Fadi HAMMOUD

Je crois qu’il y aura un printemps. Il n’est pas immédiat. Les peuples arabes sont maintenant en marche. Leur parole est libérée. Leur action est libérée. On les voit dans la rue. Ils occupent la scène. Ils essaient d’imposer leurs demandes, leurs aspirations, leurs rêves, etc. Ce qui contredit la stagnation persistante depuis le début des années 1970, depuis presque 40 ans. Je crois qu’ultimement le printemps arrivera et ce sera vraiment la floraison de ces rêves. Mais d’ici là la marche est très pénible, jonchée d’obstacles et de beaucoup de pertes. Des sacrifices énormes sont consentis quotidiennement partout et des risques majeurs naissent partout, que ce soit en Égypte, en Tunisie dont on entendait moins parler ou en Libye, au Yémen, au Bahreïn dont le silence absolu masque tout ce qui s’y passe quotidiennement, ou encore en Syrie qui, depuis quelques mois, occupe la scène médiatique. Je crois fermement que la démocratie aboutira, le processus s’achemine vers une démocratisation de cette région, qui ne se réalisera pas dans l’immédiat. Ce n’est pas gagné d’avance. Trop risqué, trop compliqué.

Sur le plan économique et stratégique, la région constitue un maillon essentiel dans l’économie mondiale, de sorte que toutes les forces, toutes les puissances internationales cherchant à y jouer un rôle important se trouvent mêlées aux alliés. Elles font avancer leurs intérêts par différents moyens, quelques-uns pacifistes certes, mais d’autres très militaires qui coûtent cher en vies humaines. Rappelons-nous le début de l’invasion de l’Irak. Demain, le 11 septembre, ce sera le 10e anniversaire du 11 septembre 2001. On a justifié l’invasion de l’Irak par la nécessité de venger le 11 septembre. On a essayé de lier le régime irakien au 11 septembre, ce qui s’est avéré faux. Le lier aux armes de destruction massive s’est aussi avéré faux. Puis on a argué la marche vers la démocratisation. On a même joué sur ce thème cher à toutes les nations, surtout maintenant pour les Arabes qui luttent contre les dictatures. On a manipulé le concept. On a présenté l’invasion comme une étape nécessaire vers la démocratie, mais en réalité le pétrole en était et reste toujours le véritable motif, comme c’est le cas en Libye et pour la Syrie aussi. L’énorme intérêt médiatique à la Syrie, ne nous leurrons pas, ce n’est pas un intérêt réel des gouvernements pour les droits humains. Les gouvernements, rappelons-nous, gèrent des intérêts, prennent des décisions très rarement motivées par les principes de droits de l’homme ou de la démocratie. Leurs décisions sont motivées principalement par les intérêts des pétrolières, des compagnies minières, etc.

Diversité des territoires et des stratégies

J’ai fait cette petite introduction, parce que le sujet est assez complexe. On doit aborder une région très diversifiée et des pays où les conflits et les acteurs sont très différents. Dans un va-et-vient à travers ce vaste territoire, je vais essayer de résumer autant que possible, décrivant l’intérêt des pays de cette grande région, les aspirations de ces peuples et les enjeux pour les grands acteurs qu’ils soient locaux, régionaux, internationaux.

Neuf mois après le début de la révolte en Tunisie— la chute de Ben Ali eut lieu en janvier et celle de Moubarak, en Égypte, trois semaines plus tard — on voit clairement qu’il y a une aspiration très forte, très enracinée pour la démocratie, pour la liberté, pour la dignité, pour la justice sociale. Des slogans différents le manifestent partout. On discute très clairement de ces demandes dans ces pays arabes, ce qui a mobilisé des foules. Pourquoi? Parce qu’à un certain moment, des conditions étaient réunies objectivement pour discréditer un régime et le faire tomber. Là où les conditions n’étaient pas vraiment réunies, le régime n’est pas tombé. N’oublions pas que les chefs de ces régimes, despotiques ou dictatoriaux, ne sont pas des imbéciles. Ce sont des gens qui savent très bien manipuler, créer des alliances internes entre différents acteurs sociaux et économiques, et ils ont réussi à faire durer leurs régimes pendant 40 ans. Auparavant, les régimes arabes ne duraient pas facilement. Dans certains pays, la durée d’un régime était de six mois, habituellement renversé par un coup d’État militaire. C’était surtout le cas de la Syrie pendant les années [19]50 et [19]60.

De là un ras-le-bol populaire, parce que ces régimes sont caractérisés par un despotisme absolu et une perte de dignité pour les gens. Aucun droit, aucune liberté. Même la police, qui normalement devrait gérer des affaires criminelles ordinaires, était devenue dans ces pays un appareil répressif. Elle exerçait la torture au même niveau ou au même degré que la police politique et les services secrets. Avant les années [19]80, la police ne torturait pas les gens. En Égypte et dans d’autres pays aussi, la torture n’était une pratique courante que pour interroger quelqu’un accusé d’un vol. Torture, viol, on filme et on envoie les vidéocassettes par SMS aux autorités pour le dénoncer, l’humilier, etc. Des comportements absolument insoutenables. De plus, ces régimes-là n’assuraient aucune justice sociale, aucun droit économique. L’économie appartenait à une caste très fermée. Il s’agissait aussi d’un régime oligarchique. En Égypte, 1 000 familles gouvernaient le pays et tenaient les rennes de l’économie, accaparaient vraiment 80% de la richesse nationale. Tout le monde vivait dans la pauvreté, à des degrés différents.

La même situation prévalait en Tunisie, au Yémen, au Bahreïn, en Syrie, etc., avec des nuances pour la Syrie parce que c’est un pays qui n’était pas au même stade que les autres. Dans ces pays aussi, l’appareil répressif empêchait la création de toute forme de critique politique ou sociale. Depuis les années [19]70, ces régimes, soutenus par des pays occidentaux, écrasaient toute forme d’opposition laïque au nom de la guerre contre le communisme. À cette époque, existait la fameuse alliance entre les islamistes et les États-Unis. Des dizaines de milliers de jeunes militants islamistes étaient envoyés en Afghanistan par leurs gouvernements avec l’approbation de la CIA, et même une participation active de sa part. On les formait, on les entraînait, on les armait et on les envoyait contre les troupes soviétiques. Une fois terminée la présence des troupes soviétiques en Afghanistan, on les retourne dans leur pays. C’est à ce moment que ces jeunes commencent une campagne de terrorisme. Ils se retournent contre les régimes qui les ont utilisés.

J’aborde cet épisode parce qu’il est maintenant récurrent en Syrie et en Libye. Malgré tout ce que l’on a entendu, la Libye n’est pas comme l’Égypte, ni la Tunisie, ni le Yémen, ni le Bahreïn. Un mouvement de masse énorme, vraiment une vague qui déferle comme un tsunami caractérise ces révoltes. On a vu en Égypte ce que j’appelle l’effet boule de neige. Tout a commencé à la Place Tahrir par une petite manifestation. Les organisateurs attendaient 10 000 personnes. Ils sont 75 000 et ils décident de faire un sit-in. Le lendemain, c’est le double. Le jour d’après, le triple. Trois jours plus tard, un demi-million de personnes occupent Tahrir, une place publique énorme. De là, sont apparues des manifestations par des millions de personnes. Le jour de la grande bataille contre le régime Moubarak, au Caire un rassemblement de trois millions de personnes; dans le reste du pays, 15 autres manifestations; 18 millions d’Égyptiens se trouvent dans la rue sur une population globale de 85 millions — un pourcentage énorme. Une vague déferlante semblable en Tunisie, au Yémen, au Bahreïn. Les films montrent des avenues de quelques kilomètres de longueur pleines de gens. C’est immense. En Syrie, ce n’est pas pareil. Ni en Libye. J’y reviendrai plus loin.

Là où une société entière a été lésée durant des années, se produit ce genre de soulèvements populaires vraiment énormes. Même les couches les plus aisées qui se trouvaient exclues du fameux club de l’oligarchie se sont rendu compte à un certain moment qu’elles devaient se battre contre ce régime qui ne leur laisse aucun choix. Le club des dictateurs et des despotes arabes présente aussi des caractéristiques semblables. Ce sont des gens sans aucune légitimité nationale importante. Ben Ali n’est pas Bourguiba qui a fondé la Tunisie, assuré les droits de la femme, l’égalité, etc. et lancé une campagne de développement et d’éducation dans le pays. Ben Ali, un simple policier, a gravi les échelons poussé par les Américains et la CIA, parce qu’il était un bon policier, capable donc, selon eux, de faire la répression. Moubarak non plus n’était pas membre du conseil révolutionnaire de Abdel Nasser qui a renversé la monarchie, chassé les Britanniques du pays, récupéré la souveraineté nationale, nationalisé le canal Suez, lancé la lutte contre Israël, promu l’industrialisation, l’éducation, le système de santé. Moubarak n’en fait pas partie. Il était un officier dans l’armée et en 1973, le chef de l’aviation militaire. On sait très bien dans le monde arabe combien l’aviation militaire est efficace. Ça sort deux fois par année dans un combat, et on a peur pour eux. On les garde bien en sécurité. Aux yeux de son peuple, Moubarak n’a aucune légitimité sur le plan national. En effet, pour qu’un régime dure, il faut avoir une certaine légitimité et il y a quatre sources pour l’assurer : la légitimité nationale, la plus importante et la plus décisive; la légitimité traditionnelle ou religieuse pour les familles royales; un consensus pour les accepter, ou bien un projet économico-social, de justice sociale comme certains l’ont fait (le Baas et d’autres au Yémen du Sud, les socialistes au Yémen du Sud), et des élections démocratiques libres. Les régimes despotiques contestés n’avaient aucun lien avec la démocratie. Ils avaient hérité du développement social et économique réalisé par leurs prédécesseurs dans les années 60. Sur la lancée de cette légitimité, ils demeuraient au pouvoir. Aussi, abusaient-ils de ce qui restait de légitimité nationale, ce qui les aidait à se maintenir en poste jusqu’à un certain degré. Mais avec les années, ce capital de légitimité s’est épuisé. Maintenant, en 2011, ils étaient perçus comme des traîtres. Important de le savoir, parce que, dans le cas de la Syrie, le régime se maintient puisqu’il a une légitimité nationale. Je vais expliquer pourquoi. Les scénarios sont donc très différents, comme je l’ai souligné au début de cet entretien.

Enjeux et jeux de coulisses

Avec ces mouvements qui cherchent la démocratie, des changements radicaux vont intervenir sur le plan économique de cette région. Les économies doivent s’ouvrir, doivent se développer. Un développement, qui répond aux aspirations et aux attentes de la majorité écrasante du peuple, doit être axé d’une façon ou d’une autre sur ces aspirations à plus d’opportunités de travail, à plus de justice sociale, etc., ce qui risque en même temps de léser les intérêts des compagnies occidentales surtout là où il y a du pétrole et d’influencer l’économie. Un pays comme l’Égypte n’est pas un grand pays exportateur de pétrole, mais c’est un pays extrêmement important dans l’équilibre régional de la force politique et militaire. Pour les États-Unis, perdre l’allié égyptien équivaut à une débâcle dans la région qui va influencer ce qui se passe à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, en Arabie Saoudite, et les pays pétroliers seront pour le moins coincés. C’est pourquoi les États Unis, dès le problème de l’Égypte, sont intervenus et ont décidé de sacrifier la tête du régime. Pour eux, il fallait sauvegarder l’essentiel de ce régime, pour qu’il puisse maintenir la même direction, mettre en pratique et appliquer les mêmes politiques favorables à Israël et aux Occidentaux. Les dirigeants israéliens, rappelons-le, ont affirmé que le président égyptien Hosni Moubarak, était pour eux un trésor stratégique, le meilleur allié qu’ils n’ont jamais eu, même meilleur que les États-Unis. Moubarak était le garant de leur sécurité. Le jour de son départ, est apparu un grand problème entre les États-Unis d’une part, et Israël et l’Arabie Saoudite d’autre part. Ces derniers ont paniqué. Tous les journaux ont rapporté le débat très émotif entre le Roi saoudien et le président Barack Obama. Jusqu’à ce jour, les Israéliens ne veulent pas que Moubarak soit jugé. Tout le monde intervient en sa faveur. On veut le sauver. Le conseil militaire qui gouverne l’Égypte veut aussi conserver l’essentiel du régime parce que, avec le départ de Moubarak, c’est juste la tête qui est tombée. Mais l’hydre qui gouverne l’Égypte, c’est un régime à plusieurs têtes et il est toujours en place. C’est avec lui maintenant que le combat continue. En ce qui concerne Moubarak, le problème du conseil militaire à la tête de l’Égypte, a été très simple : Tantawi aspire à s’asseoir à la place de Moubarak et Moubarak, comme tous les autres dirigeants arabes, aspire à léguer le pouvoir à son fils. Voilà le vrai problème, le problème de la succession. L’armée n’a pas accepté parce que plusieurs généraux attendent leur tour. C’est très simple. Là-dessus, pas de divergence politique entre X, Y ou Z. Tous sont pareils parce que tous comprennent que se maintenir au pouvoir dépend vraiment de la bonne volonté des Américains qui contrôlent l’appareil militaire et peuvent le renverser à n’importe quel moment. C’est une autre caractéristique des pays où les régimes oligarchiques sont tombés en comparaison avec d’autres, parce que, en Égypte, se vit une lutte pour contenir la révolution, écraser les aspirations du peuple et le mouvement de protestation qui occupe la rue chaque vendredi. Parfois ce mouvement est fatigué, parfois il s’essouffle, mais on le voit rebondir régulièrement. Hier, par exemple, c’était un grand événement, très important : pour la première fois sur la Place Tahrir a eu lieu une manifestation énorme contre le conseil militaire. Les manifestants l’appellent avec des slogans à léguer le pouvoir aux civils, comme promis il y a neuf mois. En effet, la promesse des militaires de mettre sur pied, au bout de six mois, un gouvernement civil ne s’est pas concrétisée jusqu’à maintenant. Le gouvernement actuel n’est pas un gouvernement qui gouverne. Il est aux ordres de Tantawi. Le gouvernement a décidé de rappeler l’ambassadeur d’Israël pour protester contre la mort de cinq soldats égyptiens par les tirs israéliens. Les Américains, dans un appel téléphonique à Tantawi, contestent sa décision. Il doit annuler sa décision et l’ambassadeur reste à son poste. Hier donc, la manifestation, pour la première fois, était dirigée par les forces civiles, laïques, de toutes les catégories, des nationalistes, des gens de gauche, des libéraux, etc. Avec eux, beaucoup d’islamistes ont désobéi aux ordres de leur direction et ont rejoint les manifestants parce que la direction appuie l’armée (je vais expliquer plus tard), l’un des mécanismes de la contre-révolution que supervisent maintenant les Américains. Dans la région, l’alliance entre les islamistes et les armées est présentée comme une démocratie. Un gouvernement à deux dictateurs donne-t-il vraiment une démocratie…

En ce sens-là, hier, la manifestation était importante… et les slogans étaient très clairs. La place était bondée, bondée, sans soldats ni de Frères musulmans. C’était en réaction à la grande manifestation organisée le 27 juillet par les islamistes de toutes allégeances qui exigeaient l’application de la charia, refusaient et rejetaient la démocratie, rejetaient tout changement dans la constitution pour maintenir le régime en place, et qui regroupaient beaucoup d’islamistes et de salafistes financés par les pays du Golfe et de l’Arabie Saoudite.

Un document retrouvé récemment révélait que le gouvernement du Qatar, à lui seul, finance une association salafiste égyptienne à la hauteur de 140 millions de dollars par année. Je peux vous assurer que tous les partis politiques en Égypte n’ont pas ce budget-là, mais une association salafiste qui s’appelle l’Association de la défense de la charia musulmane, à elle seule, détient ce budget annuel, octroyé par un seul pays qui est le Qatar. N’oublions pas l’Arabie Saoudite, les Émirats, le Koweït, etc. qui financent plusieurs de ces groupes. Ils vont chercher de la clientèle auprès des gens pauvres…

Les vrais paris

Dès le début, les États Unis ont essayé de gérer la contre-révolution dans la région aussitôt que la chute de Moubarak est devenue inévitable. Rappelons-nous que ce n’est pas parce que les Américains veulent la démocratie, comme ils sont en train de nous le faire croire maintenant, mais plutôt parce qu’ils n’avaient aucun choix : ou bien ils laissent Moubarak tomber, ou bien le régime va éclater de l’intérieur parce que l’appareil répressif policier a implosé. Si l’armée, traversée par des courants de différentes tendances, ne se présente pas un peu neutre, elle pourrait imploser aussi. La voix choisie, l’arme essentielle, c’est l’alliance entre Frères musulmans et militaires. On nous offre le modèle turc : regardez, nous dit-on, le modèle turc de démocratie avec le premier Ministre Recep Tayyip Erdogan.

Cependant, dans le modèle turc on observe deux handicaps majeurs et deux contrevérités. Premièrement, il n’existe pas d’alliance entre militaires et islamistes en Turquie. Mais il s’y trouve un équilibre. L’armée est l’institution fondamentale garante de la laïcité du pays et elle contrebalance le pouvoir civil. Récemment, un événement majeur l’a affaiblie et maintenant Erdogan a la mainmise sur l’armée. Quelles en seront les suites? Ce n’est pas une mince affaire ce qui s’est produit puisqu’Erdogan a reçu l’appui des Américains. Ces derniers l’ont beaucoup aidé à mater l’armée et à la soumettre à l’autorité civile. Donc, une première contrevérité.

Dans le monde arabe — c’est la deuxième contrevérité — il n’existe pas de tradition démocratique comme en Turquie malgré tous ses défauts. Soulignons deux défauts majeurs en Turquie : pas d’égalité entre les différentes races et nationalités, et pas d’égalité entre les différentes religions. Un Kurde n’a pas les mêmes droits qu’un Turc de souche. On le voit très clairement : il y a trois mois, Erdogan a rejeté l’existence d’un problème kurde, ou encore qu’il doive résoudre ce problème-là, le cas échéant. Il n’y a pas de nation kurde. Il y a des Kurdes, mais pas de nation kurde chez lui. Et pourtant on en décompte entre 15 et 20 millions selon les différentes estimations. Aussi, un Alawite n’a pas les mêmes droits qu’un Sunnite. Dans la loi, le ministère des biens religieux des Sunnites, supervise aussi les biens religieux des autres communautés et leur dicte si elles peuvent construire leur mosquée ou non, si elles peuvent la financer ou non. L’État ne donne pas de contribution à la communauté alawite, mais il subventionne la communauté sunnite. Tout un système empêche aussi un Alawite de devenir premier ministre. Erdogan a utilisé cet argument durant sa campagne électorale en juillet. Il est allé jusqu’à attaquer ouvertement les Alawites, il y a deux jours, sur le plan confessionnel, et à les stigmatiser pour aller chercher des votes chez les islamistes radicaux extrémistes. Ce sont des handicaps majeurs parce que la région n’a pas besoin d’augmenter les non-droits, les différences de droit ou l’absence d’égalité qui existent déjà. Au contraire, il faut garantir plus de droits et développer l’égalité.

Ne nous trompons pas, c’est avec une visée d’intérêts que les États-Unis ont lancé une campagne pour proclamer leur appui à la démocratie. Ils veulent nous vendre leur position. Pourtant, en Syrie, ils sont très actifs. Au Bahreïn, ils ont fermé les yeux sur l’occupation du pays par l’armée saoudienne. Au Yémen, ils ont refusé que Saleh dégage. Pour une raison simple : le Bahreïn et le Yémen menacent l’Arabie Saoudite et les autres Émirats. Les États-Unis sont dans cette région et c’est très délicat. Si le Yémen se démocratise, échappe à la tutelle saoudienne et américaine, il risque vraiment d’influencer l’Arabie Saoudite. Au moins trois millions de Yéménites vivent en Arabie Saoudite et trois provinces yéménites ont été annexées par les Saoudiens. Les gens là-bas sont réprimés par la force. À plusieurs reprises, les forces tiraient sur la foule. Beaucoup de morts, qu’on ne voit pas dans les nouvelles. Les médias ne s’occupent pas d’eux.

Comme au Bahreïn, la répression continue, les manifestations continuent. Les médias de la région rapportent ces événements, mais avec un silence général sur le Bahreïn et le Yémen. Au Bahreïn, on ne veut pas que cet Émirat où se trouve le quartier général de la 5e flotte américaine soit gouverné par la majorité du pays qui est chiite de peur qu’il devienne une base iranienne, simplement parce qu’ils sont de la même confession. Automatiquement, on identifie les gens à partir de leur religion et non pas à partir de leur identité politique ou des intérêts qu’ils représentent.

Pour faire progresser cette contre-révolution, on nous vend subtilement cette démocratie comme si elle était un projet américain. On le voit en Syrie où deux dynamiques distinctes étaient présentes dès le début. La première, c’est la dynamique populaire dont je parlais : des gens qui sortaient dans la rue avec des revendications de liberté, de démocratie et ils scandaient dès le début : la dignité, on veut la dignité, on veut la liberté. Ils avaient des demandes qui touchent le plan économique, social, etc. mais ils n’ont pas appelé à renverser le régime contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays.

Alors qu’en Égypte, en l’espace d’une semaine, tout le monde voulait faire chuter le régime, ce n’était pas le cas en Syrie. Certes y avait-il aussi en Syrie une opposition à l’extérieur dont la force la plus importante comporte trois composantes : les Frères musulmans qui ont fait une révolte armée dans les années 1970 et au début des années 1980, utilisant massivement la terreur; deux issus du régime et liés à la répression durant cette période : Abdel-Halim Khaddam, l’ex vice-président syrien, et Rifaat Al-Assad, l’oncle de l’actuel président, un ancien vice-président. Les champions de cette période très sanguinaire de la Syrie qu’ils soient du côté des Frères Musulmans ou du côté du régime, veulent aujourd’hui la démocratie. Ils la veulent à coup de révoltes armées et d’insurgés. Les Frères musulmans, une fois de plus, ont joué la carte de la révolte armée dès le début. On a vu que, contrairement aux autres pays, comme en Égypte, on a compté en l’espace de trois semaines mille morts parmi les manifestants et on a parlé d’une centaine de policiers blessés parce qu’ils ont reçu des pierres dans la figure.

En Syrie, on décompte au moins 600 morts parmi les forces de l’ordre et 4000 blessés ainsi que près de 300 à 400 civils tués par les insurgés islamistes et salafistes, uniquement parce qu’ils appuient le régime. Dans différentes villes, des listes dressées de noms des familles qui appuient le régime sont visées. Des gens sont abattus à cause de leurs opinions. Des assassinats sont perpétrés. Le vice-président de l’Ordre des pharmaciens de la Syrie a été abattu dans sa pharmacie parce qu’il appartient à un parti politique, le Parti National Social Syrien, qui appuie le régime. Même l’ambassadeur américain, Robert Ford — vous pouvez lire son commentaire sur Facebook — reconnaît maintenant qu’il y a une insurrection armée, qu’il y a des morts parmi les militaires sauf que le nombre de morts parmi les civils et les militaires est toujours en faveur des civils. En Syrie, il sévit vraiment une campagne de désinformation massive. Chaque personne morte, dit-on, était un civil qui manifestait. Ce n’est pas vrai. Le régime n’est pas un régime démocratique. Il ne joue pas dans la dentelle. Il est très répressif. Il peut tuer, torturer, je le sais très bien. Je suis un Libanais. J’ai suivi les affaires de la Syrie. J’ai toujours été contre ce régime. Mais je sais aussi qu’il n’est pas un régime fou. On essaie de nous présenter ce régime comme vraiment écervelé, sans cervelle, dirions-nous.

Ce qui se passe en Syrie est très intéressant parce que les Américains et les Israéliens ont déclaré dès le début vouloir abattre le régime syrien. Selon le ministre de la Défense israélien, Ehud Barak, abattre le régime syrien va trancher par le milieu l’axe Téhéran-Damas-Hezbollah-Hamas, comme on tranche un nœud gordien. Ainsi va-t-on pouvoir encercler l’Iran, qui représente aussi un enjeu majeur. Ce n’est donc pas pour la démocratie qu’on appuie l’insurrection en Syrie.

L’opposition, de l’intérieur, a réclamé des réformes. Le régime, bien qu’il soit très répressif, a élaboré des réformes sur papier. Sur le papier au moins. Est-il très sérieux, je ne le crois pas, mais on peut vraiment le coincer pour qu’il le devienne, puisqu’il y a une insurrection. Des gens sortent dans la rue. De vraies manifestations s’organisent. Des gens aspirent à la démocratie et, à côté, d’autres gens — une minorité de gens, mais très actifs, très dangereux et très bien armés — aspirent à instaurer la Charia islamique et à être gouvernés par les Frères musulmans. Dans certains endroits, l’armée syrienne a fait face à quelques centaines de combattants. En d’autres lieux, se levait une menace directe d’intervention de l’OTAN et surtout de la Turquie. Ankara a posé clairement des conditions pour que cesse toute hostilité au régime : que le régime coupe les relations avec l’Iran, nomme un Premier ministre des Frères musulmans, un Premier ministre avec des pouvoirs substantiels pour qu’il dirige la transition afin d’assurer à Bachar une autre présidence; en contrepartie, il leur livre la Syrie. Mais Bachar jouit d’une popularité très grande, contrairement à Moubarak. En effet, quand Moubarak a voulu prouver sa popularité, 5 000 manifestants se rassemblent dans un des quartiers les plus chics du Caire vêtus de leurs vêtements chics, signés, avec des lunettes de soleil pour proclamer leur appui à Moubarak. Ils sont repartis à la maison une heure plus tard.

En Syrie, des manifestations d’un million, un million et demi de personnes appuient Bachar, parce que le régime n’a pas perdu sa légitimité nationale. Le président actuel est toujours perçu, même selon les sondages, même selon les Israéliens, comme un président qui défend l’intérêt national. Il l’incarne. Il résiste à Israël et aux États-Unis depuis longtemps, ce qui lui garde sa légitimité aux yeux des Syriens. Les dirigeants israéliens reconnaissent aussi que le centre de gravité du pays, c’est-à-dire les deux grandes métropoles, Alep et Damas, où vivent neuf millions de Syriens (presque la moitié de la population), n’a pas été touché par les manifestations. C’est parce que ces gens reconnaissent ce régime comme le défenseur de leurs intérêts. La classe moyenne s’identifie à lui. Il a l’appui non seulement des minorités, mais de la majorité des Sunnites du pays, la plus grande communauté. Les minorités se sont toutes rangées derrière lui. Les dignitaires, les patriarches des églises chrétiennes d’Orient aussi. Tous ont appuyé le régime publiquement. Le dernier à se prononcer, il y a deux jours, le patriarche Maronite du Liban, Bechara Raï, a déclaré, à Paris, à l’Élysée : Nous appuyons Bachar, il est très populaire et nous sommes derrière lui, parce que, s’il est renversé, il y a deux scénarios possibles : la guerre civile ou un régime islamiste qui menace tout le monde, tous les opposants, toutes les minorités.

En Libye, ce fut une révolte au début devenue tout de suite une révolte armée. On a vu l’OTAN sauter dans la lutte, sous le prétexte de défendre et protéger les civils. Et de là, à renverser le régime, on a parcouru une distance énorme. La résolution du Conseil de sécurité de l’ONU n’autorisait pas du tout une action militaire pour renverser le régime. Elle autorisait la protection de la ville de Benghazi et celle de la population civile. On a maintenant renversé le régime non seulement avec l’aviation militaire, mais aussi avec les troupes qui sont sur le terrain. Plusieurs sources occidentales le reconnaissent. Des troupes spéciales, britanniques, françaises, jordaniennes, et autres, même des compagnies comme Black Water sont intervenues pour renverser Kadhafi, cela en l’espace d’un seul mois. Pendant six mois, on a vu un équilibre se stabiliser entre l’Est et l’Ouest de la Libye. Les rebelles n’arrivaient pas à prendre le fameux port de Brega.

D’un seul coup, on voit la machine militaire de Kadhafi s’écrouler et se produire des percées militaires importantes. On découvre aussi que le fameux Moustapha Abdeljalil, le chef du Conseil intérimaire, avait promis à monsieur Sarkozy 35 % du pétrole libyen. Voilà la démocratie, les droits de l’homme pour la Libye. Selon différentes estimations, la « protection des civils » a entraîné la mort de 50 000 d’entre eux. On nous a gavés de photos comme quoi on protège les civils et qu’il ne s’agit là que d’opérations chirurgicales. On ne voyait pas du tout les victimes. C’était comme la guerre en Irak.

§

Fadi HAMMOUD, journaliste indépendant d’origine libanaise. Spécialiste du monde arabe, il a travaillé à Beyrouth dans divers médias, notamment pour le journal Daily Star ainsi que pour les grandes chaînes de télévision nationale.

Source : HAMMOUD, Fadi, « Pour comprendre les mutations dans le monde arabe », Dossier du Congrès – 2011 – La démocratie en question, Montréal, 2011, p. 21-29.

 

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