Jacques BÉLANGER

1. UN MONDE NEUF À BÂTIR

Habiter ensemble aujourd’hui la planète terre, d’une manière fraternelle et sans exclusion : voilà pour nous tous un défi majeur et d’une extrême urgence.[1] L’approche de l’an 2,000 nous fascine et nous pèse à la fois. Nous nous trouvons tous et toutes engagé-e-s dans une migration complexe et périlleuse. Et nous ne savons comment opérer ce tournant, ni comment le vivre ensemble. À quelles forces faut-il recourir? À quelles motivations nous accrocher? Qui nous accompagnera dans ce virage inédit? Notre foi chrétienne peut-elle nous y être de quelque secours? Et notre appartenance à l’Église?

Ce qui se trouve en jeu, c’est la survie même de notre planète, de tout l’environnement, y compris les humains, c’est « notre avenir à tous ».[2] Il est devenu indispensable, en cette fin du [deuxième] millénaire, de tout faire pour rendre la terre habitable, pour nous assurer « que le maximum possible d’êtres humains sur cette terre soient vraiment traités comme des êtres humains »[3] bref, pour contribuer à la gestation d’un monde neuf.

1.1 Tous concernés par notre avenir collectif

À cette tâche, nous sommes toutes et tous conviés. La famille humaine doit se serrer les coudes et passer à l’action. « Tous, hommes et femmes sans exception, convaincus de la gravité de l’heure présente, et conscients de leur responsabilité personnelle «[4], sont appelés à sortir de la passivité et à fournir leur contribution. C’est une vaste concertation où tous sont conviés à devenir sujets. De moins en moins on pourra se permettre de confier à quelques-uns le sort de tous et de toutes, comme on le fait trop souvent dans les Églises et dans la société.

1.2 Un rêve toujours vivant

Cette mobilisation générale pour la survie et le mieux-être de tous, rejoint un vieux rêve souvent resurgi au cours des temps, et qui s’est toujours traduit par des pratiques bien concrètes, comme c’est le fait encore aujourd’hui.

Sous des mots comme « la justice et le droit », la paix, liberté-égalité-fraternité, solidarité, « développement solidaire », promotion collective, droits humains, démocratie…, on n’a cessé de relancer ce rêve d’une fraternité universelle. Le prophète Isaïe, au chapitre onze, a écrit une page qui apparaît comme un sommet du genre.

1.3 L’apport de nos générations actuelles

Nos générations récentes en particulier ont été fécondes en témoins et en événements qu’on peut appeler démocratiques. Nous avons connu des mobilisations comme celle de Gandhi; celle des Noirs d’Amérique du Nord avec Martin Luther King; celle de l’Amérique latine entière, avec un nombre grandissant de femmes et d’hommes qui bâtissent à bout de bras, sans moyen, et souvent dans la répression, des communautés alternatives; celle qui a mené à l’indépendance juridique, au cours des années 60, la plupart des pays d’Afrique. Nous assistons à la lutte contre l’apartheid, et contre l’enfermement des pays de l’Est. Nous avons vu des concertations étonnantes comme celle de Manille face à Marcos, d’Haïti face à Duvalier, de Pékin en juin 1989, pour ne pas nommer celles qui ont provoqué la chute de Somoza, de Bokassa, d’Amin Dada, du Shah, etc. Nous nous sommes réjouis de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Par ailleurs ont surgi des groupes de vigilance comme le Club de Rome, Amnistie internationale, la Ligue des droits et libertés ici, de même que des personnes titulaires des Prix Nobel de la paix. Des collectifs de type international tels la Coopération internationale pour le développement et la solidarité (CIDSE), ou de type plus local comme les groupes populaires, les comités de solidarité internationale, les organisations ouvrières, les communes, les centres de femmes, les communautés de base, les coopératives… tous ces collectifs continuent de démontrer que le rêve démocratique est loin d’être endormi. Sans compter le travail d’équipe de longue haleine dans les domaines scientifique, technique et culturel, etc.

1.4 Un horizon bloqué?

Le rêve démocratique bat toutefois de l’aile, malgré d’étonnantes réalisations, et se trouve rudement mis à l’épreuve.

À l’échelle planétaire, nous nous trouvons face au « déclin de l’empire américain » ou de la culture capitaliste dans son ensemble; nous assistons à l’échec des socialismes issus de Moscou; et nous voyons monter des groupes fondamentalistes rigides, qui font craindre le pire. Les situations de pauvreté croissante, au Sud en particulier; la course aux armements; la violence, la détérioration de l’environnement ne cessent d’obscurcir l’horizon.

Et cet horizon bloqué ne l’est pas innocemment. Il est en bonne partie le fruit de scénarios malveillants, d’intérêts opposés, où l’économique est en train de tout envahir. L’argent s’est emparé du monde, même politique, et ainsi le rêve démocratique se voit pourchassé jusque dans ses repaires les plus intimes. Un petit groupe de personnes de moins en moins nombreuses, mais de plus en plus organisées et anonymes, essaient de s’emparer de notre planète.

Nous vivons un « déficit démocratique » dit Claude Julien, le directeur du Monde diplomatique. Mais, ajoute-t-il, derrière ce « déficit démocratique », se cache un « déficit culturel », un déficit de sagesse, d’âme, de mystique, et un déficit « d’insurrection ».

« Crise de civilisation »; « crise anthropologique »; « crise d’identité » : chacun y va de son diagnostic. Nous avons du mal à habiter ensemble cette planète en mutation accélérée. Nous nous trouvons comme désemparés, et incapables d’assumer une liberté dont nous sentons pourtant de plus en plus l’appel. « À peu près tout le monde, parti à la recherche d’une société, se trouve engagé à la recherche de soi-même »,[5] écrivait Fernand Dumont, il y a quelques années, à propos du Québec.

1.5 Face aux défis et aux enjeux

À ce carrefour incontournable où nous sommes arrivés, les échéances nous pressent de toutes parts. Les défis et les enjeux revêtent des proportions alarmantes.

Il nous faudra intervenir rapidement pour instaurer un nouvel ordre mondial, avec une « autorité mondiale », comme le suggérait Jean XXIII dans Pacem in terris.

Nous devons surtout travailler à la motivation des personnes, réveiller le vouloir-vivre, le DÉSIR, et la confiance. Et ce ne sera pas tâche facile.[6]

COMMENT y arrivera-t-on? « L’avenir est à ceux qui auront su proposer aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer » (GS 31); des raisons qui convainquent, qui sonnent juste, qui touchent aux racines et qui font dire : « voilà ce que je cherchais »…, et qui provoquent l’acquiescement.

1.6 Le recours à l’histoire

À qui donc nous adresser pour nous aider à long terme dans cette aventure?

Le premier recours, indispensable, c’est soi-même. Les choses ont des chances de se produire si on le veut réellement; si chacun répond à ce qu’Antonine Maillet appelle la « poussée intérieure »; si on accède à ce que Marcel Legault nomme la « foi en soi »; si on ne recule pas devant le défi proposé par Denys Arcand dans Le déclin de l’empire américain : « être un mystique ou un saint ».[7]

Une telle démarche personnelle a besoin d’être consolidée par d’autres personnes, par des complices, des témoins en qui montent les mêmes appels, et avec qui on peut, jour après jour, vérifier ses pratiques et ses rêves.

Mais cela risque de ne pas suffire à long terme. « En temps de crise, » disait-on au Québec dans les années [19]70, « il faut recourir à l’histoire », à des sagesses qui nous ont précédés et qui peuvent nous entraîner dans leur mouvement.

C’est ce qu’a fait l’auteur du Déclin de l’empire américain. Peu d’années après le lancement de son film qui se terminait sur un marasme collectif, Denys Arcand se tourne vers de vieilles sagesses, et il retient celle de Jésus, ce qui nous a valu Jésus de Montréal. C’est aussi la démarche d’Albert Nolan dans son livre Jésus avant le christianisme. Exégète, en plein cœur de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, il questionne Jésus, dans l’espoir de recevoir un éclairage sur le drame actuel de l’humanité, et sur l’avenir du monde.[8] Paul VI propose une réflexion semblable, dans L’évangélisation dans le monde moderne : Dieu sonne-t-il encore juste aujourd’hui?[9] demande-t-il en substance.

2. LE DIEU DE L’ÉVANGILE

Recourir à l’Évangile pour appuyer nos pratiques démocratiques, voire pour assurer notre avenir collectif, ça veut dire quoi alors?

Recourir à l’Évangile, c’est nous tourner vers un Dieu qui brûle d’envie que le monde réussisse; c’est communier au tourment de Dieu pour le monde; et c’est nous mettre au service de ce monde, forts de l’énergie de Jésus, en nous inspirant de ses pratiques et de ses mœurs.

Il nous faut ici revérifier notre manière de regarder Dieu et de faire appel à lui, voire rapatrier le vrai Dieu.[10]

Dieu Trinité tout d’abord : un Dieu en état de dialogue et de communion, où les trois vivent entre eux une interaction à chance égale. Aucun des trois n’y exerce un pouvoir qui tiendrait à mettre les deux autres plus ou moins sous son ombre. Pas un qui domine sur les deux autres, pas d’exclus. Dans la mesure alors où un groupe chrétien, qui se voudrait reflet de Dieu, vit des relations de domination et non de service, à quelque niveau que ce soit, dans la même mesure ce groupe est menteur par rapport à l’identité même de Dieu : il projette une image fausse de Dieu.

Le Dieu de la Bible s’intéresse par ailleurs aux humains, il les voit, entend leur cri, s’en émeut, intervient (Ex 3,7s) avec puissance mais aussi avec une extrême humilité. Un Dieu qui s’abandonne à la liberté des humains, et qui s’expose au ridicule : « Où est-il ton Dieu? », voire même à l’absurde : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné? ». Ce Dieu n’a rien d’une attitude triomphaliste. Il avance dans l’histoire au rythme de nos propres choix personnels et collectifs, quêtant notre adhésion avec une extrême discrétion. Un Dieu qui nous invite à passer de la peur à la séduction et à l’action. En conséquence, un groupe chrétien qui aurait tendance à fonctionner sur le registre de la loi et de l’inquisition, risque aussi à long terme d’être menteur sur Dieu.

2.1 Théophanie et justice

L’image que nous avons du Dieu dévoilé en Jésus de Nazareth, a également besoin d’être revérifiée. Arrêtons-nous à quelques aspects de la vie de Jésus.

La généalogie « politique » de Jésus : la tradition orale et écrite dans laquelle a baigné Jésus l’a initié à une double pratique : celle d’une rencontre en face à face avec Dieu d’une part, et celle aussi du « droit et de la justice », d’autre part. La contemplation et la justice constituent deux éléments indissociables, dans notre tradition judéo-chrétienne.

Jésus se réfère souvent à Abraham, le croyant par excellence, qui a parlé avec Dieu en face à face. Mais Abraham a aussi reçu une mission bien spécifique : « Je l’ai distingué pour qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui de garder la voie de Yahvé en accomplissant le droit et la justice » (Gen 18,19).

D’autre part les deux compagnons mystérieux de Jésus au moment de sa transfiguration, Moïse et Élie, l’initient également à cette double pratique. Moïse, le voyant de l’Horeb et du Sinaï, mais aussi le libérateur sur les chantiers d’Égypte (Ex 2,11s), au puits de Madian (Ex 2,17), et face à Pharaon contre qui il provoque un soulèvement collectif du peuple, maltraité et injustement retenu en Égypte. L’autre compagnon, Élie, le témoin de la brise légère qui lui révèle Dieu (1 Rois 19,9-13), mais aussi le pourfendeur des faux prophètes qui trompent le peuple (1 Rois 18, 20s), et l’opposant courageux du roi Acab qui vient de mettre à mort injustement le petit propriétaire Nabot (1 Rois 21).

La justice et le droit ont hanté les rêves du Peuple de Dieu, chaque fois qu’arrivait un nouveau roi, choisi par Dieu justement pour réinstaurer l’Alliance, et rétablir la justice et le droit. Les prophètes n’ont cessé de ranimer cette espérance, et d’inviter le peuple à vivre selon ces mœurs. Même le Magnificat de la douce Marie est un appel à l’instauration d’un monde qui soit Bonne Nouvelle pour les petits, mais qui devient mauvaise nouvelle pour les prétentieux de l’avoir et du pouvoir.

Jusqu’au sabbat, dont on avait surtout retenu la dimension religieuse, qui comporte clairement aussi l’autre dimension, assurer la protection du plus faible : « Pendant six jours tu te livreras à tes travaux, mais le 7e tu feras trêve à tes occupations, que se reposent ton bœuf et ton âne, et que reprenne souffle le fils de ta servante, ainsi que l’étranger » (Ex 23,12).

Jésus a nagé dans ces eaux. De sorte qu’un groupe chrétien qui ne fait pas de la pratique de la justice, comme de la recherche gratuite du visage de Dieu, un axe central de sa vie[11], s’expose une fois de plus à faire mentir Dieu. Il met en péril la réputation même de Dieu.

2.2 La pratique de Jésus

Elle reflète tout ce qui précède. Son propos est limpide : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie… en abondance… sans aucune exception… en commençant par les plus blessés… au prix même de ma vie » (Jn 10; Luc 4,16s; Mt 18,12-14).

Jésus est roi, mais un roi Serviteur tel que décrit par Isaïe, qui lave les pieds et se laisse librement conduire à un assassinat public, décrété par les chefs civils et religieux. Sa royauté passe par l’humiliation, mais elle conduit à la victoire collective de tous ceux et toutes celles qui cherchent honnêtement la vérité. Le Père a authentifié son chemin en le ressuscitant et en confirmant sa mission de convocateur universel. De sorte que, à cause de lui, toutes les puissances opposées se trouvent radicalement maîtrisées. Chaque génération après lui devra affronter un combat semblable, mais assistée de son énergie, et avec l’assurance que son chemin mène à la victoire.

On lui dit : « Tu es roi ! ». « Roi-Serviteur, oui, répond-il, tu as bien raison… ». Mais il ajoute aussitôt : « Toi aussi ! … ». Sa royauté est en même temps révélatrice de la nôtre qu’il nous a offerte gracieusement, tout comme sa qualité de prêtre et de prophète est révélatrice de notre mission de prêtres et de prophètes, dans le baptême.

Sa mission, il l’a vécue dans une solitude ténébreuse, face à son Père : « Pourquoi m’as-tu abandonné », face aux refus qu’il a dû proférer au désert, et face aux siens qui ne l’ont pas reçu (Jn 1,1s). Mais il l’a aussi partagée avec des amies – des amis, les femmes, les [trois], les [douze], les 72… celles et ceux qui ont été « complices », témoins de sa vie et de sa résurrection. Sa vision était large, mais il a travaillé intensément à l’échelle locale : la majeure partie de son temps a passé dans le quotidien limité de Nazareth… puis avec des personnes limitées, sur un territoire limité, dans des proportions qui rappelaient les ANAWIM.

Deux mots empruntés à Albert Nolan disent bien les mœurs de Jésus : « Compassion et foi »[12] : capacité de capter de l’intérieur le vécu humain, et de le faire sien; et en même temps de l’arracher radicalement au fatalisme, à cause de Dieu.

L’expérience de Jésus a « sonné juste »[13] aux oreilles de son temps, comme à celles du Père, et elle a suscité une multitude de disciples, même si elle entraînait sur des chemins extrêmement abrupts.

2.3 Fréquenter Dieu

Le Dieu de l’Évangile n’est pas une pièce de musée à visiter. Il n’est pas une vérité froide à examiner. Il est un VIVANT à fréquenter, et avec qui confronter sa vie. La rencontre avec lui invite à un cheminement aux horizons illimités :

a) Reprendre d’abord à son compte le dialogue solitaire d’Abraham avec Yahvé, de même que l’expérience prolongée de Jésus face à son Père. Sortir du vague face à la personne de Jésus, dépasser l’étape d’« Un certain Jésus » (Ac 25, 13-21), pour accéder à une amitié personnelle avec lui. S’approprier la Bonne Nouvelle rappelée par Jésus, suite aux prophètes : « Ils seront tous instruits par Dieu » (Jn 6, 45s). Bref voler de ses propres ailes en adultes dans la foi, et prendre le risque de la liberté évangélique.

b) Aller jusqu’au bout de Dieu : un Dieu qui a entraîné Moïse jusqu’à l’Horeb, mais qui l’a aussi renvoyé libérer son peuple. Un Dieu du dimanche, de la fête, de l’eucharistie, mais aussi du lundi, de la lutte et du pain quotidien. Un Dieu de la théophanie au désert, mais aussi un Dieu de la transformation du monde; un Dieu qui entre aujourd’hui par des portes qu’on avait négligées en cours de route : celles du respect pour la création, de la lutte pour la justice et pour la paix… Un Dieu dont le NOM est HARMONIE, JUSTICE, Notre PAIX, SOLIDARITÉ.

c) Livrer la marchandise : donner pour aujourd’hui les raisons de notre espérance (1 Pi 3,15). Faire le lien explicitement entre le Ressuscité et ce qui vit aujourd’hui dans ses membres. La question n’est pas de savoir, en effet, si le Christ est encore vivant aujourd’hui, mais où et comment il est en train de ressusciter. Prendre à son compte les grandes questions des femmes et des hommes d’aujourd’hui, derrière lesquelles se cache souvent le cri mystérieux de Jésus : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné? », et cet autre cri qui plane sur toute l’histoire de l’humanité : « où est-il ton Dieu? ». Que fait-il, face aux 20,000,000 d’enfants qui mourront cette année encore? face au printemps de Pékin [19]89? Essayer, en invoquant l’expérience de Jésus, de mettre sur une piste qui sonne juste, même si elle demeure obscure et exigeante.

Notre responsabilité de chrétien-ne-s aujourd’hui, n’est-ce pas de faire arriver jusqu’à nos oreilles, et jusqu’à notre pratique personnelle et collective, la RUMEUR de Dieu, son intérêt toujours vivant pour notre planète, l’actualité de sa victoire, et l’assurance que l’ennemi (Ap 12) a encore aujourd’hui les pieds en argile : la puissance fragile de Wall Street est là pour le démontrer, de même que la toute récente découverte des virus dans les ordinateurs.

d) Bref, prendre au sérieux la pratique et la parole de Jésus, et contribuer à rebâtir aujourd’hui une communion (une Église, une fraternité, une démocratie) qui corresponde à ses intentions. C’est la tâche de chaque génération. Aucune génération ne peut vivre sa vie et sa foi par procuration, ni les recevoir toutes faites comme sur un plateau. C’est par nous ici maintenant, à travers notre culture québécoise, que le Verbe pourra prendre chair. Il y a là une chance à ne pas manquer. La balle est dans notre camp.

3. LES ÉGLISES, DANS NOTRE HISTOIRE ACTUELLE

Nos Églises chrétiennes, et en particulier l’Église catholique, sont-elles au service du même objectif que Jésus? Favorisent-elles la tâche de bâtir un monde vraiment démocratique et fraternel? Ou apparaissent-elles plutôt comme un frein?

En fait, les Églises se trouvent soumises aux mêmes secousses qui ébranlent la société contemporaine. Notre Église catholique par exemple, si fortement visitée par l’Esprit-Saint à l’occasion du Concile Vatican II, a bien du mal [à] secouer sa torpeur, et manifeste aujourd’hui des comportements pour le moins inquiétants.

Essayons d’y discerner les lumières et les ombres, et d’en tirer quelques pistes d’action.

Les responsables des grandes religions ont largement répondu à la convocation faite par Jean Paul II à Assise en octobre [19]86, autour de la Paix.

Par ailleurs, le Conseil œcuménique des Églises tiendra sa prochaine assemblée plénière à Séoul en 1990, autour du thème Justice – Paix – Respect de la création. Ces dernières réalités, qui concernent l’avenir même de notre planète sont devenues un lieu de convocation universelle, voire œcuménique. C’est autour d’un Jésus dont le Nom est Le JUSTE – Notre PAIX et HARMONIE, que semble devoir se faire aujourd’hui l’UNITÉ.

3.1 L’événement Vatican II

Dans l’Église catholique, l’événement Vatican II constitue un saut qualitatif de conscience et de pratique, dont on a peine à mesurer la portée. On peut le comparer à la sortie d’Égypte et au retour d’Exil. Le Concile a essayé de mieux saisir la réalité du monde de notre temps pour lui offrir d’une manière adaptée, la Bonne Nouvelle de Jésus.

Une première grâce du Concile pour l’Église, fut de renouer en direct avec les sources bibliques, et donc avec les intentions mêmes de Jésus, et de faciliter pour tous et toutes l’accès personnel à la Parole de Dieu. C’était révolutionnaire ! Je connais le cas d’une communauté religieuse où il était interdit de lire la Bible en privé, ici au Québec, dans les années [19]40. Vatican II remettait la Parole en liberté, entre les mains du peuple catholique, et il invitait ce dernier à assumer sa propre liberté évangélique. On avait perdu cette habitude, dans une Église à l’École théologique unique, et au Droit canon omniprésent.

Le Concile a ensuite permis de reprendre contact avec l’amour fou de Dieu pour le monde, et d’établir ainsi un nouveau rapport avec le monde, nous arrachant alors à un manichéisme janséniste dont nous portons encore des traces. Nous avons de plus renoué avec le courant prophétique qui conteste l’injustice au nom même de l’Alliance. C’est Gaudium et Spes qui nous a renvoyés au monde, alors que le Synode de 1971 sur la justice se fera le champion de la dimension prophétique.

Le Concile a aussi redéfini les rapports entre les divers membres de l’Église. Ce qui est premier, a-t-il dit, c’est le peuple de Dieu. Tous et toutes y sont sujets. Le peuple assume collégialement sa propre vie. À l’intérieur de ce peuple se trouvent divers ministères, dont celui de Pierre, qui est au service de la charité.

Divers organismes ont été créés par la suite, destinés à faire passer dans la pratique, l’esprit du Concile : conférences épiscopales locales; synodes d’évêques à périodes régulières; différents secrétariats : pour les non-croyant-e-s, pour les religions non chrétiennes; pour Justice et Paix; pour les laïcs, etc.

Les papes n’ont pas cessé, depuis Vatican II, de parler de « participation de tous aux prises de décision », de « développement solidaire » et de solidarité.[14] Jean-Paul II, disait aux jeunes, réunis au stade olympique de Montréal, lors de sa visite en 1984 : « Vous êtes l’Église ».

3.2 Un agir démocratique, dans une Église visitée par l’Esprit

Le ver est dans la pomme. L’Esprit Saint s’est clairement exprimé. L’ÉVÉNEMENT est là, et il a été ratifié par un Synode extraordinaire réuni à Rome en 1985. Il ne reste qu’à opter résolument pour le Concile, avec la « fermeté permanente » de la foi chrétienne. Ça ne se fera que si on décide de le faire au quotidien et, si nécessaire, en minorités. L’Église, visitée par l’Esprit Saint, s’est dit à elle-même qu’elle devait basculer dans ses propres sources évangéliques. Aidons-nous mutuellement à le faire. Aidons notre frère le Pape et tous nos permanents d’Église à nous y entraîner. Occupons cet espace avec la passion des fondateurs et des fondatrices.

Il s’agit là d’une chance unique à ne pas manquer, par obéissance même à l’Esprit Saint.

Le choix effectif de cette alternative nous arrachera à un malentendu qui a causé bien des souffrances, et qui consiste à identifier l’appartenance à l’Église, et même la foi, à la pratique religieuse du dimanche. Nous sommes invités par le Concile à valoriser aussi le « culte spirituel » des personnes qui essaient de vivre honnêtement leur quotidien (Rm 12,1-2). Dieu cesse de n’être que le Dieu de la célébration. Il devient aussi le Dieu de la croissance des personnes et des peuples; le Dieu des signes des temps; le Dieu de l’histoire actuelle; le Dieu de la lutte; le Dieu des laïcs aussi bien que le Dieu des clercs, le Dieu des femmes aussi bien que le Dieu des hommes. Chacun sait le terrain que nous avons à conquérir ici.

Dans cette mentalité conciliaire, nous faisons confiance à l’Esprit qui déborde l’encadrement institutionnel. Tout comme au temps de Nabucodonosor (sic), de Cyrus et de Balaam, l’Esprit de Jésus s’exprime largement en-dehors de nos espaces chrétiens. Gandhi en est un exemple notoire. Notre vieux dicton : « hors de l’Église point de salut » a donné place à bien des mesquineries.

L’Église de Vatican II se définit à partir des personnes, et non pas à partir des fonctions. « Si on commence par les fonctions, disait Jean Vanier, les petits n’y ont jamais leur place. Si on commence par les personnes, ce sont alors les petits qui arrivent en premier. »

L’Église du Concile est pèlerine. Son éthique est l’écoute de l’Esprit à travers la Parole et le peuple; c’est le discernement quotidien. Elle est, bien sûr, chargée de véhiculer le message qu’elle a reçu et dont elle n’a jamais perdu la mémoire. Mais elle doit rester consciente des limites de sa propre perception et de sa pratique, et elle doit procéder avec l’extrême discrétion de celui qui a préféré être assassiné par nous plutôt que de forcer notre liberté.

L’enjeu de cette alternative, c’est la vérité même et la pertinence de notre vie de baptisés. Croire que cette autre manière de vivre en Église est possible, qu’elle est voulue par l’Esprit Saint, et ne pas mourir avant d’avoir fait avancer cette pratique, c’est contribuer à l’avenir démocratique de notre planète; c’est aussi nous assurer, à plus brève échéance, que nos enfants auront encore à leur disposition la PAROLE et le PAIN, qui ont fait bouger les premiers chrétien-ne-s.

3.3 La vigilance s’impose

Mais attention ici à l’idéalisme ! Ce dont nous parlons est encore loin de la réalité, et ne peut se mettre en place rapidement, dans ce collectif nombreux qu’est l’Église, et dont les habitudes sont séculaires. Et de fait, les résistances sont massives.

Le poids de Constantin pèse lourd sur notre histoire chrétienne. Nos alliances avec le pouvoir et l’argent nous ont fait beaucoup de mal. Notre présomption favorable au capitalisme, ces derniers temps, nous a rendus indulgents avec le dieu Mammon.

Ce qui se passe présentement au sein même de l’Église risque donc d’avoir des conséquences désastreuses. D’une part, un raidissement, le signal que « la récréation est finie », que la période d’expériences est terminée, la publication du nouveau Code de Droit Canonique est venue confirmer cette attitude; et d’autre part, un « schisme silencieux », la fuite sur le bout des pieds, de gens qui ne sont guère d’accord, mais qui n’ont aucune envie de se battre. Une Église « en procès », si éloignée en fait de l’espérance qu’avait fait naître le Concile; une hiérarchie souvent isolée, décidant à partir d’en haut et avec une tendance conservatrice alarmante. Et un peuple qui porte une longue tradition de passivité, dont il ne s’est guère secoué.

Ici même au Québec, où nous vivons une période vide de projet collectif, où chacun-e est occupé-e à trouver sa propre identité, il n’est guère facile de reconvoquer les chrétien-ne-s. Les efforts remarquables de nos évêques d’ici n’ont pas encore provoqué de résultats notables.

L’heure présente est trop grave cependant, et la chance du Concile trop unique, pour passer à côté. Il nous faut opter pour le Concile ! bien sûr, mais en sachant à l’avance qu’un tel choix est lourd de conséquences. Opter pour le Concile, c’est choisir de dialoguer chaleureusement avec le monde, mais c’est aussi s’engager dans une confrontation avec ce qui, dans ce monde, est injuste et inhumain. C’est également emprunter un chemin qui risque de provoquer des tensions à l’intérieur même de l’Église. C’est s’exposer à cela même qui a tué Jésus.

3.4 Une éthique démocratique

Je choisis donc de vivre dans l’Église, mais l’Église du Concile, avec toute sa chance et ses exigences. Je devrai alors développer une éthique appropriée:

a) je n’accepte pas de me laisser distraire par les peurs innombrables en circulation dans mon Église aujourd’hui comme dans la société. L’idéologie de la sécurité ecclésiastique, pas plus que l’idéologie de la sécurité nationale, ne doivent me faire céder sur ce projet fraternel et égalitaire que nous a rouvert le Concile.

b) je dois prendre un parti de plus en plus net de solidarité avec les opprimé-e-s, entraînant mon Église à devenir collectivement pauvre, servante, et résistante à ce qui s’oppose à ce choix.

c) je dois demeurer incorruptible dans ces options, mais jamais fanatique ni vengeur.

d) je ne veux jamais perdre de vue l’être humain en l’autre, fût-il à mes yeux oppresseur, fasciste, inquisiteur.

e) je ne veux pas tomber dans le panneau simplificateur du « bouc émissaire » : « C’est le serpent ! »

f) je ne veux pas développer de fausses attentes : je veux dépasser en particulier le schéma de l’Église parfaite, « experte en humanité », qui aurait à sa disposition toutes les réponses à mes questions; ou le schéma volontariste qui m’obligerait à agir toujours en surhomme.

g) je prends de la distance face à une paix naïve basée sur un pardon illusoire. Les mères de la Place de mai en Argentine, par exemple, se disent prêtes à pardonner à ceux qui ont fait disparaître leurs enfants durant le régime militaire. Mais elles n’acceptent pas de le faire sans s’assurer en même temps que l’agresseur ne reviendra pas demain recommencer sa manœuvre. Cette attitude réintroduit un face à face normal au sein même de l’Église, tout comme aux premiers temps, entre Paul et Pierre. La tension fait partie d’une paix bâtie sur la justice. Dans le cas où l’interlocuteur n’accepte pas le dialogue, je dois vivre cette tension, en payer le prix au besoin, ne pas me séparer de lui, mais ne pas céder sur la vérité.

h) et je dépasserai le courage de salon. Les religieux et religieuses du Québec ont posé un geste important il y a quelques mois, en s’adressant à Monsieur Bourassa, avec leur rapport sur l’appauvrissement. Ils y ont pris un engagement qui pourrait les mener très loin tant face à l’État que face à l’Église:

Nous entendons continuer, avec plus de vigueur, à collaborer et à soutenir les personnes pauvres et leurs organisations. Il ne s’agit pas seulement d’être en solidarité avec elles, mais de faire partie de la solidarité que ces personnes bâtissent les unes avec les autres dans un effort commun et déterminé à faire naître une société qui refuse en son sein tout germe d’exclusion et de discrimination.[15]

La parole est là. Elle a suscité l’enthousiasme d’assistées sociales qui ont déclaré : « Nous savions qu’il y avait des sœurs. Maintenant, nous savons que nous avons des sœurs ». Des gestes ont été posés, qui ont rendu possible cette parole. Ira-t-on jusqu’au bout?

Le même courage devra se manifester dans la promotion de dossiers tels que celui de la place des laïcs dans l’Église; de la place des femmes dans la société et dans l’Église; de la place des autochtones et des immigré-e-s, etc.

i) Chaque génération doit assumer pour sa part le mystère de l’affrontement de Jésus avec le pharisaïsme, même à l’intérieur de nos Églises et de nos communautés. Avec la différence toutefois que la raison n’est pas toujours de notre côté : nous sommes tour à tour en effet, Jésus et les pharisiens.

j) Chaque personne enfin partage la responsabilité de convoquer et de rassembler: de refaire avec d’autres l’expérience de Jésus avec les femmes qui l’accompagnaient; avec les [trois], les [douze], les 72. C’est en commençant par de fortes solidarités vécues à l’échelle locale, que se resserre et se rebâtit le tissu social de la famille humaine.

4. CONCLUSION

Notre temps en est un de recherche et de découvertes enivrantes. Nous avons tous connu l’euphorie des années [19]60, de même que la chance unique du Concile. Si l’espérance, véhiculée par le Concile et par la société ambiante, a semblé faiblir par la suite, rappelons-nous que la grande histoire est plus vaste que l’un de ses moments. Assurons-nous seulement de ne pas mourir sans avoir contribué avec d’autres au succès de l’aventure commune, où personne ne sera plus exclu. Faisons-le par amour pour les générations à venir, qui ont, tout autant que nous, droit à l’espérance. Jésus aura ainsi fait avancer par nous l’idéal démocratique auquel nous aspirons tous.

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Frère Jacques Bélanger, ofm cap.

Source : BÉLANGER, Jacques, « Nos pratiques démocratiques, à la lumière de l’Évangile », Congrès – 1989 – Monde… Église… En mal de démocratie, Montréal, 1989, p. 74-86.


  1. Je prends le mot « démocratie » dans son sens très large, tel qu'il a été reçu tout au long du Congrès : la cogestion de la vie collective du peuple, ce qui n'exclut pas bien sûr des services et des responsabilités, mais toujours assumés dans le respect de la liberté fondamentale de toutes les personnes.
  2. Voir Notre avenir à tous, ouvrage rédigé par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement, éd. du Fleuve, Montréal 88.
  3. Claude Julien, dans le Rapport du Congrès de l'Entraide missionnaire 1982, p. 109.
  4. Sollicitudo Rei Socialis de Jean-Paul II, février 1988, no 47.
  5. Fernand Dumont, Entre le temple et l'exil, éd. Leméac, 1982, p. 35.
  6. Voir à ce sujet Albert Nolan, Jésus avant le christianisme, éd. ouvrières, Paris 79, p. 18-19.
  7. Denys Arcand, Le déclin de l'empire américain, éd. Boréal 1986, p. 143.
  8. Albert Nolan, Jésus avant le christianisme, éd. ouvrières, Paris 79, p. 7.
  9. Paul VI, L'évangélisation dans le monde moderne, 8 décembre 1975, no 4.
  10. Voir Carlos Mesters, La mission du peuple qui souffre, Cerf 1984, p. 51 et 69.
  11. Le Synode des évêques à Rome en 1971 a été formel là-dessus : « Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent pleinement comme une dimension constitutive de la prédication de l'Évangile, qui est la mission de l'Église pour la rédemption de l'humanité et sa libération de toute situation d'oppression. »
  12. Albert Nolan, Jésus avant le christianisme, éd. ouvrières, Paris 79, p. 184.
  13. Albert Nolan, Jésus avant le christianisme, éd. ouvrières, Paris 79, p. 181.
  14. Voir en particulier Sollicitudo rei socialis de Jean-Paul II, nos 44 et 47 surtout.
  15. L'appauvrissement au Québec, mémoire présenté au Gouvernement du Québec par la Conférence religieuse canadienne, région du Québec, déc. 88, p. 28.

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