Albert DOUTRELOUX

Traiter d’un tel sujet exige qu’on prenne position entre deux extrêmes. D’une part, avec les décolonisations, les missions devaient nécessairement être prises à partie par tous ceux qui dénoncent – fût-ce par pur conformisme – toute forme de colonialisme. Il est trop évident, en effet, que l’expansion et l’établissement missionnaire aux XIXe et XXe siècle [sic] est directement et étroitement lié à l’entreprise coloniale. Mais, d’autre part, les tenants subsistent encore – et de manière aussi formaliste éventuellement – d’une glorification naïve et d’une sorte d’exploitation émotionnelle des missions. Il est, de nouveau, incontestable que le bilan missionnaire comporte maints aspects positifs et qu’il est solidaire des appuis sollicités et obtenus des pays de vieille chrétienté.

Entre le blanc et le noir, le bon et le mauvais, le triomphalisme simpliste ou intéressé des uns et le masochisme ridicule ou indigne des autres, il est impossible de décider. Tous ont tort et raison à la fois, Il est plus urgent désormais de prendre distance du phénomène et d’essayer de juger sainement et positivement de la place et du rôle des missions dans la colonisation d’abord, dans le développement ensuite.

On réunit ici colonisation et développement. Il faudra d’abord s’expliquer là-dessus. On verra ensuite comment les missions ont été compromises dans la colonisation. Et enfin il s’agira de saisir leur situation actuelle face au développement. On prend, bien entendu, le point de vue de l’anthropologue avec la vérité spécifique et aussi bien les limites de cette discipline.

1. La colonisation ou le développement: une aliénation

En quoi a consisté essentiellement la colonisation ?

On la comprend d’ordinaire comme la main-mise économique et politique d’un pays sur un autre. Ce n’est pas faux mais cela reste insuffisant. Ce genre de domination, d’impérialisme a toujours existé, existera sans doute toujours. Quel pays, quel groupe humain n’est pas de quelque manière tributaire d’un autre lorsqu’il ne domine pas lui-même cet autre? Les situations actuelles du monde occidental, économiques, sociales et politiques, nous éclairent suffisamment là-dessus. Dans le phénomène colonial une autre dimension apparaît du fait d’un décalage culturel énorme entre dominants et dominés. II n’est pas question de discuter ici de la prédominance d’une culture en soi par rapport à d’autres. Il suffit de noter que la culture et la civilisation scientifiques et techniques de l’Occident étaient radicalement différentes depuis le XIXe siècle de celles du reste du monde. En même temps, l’appareil matériel dont cette culture et cette civilisation dotaient les pays occidentaux permettait à ceux-ci d’imposer leurs manières de voir aux peuples dominés. L’Occident avait pratiquement une initiative absolue. Jadis, ou récemment mais hors du contexte proprement colonial, on pouvait par force, ruse ou accord imposer à un autre peuple un pouvoir, un circuit commercial, lui apporter et aussi bien lui emprunter des nouveautés de tous ordres. Les partenaires cependant pour présenter parfois des différences nettes et vigoureuses n’en participaient pas moins à une réelle unité culturelle. Les langues étaient différentes mais on disait les mêmes choses. On parlait de choses différentes mais on pensait selon des modes analogues. Ainsi les Hébreux de l’Ancien Testament parmi les autres peuples du Proche-Orient, puis sous la domination des Romains. Plus tard les Croisés d’Occident et les Infidèles, les Portugais de Diogo Câo et les habitants du Congo ou de Goa. Aujourd’hui, les États-Unis peuvent imposer des techniques, des situations économiques et politiques, à l’Europe ou au Canada mais ni les Canadiens ni les Européens ne sont absolument étrangers aux manières de penser des Américains des États-Unis.

Par contre, ces mêmes manières de penser et d’agir transportées dans le Sud-Est brésilien, les plaines du Gange ou les savanes voltaïques y sont totalement étrangères à celles de ces pays.

Hors de l’Occident, aucune Histoire n’a préparé à longueur de siècles cette civilisation euro-américaine du XXe siècle et sa compréhension.

Les colonisés dès lors sont des gens qui ont été forcés de vivre au XXe siècle occidental sans y avoir été préparés. D’un coup leur passé, leurs traditions, leurs habitudes de vie les plus profondes sont niées – non pas supprimées – deviennent inutiles, inefficaces, et ceci non seulement aux yeux du colonisateur mais encore aux yeux mêmes des colonisés. Ceux-ci, en effet, ont été complices de la colonisation, en quelque sorte, malgré les protestations et des révoltes épisodiques, malgré l’ambiguïté presqu’inconsciente de leur adhésion. La puissance étonnante du Blanc s’est imposée aux esprits des colonisés en même temps ou même avant qu’elle ne s’inscrive dans les faits de l’établissement colonial. Elle rend dérisoire, elle déclasse pour ces colonisés tout l’héritage de leurs ancêtres et, de nouveau, certaines nostalgies ou réticences, certaines révoltes mêmes ne changent rien à ce fait révolutionnaire.

Bref, la colonisation en tant que colonisation est une conquête au niveau culturel, au plan des manières de voir et de penser, avec l’assentiment quasi nécessaire des colonisés[1].

Une excellente preuve de cette connivence des colonisés avec les colonisateurs peut se trouver dans l’attitude générale des colonisés vis-à-vis du sous-développement. Et on passe ainsi au « développement » sans quitter la colonisation. « Développement » est un mot nouveau pour ce que les colonisateurs appelaient « action civilisatrice », et les scientistes et idéologues du XIXe siècle « progrès ». Développement peut se traduire encore par « occidentalisation ». En dépit des décolonisations, toujours définies en termes politiques et diplomatiques, le monde riche ou « développé » continue d’imposer cette occidentalisation au Tiers-Monde. Il l’impose par des pressions économiques et politiques, sans doute et comme jadis, mais aussi et surtout au niveau des modes mêmes de penser et de vivre. Un État « moderne » est un État Bureaucratique (sic). Une vie politique sérieuse ne peut être que démocratique et calquée sur les modèles, théoriques, des institutions occidentales. Une agriculture « développée » doit être mécanisée. Un enseignement de « haut niveau » se doit de copier un des systèmes euro-américains. On calcule des taux de natalité et de mortalité, des pourcentages de lits d’hôpitaux et de médecins, de revenus bruts, etc., puis on les compare à ceux des pays riches. On relève alors des déniveaux (sic) catastrophiques pour les pays pauvres et, corrélativement, on fixe à ces derniers les objectifs et les modalités de leur développement.

De nouveau ces perspectives sont adoptées et défendues par les représentants du Tiers-Monde eux-mêmes. Ces derniers semblent incapables, pour la majorité, de concevoir l’organisation et l’évolution de leurs pays en d’autres termes que les termes occidentaux, les termes de leurs anciens tuteurs. De ce point de vue, ils demeurent des colonisés et nous continuons d’être des colonisateurs. Encore une fois les déclarations de principe, les protestations contre le néo-colonialisme, les jeux du chantage et du marchandage ne changent rien au fait de base. La dénonciation du néo-colonialisme est toujours parallèle… à un nouveau pacte colonial, plus discret, même pas toujours.

Dans la décolonisation, en fin de compte, tout se passe comme si les peuples colonisés avaient simplement changé de maîtres mais non de situation. Les populations n’ont pas été plus consultées, en réalité, par les nouveaux maîtres que par les anciens. Aussi bien n’ont-elles pas ressenti parfois le départ de ces derniers comme un abandon et une trahison! Les nouveaux gouvernants ont sans doute l’alibi commode de la couleur et de la race. Mais ils ne sont certes pas a priori plus désintéressés ni plus honnêtes, au contraire. Ils sont, le plus souvent encore, beaucoup moins compétents et efficaces. Enfin il reste aussi difficile pour le peuple de s’identifier à ces dirigeants qu’aux administrateurs coloniaux puisque les premiers sont, précisément, des copies plus ou moins conformes des seconds.

Il y a certes des symptômes objectifs du sous-développement bien que les spécialistes reconnaissent de plus en plus que ces symptômes transformés sans autre avertissement en critères ne peuvent jamais être généralisés. Les faits existent, malnutrition, mortalité infantile, analphabétisme, sous-exploitation, etc…, etc…. Mais aucun de ces faits ne peut être aujourd’hui retenu comme critère absolu du sous-développement. On pourrait leur en opposer d’autres, pris en Occident ceux-ci, comme les taux de malades mentaux et d’enfants inadaptés, les symptômes de malnutrition dans l’abondance, les degrés de rationalité et d’efficacité de nombre d’administrations, la fonctionnalité des appareils « démocratiques », etc…

Dès lors, comme le phénomène colonial, les phénomènes connexes du sous-développement et du développement ne sont pas uniquement mais sont d’abord culturels. Il s’agit encore et toujours, au départ, de cet affrontement brutal, implacable, entre deux Histoires hétérogènes, de subir une civilisation étrangère avec une mentalité radicalement incapable de la comprendre, ou de tenter de reconvertir d’un seul coup toutes les acquisitions d’un passé séculaire désormais inadaptées à un monde défini par des étrangers lointains, lointains à tous les points de vue. Si les systèmes politiques sont corrompus et dysfonctionnels, c’est parce qu’on ne peut comprendre et réaliser une démocratie à l’occidental sans la longue histoire qui a préparé cette démocratie en Europe et en Amérique. Si on ne peut se servir correctement des machines, ce n’est pas faute d’habileté mais faute de pouvoir comprendre réellement ce qu’est une machine hors du contexte où elle est née très lentement. Si l’alphabétisation et l’instruction sont décevantes, il n’y a pas manque de capacités intellectuelles mais impossibilité de saisir le sens positif de l’instruction, du diplôme universitaire, hors des cultures où se sont élaborés peu à peu ces programmes, ces connaissances concrètes, ces manières de voir et d’apprendre. Du reste si nous nous regardons nous-mêmes, par-delà nos idéologies rassurantes, quel secteur de la civilisation occidentale aujourd’hui ne serait pas profondément remis en question et, dès lors, sur quel plan serions-nous réellement en droit de juger les autres?

Aussi bien en imposant à tout prix – fût-ce avec les meilleures intentions du monde – des produits et des formes de la civilisation occidentale, on restaure la colonisation avec les mêmes drames et les mêmes échecs. À vouloir à tout prix s’approprier tels quels, sans les mieux comprendre et les mieux adapter, ces produits et ces formes, on se maintient dans la situation de colonisé, avec les mêmes problèmes insolubles. Les néo-colonisés, dans une perspective simplement économique, seront toujours plus pauvres par rapport à des peuples toujours plus riches.

Pour comprendre la colonisation et les politiques de développement qui en sont le plus souvent les prolongements, nous devons donc envisager ces phénomènes d’un point de vue non pas exclusif mais néanmoins fondamental, celui de la culture. La culture est, dans son acception stricte, l’ensemble des mécanismes mentaux, la plupart du temps inconscients, qui soustendent (sic) de manière caractéristique la pensée claire, les connaissances et les croyances explicites, les réalisations de tous ordres d’une collectivité.

2. Les missions compromises

On devine sans peine que, de ce point de vue, on passe assez aisément à l’action missionnaire comme telle dans la colonisation et la décolonisation.

Il est clair, d’emblée, que les missions ont été et restent de puissants agents de colonisation ou, aujourd’hui, de développement. Au reste, elles ont depuis longtemps établi jour après jour, dans leurs publications et dans la prédication, leur impressionnant bilan. De nouveau, ni naïfs, ni masochistes, reconnaissons que leur fierté est parfois objectivement justifiée mais qu’en même temps leur gloire est souvent bien ambiguë. Aussi bien, sans parler des détracteurs systématiques, savons-nous assez le profond malaise que ressentent actuellement les missionnaires lorsqu’ils acceptent de s’interroger sur leur action, sa validité, ses modalités, ses résultats.

On ne peut sous-estimer les réalisations objectives des missions, ni leur prix humain et matériel. Dès les débuts de la colonisation, elles se sont efforcées d’humaniser celle-ci, dénonçant les abus, non sans risque parfois, soulageant les misères les plus diverses de toutes leurs forces, osant, les premières et parfois les seules, croire effectivement en l’éducabilité et la perfectibilité des « sauvages ». De là cette remarquable floraison d’œuvres de toutes sortes, du dispensaire rural à l’université, en passant par les premières formes d’animation rurale, la promotion féminine, des orphelinats, etc…C’est encore plus admirable lorsqu’on sait de quels moyens limités les missionnaires disposaient le plus souvent et quels obstacles, humains et physiques, ils avaient constemment (sic) à surmonter. De ce point de vue, on peut estimer qu’aux critiques partisanes et / ou simplistes, des chrétiens et des autres, une réponse suffit : « Allez et faites aussi bien, sinon mieux ».

Mais ici nous n’avons pas à insister sur ce bilan positif. Nous avons à nous interroger sur son ambiguïté pour comprendre les réactions négatives qu’il suscite et les interrogations graves qu’il impose aux missionnaires eux-mêmes.

Tout d’abord nous ne pouvons ignorer qu’en humanisant la colonisation les missions faisaient en même temps le jeu de celle-ci. Aussi, maints gouvernements avaient-ils comme politique, ouverte ou discrète, de favoriser l’arrivée puis l’installation de missionnaires, voire de les envoyer en avant-garde, pour fonder leur propre pouvoir sur les populations conquises ou convoitées. C’était, en plus grand, la politique appliquée déjà aux masses prolétaires de l’Europe industrielle du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Le christianisme était un facteur d’ordre, de discipline, de soumission même dans les masses, réellement un « opium du peuple ». À ces calculs, reconnaissons-le aussi, correspondait le plus souvent l’attitude des missionnaires eux-mêmes, parfaitement convaincus de la grandeur de leur mission – on peut le leur accorder bien qu’avec nuances – mais aussi de la légitimité de tout moyen apte à favoriser cette mission, y compris l’alliance, même orageuse parfois, avec les puissances coloniales et l’exercice de la force. Ils étaient aussi convaincus de la nécessité et de la grandeur de l’œuvre civilisatrice de ces mêmes puissances et surtout de celle dont ils étaient les ressortissants.

On ne peut s’étonner, dans ces conditions, de ce que les missions soient perçues comme partie intégrante du système colonial. Ce n’est même pas toujours une confusion ou alors cette confusion a été assez souvent le fait… des missionnaires eux-mêmes. Il faudrait, pour les juger sévèrement sur ce point, être certain qu’on évite désormais ces erreurs!… Rien n’est moins évident.

Ces collusions avec la société séculière sont et seront toujours la tentation ou l’erreur de l’Église, de toute église.

Dans le contexte colonial, il y a plus encore.

Le message religieux qu’entendaient porter les missionnaires était naturellement pensé comme un message éternel et universel, dépassant les barrières du temps et de l’espace, des races et des cultures. Illusion aisée lorsqu’on appartient effectivement à la race et à la culture des seigneurs et que celles-ci vous permettent toutes les initiatives tout en interdisant pratiquement aux autres de répondre. Ces derniers réagissaient-ils brutalement, du reste, les victimes de leur « barbarie » étaient autant de « martyrs » dont le sang devait cimenter la chrétienté nouvelle et exalter encore le zèle apostolique de leurs confrères et de leurs fidèles. Nous n’avons pas à juger de la vérité subjective de ces perspectives et interprétations pour les personnes engagées dans ces événements. Ceux qui payent le prix de leur conviction et de leur action ont toujours droit au respect. Pour nous cependant il reste qu’en nombre de cas tout au moins il y avait là naïveté dangereuse.

La religion des missionnaires ne pouvait pas, hors du plan des principes et d’une certaine foi, être une religion universelle. Elle prenait, et d’autant plus nécessairement que ses zélateurs ne s’en rendaient même pas compte, les formes, modes de penser, de comprendre, d’exprimer, que lui avaient imprimées la culture et la civilisation occidentale (sic). Comme toujours – c’est la servitude ou le risque de toute religion – on prenait candidement le mot pour la chose, le symbole pour la réalité. Il ne faut pas remonter à François-Xavier lui-même interdisant à ses convertis de prier pour leurs parents défunts qui étaient de toute manière en enfer. Des Africains plus récemment s’étonnaient de ce que les Pères voulaient absolument que le Ciel soit le séjour des bienheureux alors que leurs ancêtres enseignaient que le séjour bienheureux des morts était sous terre… Ce ne sont pas deux croyances qui s’affrontent ici, mais deux manières purement symboliques de les exprimer en fonction de contextes différents. Ailleurs on s’est plaint de ce que le sacrement de pénitence favorisait l’immoralité des jeunes filles et des femmes puisqu’il suffisait de passer quelques minutes dans une sorte d’armoire magique pour être quitte. Au contraire, selon les traditions, les jeunes filles étaient longuement initiées, dans le langage approprié, à leurs fonctions et à leurs devoirs et les sanctions des esprits tutélaires étaient autrement impressionnantes qu’une dizaine de chapelet! On avait livré ici des formalismes, le rituel sacramentel, sans en donner, sans savoir peut-être en donner autrement que formellement encore le sens profond. Le sacrement devenait simple magie et les statistiques remises chaque année à Monseigneur… fort discutables.

Peu de missions ont osé concevoir et adopter la règle définit quelque part en Afrique occidentale et selon laquelle on ne conférait pas le sacrement de mariage avant que la fiancée ne soit enceinte… Pourtant on sait, ou devrait savoir, qu’en de nombreuses sociétés il n’y a de mariage consommé qu’après le premier enfant, gage du sérieux et de la fécondité de l’union. Par contre, en d’autres sociétés, la nôtre par exemple, qu’y a-t-il en réalité au fond de cette exigence de virginité, d’une virginité du reste physiquement définie? Instinct de propriété brutal, et prétentieux, du mâle? Valeur authentique sans doute aussi mais qui, avec la sanction de l’Église, couvre commodément toutes les autres, moins élevées…?

S’est-on mieux rendu compte que certaines formes de pudeur pouvaient n’être que conséquence d’un climat spécifique ou plus encore de certaines idées quasi-morbides, et qu’il pouvait y avoir beaucoup plus d’impudeur ici à se couvrir le corps d’une certaine manière qu’ailleurs à le dénuder dans un tout autre contexte.

Le sens de la propriété privée répond-il à une Loi divine ou a-t-on chez nous donné la caution de cette Loi à une structure socio-économique particulière? En va-t-il différemment avec le travail gage de vertu, mesuré en temps mécanique, selon un rythme conditionné en Occident par des nécessités spécifiques, un climat particulier, une sur-valorisation surtout du profit et de l’efficacité matériels, fruit encore de la civilisation très spéciale qui se développe en Europe puis en Amérique.

Le Droit Canon, cette émanation du Droit romain revue et corrigée par le Droit occidental au cours des siècles, a souvent tranché souverainement, et candidement, des problèmes d’une rare complexité. On ignorait, par exemple, avec la plus parfaite sérénité, que la consanguinité, au-delà de limites très étroites, se définit différemment selon les civilisations —la nôtre n’étant qu’un possible parmi d’autres—, que sur cette définition se fondaient des systèmes compliqués de parenté et de mariage, que ces derniers enfin structuraient toute la société. Porter atteinte à un détail de l’ensemble compromettait ainsi tout l’édifice social.

Que dire de l’idée de Dieu même. Dans la meilleure hypothèse, on prétendait qu’elle existait naturellement chez les  « païens » mais à condition de pouvoir la ramener aux formulations scolastiques, sans tenter de saisir la spécificité et la valeur en tant qu’autre de l’expérience religieuse de ces « païens ».

On se rappellera pour terminer le sort réservé aux audacieux qui ont osé essayer de comprendre les mécanismes culturels et sociaux, suggérer des règles et des rites nouveaux, et traduire intelligemment les croyances indigènes authentiques, de la querelle des rites malabars aux aventures du Père Lebbe, en passant par le Père Ricci et combien d’autres plus obscurs.

Bref, la prédication de l’Évangile du Christ – quelqu’aient été la foi et la bonne foi, le désintéressement, l’héroïsme même de ses missionnaires – a été trop généralement et pour une part trop importante transmission pure et simple, mais, de nouveau, transmission cautionnée par le caractère magico-religieux de ses promoteurs, caractère extrêmement impressionnant en tout contexte archaïque, et couverte ensuite par l’appareil énergique, sinon rude, et efficace de la puissance coloniale.

Et on se souvient encore de ces bulletins de victoires où « l’Esprit-Saint soufflait en tempête sur les pauvres païens régénérés ». On n’a pas assez remarqué qu’il semblait souffler de la même manière pour les prophètes noirs, par exemple… Ou alors on le nommait Satan, et on parlait minorité sectaire, rébellion, anarchisme, etc…

Ailleurs, du reste, on se heurtait à un mur incompréhensible, comme en Abyssinie et en Inde. A-t-on noté que le nombre des baptêmes pouvait être, précisément, en proportion inverse du degré de culture et de civilisation des peuples évangélisés…

Aussi bien, soyons lucides, les missionnaires sont de plus en plus mal tolérés par le corps social du Tiers-Monde. Ils demeurent encore acceptables là où on ne pourrait sans grandes difficultés les remplacer. Les remplacer bien moins pour la prédication de l’Évangile que pour leur œuvre profane, écoles, hôpitaux, etc… Le clergé autochtone pour sa part devient de plus en plus indépendant, non sans pénibles tensions entre lui et les missionnaires, non sans abus parfois, non sans carences fort décevantes même. D’une part, sans doute, certains prêtres autochtones sont les frères de certains administrateurs ou de certains officiers autochtones, mauvaises copies—ou trop fidèles — des Blancs qui les ont formés, mauvaises surtout parce qu’on n’a retenu que des formalismes et qu’on se sert de ces outils ou jouets nouveaux pour reprendre à son propre compte désormais les statuts et les privilèges de ces Blancs, statuts et privilèges auxquels parfois on n’aurait jamais pu prétendre autrement, ni dans l’ancienne société ni dans la nouvelle. Mais d’autre part – et ceci exige une extrême attention – bien d’autres prêtres ou prélats, comme bien d’autres officiers ou fonctionnaires, sont tout simplement en train de se décoloniser, de revivre par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ce ne peut être sans douleur, ni même sans erreurs. Cependant, eux seuls désormais ont à en décider. Il est devenu impossible d’en juger souverainement de l’extérieur, à moins peut-être d’une conversion radicale, aussi pénible, aussi risquée, de la vieille et solide mentalité coloniale ou paternaliste. Être dérouté, choqué, scandalisé, fût-ce avec toutes les apparences d’objectivité, ne constitue plus un critère pour nos jugements ni un prétexte à intervention.

Les missionnaires font ainsi l’amère expérience de l’échec. On réalise de nouveau qu’on ne « convertit » pas avec un baptême, ni même avec un enseignement, fût-ce celui du séminaire, ni même en protégeant des fidèles dans de petits univers clos, ni enfin en « faisant du développement ».

En résumé, qu’ils le veuillent ou non, en soient conscients ou pas, quels que soient leurs prodiges d’ingéniosité, de générosité, d’abnégation et de foi, les missionnaires ont joué avec les puissances coloniales le jeu grandiose mais sans issue de l’occidentalisation du monde.

Au plan des réalisations matérielles ils ont amené, fût-ce par leur simple présence, les besoins et les réponses, les normes et les conduites, les idéologies ou les utopies de l’Occident.

Au point de vue religieux, c’est plus simple encore, ils ont enseigné une religion dont nous tentons péniblement aujourd’hui de retrouver l’authenticité…

Les missions, en tout cela, ont profité du régime colonial, de sa force et de ses contraintes, servies par son expansion et servant celle-ci à la fois.

Et pourtant, et de nouveau, le bilan des missions est peut-être à tout prendre positif. Mais avant d’en décider quelques réflexions encore.

3. Les missions décolonisées

On en vient ainsi au problème actuel de la situation des missions vis-à-vis du développement. Il serait plus exact de parler des situations des missions, mais si dangereuse que soit toute généralisation, elle s’impose ici pour faire bref.

Évitons d’abord une naïveté puérile et constatons que l’intérêt des missions pour le développement des peuples évangélisés ne date nullement d’aujourd’hui. En dépit parfois d’étiquettes nouvelles, il n’est pas un secteur de ce qu’on appelle maintenant développement qui n’ait été depuis très longtemps couvert par les missions, de l’animation rurale à l’alphabétisation, en passant par l’éducation populaire et bien d’autres initiatives encore. Le succès de ces efforts peut avantageusement se comparer à ce qu’on prétend réaliser aujourd’hui – un seul exemple, la scolarisation de l’Afrique.

Mais si rien n’est nouveau en ce domaine, si l’encyclique Populorum Progressio elle-même n’a rien innové non plus de ce point de vue, on doit s’attendre à ce que, d’autre part, les ambiguïtés profondes et dangereuses du passé affectent encore les projets et les tentatives actuelles.

Il suffit pour s’en convaincre de voir comment est fort généralement interprétée l’encyclique sur le développement. Dans la pratique au moins, on la considère encore trop souvent comme un vigoureux appel à une « super-collecte » pour une « super-mission »… Ceci a sans doute suscité énormément de générosité, de vastes projets et déjà certaines réalisations parfaitement estimables. Mais on n’a pas toujours quitté l’ancienne piste, simplement élargie sur certains points.

Pourtant « Populorum Progressio » avait apporté du neuf, et même du révolutionnaire.

Tout d’abord, elle imposait le souci du Tiers-Monde à l’ensemble des chrétiens, sans plus le limiter à quelques « missionnaires » et à leurs bailleurs de fonds.

Mais beaucoup plus encore, elle situait la solution des problèmes du sous-développement d’une part, dans la prise en main courageuse et réaliste de leurs propres destinées par les peuples intéressés eux-mêmes et, d’autre part, dans une réforme intérieure radicale des pays riches—plutôt que développés.

C’était là briser d’un coup avec le vieux et tenace paternalisme colonial, laïc ou clérical. Parlant à Québec, il y a trois ans, Mgr H. Camara déclarait qu’on n’avait que faire de nos « volontaires dans » le Tiers-Monde, à moins cependant que ces volontaires n’y aillent apprendre les propres misères de leurs propres sociétés. En contribuant ensuite à réformer celles-ci, ils pourraient préparer une assistance enfin authentique et un dialogue loyal avec les pays pauvres. Somme toute, on nous demandait d’accepter nous-mêmes les leçons, l' » aide », du Tiers-Monde pour nous guérir nous-mêmes avant de « nous pencher » -—l’expression est bonne — sur les problèmes des autres…

Songe-t-on, à cet égard, à ajouter à nos campagnes pour l’Afrique ou l’Amérique latine des campagnes aussi vigoureuses pour les Eskimos et les Indiens de chez nous et pour ces groupes mendiants qui vivent des aumônes du Gouvernement! Et ceci sans parler de nous-mêmes! Il n’est pas du tout impossible évidement que cette dernière entreprise ne soit beaucoup plus difficile que l’autre.

L’action missionnaire, dès lors, s’avère désormais aussi importante dans les pays d’origine des missionnaires que dans les pays où on les envoie. Mais ici certains mots semblent devenir inadéquats. N’y a-t-il pas lieu de revoir et dépasser certaines vieilles conceptions ? Quelle société peut aujourd’hui prétendre au droit d’en « évangéliser » une autre? Et si on veut « apporter l’Évangile » à une société, laquelle en a le plus besoin ? Y en a-t-il une qui en a plus besoin que les autres? À ces questions, l’Église, les « missions » doivent maintenant répondre elles-mêmes.

On peut cependant proposer quelques préliminaires objectifs à cette réponse en revenant à la question du développement.

Au plan technique, économique et politique, toute entreprise de développement exige désormais une technique considérable. Sans doute les diplômes ne sont-ils pas toujours — ce serait encore trop simple – un gage suffisant d’une technicité adéquate et efficace. Mais de toutes manières, il faut, dans le jeu extraordinairement complexe et subtil du développement mondial, une somme de connaissances, une organisation et toute espèce de moyens dont, sauf exceptions bien limitées, l’Église ne dispose guère, ne peut sans doute pas disposer par elle-même.

Les actions concrètes menées par les organismes chrétiens de développement peuvent parfois présenter une certaine efficacité. Celle-ci reste pourtant étroitement limités et dans le temps et dans l’espace. En fin de compte, elles ne résolvent rien. Il arrive même qu’elles contribuent, en contradiction avec leur propos ou avec ce qui devrait être leur propos, à lier davantage encore les bénéficiaires à l’économie ou à la politique étrangère qui les domine. Vieille histoire rappelée ci-dessus pour la période coloniale.

Si ces actions ont quelque sens, ce ne peut être finalement que symbolique. Elles se comparent à ces petits cadeaux qui tentent d’exprimer une sympathie, une amitié, un amour qui seuls les rendent précieux, sans lesquels ces cadeaux ne présentent aucune espèce de valeur.

À ce moment, il serait naïf de croire que l’Église peut, à ces niveaux, résoudre les problèmes du sous-développement. Il pourrait y avoir escroquerie à le faire croire, fût-ce pour susciter pour une bonne cause les générosités nécessaires. Il y aurait parfois fausse représentation lorsqu’on soutire de l’argent, sans plus, même pour de remarquables projets, grâce a un « Bingo », ou à un film pitoyable sur la misère des sous-développés, ou à toute autre version améliorée de certains type de sermons dits de charité… On pourra sans doute réaliser des bénéfices appréciables. Mais ils seront de toute façon insuffisants, mais ils serviront à des réalisations aussi insuffisantes, sinon même discutables, mais, et surtout, aucun sens authentique n’aura été donné à ce geste.

Le sens n’est pas donné par un discours ou des affirmations de principes. De nouveau, il ne sera posé que lorsque le « beau geste » signifiera pour ses auteurs… leur propre « conversion ». Et, bien sûr, ce n’est pas affaire facile, ni rapide, ni, éventuellement, sans danger.

Ceci amène sans doute à situer l’action de l’Église à un autre niveau des réalités du développement.

On peut penser que l’Église ici agit comme religion, sinon son action cesse d’être spécifique et elle ne serait plus elle-même que la raison sociale d’une quelconque entreprise de développement. Comme religion, une question cruciale se pose : est-elle une religion comme les autres, ou non ? On l’a vu, elle s’est de fait manifestée trop souvent comme une religion ordinaire. La religion est – objectivement encore – un système collectif de sécurisation psychologique, garantie d’un ordre socioculturel. Que ce dernier soit celui d’un Occident christianisé ne change rien au fait. Que référence soit faite à la Trinité, aux Ancêtres ou au Soleil n’y change rien non plus. Ce système n’est pas dépourvu de sens mais il appartient alors en propre à chaque société et à chaque culture.

En ce cas, convertir devient simplement illégitime, sinon impossible, autre manière encore de l’impérialisme et du colonialisme !

Le Tiers-Monde – ou le monde tout court … – est de moins en moins disposé à l’accepter ou, lorsqu’il l’accepte encore, c’est avec une ambiguïté bien plus inquiétante que le refus.

Si, par contre, le christianisme n’était pas une religion comme les autres, il devrait en prendre, en quelque sorte, le contre-pied.

Au lieu de constituer, en le sanctionnant, un ordre socio-culturel en ordre sacré, à la limite en tabou, il devrait, au contraire, libérer l’Homme à l’intérieur même des cadres de la société. En d’autres termes encore, il aurait à poser une conception de l’Homme qui place celui-ci avant tous les systèmes et toutes les structures, si nécessaires fussent-ils par ailleurs sur d’autres plans.

Ainsi se doit-on de secourir les nécessiteux mais pas en les réduisant à l’état de mendiants irresponsables. On peut organiser l’alphabétisation d’une population, mais pas pour la livrer aux artifices d’une quelconque propagande. Il faut parfois relancer une économie mais pas en livrant un peuple à des systèmes normatifs et techniques inacceptables, fût-ce seulement de son point de vue. D’autre part, s’il s’agit de faire droit aux exigences des défavorisés, ce n’est pas pour remplacer l’exploitation du pauvre par le chantage à la misère.

Pour peu que le christianisme représente cette libération de l’Homme, son rôle dans le développement s’avère aussi spécifique qu’essentiel. On a tenté, en effet, de montrer qu’un élément fondamental de la colonisation et de son prolongement dans les idéologies et les pratiques courantes du développement, était précisément l’aliénation des colonisés et des sous-développés avec leur propre complicité.

Un christianisme authentique alors n’aurait sans doute d’autre tâche — suffisamment lourde ! — que d’aider des hommes et des peuples à retrouver une  authentique estime d’eux-mêmes et une véritable responsabilité. Et, de nouveau, il n’y a pas ici de frontière qui puisse limiter cette action. À l’aliénation par les misères de toutes natures est liée étroitement la dépossession d’elles-mêmes des sociétés riches, paralysées de plus en plus à tous les niveaux par leurs conforts mêmes.

Ceci, on l’a dit, suppose que le christianisme soit en mesure de proposer une idée et une image de l’homme cohérentes avec sa véritable mission, aussi bien si des « problèmes » se posent à ce qu’on appelle encore « les missions » à propos du développement, c’est moins peut-être parce que les situations se seraient brusquement et radicalement modifiées qu’à cause d’une récente et brutale prise de conscience de déviations graves dans le christianisme tel qu’il se vit aujourd’hui.

Il convient, bien sûr, d’être attentif aux changements des sociétés contemporaines. Mais ce serait une illusion trop facile que de réduire à ces seuls changements, si importants soient-ils éventuellement, des problèmes qui affectent d’abord et essentiellement – de son propre point de vue – le christianisme lui-même.

Si cette perspective est correcte, les outils des missionnaires dans le développement des peuples consisteraient d’abord en une philosophie et une théologie authentiques, approfondies et vécues ! À cet égard, ignorer les problèmes du monde serait aberrant. Mais il serait aussi aberrant de se réfugier dans l’activisme, somme toute plus facile, en éludant des tâches propres et essentielles; de laisser par exemple, une pastorale qu’on serait impuissant à régénérer pour se lancer dans le développement ou ce qu’on prend pour tel. Qu’on laisse plutôt les hommes, chrétiens ou pas, faire leurs métiers, « faire », littéralement, le développement, mais qu’ils puissent trouver dans la réflexion, sérieuse et vécue encore une fois, des prêtres et des religieux des sens authentiques pour les actions qui leur reviennent. Et l’histoire de l’Église montre assez que cette réflexion sérieuse et vécue n’est pas de soi le fait de « savants » et d’« intellectuels », sans pour autant exclure ceux-ci.

En somme, sur quoi porterait la réflexion?

Si le christianisme se pose comme agent de décolonisation pour le Tiers-Monde, de développement pour le monde tout court, il est du même coup exigé… qu’il se décolonise lui-même. Au cours de son histoire, on n’a sans doute pu lui reprocher qu’une chose, de s’être périodiquement laissé annexer, aliéner par une société et une civilisation déterminées. Ainsi en même temps qu’il contribuait à faire l’Occident, il devait, presque fatalement, presqu’inconsciemment, devenir un des plus sûrs instruments, un des symboles les plus efficaces de cet Occident. Il est urgent aujourd’hui de retrouver l’authenticité du christianisme sous les formes nécessairement accidentelles et provisoires que lui ont imposées les sociétés occidentales.

Dans cette perspective, une question fondamentale doit être résolue en préalable à toute « mission ». Le « missionnaire » est-il réellement prêt à apprendre autant, sinon plus, qu’à enseigner? Et d’abord, de son propre point de vue, à propos de la Religion même, et de Dieu et de l’Homme. Ses réponses éventuelles aux problèmes des hommes, surtout des hommes différents de lui et des siens, ne peuvent être sérieuses et vécues qu’après qu’il aura interrogé ces hommes, qu’il se sera fait instruire par eux. Alors sera brisée la redoutable dialectique coloniale et alors seulement.

Sans doute les théologiens appelleront-ils cet état d’esprit charité ou amour, comme ils reconnaîtront dans le risque d’un christianisme compromis dans la société le terrible mystère de l’Incarnation. Encore leur faut-il réactualiser ces réalités dans les termes et les situations de notre temps.

Le sens authentique étant donné et vécu, toute action si modeste, si critiquable même soit-elle aux yeux des « savants », devient un de ces symboles humainement indispensables à la réalisation des meilleures idées, des plus nobles intentions, de la Foi et de la Charité aussi bien. Toute liturgie est-elle autre chose, si elle est vivante !

L’Église, ou les Églises chrétiennes[2] peuvent susciter des études sociologiques, économiques, [anthropologiques], appeler à la générosité et à l’engagement, proposer des micro ou macro-réalisations. Toutes les actions concrètes deviennent valables qui tenteront humainement, c’est évident, de communiquer un sens authentique, aux actions entreprises dans le Tiers-Monde sans doute, mais aussi, et peut-être surtout, dans le monde tout court.

Qu’on ne s’y trompe pas, il n’y aura sans doute là rien de triomphal, au contraire. Quelques expériences déjà, du Nord-Est brésilien au Cameroun en passant par le Burundi, montrent que les entreprises de développement authentiques, c’est-à-dire libératrices des personnes, peuvent rencontrer des oppositions radicales, parce qu’authentiques précisément. Qu’en sera-t-il si on s’en prend au sous-développement dans les pays développés eux-mêmes ! Les premiers chrétiens ont été condamnés comme « athées », les chrétiens véritables peuvent se faire traiter aujourd’hui de communistes ou de doux rêveurs vaguement [dangereux].

Le prix à payer, par les chrétiens et leurs Églises, pour le développement ne s’évaluera pas d’abord en dollars, ni en matériel, ni même en hommes et en compétences.

Et on peut en finissant se tourner à nouveau vers les missions de l’époque coloniale pour leur rendre justice et commencer peut-être par elles l’interrogation loyale exigée désormais.

Quelles qu’aient été objectivement leurs compromissions, leurs illusions et leurs erreurs, elles ont été témoins de l’Homme, En dépit de tout, elles ont prolongé fidèlement une action séculaire, car enfin la force qu’ont prise en Occident les notions de « personne » et de « liberté « , c’est en grande partie au christianisme qu’on le doit. Aussi, et n’était la myopie humaine, la chrétienté et l’Occident lui-même ont tort de s’étonner de ce que leur message le plus valable en définitive, même livré parfois à leur corps défendant, leur soit retourné, fût-ce avec agressivité. Cette réaction ne consacre-t-elle pas, d’une certaine manière, leur succès? Situation paradoxale mais après tout banale.

C’est un peu celle de ces parents confrontés avec les jeunes révoltés qu’ils ont préparés, à quel prix parfois, à… se passer d’eux.

Aussi bien le succès des missions d’hier ne réside-t-il pas dans leurs réseaux d’écoles, d’hôpitaux, d’œuvres de toutes sortes, ni même dans les statistiques de baptêmes. C’est pourquoi les missions d’aujourd’hui peuvent se laisser contester sur ces points somme toute accidentels avec sérénité, sinon toujours sans souffrance, évidemment.

Et finalement le vrai problème de la chrétienté face au développement est de se tenir au niveau d’un monde qu’elle a pour une bonne part, plus ou moins directement, plus ou moins heureusement, contribué à former tel qu’il est. Ceci elle ne le fera pas en se dispersant hâtivement à tous vents des problèmes de ce monde mais en retrouvant son authenticité d’aujourd’hui par un violent effort d’intériorisation et en sachant ensuite que cette authenticité retrouvée ne vaudra qu’un temps.

§

Albert DOUTRELOUX, professeur d’anthropologie à l’Université Laval – auteur de <em>L’ombre des fétiches, Société et culture yombe

Source : DOUTRELOUX, Albert, « Mission et développement », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. X, no 1, septembre 1969, p. 35-50.


  1. On voudra bien désormais se souvenir du sens très spécifique que nous donnons à " colonisation ", "colonialisme". Sans cette précision du sens, ces mots prêtent à toutes les confusions et perdent toute signification opératoire.
  2. Ce texte s'adresse à des missionnaires de l'Église romaine. Cette circonstance fortuite ne devrait pas faire oublier l'œuvre aussi impressionnante, et aussi risquée, des missions d'autres dénominations chrétiennes, voire l'action si mal connue en fait d'autres prosélytismes religieux — l'Islam, par exemple. Là aussi l'effort d'auto-décolonisation est parfois urgent.

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