livre Regards critiques sur la consommation (Novalis, 2012). Tout gain écologique semble engendrer un effet rebond. Les ampoules consomment moins d’électricité : on met plus d’ampoules. Les maisons sont mieux isolées : on construit plus grand. La consommation, c’est le défi de la conscience humaine à ras-de-sol, le problème de tout un chacun. Et c’est à peine si nos Églises en parlent, tellement il va de soi qu’une consommation à la hausse est un signe de réussite et un gage de bonheur.

Je n’insiste pas sur la bombe, les inégalités et injustices, c’est votre spécialité. La pauvreté est la pire des pollutions, car le pauvre n’a pas d’avenir. Vouloir tenir compte de l’environnement suppose un regard sur le long terme. De plus, une société fortement inégalitaire est toujours une société fragile, exposée en tout temps à l’émeute, à la colère, à la folie destructrice. Mais cette leçon-là, l’humanité ne l’apprend jamais.

Depuis 50 ans à l’égard de la question écologique, nous avons fait des progrès spectaculaires, gigantesques. Mais la crise s’est aggravée parce que les quatre bombes ont progressé à leur rythme. Il y a eu fléchissement sur la bombe D, fléchissement puis relance sur la bombe P, aberration sur la bombe C et probablement stagnation sur la bombe I. Si l’idéal de justice et d’équité s’est davantage affiché, la réalité est-elle vraiment meilleure qu’avant? Dans notre pays les radical sixties nous ont fait avancer en ce sens, mais depuis quinze ans la société tend à accentuer les écarts et les inégalités.

L’évangile de Luc raconte que, sur le chemin de la passion, Jésus a croisé des femmes pleurant sur lui. Et Jésus de dire : ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants (Lc23, 28: traduction ACEBAC). Ne pleurez pas trop sur la Terre. C’est nous qui sommes en perdition.

Le caractère global de la crise

À mesure que j’avance en âge et que j’observe les efforts extraordinaires déployés depuis quarante ans, c’est le caractère global de la crise qui me frappe. Malgré Stockholm en 1972, le rapport Brundtland sur le développement durable en 1987, un rapport toujours percutant, le Sommet de la Terre à Rio en 1992 sur le développement durable, malgré les multiples conventions internationales souvent signées de bonne foi, malgré les études d’impact, les lois et règlements, le Plan vert, les Agenda 21, la mobilisation extraordinaire de tant d’individus et de groupes, la crise s’accélère. Les thèmes vedettes changent (le réchauffement climatique, les sables bitumineux, les gaz de schiste, le Grand Nord), mais le poids effarant de l’humanité sur l’écosystème s’accentue. Quand la Chine aura triplé ou quadruplé son niveau de vie, quand l’Inde aura doublé le sien, nous risquons d’atteindre un point de non-retour. C’est le thème de ce que nous appelons l’empreinte écologique. Nous consommons la Terre, nous brûlons le capital.

On a beau dire, on a beau faire, le pouvoir politique n’est pas capable de changer le cours des choses. La crise financière des dernières années nous avait donné l’occasion de réorienter l’économie. La réponse a plutôt été d’accentuer la course à la consommation. On nous a suppliés de consommer davantage. Aux États-Unis, on a subventionné les banques en faillite au lieu d’assainir le système. On a même donné des primes pour mousser l’achat d’autos neuves. On a finalement redoublé la crise en voulant l’enrayer.

Dois-je rappeler que nous avons eu deux assez bons ministres de l’environnement au fédéral : l’un s’appelait Lucien Bouchard qui a proposé le Plan Vert et l’autre Jean Charest, porte-parole à Rio. Le premier est un des leaders favorables à l’exploitation rapide des gaz de schiste et l’autre promet un avenir rayonnant grâce au Grand Nord. Madame Marois s’est montrée prudente et réservée sur le gaz de schiste, mais les forages pétroliers sur l’Île d’Anticosti semblent bien lui sourire.

La politique n’est ni vaine, ni banale. Elle possède un pouvoir symbolique extraordinaire et parvient souvent à infléchir des choses sur le long terme même si l’actualité dicte l’agenda. Mais la politique ne suffit pas, car l’électoralisme actuel repose sur la démagogie. La crise n’est pas gouvernementale, mais sociétale.

La crise actuelle, c’est brutalement l’échec du développement. C’est une crise de la civilisation, de notre façon de penser le bonheur, de penser notre rapport à la Terre, de mettre en œuvre notre savoir et nos techniques. Nous répétons rituellement le mot de la Genèse Emplissez la Terre et dominez-la (Gn 1,28) alors que cette bénédiction vise l’agriculture. Nous l’appliquons naïvement à l’âge technicien. Et cela fait de notre culture une culture de prédation, de dévoration, comme disait Jean Bastaire.

Pendant que le Titanic sombrait, l’orchestre restait courageusement à bord et jouait, entre autres, une mélodie dont les mots français sont : ce n’est qu’un au revoir mes frères. J’ai l’impression que notre Église rêve encore de chrétienté et chante quelques cantiques alors que le bateau sombre. En vous disant cela, je ne vous apprends rien de neuf. J’enfonce, comme on dit, des portes ouvertes.

Ce qui m’intéresse en environnement, c’est qu’il s’agit d’une question auto-implicative. Les militants se perçoivent souvent comme des victimes et ils prennent plaisir à dénoncer les coupables. Les catastrophes servent d’exutoire à la colère. Une commission Charbonneau de temps en temps, cela nous aide à démasquer les menteurs et les profiteurs.

Mais la dénonciation prophétique des coupables n’est pas suffisante. On disait au Moyen-Âge : chacun est Adam pour soi-même. Doit-on dire : chacun est Harper pour soi-même; chacun est Bush à sa manière? Le discours que l’on tient sur le transport, les déchets, la consommation, les changements climatiques, il faut se les dire à soi-même. Et cela est infiniment difficile, harassant, écrasant. Le faire lucidement, sans morbidité. Rentrer tout au fond de soi et se redécouvrir enfant de l’univers, grain de sable enfoncé dans l’immensité de l’espace et du temps.

Le psaume 8 nous fait dire à Dieu à propos de l’être humain : à peine le fis-tu moindre qu’un dieu. Il faudrait y ajouter un autre verset à la manière de Qohélet : à peine le fis-tu plus gros qu’un grain de sable. Pourquoi donc se prend-il maintenant pour un dieu?

Le défi qui nous attend est à facettes multiples. Il est politique, scientifique, technique, social, éthique. Mais il est aussi profondément spirituel. Votre thème est : Notre planète en péril : l’urgence d’agir Je vous suggère : Nous sommes tous en péril : l’urgence d’un souffle nouveau.

Je ne dis pas cela pour décourager l’action. L’action et l’engagement sont les seules réponses responsables dans la situation présente. Je dis cela pour donner à l’action toute sa profondeur. En le disant à des gens comme vous, je sais que ma parole n’est pas inutile. Merci.

Références :

Beauchamp, André

Introduction à l’éthique de l’environnement, Montréal, Éditions Paulines, 1993
Environnement et église, Montréal, Fides 2008
L’eau et la terre me parlent d’ailleurs, Montréal, Novalis, 2009
Hymnes à la beauté du monde, Montréal, Novalis, 2012
Regards critiques sur la consommation, Montréal, 2012
Changer la société, Montréal 2013

On trouvera dans ces ouvrages toutes les références auxquelles j’ai fait allusion et bien d’autres sources.

Parmi les livres assez récents, j’aimerais signaler

Abraham, Yves Marie, Louis Marion et Hervé Philippe : Décroissance versus développement durable, Montréal, Écosociété, 2011

Ariès, Paul : La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte,

Bourg, Dominique et Philippe Roch (dir.) : Crise écologique. Crise des valeurs, Fribourg, Labor et Fides, 2010

Bourg, Dominique et Alain Papaux (dir.) : Vers une société sobre et désirable, Paris, PUE 2010

Morin, Edgar : La voie, Paris, Fayard, Pluriel, 2011

§

André BEAUCHAMP, théologien et environnementaliste. Il a participé à la création du premier ministère québécois de l’Environnement.

Source : BEAUCHAMP, André, « L’urgence d’un souffle nouveau », Dossier du Congrès – 2013 – Notre planète en péril : l’urgence d’agir, Montréal, 2013 – p. 51-59.

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