Luis Pérez AGUIRRE
« Miriam était une jeune adolescente prostituée que je connaissais bien. Elle habitait Santa Mônica, une agglomération humaine d’environ trois kilomètres de long sur deux de large : une ville sans fleur, sans plante, sans oiseau, sans eau potable : partout que des ordures. Son sol, saturé de salpêtre, est devenu pratiquement imperméable. Si, en saison sèche, on y vit et baigne dans la poussière, pendant la saison des pluies, on y vit et circule dans la boue. Imaginez les foyers d’infection suscités par cette poussière mêlée de détritus et de déchets organiques, ou encore par cette eau stagnante qui croupit sous un soleil tropical. Imaginez aussi les odeurs que dégage le centre-ville où s’entassent, comme des troupeaux, plus de cent mille personnes qui s’y rendent chaque jour pour y travailler ou y chercher du travail. Il faut voir ces cinquante mille gosses traîner dans la boue et chercher leur nourriture dans les ordures : la rue est leur maison. Pas un seul hôpital dans toute la zone !
Sous le toit de carton de sa maison construite d’une seule pièce, Miriam, mal nourrie, commence à perdre l’appétit et à ressentir un début de fièvre. Un jour passe, puis deux. La fièvre monte : elle refuse de manger. Elle tousse et, sans raison apparente, son corps se couvre de taches d’un rouge vif. Les jours se succèdent. Survient une diarrhée : la peau se dessèche et l’éruption, en atteignant les yeux de Miriam, provoque une infection et une inflammation. Au bout de la deuxième semaine, la peau en se desquamant y laisse des plaies vives. Les quintes de toux sont persistantes et prolongées; la diarrhée, tenace. N’absorbant plus aucune nourriture, Miriam sent s’affaiblir son organisme : il perd de l’eau et, peu à peu, des sels et des éléments nutritifs. Elle se déshydrate à un point tel que sa soif devient bientôt insupportable. Ses quintes de toux, trop faibles pour dégager ses poumons, sont pourtant encore trop fortes pour que les muscles de son cœur puissent les supporter. Peu à peu, s’éteint la vie de Miriam ».
C’est ainsi que la rougeole a tué Miriam, Pedrito, Lucia… l’après-midi d’un mois de mars dans un bidonville de l’Amérique latine. Mondialisation? Crime organisé? Violation des Droits humains? Les assassins et les tortionnaires ne s’appellent plus Général Pinochet, Videla ou Capitaine Astiz, mais rougeole, tétanos, coqueluche, diarrhée… Que ce soit hier, aujourd’hui ou demain, ils tuent chaque jour des milliers d’enfants en Amérique latine. La justice condamne les assassins, dénonce les tortionnaires, poursuit les auteurs de violations des Droits humains? Mais où se cachent-ils les vrais responsables de ces violences, de ces milliers de crimes? Qui sont les responsables des marques de mort désormais inscrites dans le code génétique de millions d’enfants de nos pays appauvris?
La mondialisation et la non-personne
Mes chères Sœurs et mes chers Frères, ce n’est pas sans émotion que j’ai accepté de venir partager avec vous, durant ces quelques moments, les sentiments éprouvés dans cette expérience de travail parmi les plus petits et les exclus en Amérique latine. Malgré la situation que nous vivons, malgré la lutte féroce que nous avons eue à affronter dans le Cône Sud, sous les régimes de sécurité nationale — tel un rescapé de la mort et de la disparition forcée, j’en suis revenu, grâce à la solidarité des amis de partout dans le monde — je me sens bien à l’aise ici, parce que je suis convaincu que vous parlez le même langage que moi, que vous avez les mêmes aspirations que moi. Je vous sens ouvert(e)s à l’appel des pauvres, des exclu(e)s, des oublié(e)s, qui réclament un peu de droit et de justice dans ce monde de globalisation.
Voici d’abord deux informations terriblement banales du monde globalisé que j’aimerais vous communiquer au tout début de cette intervention :
- les avoirs des 84 personnes les plus fortunées du monde dépassent le produit brut de la Chine qui compte 1,2 milliards d’habitants;
- les avoirs des 225 plus grandes fortunes du monde équivalent au revenu annuel de près de 50 % des plus pauvres de la planète, soit de 2,5 milliards d’habitants.
En prélevant seulement 4 % de ces sommes, on pourrait assurer à tous les habitants de la Terre une infrastructure qui garantirait le droit à la santé, à l’éducation, à l’eau potable et à une saine alimentation.
Et ce n’est pas une somme impossible à réunir : elle correspond à ce qu’on a dépensé en cosmétiques l’an passé, aux États-Unis. Qui d’entre nous, moi y compris, ne pourrait pas vivre avec 95 % de ce qu’il possède?
Il existe des moments si graves dans la marche de l’humanité que pour les exclu(e)s par exemple, la vie au quotidien est devenue une pure folie ; elle est la négation même de la prudence, de l’ordre international actuel, des évidences et de la sagesse même. Pour les exclu(e)s, vivre aujourd’hui, c’est accepter de faire continuellement un saut périlleux dans l’inconnu ; un inconnu qui les enserre entre la vie et la mort, entrel’amour et la haine, entre la justice et l’oppression.
Si, à l’ambiguïté du silence, je préfère la maladresse d’une parole — le « parler à temps et à contretemps » — il ne faut quand même pas se tromper sur ce qui est en jeu. Il ne faut pas tricher avec les mots. Il est bien difficile de traiter de la question de la mondialisation, de la dictature des marchés financiers qui conduit à l’implosion de nos États et de nos institutions, à la disparition du peu d’espace démocratique que nous avions acquis. Il n’est guère plus simple de discourir sur le néolibéralisme qui alimente les tensions ethniques, la xénophobie, les guerres civiles inutiles et dévastatrices; de disserter sur ce système à qui on doit la montée en puissance des réseaux des gangsters, des barons de la drogue, des chefs de guerre et des mercenaires qui ont tôt fait d’occuper le vide créé par la désintégration de la société mondiale. Les guerres de ce siècle ont coûté 109 millions de vies. Le carnage le plus colossal jamais perpétré dans l’histoire humaine se poursuit encore maintenant: un holocauste gigantesque dans lequel Mammon est en train de tuer 34 000 enfants par jour comme coût acceptable pour faire des affaires.
Il est bien difficile de saisir les nuances du vocabulaire. N’appelons pas « structure économique » ce qui n’est qu’un traité de guerre écrit avec le sang des humilié(e)s. Notre réflexion pourrait nous faire croire que nous sommes devant une définition technique de la mondialisation pouvant nous amener à nous sentir gonflés d’une irresponsable utopie. Plus jamais un discours séparé de la pratique quotidienne ! « De nos jours, les concepts envahissent de plus en plus les discours. On parle de chômage plutôt que de chômeurs : d’exclusion plutôt que de laissés-pour-compte; des inégalités… sans y toucher vraiment. Les paraboles évangéliques, elles, ne platonisent pas. Elles ne prennent pour argent comptant que les existences personnelles. Je suis ceux que j’aime. Je préfère les amis à l’amitié, les justes à la justice, les nomades des jours ouvrables aux sédentaires des abstractions. L’âpre chemin vers la vérité à la vérité elle-même, car, transitaire, elle s’attrape au vol, elle se biographie »[1].
Il faut faire du neuf en nous laissant défier par l’Évangile et après, — ce qui est le plus difficile — agir en conséquence. La priorité absolue dans la dynamique de justice, c’est la pratique. La connaissance biblique est de l’ordre de l’amour actif. La véritable orthodoxie c’est l’orthopraxie. La pratique va juger de la vérité de toute confession de foi. Et ici, on ne peut pas agir en solitaire. Il importe donc de bien situer l’action, de telle sorte que l’identité du Royaume ne soit pas mise en péril.
Avant de parler de mondialisation, je sens que j’ai la responsabilité de me faire proche de la parole des démunis et des petits, du Dieu qui nous parle à partir de la catastrophe du pauvre.
Ce n’est pas facile de parler de mondialisation, car j’ai souvent mal au cœur quand je vois le gaspillage de plus en plus marqué de notre société de consommation; quand j’assiste à la montée de l’individualisme et de l’égoïsme dans le monde des riches. Je souffre de voir qu’on passe souvent à côté de l’essentiel et, en même temps, de découvrir que la misère n’est pas innocente. Je souffre de constater, malgré tant de générosité, combien peu nombreux sont ceux qui ont les mains propres vis-à-vis ces mécanismes qui engendrent la pauvreté. Par contre, ils sont sans nombre les responsables qui, par action ou omission, condamnent les petits à une hygiène lamentable, à la promiscuité, à une alimentation insuffisante, aux épidémies, au froid bref, à une existence qui est la négation même de « l’ordre international » qu’on nous impose.
Ce n’est pas facile de parler de mondialisation. Mais en regardant dans les yeux de mes orphelins et de mes enfants abandonnés avec qui j’habite depuis longtemps; en scrutant du regard ces femmes que j’accompagne dans les rues de Montevideo et qui se prostituent à cause de la faim, je me sens obligé de faire ce que mon frère jésuite martyr assassiné au Salvador, le Père Ignacio Ellacuria, appelait, selon une métaphore de la médecine, une coproanalyse; c’est-à-dire un examen des fèces, des excréments de la civilisation des riches, car c’est vraiment ce qui nous apparaît quand nous faisons l’analyse ou le diagnostic de la réalité de nos peuples crucifiés. C’est à partir de leur réalité qu’on connaît et qu’on subit la maladie de ceux qui la produisent. Tout semble indiquer que cette civilisation qu’on appelle chrétienne est gravement malade. Pour lui éviter une fin fatale, il est urgent de promouvoir un effort de solidarité. Il faut se convertir pour transformer cette civilisation de l’intérieur; il faut l’aider prophétiquement à alimenter et à provoquer une nouvelle conscience collective.
Cette dynamique est extrêmement difficile mais elle est nécessaire si on veut rendre possible la réconciliation avec nos peuples du Sud. En guise d’exemple, voici une situation qui parait banale mais qui, en fait, est très significative : on est arrivé, au Sud, à ce surprenant paradoxe de donner une signification théologique à la merde !… Des millions de personnes survivent dans nos pays pauvres, grâce aux détritus, aux ordures et aux fientes, pendant qu’ici, par exemple, les gens dépensent quatre milliards de dollars par an pour alimenter leurs chiens et leurs chats domestiques et ce, sans tenir compte des millions qui se dépensent dans les magasins de vêtements et dans les boutiques de toilette pour animaux domestiques. Ajoutez à cela le gaspillage en publicité…
Ce petit exemple démontre l’imbécillité de notre nouvel ordre international… Avec ce qu’on dépense chaque année en Europe pour alimenter des animaux domestiques, on pourrait alimenter dix millions de personnes dans les pays du Sud. Il y a donc quelque chose de pire que de subir l’injustice impunément : c’est de l’infliger d’une façon aussi stupide et organisée.
Il faut, là encore, revenir au Maître : Avant de présenter ton offrande, va d’abord te réconcilier avec ton frère. Et j’ajoute : « avec ta sœur », car il est clair que les femmes forment la moitié de notre population; elles assument environ les deux tiers du travail mondial, mais ne reçoivent qu’un dixième du revenu mondial et possèdent moins d’un pour cent de la propriété mondiale.
Face à cette situation, c’est se cacher la réalité que de continuer à se baser sur une notion de pauvreté sans tenir compte du sexe. La pauvreté ne frappe pas les hommes, les femmes et les enfants de la même façon. Ce n’est pas un hasard si les femmes, au Sud, sont doublement pauvres mais nous leur imposons un statut inférieur parce qu’elles sont femmes et enfantent, et ainsi nous les refoulons dans la pauvreté. La pauvreté est d’abord et avant tout le problème des femmes et des enfants. La féminisation de l’état de pauvreté est donc une conséquence directe du péché structurel du sexisme.
À cause de mon expérience quotidienne avec la mondialisation, vous comprendrez qu’il m’est difficile d’aborder ce sujet sans me poser cette terrible question : comment faire vivre ces enfants qui vont mourir avant d’avoir pu prendre conscience du temps? C’est le thème de la violence économique considérée du point de vue de ceux qui sont démunis. À l’opposé d’une conception libérale qui centre son discours sur les caractéristiques des conséquences de la mondialisation sur la personne, mon expérience met le focus sur « la non-personne », sur la multitude pauvre de nos pays.
Dans l’antiquité, les grecs appelaient l’esclave aprosopos, c’est-à-dire « celui qu’on ne voit pas », le sans-visage, la non-personne. C’est aujourd’hui le visage des marginalisés, des zonards, des prostituées, des enfants de la rue, des ombres des exclus, de tous les oubliés de la communauté internationale mondialisée.
La mondialisation est en soi diabolique. Le mot diabolique est ici à prendre dans son sens grec (« ce qui divise »), qui s’oppose au symbolique qu’on décrit comme « le signe de reconnaissance de deux morceaux brisés ». Défendre la mondialisation telle qu’elle se présente aujourd’hui, c’est défendre une réalité qui refuse d’expulser le « mal » et qui diabolise ses adversaires, parce qu’une minorité s’identifie au « bien ».
Comment parler de ma rencontre avec la mondialisation à partir de la souffrance de l’innocent(e), de la longue plainte des humilié(e)s et des opprimé(e)s par des structures économiques injustes et apparemment abstraites? Voilà des questions dont les vraies réponses surgissent des pauvres eux-mêmes. Parler de lutte contre la violence que provoque la mondialisation de l’économie de marché, ce n’est pas traiter d’une question d’ordre théorique. C’est davantage un style de vie, une façon d’être l’objet du fléau le plus dévastateur et le plus humiliant que constitue la situation de violence et de pauvreté inhumaine dans laquelle vivent des millions de latino-américain(e)s. Cette situation infrahumaine de la non-personne est extrêmement dure, mais heureusement elle peut être aussi à la fois le lieu d’une expérience de libération et de dignité.
La seule réponse possible à l’immense violence de la dictature des marchés financiers mondiaux et à la clameur de la masse des pauvres latino-américains, c’est l’engagement pour la défense des droits de la personne. Cette pratique poursuit une action collective de transformation, d’humanisation en vue de remettre l’histoire entre les mains des non-personnes.
Mais cette expérience de lutte contre la dictature des lois du marché global, aux côtés des absent(e)s de l’histoire, nous fait nécessairement perdre les repères habituels. Au creux de l’action, nous découvrons un nouveau rapport entre connaissance et transformation. Car la personne ne connaît véritablement que ce qu’elle fait. Se pose alors la question du politique qui, en fait, est en lien étroit avec l’existence humaine, à savoir : toute l’organisation de la vie sociale.
C’est ici que se situe la limite de ce que nous affirmons : nous ne traitons pas de l’exclusion « en soi », comme s’il s’agissait de quelque abstraction universelle que l’on pourrait décrire « objectivement ». Nous pensons que le contraste géographique, racial, sexuel, culturel, religieux, bref, d’où l’on se situe, assumé en tant que tel, est le seul et unique présupposé, le seul et unique point de départ méthodologique qui puisse créer, donner vie et légitimer notre réflexion.
Il est important de s’accorder sur le fait que l’analyse sociale et l’éthique sont indissociables. Il n’y a ni science ni analyse sociale qui soit neutre. Rien dans la sociologie et l’économie peut prétendre à une pure objectivité car « tout est selon la douleur avec laquelle on regarde » (Mario Benedetti). La réalité de l’exclusion, si minime et banale soit-elle, est un code difficile à lire. « Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves » (Herbert Marcuse). Et les esclaves ne savent même pas qu’ils sont esclaves, ce qui signifie qu’objet et perception de l’objet ne coïncident pas nécessairement. Inévitablement, nous percevons toujours les réalités à partir d’une clef de lecture donnée : nous avons besoin d’une clé pour ouvrir la porte et rentrer dans le champ de telle ou telle réalité. Pour approcher la tragédie de l’exclusion, nous avons donc à nous demander où se trouve la clé qui nous permettra d’avoir accès à sa compréhension.
L’importance du lieu social
Nous faisons face ici à un problème majeur : on ne peut changer la réalité ou lutter contre l’exclusion à partir de n’importe où, ni à partir de n’importe quelle disposition intérieure. Quand on fait un retour sur des échecs importants, on se rend compte souvent qu’en réalité, ce ne sont pas les théories ou les connaissances qui ont fait défaut, mais bien le lieu à partir duquel on a voulu agir. À ce propos, il serait bon de se rappeler le mot si pertinent de Friederich Engels, mot qui, avec le temps, est devenu maxime populaire. Il dit ainsi : « l’on ne pense pas la même chose selon que l’on vit dans une cabane ou dans un palais »[2]. La simplicité d’une telle affirmation constitue, nous n’en doutons pas, une des expressions les plus lumineuses de la pensée contemporaine. Ce qu’affirme Engels avec sa « boutade » c’est que, bien que la vérité soit absolue, l’accès que nous pouvons en avoir ne l’est pas. C’est-à-dire que, bien qu’un certain accès réel à la vérité nous soit possible, il sera toujours conditionné par la réalité elle-même et aura toujours, pour autant, un caractère relatif. Jamais il ne sera neutre et inconditionnel. Resituée dans le contexte de l’importance du lieu social, cette déclaration d’Engels vient donc confirmer que la réalité n’est pas ressentie (vue ou expérimentée) de la même façon à partir d’une cabane ou à partir d’un palais.
Tout cela est d’une importance capitale pour notre propos. En effet, même en supposant les meilleures intentions, la meilleure bonne volonté et les meilleures capacités intellectuelles, il y a des lieux d’où tout simplement on ne peut ni voir ni sentir la réalité de façon à ce qu’elle nous ouvre à l’amour et à la solidarité.
Alors, il ne nous reste qu’une solution : changer de lieu social. Le lieu social, c’est le point à partir duquel on perçoit, on comprend la réalité et on essaie d’agir sur elle. Il nous faut donc passer du lieu social des élites au lieu social des exclu(e)s. C’est à partir du monde des pauvres que nous devons lire la réalité de la violence, si nous voulons nous engager pour sa transformation. La vision qu’ont les pauvres et les opprimé(e)s de la violence économique doit être le point de départ et le premier critère pour lire et comprendre aussi bien le monde globalisé que la violence qu’il provoque.
C’est aussi simple que cela, mais c’est tout aussi grave d’en arriver aux conclusions et d’en peser les conséquences. Où est-ce que je me situe? Où sont mes pieds et ma praxis en matière de solidarité? Car la question est de savoir si je suis au bon endroit pour accomplir ma tâche. Un tel processus ne peut être mis en marche que par ceux et celles qui sentent dans leur chair la brûlure de l’injustice et de l’exclusion sociales. Gustavo Gutiérrez, grand théologien péruvien, a raison d’affirmer que « la solidarité avec le pauvre et la lutte contre la pauvreté.., apparaissent comme des tâches titanesques ». Il ne s’agit donc pas d’un acquis définitif mais d’un processus de conversion permanent.
Ignacio Ellacuria, lâchement assassiné au Salvador par des militaires obscurantistes, aimait rappeler que l’Université Centraméricaine, dont il était le recteur, avait pris une option en faveur des exclu(e)s. À ce propos, il affirmait que la tâche d’éduquer implique « d’abord le lieu social pour lequel on a opté puis le lieu à partir duquel et pour lequel on fait des interprétations théoriques et des projets pratiques; finalement, le lieu d’où part la pratique et à laquelle on subordonne ses propres pratiques »[3].
À la racine du choix de ce lieu social, il y a l’indignation éthique que nous ressentons devant la réalité de l’exclusion : le sentiment que la réalité de l’injustice, dont sont victimes la grande majorité des êtres humains, est si grave qu’elle exige une attention incontournable; la perception que la vie même perdrait son sens si elle tournait le dos à cette réalité. Il ne sera jamais possible de travailler à être plus humains à partir du point de vue des centres de pouvoir et de savoir, ni même en se situant à partir d’une prétendue neutralité. Cette pratique est appelée d’avance à être condamnée et à tomber d’elle-même lorsqu’elle aura à soutenir la preuve des faits, comme cela est arrivé au jésuite de Camus dans La Peste.
Personne ne peut prétendre voir ou sentir les problèmes humains, la douleur et la souffrance des autres à partir d’une position « neutre », absolue, immuable dont l’optique garantirait une totale impartialité et objectivité. Une telle ambition sera toujours une négation de l’unique approche de la réalité de l’autre et donc, de celle de Dieu que « nous ne voyons pas », comme dit saint Jean…
Il est donc extrêmement urgent de provoquer une rupture épistémologique. La clé pour comprendre ceci est dans la réponse que chacun(e) de nous donnera à la question : « d’où » est-ce que j’agis? C’est-à-dire quel est le lieu que je choisis pour voir le monde ou la réalité, pour interpréter l’histoire et pour situer mes actes transformateurs?
Mieux que n’importe quel autre moyen particulier, la manière d’exprimer sa sensibilité et son intérêt à rendre la société plus humaine réside, en effet, dans une pratique active de la solidarité, notamment avec les démuni(e)s qui font l’objet de discriminations et de marginalisations intolérables. Tout ce qui signifie une violation de lintégrité de la personne humaine, comme la torture morale ou physique, tout ce qui est une offense à la dignité de la personne, comme les conditions de vie inhumaines, l’esclavage, la prostitution, le commerce des femmes et d’enfants, ou encore pour ceux et celles qui bénéficient d’un emploi les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de production, sans égard pour leur dignité, tout cela constitue des pratiques infâmes qui nous engagent toutes et tous à nous impliquer dans les solidarités sociales.
Mais il existe aussi les exclu(e)s, ceux et celles qui n’ont pas accès au monde du travail. Exclu ! Le mot est à la mode et l’exclusion, elle, existe à l’échelle planétaire. Pour la première fois en 1995, l’ONU a organisé une conférence à Copenhague pour tenter de lutter contre ce fléau. Exclure, c’est mettre en dehors de, repousser, écarter, ne point admettre, nous dit le dictionnaire. Étymologiquement, le mot vient du latin ex, hors de, et ciaudere, fermer. Ainsi, il y aurait, dans notre monde, des gens en dehors, les exclu(e)s et des gens en dedans, les inclus(e)s. « Autrefois, un certain discours séparait, d’une manière similaire, les fous et les non-fous. Il mettait d’un côté les malades mentaux et, de l’autre, les gens normaux. La barrière était nette, claire et précise. Pas question de mélanger, d’émettre le moindre doute sur le bien-fondé de la séparation. Aujourd’hui, la psychologie est venue renverser ces certitudes »[4]. Pour parler des exclu(e)s, surgit alors un nouveau langage, apparaissent de nouveaux termes qui donnent ses dimensions à cette tragique réalité. On invente un vocabulaire pour désigner une espèce humaine, celle qui ne compte pas. Dans nos pays, on parle déjà des « jetables ». Le problème aujourd’hui, ce n’est pas celui de l’exploité(e), car l’exploité(e) reçoit au moins un salaire; le problème, c’est celui de la non-existence dans la société; celui de ne pas avoir de travail, d’être une main-d’œuvre en surnombre et rejetée.
« Jetable » : voilà un nouveau concept, un nouveau mot. Un nouveau type de crucifixion, la crucifixion de la personne qui est de trop. Hinkelammer disait que l’on continue à avoir besoin de beaucoup de choses du tiers-monde : de sa nature, de son air, de ses mers, de ses plages, de tout ça. Ce dont on n’a plus besoin, c’est de la majeure partie de sa population devenue une sous-espèce humaine qui ne compte plus… Quel concept se fait-on alors de l’espèce humaine? Elle se divise en deux : celle qui compte et celle qui ne compte pas…
Il faut donc affiner notre langage et distinguer entre un pauvre exploité dans le monde du travail et un exclu. Le « pauvre » serait un « marginal inclus » dans le système de production; c’est-à-dire un exploité et un opprimé encore à l’intérieur des limites du système et du marché du travail. L’exclu(e), c’est la personne « hors du système ». Et plus vous « entrez » dans l’exclusion, plus vous perdez la notion de votre moi individuel, c’est-à-dire de votre corps; et de votre moi social, c’est-à-dire de votre relation avec autrui. Et moins vous prenez conscience de cette situation, plus les gens le sentent et vous évitent : c’est un cercle vicieux. Quand se produit cette rupture du lien économique, puis social, puis affectif, il ne reste plus rien que l’immense détresse de la solitude.
L’engagement solidaire
La solidarité naît de l’engagement concret dans ces sociétés dont nous imaginons mal à quel point elles sont décomposées, exploitées, affamées. Quiconque a tant soit peu connu ces situations n’a pu qu’être bouleversé par les énormes distorsions sociales qui se lisent sur ces multiples visages, comme aussi par l’invraisemblable cynisme et sadisme qui caractérise l’attitude des nantis. Très rapidement, il apparaît que, non seulement l’écart toujours croissant entre riches et pauvres ne peut être réduit, mais encore que le système lui-même ne peut être amélioré : il possède sa propre dynamique interne qui conduit nécessairement aux scandaleuses disparités que chacun(e) de nous peut constater.
Avec les exclu(e)s, nous nous demandons si, au-delà du clivage entre les droits individuels et les droits collectifs, le droit au développement n’apparaît pas comme une revendication de portée obligatoire et universelle. La pauvreté, la malnutrition, les situations de marginalisation, la dépendance culturelle, scientifique et technologique caractérisent les conditions de vie des populations appauvries. Leur aspiration à la dignité et leur cri d’amertume font apparaître la concrétisation du droit au développement comme un processus indivisible qui exige un nouveau contrat social, une collaboration plus juste et équitable entre les humains, et un renforcement de la solidarité.
Mais le sentiment de solidarité doit engendrer un mouvement de solidarité. Pour réaliser la justice sociale, il faut toujours qu’il y ait de nouveaux mouvements de solidarité. Une solidarité qui doit déborder classes et catégories sociales dès qu’il s’agit de préserver ce bien qu’est l’humanité. Elle doit toujours exister là où l’exigent la dégradation humaine, l’exploitation et la croissance de l’exclusion et de la faim. Nous sommes tous convoqués et tenus à entreprendre ce qui est en notre pouvoir pour faire face à ces situations, même si elles se produisent loin de nous. Il est vrai qu’il y a des situations sur lesquelles nous n’avons aucune prise, ni directement ni immédiatement. Il ne faut pourtant jamais accepter de dire comme de façon définitive : « elles ne me concernent en rien; ou : suis-je le gardien de ces frères et sœurs? Car, ne sommes-nous pas membres les uns des autres » (Éphésiens 4:25).
La mondialisation, la globalisation des marchés a creusé un fossé, a élevé une barrière entre les nantis et les exclus. Prêtons attention alors à la voix d’Abraham : « Entre vous et nous il a été disposé un grand abîme, pour que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le puissent pas et que de là non plus, on ne traverse pas vers nous » (Luc 16:26). Dans cette parabole de Lazare, Abraham dit au mauvais riche qu’entre lui et Lazare il y a désormais un fossé infranchissable. Comme la barrière érigée sur terre par la mondialisation devient insurmontable, ainsi en sera-t-il dans l’au-delà. Et cette fois encore, au détriment du riche. Abraham lui-même ne peut pas la franchir. Il ne s’agit même plus du trou de l’aiguille : « l’emmurement » est total. Aucun espace ici pour ces espérances aussi faciles et suspectes que sont les consolations symboliques des vieilles rhétoriques chrétiennes sur la pauvreté ! « Le drame pascal de Jésus invite à beaucoup plus de profondeur et de vérité. S’il est allé aussi loin, c’est que l’enjeu pointé est d’une gravité exceptionnelle. Cette parabole nous en convainc. Mais on peut la tenir à distance d’une vague inquiétude qui n’engage à rien »[5]. Mais gare à nous ! Ce fossé dans l’au-delà n’est pas une simple métaphore. Le « entre vous et nous » de la parabole se situe d’abord dans notre temps et notre cité. Le drame est au centre de l’image, comme aussi au centre de la mondialisation. Le refus de partager le pain, la barrière érigée entre le riche et Lazare confrontent notre situation actuelle.
La question fondamentale qui se pose est de savoir de quel côté de la barrière on se situe. Complices des puissants et possédants ou solidaires des démunis et exclus? Le drame est aussi qu’on peut donner du pain sans partager vraiment, sans établir une relation humaine, sans changer les rapports sociaux injustes, sans établir une authentique fraternité (Jacques Grand’Maison). Nos barrières de tous les jours sont bien camouflées. On s’arrange pour se protéger des exclu(e)s et pour trouver des solutions de luxe afin de les « parquer » hors de nos regards. Le mauvais riche s’arrange pour ne pas voir Lazare. Quand on spiritualise la pauvreté et l’exclusion, c’est une autre façon de lever de subtiles barrières qui évacuent tout le courant prophétique de la Bible, depuis Amos jusqu’à Jésus.
Du monde déprimé des campagnes, du monde des Indiens et des travailleurs dont la sueur sert à irriguer la tristesse, surgit aussi l’appel du droit à sortir de la misère. Droit au respect, droit à ce qu’on ne les prive pas de leur aspiration à participer à leur propre libération, droit à ce que tombent les barrières de l’exploitation.
Alors on le voit : la réaffirmation solennelle du droit à la vie s’impose et ce, aussi bien à Quezaltenango au Guatemala, face aux séquelles qu’ont laissées les abominables massacres, que dans le bidonville de Sao Paulo au Brésil, face aux morts silencieuses causées par la rougeole aux effets toujours aussi dramatiques. Oui, il nous faut encore aujourd’hui nous souvenir de cette toute première exigence de la dignité de la personne humaine : qu’on ne lui vole pas sa vie, qu’on ne la tue pas comme une bête ou même moins qu’une bête. L’Amérique latine connaît encore des camps de la mort, des escadrons de la mort, des prisons, des disparus… et aussi des affamés, des moribonds victimes de toutes sortes de maladies qu’on pourrait contrôler. Oui, il faut clamer très fort le droit de l’homme et de la femme à la VIE.
Mais il ne faut pas aller trop vite car nous sommes confrontés à une réalité dérangeante : neutraliser la violence inhérente à la mondialisation des marchés est un projet absolument inaccessible, hors de notre portée ou, pis encore, il incarne un cruel cynisme vis-à-vis la grande majorité de la population du monde : les pauvres, les exclus, les exploités, hommes et femmes submergés dans une abjecte pauvreté, qui vivent dans les conditions plus cruelles et indignes que celles des animaux d’ici au Nord.
Il est terrible de constater l’impassibilité mondiale face à cette réalité de violence. C’est difficile à croire, mais il faut se rendre à l’évidence que la misère, la souffrance et la violence des masses sont travesties en réalités abstraites. L’extension et la dimension massive de l’injustice font qu’elle tend à perdre sa capacité de susciter l’indignation parce qu’elle est devenue endémique à force d’être fréquente et banalisée. Cette violence ne parvient plus à émouvoir et à engager profondément. Nous ne sommes plus vulnérables, car d’innombrables mécanismes nous protègent de l’impact que cette réalité pourrait exercer sur nous pour nous motiver à agir. La mort d’un grand nombre de pauvres révèle non seulement un problème d’ordre matériel, mais aussi un dramatique problème d’ordre éthique et spirituel.
Face aux cris des exclus : « Seigneur, Fils de David, aie pitié de nous ! », (Matthieu, 20:29s), Jésus réagit : il est « pris de pitié », littéralement « ému jusqu’aux entrailles », pris aux tripes. Ces réactions de Jésus nous font mieux comprendre son attitude prophétique. Elle s’apparente à celle de la révélation de son Père qui, par compassion pour les esclaves, s’attaque, « la main levée et le bras tendu » (Deutéronome 4:34-5,15) aux oppresseurs de son peuple. Cette attitude peut choquer des chrétien(ne)s et apparaître comme peu « édifiante » pour celles et ceux qui prétendent accéder au Dieu de Jésus à partir d’un lieu « neutre » et « impartial ». Selon l’évangile de Matthieu (23), Jésus de Nazareth a insulté les scribes et les pharisiens sept fois en les accusant d’hypocrites, cinq fois en les accusant d’aveugles et une fois en les accusant de stupides et ce, sans parler du nombre incalculable de fois où il leur a prêché « la justice, la compassion et la bonté ». C’est qu’on ne peut authentiquement compatir avec l’opprimé(e) sans qu’en même temps ne surgisse l’indignation contre l’oppresseur.
Sentir pleurer le pauvre, goûter ses larmes, caresser sa « chair » qui souffre, qui est affligée, voilà ce qu’exige cette dignité de la chair qui occupe la place centrale dans notre façon de concevoir la religion du cœur compatissant. C’est cette matérialité de la réalité que nous découvrons quotidiennement dans la violence des corps affamés et abîmés de nos frères et sœurs, elle illumine nos yeux quand on lit dans l’Évangile « Venez, les bénis de mon Père, héritiers du Royaume préparé pour vous depuis la création du monde. Parce que j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif…» (Matthieu 25:34-35).
Il est absolument nécessaire de prendre en considération cette « matérialité », cette « sensibilité » dont nous parlons parce qu’elles représentent rien de moins que le premier critère de l’éthique chrétienne. C’est ce critère qui caractérise les actions humaines, les décisions en bien ou en mal dans toute pratique chrétienne.
Quand l’Évangile de Matthieu cite la parole d’Osée (6:6) : « C’est la miséricorde qui me plaît et non les sacrifices », c’est pour nous dire que cette miséricorde est la clé de la compréhension, dans le Nouveau Testament, de la « hesed », Ancien Testament, de la compassion entre les humains. Dans Osée, le strict parallélisme synonymique entre la compassion et la connaissance de Dieu, et l’opposition aux sacrifices et holocaustes, manifeste clairement le sens de la relation interhumaine qui tient pour déjà acquise la connaissance de Dieu. Jérémie parle dans le même sens et son discours est on ne peut plus explicite (22:16) : « Il défendit la cause du pauvre et de l’indigent. N’est-ce pas me connaître? Oracle de Yahvé ». De plus, dans de nombreux textes de la Bible hébraïque et à travers des parallélismes extrêmement clairs, la compassion « hesed » est liée à la justice « sedaqah » et au droit « mispat ». Il s’agit donc d’une compassion étroitement liée au sens de la justice.
La dureté de cœur est mise en parallèle avec la capacité d’indignation que nous devons conserver et cultiver sans cesse. Hélas, à partir d’un long et tortueux chemin, notre culture a laissé disparaître ce parallélisme pour construire deux catégories séparées : l’amour et la justice[6].
La compassion comme clé
La description développée par Jésus dans la parabole du Bon Samaritain (Luc 10:25-37) nous offre la clé dont on a tant besoin pour expliquer avec clarté la raison d’agir propre des chrétiens et de tant de personnes de bonne volonté qui luttent pour les droits des oubliés, des appauvris et de tous ceux et celles qui sont méprisés par les puissants. Il est intéressant de noter que Jésus, dans la parabole, ne décrit pas le fait de « devenir le prochain » par la proximité ou par la présence de quelqu’un (le prêtre et le lévite étaient présents et proches), mais bien par la capacité ou non d’être compatissant (pâtir avec) au besoin de la victime qui le presse de s’approcher d’elle. Seul celui-là qui compatit devient le véritable prochain.
Le Samaritain s’est approché du blessé gisant au bord du chemin, non pas pour s’acquitter froidement d’un devoir ou d’une obligation religieuse, mais tout simplement parce qu’il avait les entrailles bouleversées (c’est ce que signifie littéralement le verbe splanjhnizein utilisé par Luc 10:33). Là se trouve le cœur de la réponse. Au contraire, le prêtre et le lévite, eux, étaient mus par le devoir. L’obligation religieuse leur importait davantage que la personne concrète dans le besoin auquel un peu plus de sensibilité les aurait poussés à être attentifs. La perfection que Jésus exigeait de ses disciples (Matthieu 5:48) est définie par Luc (6:36) comme étant le devoir de miséricorde : « comme votre Père est miséricordieux ». Voilà une condition essentielle pour entrer dans le Royaume des Cieux (Matthieu 5:7).
Mais les termes « miséricorde » et « compassion » n’expriment pas exactement l’émotion que ressentait Jésus. Compassion signifie quelque chose comme « sentir avec » et partant, il rejoint un des aspects de la solidarité. La compassion et la miséricorde essaient de traduire un vocabulaire grec difficile à interpréter, qui vient, comme déjà dit, de la racine splajnon, c’est-à-dire « entrailles » ou « sein maternel ». Dans le Koïné du Nouveau Testament, le terme est synonyme de « cœur », c’est-à-dire du centre du sentiment et des motivations les plus profondes et les plus nobles qu’un être humain puisse connaître. Quand le Nouveau Testament se réfère aux « entrailles », c’est pour indiquer le lieu, la source et la profondeur des sentiments humains qui conduisent à une réaction de pitié : la compassion. Le verbe grec esplagjnizomai, employé dans tous ces textes, dérive du substantif esplagjnon qui signifie ventre, entrailles, intestin, cœur, c’est-à-dire les parties internes de l’être humain d’où semblent surgir les émotions les plus profondes. Le verbe grec nous indique un mouvement, un dynamisme ou une impulsion forte qui jaillissent des entrailles, une réaction en quelque sorte viscérale. Il s’agit donc d’une réalité beaucoup plus concrète et mobilisatrice que la compassion.
En fait, l’essentiel réside dans cette capacité de sentir jusque dans mes entrailles la situation de l’autre qui m’interpelle à partir de sa détresse. L’essentiel, c’est de cultiver cette sensibilité et de détruire les « blindages » que nous construisons sans cesse pour nous protéger des autres. C’est aussi de nous rendre « vulnérables » à la situation de celles et de ceux qui ont besoin de nous. Tout au long de sa pratique, Jésus est allé à la racine du problème qui menaçait la société de son temps, plus que ne l’ont fait les Zélotes qui cherchaient un simple changement de gouvernement : un gouvernement juif à la place d’un gouvernement romain. Jésus, au contraire, luttait pour un changement radical qui devait atteindre tout le monde et chaque aspect de la vie, qui devait transformer les fondements mêmes de la société. Il voulait un monde qualitativement distinct qu’il appelait « le règne de Dieu ». Le vrai problème résidait dans l’oppression en soi, et non dans l’oppresseur transitoire. Or, la cause fondamentale de l’oppression est cette absence de pitié envers la personne qui souffre.
Concrètement, le système de domination commence à fonctionner à partir du moment où nous nions la situation de douleur des autres, à partir du moment où nous nous caparaçonnons contre ces autres qui nous interpellent et où nous nous considérons leurs maîtres. José Marti disait de façon frappante, « qu’assister à un crime et ne rien faire, c’est le commettre ».
À la fin de la parabole du Bon Samaritain, Jésus se sépare du docteur de la loi qui avait bien répondu en lui disant : « va et toi aussi, fais de même », c’est-à-dire fais-toi « prochain » de celles et de ceux que tu rencontres sur ton chemin et qui ont besoin de toi. Fais-toi compagnon de celles et de ceux qui souffrent partage ton pain « avec », marche « avec ». Cultive ta sensibilité, ta capacité de sentir avec les exclu(e)s. Car c’est seulement à partir de cette attitude que l’on peut finalement aller à la loi et comprendre ce qu’elle signifie.
Le chapitre 25 de Matthieu, qu’on cite souvent de façon abusive, nous parle aussi du jugement dernier comme d’un moment décisif dans nos vies. Dans ce récit, « tout est centré sur les responsabilités matérielles et fraternelles dans la cité profane. Le texte évangélique ne vise pas d’abord le pratiquant, ni même le croyant, mais le non-homme à libérer dans sa chair, pour une égalité à hauteur d’homme ! Une égalité à faire, un peu comme la vérité biblique de Dieu. Jésus-Christ se révèle dans cette dramatique de l’homme qui n’a que sa condition humaine à mettre dans la balance, du non-homme vidé de son humanité. À ce niveau, le Dieu nu et l’homme qu’est Jésus-Christ sur la croix se nouent dans un sens historique que nous n’osons avouer »[7].
Charles Péguy disait avec sagesse « qu’une seule misère suffit à condamner une société. Il suffit qu’un seul homme soit tenu ou sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul ». Sans doute, nous pouvons paraître insolents quand nous exprimons la voix des sans voix. C’est que nous sommes sans cesse obsédés par une seule et même conviction : et les autres ! et les autres !… et celles et ceux que nous oublions ! et les non-personnes !… La paix pour soi tout seul, c’est la solitude ! Si donc nous ne passons pas à l’action, nos réflexions sur la mondialisation ne serviront qu’à nous tenir à l’écart du pauvre, à renforcer nos idées toutes faites et nos préjugés coupables. C’est pourquoi, à la suite de Franz Fanon, « en tant qu’homme, je m’engage à affronter le risque de l’anéantissement pour que deux ou trois vérités jettent sur le monde leur essentielle clarté ».
Les fausses convictions
Il reste, bien sûr, que de cette situation de violence, surgira le conflit. Mais il faut nous rappeler que le conflit n’est pas un mal en soi, qu’il est essentiellement une occasion. C’est à travers le conflit, en effet, que nous reconnaissons l’autre, d’où l’importance absolue d’assumer ce moment de tension, d’adversité, d’opposition. Le conflit est une occasion de faire émerger la solidarité. La solidarité vue comme fondement du refus de l’injustice envers la non-personne vue comme expérience essentielle qui va au-delà de la violence et qui réside dans le fait que l’identité de la personne, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif, n’est donnée que dans la pluralité. Elle se produit partout où des hommes et des femmes se respectent et s’estiment les uns les autres, sans considérer la couleur de leur peau, leur sexe, leur statut social, leur nationalité, leur culture, etc. Dans un moment de conflit, c’est très bon que quelqu’un puisse intervenir pour nous confronter à nos propres pratiques : n’oublie pas que ton Christ est juif; ta voiture, japonaise; ta pizza, italienne; et ton couscous, arabe; que ta démocratie est grecque; ton café, brésilien; ta montre, suisse; ta chemise, indienne; et ta radio, coréenne; que tes vacances sont caribéennes; tes chiffres, arabes; et ton écriture, latine; et… tu reproches à ton voisin d’être un étranger ! « J’aimerais que l’on célèbre la diversité de races, de genres, de cultures, de croyances, disait Mgr Desmond Tutu. Dieu n’a pas besoin des chrétiens pour protéger Dieu. Et Dieu n’est pas spécialement chrétien. Il est le Dieu de tous ceux qui se revendiquent de lui »[8]. La solidarité nous rend capables de vaincre la violence qu’engendre la mondialisation des marchés; elle fortifie notre humanité et nous grandit. Elle peut même donner naissance à l’homme nouveau puisqu’elle rend possible la libération des non-personnes en prenant leur vie au sérieux.
La solidarité nous donne aussi une certaine capacité d’être « saisis aux tripes » par la misère et la souffrance des non-personnes. Elle favorise l’éclosion de la passion pour lutter contre la violence économique. Or, rien de vrai ne se fait sans passion, sans que nous y soyons profondément impliqués, ce qui suppose, au préalable, une vulnérabilité au cri des misérables. La passion est, en somme, la raison d’être et le nerf de l’engagement pour lutter contre la violence, et vice versa, l’engagement devient l’instrument indispensable à l’efficacité même de la passion. Si aujourd’hui tant de chrétien(ne)s en Amérique latine connaissent la détresse et même la gloire du martyre, c’est que leur « passion des pauvres » les a conduits à une option prioritaire pour la lutte contre la violence économique.
Mais il est absolument nécessaire d’examiner à fond certaines fausses convictions ou certains mythes qui affectent négativement la pratique solidaire et son impact dévastateur sur les droits des exclu(e)s.
La première de ces fausses convictions est de croire qu’il est possible, dans un monde globalisé injuste, d’appliquer les droits d’une façon harmonieuse, sans que personne n’y perde et que tout le monde y gagne. Il faut absolument accepter « qu’assurer les droits des démunis se fera souvent au détriment des nantis » (Clarence J. Dias). Il est impossible d’assurer les droits des appauvri(e)s sans affecter le pouvoir et la condition des riches et des privilégiés qui ont provoqué cette situation d’appauvrissement. Voilà donc à quoi s’engage la communauté des chrétien(ne)s quand elle décide de renoncer à toute neutralité et impartialité vis-à-vis des non-personnes pour se ranger du côté des exclu(e)s.
Une deuxième fausse conviction concerne les besoins essentiels de la personne et de ses droits. Conséquence d’une erreur liée à la conceptualisation libérable de la justice, cette fausse conviction débouche sur un conflit entre le « pain » et la « liberté ». Naturellement, la liberté l’emporte dans une conception libérale du droit et de la justice. Il faut se rendre compte, disait le juriste indien Upendra Baxi, que « sans pain, la liberté de parole, d’association, de conscience et de religion, de participation politique, peut s’avérer existentiellement insignifiante ». Et le professeur Clarence Dias, de conclure avec beaucoup de sagesse : « la question ne se pose pas vraiment en termes de « pain » et/ou de « liberté » dans l’abstrait. Il s’agit plutôt de savoir qui a des deux, pour combien de temps, à quel prix pour les autres et pourquoi ». En d’autres mots, le discours éthique, dans un contexte de pauvreté de masse et de non-personne, soulève un problème de justice distributive, d’accès aux moyens pour répondre aux besoins élémentaires, de respect du bien commun.
La croissance à n’importe quel prix aboutit à un développement « pervers » qui signifie des souffrances intolérables pour les pauvres et qui en provoque de plus graves par de virtuelles violations massives des droits humains. Et alors, suprême ironie, la communauté internationale se mobilise avec des programmes d’aide humanitaire pour remédier au mal irréparable fait aux victimes et pour tranquilliser sa conscience.
Or, en ce qui concerne les victimes, i.e. les exclu(e)s, ce dont elles ont besoin en tout premier lieu, c’est de vaincre la faim et de rétablir la justice, de recréer des relations d’égalité et de respect, de reconquérir leurs droits, et non pas de profiter d’une charité paternaliste qui n’a aucun effet sur les causes. Une aide qui, dans le contexte latino-américain, est emportée par le flot de la dette, ne signifie qu’un simple cataplasme. Tant que les gouvernements couperont les budgets de santé, réduiront les surfaces de cultures vivrières, leur aide médicale et alimentaire n’équivaudra qu’à de la consommation pure. Il faut travailler sur les causes en même temps que pallier les effets. L’aide humanitaire doit donc avoir comme but premier de rétablir la justice.
Reste à considérer cette contradiction sous-jacente à tous les débats sur le contexte de la mondialisation : d’une part, il y a le droit à la liberté et le droit à la justice, le droit à la parole et le droit à la vie et aux conditions minimales de vie; d’autre part, il y a l’ordre social avec ce qu’il suppose de contrainte, de coercition, que les uns et les autres acceptent de s’imposer pour que soit respecté le droit d’autrui. Or, il n’est pas d’existence humaine sans liberté, mais il n’est pas non plus d’existence humaine sans la possibilité d’avoir accès aux biens nécessaires au maintien et au développement de l’être-au-monde. « La satisfaction des besoins essentiels est aussi indispensable que la liberté qui, elle, à la limite, est irrépressible; « la liberté ou la mort ! » oui, mais la revendication : « le pain et la liberté ! » est aussi fondée en deçà de la limite »(V. Cosmao).
Même si nous n’avons pas fini encore de structurer en droit les exigences de la modernité; même si nous avons à peine commencé à expliciter le registre de l’éthique et des valeurs qui structurent les consciences, à élaborer la dynamique immanente à la montée humaine, il reste qu’il est urgent de développer une éthique sous-jacente à la logique des droits humains à partir du non-homme, de la non-personne. Car la personne est encore à naître au Sud, comme ici au Nord.
Nous sommes en train de devenir agnostiques au sujet de la personne, comme apparemment nous le sommes depuis longtemps au sujet du Dieu de Jésus, quand nous ne sommes pas devenus tout simplement athées. Au carrefour des droits humains, il y a un vide, un « trou noir », comme ces étoiles à jamais éteintes dont les radiations continuent pourtant à nous atteindre un vide qui nous défie de recouvrer, à partir de la non-personne, l’énergie dont nous avons besoin pour franchir le mur sur lequel nous butons, si nous voulons garantir la justice à celles et ceux qui sont privés de leurs droits.
Pour croire à une issue
Au niveau de la planète, c’est par la promotion du bien commun qu’on pourra satisfaire l’urgence de créer une politique économique. Ce qui signifie d’abord – disait Riccardo Petrella[9] — assurer la sauvegarde ou le rétablissement des conditions vitales de l’existence de milliards d’êtres humains : l’air, l’eau douce, les océans, l’énergie solaire, etc., autant de biens qui doivent acquérir le statut de biens communs patrimoniaux de l’humanité et être « gouvernés » comme tels, c’est-à-dire par des régulations publiques mondiales. La deuxième série de chantiers qui exigent l’élaboration de politiques planétaires concernent la sécurité commune (alimentaire, environnementale, financière, sanitaire), la paix, la diversité culturelle, la répression des crimes contre l’humanité et de la corruption économique. À cet égard, l’urgence de créer une politique planétaire doit porter sur la définition et la mise en place d’un nouveau système financier et monétaire mondial, et sur l’établissement de nouvelles normes pour le commerce international, des normes qui soient en rupture avec celles du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Quant au dossier sur le travail, les spécialistes se montrent très pessimistes. Le travail salarié paraît une valeur en voie de disparition. Chômage, licenciement, réduction du temps de travail : ces réalités font désormais partie du paysage du monde ouvrier. L’évolution inéluctable vers une société qui pourra se passer de plus en plus des travailleurs et des travailleuses, exige de chaque personne une remise en question radicale. Il faut faire face à l’insécurité, affronter l’inconnu, quitter son « ancienne peau », se penser autrement. Et ce qui est le plus difficile, changé de mentalité.
L’identité de la personne, construite sur un schéma où la notion de travail exerçait un rôle prédominant, est à revoir entièrement. La richesse humaine a été trop souvent mesurée en termes de capacité de produire. Il est nécessaire aujourd’hui de trouver d’autres façons de s’investir. Une femme me disait : « J’aime faire du beau, j’aime bricoler, décorer, créer avec mes mains des tas de trucs fantaisistes. Dans ma famille, on n’attachait aucune importance à ces capacités. C’était méprisé parce que soi-disant inutile… »
Pour croire à une résurrection, à une issue qui ne soit pas purement symbolique, nous devons accepter le réalisme biblique et évangélique des murs érigés par les humains eux-mêmes. S’ils les ont érigés, ils peuvent donc les abolir.
En effet, il n’y aura pas de paix tant que les nantis n’émigreront pas là où le Christ émigre tous les jours, à savoir : là où il y a un(e) nécessiteux(se). C’est ce qu’affirme clairement la parabole du jugement dernier (Matthieu 25,31). Si le riche opprime le pauvre avec et par sa richesse, alors pour retrouver Dieu et se réconcilier avec Lui, il lui faut regarder vers le Sud. C’est là qu’il découvrira le Dieu souffrant qui attend que l’engagement des justes transforme la situation.
Il y a réconciliation s’il y a conversion structurelle et personnelle. Chacun(e) est invité(e) à un nouveau style de vie, simple, sensible à la souffrance du pauvre et solidaire avec lui. Il y a réconciliation si on se mobilise pour un changement de lieu social, car on a trop souvent regardé le monde des pauvres à travers les yeux des riches.
Il y a réconciliation si on reconnaît que l’Esprit de Jésus est dans les pauvres : que c’est à partir d’eux qu’il recrée son Église. Les pauvres sont le lieu théologique authentique de la reconstitution de l’Église. Ce sont eux, les pauvres, qui sont à la source de la vraie activation planétaire de l’Église. Si, en Amérique latine, des millions de baptisés meurent de faim chaque année, c’est en partie parce que, durant cinq siècles, l’Évangile a été lu d’une manière incompatible avec les intérêts des pauvres, c’est-à-dire, avec les intérêts de Dieu. Si, dans le cas de Jésus, la « parole de Dieu » a été utilisée contre Dieu, faut-il s’étonner qu’aujourd’hui l’Évangile de Jésus soit utilisé contre les pauvres et le Royaume de Jésus? Heureusement, les pauvres continuent de nous évangéliser et de nous offrir la clé pour lire correctement l’Évangile en nous ouvrant la voie vers l’unité solidaire vraiment universelle, planétaire, catholique.
Il y a réconciliation quand, comme Mgr Romero, on n’hésite pas à traduire en actes, en fidélité totale à l’Évangile, la fameuse proclamation de saint Irénée :« la gloire de Dieu, c’est le pauvre vivant ! »
Il y a réconciliation quand on arrive à concrétiser la tradition doctrinale des Pères de l’Église, comme l’a rappelé le Magistère : « devant les cas de nécessité… il est obligatoire d’alléger la misère de ceux qui souffrent, non seulement avec ce qui est superflu, mais avec le nécessaire. Il faut vendre les ornements des églises et les objets précieux du culte divin. Il est obligatoire d’aliéner ces biens pour donner du pain et pour vêtir les démunis » (Sollicitudo rei socialis, 31). Cette nouvelle hiérarchie de valeurs oblige à repenser le droit de propriété quand on a à faire un choix entre « l’avoir » et « l’être », surtout quand « l’avoir » de quelques-uns se fait aux dépens de « l’être » des autres.
Il y a réconciliation quand la vue des misérables nous devient insupportable, quand, en écoutant Jésus qui nous apparaît dans leur regard, nous le laissons nous arracher notre masque de bienfaiteur-bienfaitrice, quand nous le laissons nous interpeller : « qu’as-tu fait de ton frère, de ta sœur? » Car la question première que nous pose l’Évangile est toujours la même : « qu’avons-nous fait de notre frère, de notre sœur? » Désormais, tout retour en arrière nous est interdit, car il ne s’agit plus simplement de prier et de comprendre le monde des exclu(e)s, mais d’y faire éclater la justice, de faire surgir la personne nouvelle et solidaire là où il y a des opprimé(e)s.
Il y a réconciliation quand nous nous découvrons ordonné(e)s aux pauvres, car le baptême nous ordonne aux pauvres; quand nous pouvons dire que « nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie parce que nous aimons les pauvres » (Jean 3,14). Cela suppose tout simplement qu’on a une visée vraiment planétaire du bonheur; cela signifie que tout geste d’amour pour les désespéré(e)s, toute solidarité avec eux, devient résurrection du Seigneur.
Il y a réconciliation si, au début de toutes nos rencontres et démarches, nous nous posons cette unique question : « Comment est-ce que tout ce que nous sommes en train de faire affectera ou impliquera les pauvres? » L’action avec les pauvres et en leur faveur n’est pas qu’une option parmi d’autres, mais le facteur intégrant de tout ce que les chrétien(ne)s accomplissent. Si, comme chrétien(ne)s, n’importe laquelle de nos actions n’a rien à voir avec une foi qui incarne la justice, alors nous devrions l’interrompre. La seule justification pour poursuivre des actions de réconciliation avec des « non-pauvres », c’est de promouvoir l’implication de toute la famille chrétienne à guérir les blessures des pauvres, à apprendre des pauvres ; et non pas d’imposer une nouvelle idéologie d’une Espérance qui vient d’en haut.
Enfin, il y a réconciliation quand nos démarches sont une « bonne nouvelle » pour les pauvres, un message qui leur donne de la force pour affronter l’avenir. Il ne s’agit pas de dire une parole sur l’espérance, mais bien d’être une parole d’espérance pour les pauvres. Il y a réconciliation quand on ne se scandalise pas à cause de Jésus crucifié en eux (Matthieu 11,6); quand l’annonce du règne de Dieu est vraiment cause de joie, « bonne nouvelle », et non simplement une doctrine, une norme immuable, applicable à tout le monde, aux riches et aux pauvres, aux oppresseurs et aux opprimés. Car cette bonne nouvelle a des destinataires propres et exclusifs : les pauvres. Voilà pourquoi elle n’est annoncée qu’à eux. Non pas parce qu’il faille la cacher aux autres, mais parce que, pour tous les autres, elle n’est pas « bonne »… !
Malheur à nous si nous sommes capables d’assister passivement à la douleur des pauvres ! Mais bienheureux sommes-nous, si un jour on nous accuse de nous réjouir en compagnie des amis de Jésus : les pauvres, les prostituées, les défavorisés, les malades, les victimes de l’injustice, de la discrimination, les petits qui n’ont rien à espérer de ce type d’ordre international qu’on veut nous imposer.
Ayons le courage de dire oui au Seigneur qui nous invite à faire route avec lui, à habiter avec lui chez les pauvres. « Une seule chose vous manque, nous dit Jésus, vendez ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor au ciel; puis venez, suivez-moi » (Marc 10,21). Que la foi nous aide à commencer, dès aujourd’hui, à nous dépouiller peu à peu de ces choses dont on ne voudrait pas être dépouillés ! Le dépouillement est, en effet, indispensable si on veut goûter la liberté, savourer la joie de vivre, ce qui constitue à la fois le centre de gravité de la vie de tout(e) chrétien(ne) et le cœur de l’Évangile : la pauvreté !
Motivés par le désir d’une authentique réconciliation avec les sans droits, les sans voix, les sans pouvoir, les sans savoir, poursuivons avec eux l’interminable cheminement vers la fin de leur nuit terrible. Guidés par la boussole du droit du pauvre, toujours plus sacré que celui des riches, entrons dans la longue marche des opprimé(e)s !
Nous restera alors à faire réalité ce qu’André Myre appelle la « béatitude missionnaire ». Elle nous incite à croire que la communauté chrétienne n’est pas là pour elle-même. « Le chrétien est celui qui se voit chargé de poursuivre la tâche inaugurée par Jésus-Christ : révélation implique de soi mission. La façon dont on comprend Jésus-Christ laisse entendre comment on comprend sa mission à soi. Or, l’ensemble d’Isaïe 40-66 implique un envoi auprès des pauvres et des opprimés. De plus, la forme même qui est utilisée, celle de la béatitude, est appropriée à une charge missionnaire. En effet, on ne dit pas : Heureux sommes-nous, chrétiens pauvres, affamés, etc., mais : Heureux sont-ils. Rien n’obligeait cette communauté à choisir cette forme plutôt qu’une autre. Qu’on ait choisi celle-ci en particulier est donc significatif de la conception qu’on a de sa mission chrétienne. Et, manifestement à la suite de Jésus, on a une conception missionnaire évangélisatrice »[10].
Comprendre, nous évitera la tragédie de beaucoup de chrétien(ne)s qui cherchent à éliminer la compassion et la douleur de leur mission. C’est qu’il(elle)s agissent non pas à partir d’un cœur sensible qui arrive toujours à découvrir les moyens qu’il faut, mais en considérant d’autres « raisons » qui ne trouvent d’efficacité que dans l’anesthésie de la lucidité et des cœurs conscients afin de ne pas les sentir. C’est ce qu’exprime Antonio Machado dans ses vers :
Dans le cœur j’avais
l’épine d’une passion
je pus l’arracher un jour
mon cœur je ne le sens plus !
Il y a des chrétien(ne)s qui prétendent contourner la blessure que provoque le choix de se mettre à la place des victimes qui prétendent ne pas souffrir de leur choix en se blindant, en se désensibilisant. C’est qu’ils se sont tout simplement « morphinisés » dans leur tâche, ils se sont « narcotifiés » afin d’éviter les conséquences de leur option. Et ils l’ont fait en empruntant le pire chemin : celui qui leur a « arraché le cœur » et les a rendus incapables de comprendre les béatitudes.
Alors, que reste-t-il de nos amours? Y a-t-il encore des valeurs qui fonctionnent, des racines qui ne sont pas pourries? Il reste le commandement incontournable de Jésus : « Aimez-vous comme je vous ai aimés, c’est-à-dire : Donnez votre vie comme j’ai donné la mienne ». Il reste que le souci du bien commun doit l’emporter sur le privé; que l’économie du long terme doit passer avant le court terme; qu’il faut faire la chasse aux mensonges, aux pots de vin et aux passe-droits; qu’il faut réinstaurer la tolérance, le respect des droits de la personne et la lutte pour l’environnement et la paix. Pour nous, chrétien(ne)s, il reste qu’il faut aussi faire l’expérience du pardon et de l’amour des ennemis. « L’évangile nous appelle au décentrement de soi, à prendre la barque et partir à la rencontre sur les chemins que Jésus a balisés, ceux de la liberté et du service des pauvres et si l’on perd pied dans les tempêtes de la vie, on sait qu’on échappera au naufrage grâce à Celui qui a dit : « Pourquoi avoir peur, hommes de peu de foi? ».[11]
La dite impossibilité de dépasser le système actuel ou d’éradiquer l’exclusion, n’est pas une impossibilité d’ordre technique – de moyens ou d’économie – mais bien plutôt et principalement, d’ordre politique (de volonté politique), d’ordre éthique (de hiérarchie de valeurs) et d’ordre religieux (de négation de la béatitude missionnaire). « Qui, parmi nos aînés, fait face aujourd’hui? Qui nous propose un autre monde, même utopique, une pensée nouvelle, même désespérée? Depuis quinze ans, quelle voix forte s’est élevée pour nous assurer que nous n’étions pas seuls à nous scandaliser des progrès du matérialisme et de la bêtise? »[12] Ce n’est pas le Seigneur qui nous jugera, mais le pauvre qui deviendra le juge silencieux de chacun(e) de nous.
Peut-être que tout ce que je viens de dire s’exprimerait mieux par la beauté et la simplicité de la poésie du martyr nicaraguayen, Juan Gonzalo Rosé? Dans sa Lettre à sa sœur Thérèse, ce poète écrit :
Je m’interroge aujourd’hui
Pourquoi n’ai-je aimé seulement
les roses éphémères
les marées de juin
les lunes sur la mer?
Pourquoi ai-je dû aimer
la rose et la justice
la mer et la justice
la justice et la lumière?
§
Luis Pérez AGUIRRE, jésuite, philosophe et théologien de formation. IL est l’initiateur, en Uruguay, des groupes Paix et Justice (SERPAJ). Actif défenseur des droits humains, il a reçu différents prix dont celui de l’» Éducation à la paix » de l’UNESCO en 1987. Expert et membre du conseil administratif pour la coopération technique auprès du Haut commissariat aux droits de l’homme des Nations unies à Genève, il poursuit son action pastorale auprès des enfants de la rue et des femmes prostituées de Montevideo. Il est l’auteur d’importants ouvrages dont Incroyable Église, paru aux Éditions de l’Atelier en 1994.
Source : AGUIRRE, Luis Pérez, « Mondialisation, nouveaux enjeux éthiques et Évangile », Dossier du Congrès – 1999 – La mondialisation à l’heure des solidarités, Montréal, 1999, p. 41-54.
- "Tenue de voyage de René Gaillard" dans Golias Magazine n° 54, mai-juin 1997, p.76 ↵
- Citation de Ludwig FEUERBACH dans Contre la dualité du corps et de l'âme, Werke II, Leipzig 1846, p. 363, in Ludwig FEUERBACH et la fin de la philosophie classique allemande. ↵
- Ellacuria, Ignacio, "El auténtico lugar social de la Iglesia", en VV.AA. Desafios cristianos, Misión Abierta, Madrid, 1988, p. 78. ↵
- ROMANENS, Marie, "Et si nous étions tous des exclus?" L'Actualité Religieuse, 15 avril 1995, p. 9. ↵
- GRAND'MAISON, Jacques, Cri de Dieu Espoir des pauvres, Éditions Paulines, Montréal, 1977, p. 5 ↵
- Lire PEREZ AGUIRRE, Luis. Tout commence par un cri. Les Éditions de l'Atelier, Paris, 1997. ↵
- GRAND'MAISON, Jacques. p. 8. ↵
- Extrait d'une interview qu'il a accordée au service de Presse protestant de Suisse. Dans Évangile et Justice. Bruxelles, 47 (1998) 2. ↵
- La dépossession de l'État, Le Monde Diplomatique, Août 1999, P. 8. ↵
- En Cri de Dieu Espoir des pauvres, op.cit. p.88. ↵
- GALISSON, Jean, "La parabole de l'arbre et de la barque", Témoignage Chrétien, 20 octobre 1995, p. 10. ↵
- HUGUENIN, Jean René, Une autre jeunesse. Éd. Du Seuil, Paris, 1965, p.44. ↵