Yvonne BERGERON
Nous vivons une période de mouvance continentale et mondiale qui comporte des moments historiques très importants. C’est un temps de dislocation sociale, d’imposition de la mondialisation du système néolibéral, de concentration accélérée des pouvoirs financiers et industriels. Mais c’est aussi un temps où d’autres forces sont à l’œuvre qui déstabilisent les discours dominants et leurs certitudes, qui réaniment et nourrissent une nouvelle vie citoyenne.
Seattle, Prague, Davos, Porto Alegre, Québec, Gênes et d’autres encore sont autant de lieux où l’on cherche des réponses aux « vraies questions ». Lieux d’une résistance qui ébranle les élites, à n’en pas douter… Il y a une sorte de paranoïa qui commence à gagner les maîtres du monde.
Pour travailler la question des quêtes de sens au cœur des mouvements de résistance, nous avons cherché à comprendre le mieux possible ces mouvements pour en dégager les convergences qui se dessinent. La présente réflexion comporte donc quatre parties : les points qui semblent communs à l’ensemble des groupes, la visée de leurs actions, les spiritualités sous-jacentes et le rapport entre la pratique de résistance et la tradition judéo-chrétienne. La conclusion prendra la forme d’interpellations adressées à l’Église.
1. DES POINTS COMMUNS
Les groupes dits antimondialistes ne sont pas homogènes mais nous pouvons reconnaître chez eux certaines tendances plus marquées. Ainsi, par exemple, se retrouvent-ils autour de points communs qui émergent de leurs discours et de leurs actions en référence à toute une variété de mots, d’expressions, d’images qui évoquent un faisceau impressionnant de valeurs.
1.1 La priorité aux humains et à leur environnement
Ce premier point commun accorde à la personne une place centrale. C’est le refus que des humains soient sacrifiés aux lois du profit considérées comme objectif suprême et reconnues comme élément organisateur de l’économie. Pour ces femmes et ces hommes, la véritable économie doit être fondée sur la finalité humaine et demeurer à son service. Cela renvoie à un ensemble de valeurs qui parlent de dignité, équité, convivialité, liberté, fraternité, amour, respect des droits individuels, politiques et sociaux. Globalement, ces groupes ne refont-ils pas, pour aujourd’hui, la demande de justice et d’égalité qui, à la façon d’une lame de fond, traverse l’histoire de l’humanité? Devant les ravages éhontés de la globalisation marchande, ils réclament, selon l’expression d’Ignacio Ramonet, une « nouvelle génération de droits, cette fois collectifs »[1] : droit à la paix, droit à une nature sauvegardée, droit à l’information, droit au développement des peuples… Ainsi donc, priorité aux humains ! Conviction que, sans ce point de convergence, toute société finit tôt ou tard par réduire à l’esclavage plutôt qu’à faire la libération : « si l’argent est la seule valeur à laquelle tout doit se soumettre, il faut redouter qu’une grande partie de l’humanité soit de trop; le marché n’a que faire des pauvres »[2].
Et les humains sont situés dans leur environnement. Ici aussi les volontés sont clairement exprimées : « Nous voulons des investissements socialement productifs et écologiquement responsables. Les règles applicables à l’échelle continentale doivent encourager les investissements étrangers qui garantiront la création d’emplois de qualité, une production durable et la stabilité économique, bloquant les investissements spéculatifs »[3]. La préservation des écosystèmes constitue pour eux une limite infranchissable et le principe de précaution doit être sérieusement appliqué pour le présent et le futur jusqu’à prendre en considération, comme le réclament les peuples autochtones, les sept générations à venir.[4]
1.2 Une solidarité sociale mondiale
Nous avons vu naître ou se renforcer des solidarités multiples et porteuses d’espoir. À Québec, au Sommet des peuples, poursuivant le mouvement de la Marche mondiale, au-delà des intérêts corporatistes, des groupes de femmes ont continué à tisser la toile de la solidarité. L’ampleur et l’importance de ce mouvement n’étant plus à démontrer, notons spécialement ces nombreux autres groupes de citoyennes et de citoyens dans les organisations étudiantes, populaires et environnementalistes, dans les organismes non gouvernementaux, dans les groupes d’intérêt particuliers, les groupes religieux, les syndicats et d’autres encore.
Cette solidarité se consolide par des coalitions[5], par des collectifs d’associations et de réseaux, par de nouveaux maillages à la fois sur le plan local, régional, national et international (exemple : création de liens permanents entre des groupes de travailleuses et de travailleurs œuvrant au sein des mêmes transnationales en différents pays).
Et ce qui apparaît plus neuf, c’est que cette solidarité s’organise de plus en plus mondialement. Nous sommes devant l’émergence d’une nouvelle conscience qui conduit les individus et les groupes, malgré – ou plus encore avec – leurs diverses idéologies et croyances religieuses, à reconnaître les grands problèmes de l’humanité et à analyser leurs causes. Conscience également que ces problèmes sont aujourd’hui tous reliés, que leurs solutions sont reliées et que nos comportements sont interdépendants. « Tout touche à tout », dirait Ivone Gebara et « ou bien nous nous sauvons mondialement ou bien nous coulons mondialement »[6]. Aussi avons-nous vu se former des alliances sociales élargies telles que le Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), l’Opération SalAmi[7] pour la mondialisation des résistances. C’est tout le défi de la revitalisation des liens sociaux, de la recomposition du tissu social ! Celui aussi de l’arrimage local-mondial afin d’en arriver à une stratégie globale. Et si la vie précède l’analyse, ce qu’on est en droit d’appeler un mouvement social est en passe de tisser une impressionnante chaîne de solidarité humaine : une immense « toile d’araignée planétaire », selon l’expression d’Alain Gresh[8].
1.3 Une démocratie-en-acte
Ce troisième point commun est facilement identifiable lui aussi dans le message du Sommet des peuples où la démocratie est prise « en flagrant délit d’exercice ». Une démocratie représentative et participative. Les groupes de résistance portent la conviction que la globalisation financière et commerciale demeure une construction délibérée à laquelle les peuples ne prennent aucune part. Le marché est un lieu d’impérialisme. Cela constitue pour eux à la fois une menace croissante pour la démocratie et un réel danger pour la paix sociale, d’où leur indignation et leur refus qu’un tel ordre mondial soit imposé. D’où également l’urgence non seulement de préserver les espaces démocratiques qui subsistent encore, mais aussi de reconquérir ceux que nous avons perdus. Il s’agit d’une réappropriation, par les mouvements sociaux, des processus socio-économiques. Cela requiert la participation de l’ensemble des citoyennes et des citoyens et l’implication de tous les peuples.
Démocratie-en-acte, avons-nous souligné. Les analystes reconnaissent chez la plupart des groupes anti-globalisation la force et le dynamisme d’un déplacement vers une citoyenneté retrouvée. Cependant, ils rappellent régulièrement que si l’étude des enjeux et des rapports de force reste incontournable, une action solidaire, concertée, intelligemment orchestrée demeure l’étape ultime de la résistance. Sans elle, les vœux pieux s’accumulent aux dépens de gestes réels de transformation. Aujourd’hui, cette action doit s’élaborer à l’échelle de la planète et, déjà, sa mise en œuvre est commencée. En voici quelques exemples :
- la fructueuse campagne internationale contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI),
- la Toile Internet qui se tisse autour des autochtones du Chiapas depuis déjà 1994,
- la Campagne internationale pour l’élimination de la dette extérieure des pays les plus pauvres et ses 17 millions de signatures,
- la Marche mondiale des femmes de l’an 2000 et sa mobilisation dans 159 pays du monde,
- le 2e Forum mondial sur l’eau tenu à La Haye, en mars 2000, et ses conséquences dont un début de structuration des organismes non gouvernementaux (ONG) des cinq continents,
- la décennie Vaincre la violence : les Églises en quête de réconciliation et de paix, lancée à Berlin le 4 février 2001 par le Conseil œcuménique des Églises (COE) [site : http://wcc-coe.org],
- au Québec, le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté : plus de 235 000 signatures individuelles et l’appui de plus de 1200 groupes et institutions.
Ainsi donc, en ce temps de concentration des pouvoirs (argent et armes) dans les mains des grands empires industriels et financiers auxquels la politique est soumise, d’autres forces sont heureusement à l’œuvre. En reprenant le flambeau de la résistance internationale, les protestataires commencent à bâtir un contre-pouvoir mondial[9]. Ils ouvrent un nouvel espace de représentation mondiale dans lequel une place centrale devrait être réservée aux mouvements sociaux planétaires. Comme l’affirme encore Ignacio Ramonet,
Il est désormais inconcevable que cette société civile naissante ne soit pas mieux associée aux prochaines grandes négociations internationales où seraient discutés des problèmes liés à l’environnement, à la santé, à la suprématie financière, à l’humanitaire, à la diversité culturelle, aux manipulations génétiques (…)[10].
Et, plusieurs l’affirment, seule une rencontre organique et substantielle entre la société politique et la société civile, particulièrement les mouvements sociaux, pourra contrer le processus autodestructeur d’une économie débridée et dominatrice.
Chose certaine, il sera certes difficile d’arrêter un tel élan démocratique. Comment la matraque et les gaz pourraient-ils garder longtemps au sol des citoyennes et des citoyens qui sont debout intérieurement et en marche collectivement? Mais comment aussi cet élan, en lien étroit avec la primauté des personnes et la croissance d’une solidarité sociale mondiale, peut-il ouvrir des zones d’espoir et d’avenir?
2. EN QUÊTE DE RÉPONSES À L’ENVERS DU SENS
Réfléchissant aux destructions de la guerre et aux horreurs du nazisme, Jean Vimort écrivait : Le sens global, ultime, permettant de saisir le mouvement général de l’histoire humaine pour y insérer notre action, s’est peu à peu effrité au choc de la réalité, de nos limites, de nos échecs[11]. Aujourd’hui, face aux effets pervers de la globalisation des marchés, comment se situent les mouvements de résistance? À partir des points communs autour desquels gravite leur action, pouvons-nous déceler une convergence, un sens, une visée? Deux éléments nous paraissent singulièrement indicatifs à cet égard.
2.1 Le refus de se rendre
Cette année 2001 marque le douzième anniversaire de la signature de la Convention des droits de l’Enfant. Or, à l’occasion du dixième anniversaire, en 1999, 86 enfants avaient lancé cet appel : « S’il vous plaît, que les grands nous aident à construire ce monde meilleur ». Par ailleurs, la Marche mondiale des femmes a affirmé haut et fort : « Il faut changer de cap ». Oui. Il faut changer de cap. Voilà aussi ce que clament de plus en plus les groupes de résistance, persuadés qu’une société régie par les seules lois du marché produit une véritable amnésie des valeurs humaines et sociales. Il s’ensuit une désymbolisation du monde. Le vide anthropologique qui en découle peut conduire à l’éclatement collectif et à la perte de dignité humaine. La réduction aux valeurs marchandes crée une sorte de « vertige » anticipateur d’éclatement collectif. C’est vraiment l’envers du sens. C’est aussi la révolte entendue comme un refus tenace et, pour plusieurs, comme une volonté de changer l’ordre en vigueur.
Désabusée des grands discours, une tranche de plus en plus importante de la population, nous l’avons vu, tisse de nouveaux réseaux où les personnes, les territoires, les appartenances, l’environnement sont partie prenante… Et ces réseaux indiquent un sens, une direction. Tout à fait contraire à la froideur de la logique marchande, cette mobilisation pourra peut-être contrer la menace d’éclatement et empêcher la destruction du rêve sociétal de justice, de fraternité, de liberté.
Pour ces résistantes et ces résistants, en effet, un monde « autre » est encore possible malgré le discours qui présente la globalisation comme une organisation inévitable en proclamant que le salut de l’humanité souffrante se trouve dans les réussites et les promesses du système économique en vigueur. Envers et contre ces arguments, elles et ils refusent qu’il y ait une humanité de première classe autorisée à vivre dans le gaspillage et une autre humanité condamnée à mourir de faim. Elles et ils se demandent jusqu’où la situation devra se détériorer quand déjà un milliard de personnes survivent dans la misère et quatre milliards disposent de revenus assurant à peu près le minimum vital. Jusqu’où faudra-t-il aller pour que les maîtres du monde admettent qu’autre chose est possible?
Récusant catégoriquement le courant défaitiste paralysant pour tant de personnes et de groupes, ils démontent les engrenages du système et montrent que les jeux économiques, politiques et sociaux actuels n’ont rien d’une fatalité. Conséquemment d’autres jeux sont possibles. Ils viendront eux aussi de décisions humaines et, pour que changent les choses, l’ensemble des peuples devra y prendre part. Car, c’est à partir des humains et des peuples appauvris, exploités, exclus que de réelles alternatives pourront prendre forme.
2.2 Une utopie active
Le changement de cap porte une UTOPIE… Une utopie active. Fort heureusement car, pour éviter d’être une évasion du réel, l’utopie doit conduire à l’action en faveur d’un changement de conscience et d’organisation sociale. Si l’utopie n’a pas de lieu, elle invite à agir pour qu’advienne ce lieu : « Faisons-le et ça se fera », lancerait Vivian Labrie.
Mais comment nommer l’utopie des mouvements de résistance à la globalisation du marché? Une société mondiale solidaire? La vie pour tous les humains et la conservation de l’environnement? La vie pour tous les humains par un développement durable? Ces mots sont-ils déjà usés? Ou sont-ils récupérés par des « faiseurs de discours »? Une image serait peut-être mieux appropriée pour évoquer l’utopie. L’image par exemple, d’une vaste table en train d’être dressée pour toute la famille humaine.
Une table autour de laquelle toutes et tous peuvent prendre place. Et prendre le temps de s’asseoir. Pour partager le pain. Un pain pour tous les goûts car il est le pain du travail et de la sueur des peuples. Une table pour partager le vin. Un vin aux couleurs des nations et aux arômes des cultures. Une table pour partager aussi la parole. Celle de chaque peuple sans qu’aucune langue ne domine. Une table qui rend possible la communication, la participation aux décisions dans le respect des identités et des diversités.
Bien sûr, cette utopie renvoie à la mise en œuvre déjà commencée de multiples ponts au service des besoins, des droits et des aspirations des peuples. Des ponts qui favorisent l’interdépendance des régions, des pays, des continents, dans ce qu’il est convenu d’appeler le bien commun. Un bien commun redéfini à partir de celles et ceux qui ne sont pas encore à table. Or n’est-ce pas précisément ce bien qui est commun à toutes et à tous que les groupes alternatifs réclament par mille et une actions revendicatrices? Cette requête citoyenne renferme une dimension utopique qui resymbolise le monde. L’espoir est permis car la multiplicité de ces efforts invente, souvent sans le savoir, le nouveau visage de l’humanité. En plus de replacer la coopération, l’interdépendance et la mutualité au centre du débat, ces efforts réactivent un imaginaire collectif de créativité, d’audace, de tendresse et de régénérescence. Bref, ils recréent la beauté du monde. Proclamer publiquement une parole d’espérance en affirmant que l’amour et la justice ne sont pas des illusions, c’est participer à la revivification d’une société essoufflée de se battre contre des forces mortifères.
Par ailleurs, s’il ressort de tout cela une vision planétaire du développement, il n’en demeure pas moins que le développement local ou régional constitue une référence incontournable et cela pour éviter le nivellement des cultures : « Il s’agit, non pas de construire un modèle alternatif replié sur lui-même, mais de se réapproprier la mondialisation d’une autre manière, de lui donner un sens au travers des démarches locales »[12].
Et ce développement repose sur la nécessité pour chaque citoyenne et chaque citoyen de devenir des sujets agents de changement sur leur propre territoire. Alors, progressivement, apparaissent des façons nouvelles de produire et de partager la richesse, de faire croître la démocratie et d’exercer le pouvoir. Ces pratiques deviennent des catalyseurs valorisant l’imagination, la créativité et le partenariat. Ouvrant à la fois sur le local et le mondial, elles contrecarrent la logique de globalisation nullement préoccupée — sauf pour ses propres intérêts — par la nation, la région, le village.
Plusieurs en sont convaincus; pour que l’utopie se réalise, il n’est aucunement question de proposer comme alternative une « globalisation améliorée » car ce serait masquer le vide éthique des pratiques commerciales qui ne tiennent pas compte du bien commun. En offrant aux exclus l’inclusion dans cette fausse alternative, on en ferait des clients ou des associés et on les garderait soumis à l’idéologie néolibérale et à la culture dominante. Sur une telle base, aucun rapport égalitaire ne peut s’établir. Aucun droit à la citoyenneté entière ne peut être respecté. Nous revient présentement en mémoire la clameur des jeunes d’ici et d’ailleurs qui, à Québec, aux barricades de l’autoroute Dufferin, tapaient sur des pièces de métal, en cadence avec ceux et celles de l’Îlot fleuri sous l’autoroute. Ils le faisaient de façon rythmée et constante comme pour manifester leur présence et surtout leur désaccord avec ce qui se passait à l’intérieur de l’enceinte barricadée. Dans la diversité de leurs langues et de leurs cultures, n’ont-ils pas réussi, à ce moment, une sorte de cohésion qui en symbolise tant d’autres dont celle d’une vaste table sociale solidairement apprêtée et universellement partagée? Leurs quêtes de sens ne se rejoignaient-elles pas? N’étaient-ils pas en train de fabriquer un autre SENS à la mondialisation en faisant pirouetter l’envers du sens? En passant de la globalisation du marché à la mondialisation de l’humanisation par la solidarité? Mais ne sommes-nous pas déjà ici au cœur de la réalité spirituelle?
3. DES SOURCES INSPIRATRICES SE LAISSENT DEVINER
Des valeurs partagées, des points communs, un sens, une certaine visée semblent bien rallier les mouvements de résistance à la globalisation du marché. Mais qu’est-ce qui les propulse? Qu’est-ce qui les fait parler, écrire, chanter, sortir, marcher, danser, fêter et quoi encore? Qu’est-ce qui inspire ces personnes et ces groupes? Évidemment, elles et eux seulEs peuvent répondre adéquatement à cette question multiple en nommant et en s’appropriant leur propre spiritualité.
Cependant, malgré la précédente affirmation, nous pouvons identifier quelques brèches qui pointent vers la spiritualité. Cela permettra de saisir plus en profondeur ces mouvements et de mieux comprendre comment ils s’inscrivent dans la perspective d’un changement social humanisant. Nous ferons d’abord ressortir un lieu d’ancrage à l’expérience spirituelle pour ensuite déployer quelque peu la réalité de cette expérience.
3.1 Un point d’ancrage
Dans nos sociétés contemporaines, nous évoquons souvent l’érosion plus ou moins profonde du « sens commun ». Cela veut dire, comme l’entend Hannah Arendt, l’érosion de cette capacité chez les humains de s’orienter dans le monde en mettant en commun leurs expériences et leurs points de vue particulier[13]. Or, pour produire ce sens commun, il faut se donner des espaces de rencontre : des espaces de démocratie, de parole partagée et d’action concertée autour de valeurs, d’idéaux, de « raisons communes » capables d’inspirer un projet de société qui nous convient. Il faut recréer ce lieu communautaire qui s’érode.
N’est-ce pas justement ces espaces publics – qui sont aussi des espaces politiques — que les mouvements de résistance commencent à instaurer et à multiplier sur la scène internationale? Favorisant l’ouverture à la pluralité culturelle où s’interpellent et se confrontent les coutumes, les traditions, les visions du monde, les idéologies et les croyances religieuses, ces lieux de rencontre favorisent en même temps l’ouverture à la transcendance. Transcendance qui remet constamment en chantier le monde, son organisation, ses institutions. Transcendance anthropologiquement essentielle car les humains, les cultures et les sociétés ne trouvent-ils pas leur mesure en se dépassant? Et c’est ainsi que les valeurs, les intuitions de base, les actes de foi (pas seulement sur le plan religieux), le sens lui-même constituent l’horizon d’un mouvement de dépassement toujours à poursuivre.
C’est donc cet espace démocratique de communication et de décision qu’il importe d’assurer. Et de son intégrité, de sa qualité, dépend la difficile — l’exigeante — rencontre entre la transcendance et la dimension politique de nos existences.
Voilà, nous semble-t-il, un point d’ancrage non négligeable si nous voulons évoquer la spiritualité des groupes de résistance. Car la recherche d’unité et l’harmonie intérieure ne sont pas dissociables de la quête de sens et de la lutte pour l’équité collective. Parce que la vie sociale engage de manière décisive l’existence humaine elle comporte des enjeux spirituels.
3.2 De quelle spiritualité parlons-nous?
Après avoir vécu la Vigile de la spiritualité lors du Sommet des peuples à Québec, un participant s’exprimait ainsi : «C’est dans ce lieu de prière que s’actualisait la mondialisation prônée par le Sommet des peuples. Quelque chose de bienfaisant se diffusait « à partir du cœur de Dieu »; (…) Nous étions branchés sur l’essentiel, la fraternité humaine».
D’autres, parlant de spiritualité, font plutôt écho à une inlassable recherche démocratique, un vrai dialogue interculturel, une parole libre et responsable. Plusieurs évoquent surtout leur soif de solidarité et de justice ou encore leur conscience d’une urgence écologique. Et nous pourrions continuer. Certaines personnes mettent davantage l’accent sur la dimension personnelle de leur spiritualité en référant au souffle qui les anime comme individu. Bon nombre cependant insistent particulièrement sur la dimension collective (les relations aux autres, les cris et les espoirs collectifs, l’ouverture aux diverses cultures…). Et dans ces différentes formes d’expression, ne retrouvons-nous pas quelque chose de ce que Achiel Peelman traduit quand il dit :
La spiritualité, telle qu’elle se présente à l’aube du troisième millénaire, est fortement marquée par le déchirement entre le sentiment d’impuissance face à un monde que nous ne pouvons pas changer et le désir de nous embarquer sur une route nouvelle sans trop savoir où cela nous mènera[14].
Par ailleurs, nous le savons, les frontières du spirituel sont aujourd’hui passablement repoussées. En christianisme occidental, par exemple, nous observons une sécularisation du phénomène spirituel. Si parler de spiritualité renvoie souvent à un Dieu aux multiples visages ou à un Dieu sans visage, cela n’implique pas nécessairement une référence à la religion ou à Dieu. Parler de spiritualité c’est plutôt, aux dires de Peelman, s’engager inévitablement dans un débat de fond sur notre façon de vivre et de penser avec ou sans référence à un être absolu[15]. Chose certaine, si la spiritualité contemporaine concerne toutes les dimensions de la vie dans un processus d’intégration, de cohérence et de dépassement qui engendre un art de vivre, elle est singulièrement marquée par une conscience planétaire de la nature relationnelle de l’existence.
Or, nous semble-t-il, c’est particulièrement à l’intérieur de ce processus porteur à la fois d’une intelligence du sens et d’un engagement à le réaliser, que s’inscrit le mouvement des résistantes et des résistants à la mondialisation. Leur conscience de l’interdépendance est globale d’une double façon : horizontalement par la rencontre créatrice des diverses cultures et verticalement dans la mesure où chaque culture doit rester fidèle à son enracinement et se donner des structures qui favorisent la liberté, la justice et la paix universelle. Cette conscience que finalement tout est en lien avec tout constitue probablement le moteur de la spiritualité contemporaine. Cela s’exprime différemment bien sûr. Un certain nombre, par exemple, en affinité avec les groupes écologiques, intègrent leur façon de vivre autrement par des spiritualités de l’environnement, de la terre, ou par des éco-spiritualités. Centrées sur la création, ces spiritualités accentuent la dimension naturelle ou cosmique. Nous re-familiariser avec la terre, protéger ses ressources limitées, refuser les structures économiques qui fragilisent nos systèmes de vie, tout cela a quelque chose à voir avec un appel au dépassement, un certain absolu ou un Dieu invitant au respect et à la réconciliation avec l’univers.
D’autres sont apparentés au mouvement des femmes. Tout en continuant de lutter contre l’oppression et l’exclusion imposées à tant des leurs (particulièrement dans les domaines économique, éducationnel, politique et religieux), ces femmes et ces hommes sont souvent remarquablement en connivence avec la sensibilité et la culture écologiques. Leur spiritualité inclut la dimension féminine de la création. Elle invoque un Dieu qui se dit aussi au féminin et elle invite à s’engager profondément dans les voies de la guérison et du changement des systèmes engendrés par le patriarcat. Elle cherche à dépasser les dualismes qui ont marqué la spiritualité chrétienne et à repenser le rapport immanence-transcendance. Attentive à l’histoire, elle inspire de nouveaux rituels et de nouvelles façons de célébrer.
D’autres encore, plutôt en connivence avec les peuples autochtones, nous offrent une vision différente du monde, une expérience spirituelle d’une grande vitalité et qui a fait ses preuves. Dieu est aussi « rouge ». Il invite à entrer toujours plus dans le cercle de la vie et, refusant l’esprit de domination, à vivre en partenariat avec les éléments de l’univers. Dans cette forme d’expression, l’énergie spirituelle précède toutes les autres (c’est-à-dire économique, politique, culturelle et sociale). D’où l’importance, pour reconstruire le monde de manière humanisante, de tenir compte des mythes, des symboles et des récits qui incarnent ces spiritualités. À elles seules, les analyses dites scientifiques et les voies autoritaires s’avèrent insuffisantes.
Finalement, toutes et tous ne sont-ils pas apparentés à cette immense cohorte de l’humanité souffrante (personnes pauvres, âgées, malades, handicapées, exclues, marginales…) qui, sans pouvoir joindre l’action concrète, vit dans son corps, son cœur et son esprit le même sentiment d’un énorme manque? Également, la prière insistante de tous les priantes et les priants du monde offrant à la contemplation de Dieu tous les gestes d’humanisation n’a-t-elle pas quelque chose à voir avec la quête spirituelle des militantes et des militants d’aujourd’hui ? En fait, que nous soyons sur les lignes de front ou à protéger l’arrière-garde, tous celles et ceux qui œuvrent à l’enfantement d’un monde meilleur participent à cet appel d’une dimension universelle de la spiritualité.
Nous le constatons, ces divers visages de la spiritualité, comme le signale encore Achiel Peelman, «mettent justement en relief la dynamique interrelationnelle dont l’être humain a besoin pour coordonner sa vie et pour réaliser sa capacité de transcendance : l’objectif que toute spiritualité authentique veut atteindre»[16]. La théologienne Sandra Schneiders reconnaît elle aussi que ces spiritualités concernent l’unification de la vie par référence à un au-delà de soi qui donne un sens fondamental à toute la vie en situant les personnes sur un horizon ultime. Intégration du cosmique, de l’humain et du transcendant par une spiritualité qui se construit autour de la sagesse écologique, d’une recherche de démocratie réelle, de rapports non-violents, de développement communautaire, de respect des cultures et de responsabilité planétaire. Une spiritualité qui pousse à transformer ce monde en construisant progressivement une nouvelle société civile et en favorisant l’émergence de nouveaux sujets historiques dont les femmes, les peuples autochtones, les jeunes, les personnes exploitées. Et au sein de cette vaste entreprise, qu’est-ce qui inspire les chrétiennes et les chrétiens?
4. UNE SPIRITUALITÉ JUDÉO-CHRÉTIENNE DE LA RÉSISTANCE
À la question posée précédemment, nous répondons d’abord que ce qui inspire notre résistance au phénomène de globalisation du marché, c’est ce mouvement de fond, partagé avec tant d’autres, qui nous pousse à dire NON haut et fort à un « ordre mondial » qui n’en finit plus de faire des perdantes et des perdants. Puis, au cœur même de ce mouvement, de cette parenté, de ces valeurs communes, de cette recherche d’un sens que nous ne pouvons d’ailleurs jamais maîtriser, nous rejoint aujourd’hui une Parole toujours vivante. Une Parole-Source, créatrice d’une façon d’être et d’agir dans le monde. Resurgit aussi la mémoire inspirante des ancêtres dans la foi. Mémoire qui ranime la conviction de nous inscrire dans la lignée impressionnante des résistantes et des résistants. Nous inscrire en résistant maintenant parce que la mondialisation du modèle économique actuel et de ses conséquences désastreuses c’est pour nous un « signe des temps à l’envers ». Dans cette partie, nous reviendrons brièvement sur trois composantes du mouvement spirituel chrétien qui nous semblent spécialement concernées par la résistance à la globalisation.
4.1 De l’Exode à l’Exil : vers une autre mondialisation
L’Exode : temps d’oppression mais aussi d’espérance. Dans l’Ancien Testament, tout commence par l’expérience d’une libération, celle d’un petit peuple à qui Dieu se révèle comme libérateur (cf. Ex 3, 7-10)[17]. Ce peuple comprend que Dieu ne veut pas l’esclavage, l’oppression, la domination, l’exclusion, mais plutôt la croissance, la bénédiction, la vie (Gn 12, 1-4). Il s’agit là d’un événement fondateur qui, à la façon d’un fil conducteur, traverse l’histoire biblique et que souvent on rappellera : « Souviens-toi que je suis le Seigneur, ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte ». Et de l’affranchissement de ce peuple minuscule par rapport aux grands empires, on va passer à l’idée que cette libération porte du sens pour toute l’humanité. Elle devient un paradigme mettant en lumière l’universalité de la justice, de l’égalité, de la dignité humaine. Cette histoire est portée, selon le théologien Alain Durand, « par un vaste mouvement fait d’une ouverture croissante à l’universel et d’une quête de l’unité de l’humanité »[18]. Le point le plus fort de ce processus n’est-il pas d’ailleurs l’annonce de l’Évangile aux païens dans l’abolition des frontières? « Il n’y a plus ni Juif ni Grec; il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme, ni femme, car tous vous êtes un en Christ Jésus » (Ga 3, 28).
Voilà ce qui nous inspire et que nous devons revisiter. L’horizon de notre histoire est celui d’une humanité unifiée, réconciliée dans toutes ses dimensions et ses relations. L’universalisation, la « vraie mondialisation » passe par l’abolition des relations de domination et l’instauration de l’équilibre des rapports. La quête d’unité ne peut être fondée sur la puissance.
Mais si l’Exode continue d’alimenter notre souffle pour la marche, l’Exil n’inspire-t-il pas, de façon singulière aujourd’hui, nos pratiques de résistance? L’Exil : temps de captivité pour Israël confronté à un immense empire et à une culture différente. Le peuple est placé devant un choix face à une double possibilité : collaborer avec le pouvoir ou continuer d’espérer autre chose en se fondant sur sa foi en Yahvé. Des prophètes surgissent rappelant, comme Daniel par exemple, que la fidélité de Dieu a triomphé dans le peuple de l’Alliance et qu’il est garant de l’avenir. L’Exil : temps de conversion, de retour aux origines malgré l’impression que Dieu se cache. L’espérance renaît et Israël amorce un dialogue avec la nouvelle culture ambiante. Il consent à s’ouvrir à la nouveauté de Dieu pour inventer l’avenir.
Or, face au phénomène de globalisation du marché, ne vivons-nous pas présentement la perplexité d’un Exil? Enfoncement dans les ténèbres de l’injustice, terre dévastée, violence, avenir bloqué, enfermement idéologique, impression d’un silence de Dieu… Comment attiser notre espérance et celle des laissés-pour-compte quand les efforts de libération se butent aux murs de l’inconscience, de la fermeture, voire même de la répression? Pourquoi continuer de proclamer la priorité des pauvres dans le Royaume? Et pourtant, pour nous également, ce temps d’Exil devient invitation pressante à créer dans la fidélité. Promouvoir, en référence aux options évangéliques, une mondialisation différente. Cela cependant ne pourra se réaliser sans un authentique dialogue interculturel. Le passage des structures injustes aux structures de justice et d’égalité ne se fera pas sans tenir compte des cultures qui supportent les unes et les autres. D’où cette démarche de réciprocité par laquelle les diverses spiritualités s’enrichissent mutuellement. Oui, temps de l’Exil… Temps d’espérance contre toute espérance !
4.2 La priorité accordée aux pauvres : un incontournable à revisiter
« Le jour où la faim sera extirpée de la terre, il se produira une grande explosion spirituelle telle que le monde n’en a jamais vue ». Garcia Lorca
Ce qui, ultimement, inspire la pratique et le discours de résistance chez les chrétiennes et les chrétiens, n’est-ce pas l’expérience de la rencontre de Dieu dans les humains appauvris, rejetés, humiliés? En effet, au cœur de l’indignation que provoque une situation aussi scandaleuse, nous sommes renvoyés à l’action et à la Parole-Source du prophète de Galilée. Devant les conditions d’existence des victimes de structures oppressives, le Nazaréen ne reste pas neutre. Il choisit de vivre du côté des humains laissés-pour-compte et de défendre leur cause. Aussi en porte-t-il les conséquences : insulte, persécution, mise à mort. Voilà où le conduit sa double passion : passion pour son Dieu, passion pour son peuple souffrant et abandonné. Son amour concret des pauvres constitue « la » réalisation fondamentale de sa pratique et la clé qui donne le sens de sa mission (cf. Lc 4, 18; Mt 11, 5). Et ce qui est central apparaît dans le changement de la situation. Sa praxis dénonce le péché et les systèmes déshumanisants, s’inscrit dans une dynamique de transformation et annonce un avenir différent. Il défend la vie contre les maux qui la détruisent ou la menacent. Il impressionne par ses gestes et par la vigueur de sa critique sociale, économique, politique et religieuse. S’il refuse le messianisme politique, il fait face au politique et prend position à cet égard. Son projet, son message et son action dérangent les règles du jeu par leurs répercussions sur le vécu individuel et collectif.
L’homme de Nazareth manifeste également son désaccord avec l’idéologie de la religion officielle qui autorisait les leaders religieux à contrôler la vie du peuple et à bloquer eux-mêmes l’entrée du Royaume (Mt 23, 13). Fidèle à la tradition prophétique, Jésus réclame l’authenticité du culte et donc l’exigence d’une fraternité vraie et d’un engagement concret au service des autres, prioritairement des plus délaissés (Mt 5, 23-24). Il confronte les autorités sacerdotales du Temple de Jérusalem. Le sacerdoce étant l’institution centrale, son geste de résistance s’avère fort et percutant.
Oui, ce qui inspire à résister c’est de contempler ce Jésus qui, sans jamais restreindre la portée universelle de son message, part toujours des humains marginalisés pour s’adresser aux autres. Qui plus est, c’est parce qu’il part des êtres rejetés que le message de Jésus conserve son universalité.
En ce temps où l’exclusion sociale constitue un phénomène collectif où logent des enjeux majeurs dont celui de la vie ou de la mort d’individus et de collectivités, nous avons besoin d’un souffle long pour changer les choses. Aussi l’Esprit de Jésus et de son Dieu ne nous invite-t-il pas à nous laisser rejoindre aujourd’hui encore par l’impressionnante tradition de résistance de nos ancêtres dans la foi? Eux qui, sans cesse commenceront et recommenceront les difficiles étapes vers la liberté. Plus d’une « Égypte » se dresseront sur la route des patriarches, des sages et des prophètes. De Moïse à Jésus, en passant par Ruth, Judith, Esther, Isaïe, Ézéchiel, Osée et Amos, la résistance sera réponse à l’appel du Dieu des ancêtres. Pour les Juifs exilés et persécutés, la résistance était considérée et vécue comme une exigence de leur fidélité à l’Alliance. Leur combat était à la fois spirituel et politique. Cela leur permettait de sortir du sentiment d’impuissance, d’introduire du neuf dans la situation et d’initier par là même des changements qui se préciseront avec le temps.
Voilà donc, selon l’expression d’Alain Durand, « l’armature spirituelle » de notre résistance : croire que nous sommes dans un monde où Dieu prend parti pour les victimes et que sa présence libératrice demeure agissante dans notre histoire.
4.3 Une espérance têtue qui fait renaître l’utopie
La désespérance semble bien correspondre à la logique de la globalisation des marchés : arracher l’espérance des pauvres. Détruire radicalement toute utopie. Et venir à bout de l’espérance de celles et ceux qui résistent avec eux. Urgence donc aujourd’hui d’une espérance capable de désarmer la conscience de l’inéluctable que l’idéologie dominante cherche à imposer. Une espérance capable de neutraliser la peur et d’évincer la soumission. Dans une telle conjoncture, nous sommes renvoyéEs au fondement même de notre espérance. Or celle-ci ne repose-t-elle pas sur la foi au Dieu de la vie? Dieu dont la toute-puissance réside dans la vulnérabilité d’un amour indicible et fidèle. Dieu au-delà de l’oppression dont il brise les chaînes (cf. Os 65, 16-25; Lc 1, 51-55). Dieu au-delà de la mort pour donner à la vie le dernier mot (cf. Ap 21). Dieu dont la transcendance ne correspond pas à une sortie de l’histoire : c’est à l’intérieur de notre histoire qu’il est au-delà de l’oppression et de la mort.
Et pour que la reconstruction de l’espérance soit réelle, elle doit partir de celles et ceux à qui l’ordre mondial la refuse. Elles et eux sont les véritables sujets de cette reconstruction. À l’instar de Yahvé qui fait du peuple d’Israël opprimé son partenaire de l’Alliance, à l’instar du prophète de Galilée qui donne à la dignité des personnes une ampleur remarquable en intégrant tous celles et ceux que des gens expulsent pour diverses raisons, nous devons considérer les humains marginalisés comme les premiers résistants et les vrais agents du changement libérateur. Devenir leurs partenaires, apprendre de leurs expériences, de leur analyse, de leurs combats pour la vie, de leurs rêves et de leurs espoirs, voilà l’interpellation qui nous est faite de nouveau.
Reconstruire l’espérance implique aussi une base solide d’alternatives économiques et politiques. Or, celles-ci – c’est aujourd’hui reconnu – naissent essentiellement des mouvements sociaux. Parmi les signes de cette espérance, réapparaissent ici ces personnes et ces groupes déjà mentionnés précédemment qui, par leur recherche concrète d’un « vivre ensemble autrement », ouvrent des espaces de solidarité, de développement, de communauté, de pouvoir partagé et quoi encore. Il y a là de l’espoir et des expériences de salut. Libération et enracinement dans le vécu quotidien sont inséparables. Nous revient en mémoire ici la parabole de Matthieu où le Royaume des cieux est comparé à un banquet de noces. Image que l’on retrouve dans le livre de l’Apocalypse (Ar 19, 5). Quelle heureuse parenté avec cette UTOPIE déjà évoquée sous l’image d’une vaste table solidairement apprêtée et universellement partagée sur une terre respectée ! Pareille utopie n’offre-t-elle pas le potentiel qu’il faut pour dénoncer l’ordre mondial actuel et annoncer un ordre nouveau au cœur d’une pratique de résistance qui cherche à en produire des signes?
Enfin vivre l’espérance permet d’unifier la relation prière/action, mystique/politique/résistance. Dans le quotidien, ces réalités s’articulent en s’appelant mutuellement. Il s’agit d’une synthèse-en-acte où, par exemple, l’action de résistance peut naître de la prière et où la prière peut surgir de l’action. Selon cette perspective, peut-être trouverons-nous une manière différente de progresser vers la sainteté? Une voie de sainteté où on lutte non seulement contre ses propres passions destructrices, mais aussi contre les mécanismes d’oppression, de domination, d’exclusion. Une voie de sainteté où « l’héroïcité des vertus » concerne particulièrement la liberté audacieuse, le courage historique, le dépassement de toute haine à l’endroit des responsables de ces mécanismes, le pardon accordé à celles et ceux qui briment, matraquent, réduisent au silence ou emprisonnent. Peut-être aussi s’ajoutera l’expérience de ce que veut dire prier dans la « nuit obscure » de l’injustice structurelle, de l’aveuglement des puissants, de la répression, de l’angoisse et ce, sans issue apparente…
EN GUISE DE CONCLUSION : QUELQUES INTERPELLATIONS
« Qui a des oreilles entende ce que l’Esprit dit aux Églises » (Ap 3, 22). Or l’Esprit parle de façon neuve et il crée une écoute neuve : « ce que l’oreille n’a jamais entendu »(1Co 2, 9). Mais qu’est-ce que l’Esprit dit aux Églises en regard du phénomène de mondialisation? C’est communautairement qu’il nous faudra discerner bien sûr. Aussi nous permettons-nous seulement d’introduire un questionnement pour relancer et approfondir la réflexion.
1. Accepterons-nous une « mutation » de notre foi?
La mondialisation ouvre l’espace à l’ensemble des religions. Nous ne pouvons plus aujourd’hui nous poser simplement comme les « vraies croyantes et les vrais croyants ». Nous sommes des croyantes et des croyants parmi d’autres. Nous sommes invités à entrer toujours plus profondément dans une foi qui refuse de se présenter comme une vérité exclusive, mais qui se laisse interpeller par d’autres paroles croyantes. Comme Église, accepterons-nous cette mutation? Deviendrons-nous une Église enfin vraiment dialogale qui, récusant autant la suspicion que la récupération en regard de ce que croient les autres, s’ouvre avec confiance à ce que l’Esprit veut lui dire par « ces autres »? Accueillerons-nous et reconnaîtrons-nous, en parole et en acte, l’altérité dérangeante? Consentirons-nous à passer d’une Église autoritaire et dogmatique à une Église convaincue qu’elle a quelque chose d’important à recevoir des autres Églises?
2. Ne faudra-t-il pas un « dépassement » des religions?
La mise en œuvre d’une « autre mondialisation » pose un défi de taille à toutes les institutions et singulièrement à toutes les religions. Les grandes causes de l’humanité (la terre, l’eau, la nourriture, la santé et le bien-être, l’éducation, la démocratie, la justice et la paix, les droits humains, bref, la Vie) que souvent les politiques et les institutions les plus cyniques évoquent à pleine bouche mensongère, voilà ce que les religions doivent assumer comme loi fondamentale, comme culte agréable au Dieu vivant !
À la base des revendications en faveur d’un nouvel ordre mondial, une éthique internationale est réclamée. Les Églises sauront-elles soumettre leurs morales traditionnelles à une réinterprétation fondée sur la dignité de la personne et l’organisation d’une société qui soit bonne et juste pour toutes et pour tous? La conjoncture sociétale actuelle nous commande de retrouver les fondements humains les plus simples, les plus primordiaux. Peut-être sommes-nous appeléEs à ressortir des boules à mites l’ancienne conception de la Loi naturelle? Une fois dégagée de la gangue des codes moraux étriqués, ne pourrions-nous pas trouver en elle la part de beauté et de bonté qui habite le meilleur de l’humanité? Nous y retrouverions-nous si loin de l’Évangile?
De nombreuses voix autorisées affirment, selon les mots de Pedro Casaldáliga, que seule l’union des religions, « en convergence entre elles dans la proclamation et l’accomplissement de ces Grandes Causes, peut sauver du chaos l’Humanité et la Terre »[19]. EngagéEs dans la recherche d’une nouvelle façon de voir et d’organiser le monde, les croyantes et les croyants pourront-ils éviter le dépassement de leur propre religion? Ils devront surtout refuser de promouvoir un nouvel ordre basé sur une collusion religieuse mondialisée[20].
3. « Aimez-vous les uns les autres » … et puis après?
« Aimez-vous les uns les autres… Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis… Tu aimeras ton prochain comme toi-même… Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent…» Des phrases qui ne font plus réagir tellement on les a rabâchées. Des phrases que l’on a utilisées aussi pour aliéner et soumettre. Au mieux, on les a généralement cantonnées à l’univers interpersonnel; elles ont servi à entretenir des relations courtes, chaudes, voire sectaires. Comment en est-on venu à rapetisser ainsi l’amour de Dieu?
S’il y a une chose que les groupes antimondialisation nous apprennent, c’est à allonger le regard et, à sa suite, le geste. Ils croient en la solidarité proche; ils ont compris que c’est par elle que commence la communauté d’appartenance et de lutte. Mais leur existence ne résiste que par une vision dynamique du collectif et une conception évolutive du temps. Paradoxalement, autant leur patience nous parait courte (il faut agir maintenant), autant leur espérance se révèle longue (l’utopie ne sera pas réalisée demain).
En fait, ce qu’ils rappellent aux chrétiennes et aux chrétiens c’est l’importance d’apprendre à aimer politiquement. L’amour politique est un amour qui ne s’évacue pas dans le réflexe spontané ou la connivence, ni même dans l’accord ou la sympathie naturelle. C’est un amour de décision, un choix pour un monde différent et une indéracinable confiance en l’humain. Pour aimer concrètement les humains, il faut bâtir des organisations politiques qui leur assurent une possibilité d’épanouissement maximal.
Bien que la religion chrétienne ait été fondée sur le commandement de l’amour, il semble que ce soit difficile de l’élargir à la dimension politique. Mais les chrétiennes et les chrétiens qui priorisent les valeurs de justice ne peuvent pas ne pas aimer d’un amour politique. Le révolutionnaire cubain Che Guevara explique bien comment on peut réconcilier l’amour et le combat politique :
Laissez-moi vous dire, au risque de paraître ridicule, que le véritable révolutionnaire est guidé par de grands sentiments d’amour. Il est impossible de penser un authentique révolutionnaire sans cette qualité… Dans ces conditions, faut avoir une grande dose d’humanité, une grande dose de sens de la justice et de la vérité, pour ne pas tomber dans un dogmatisme extrême, dans une froide scolastique, dans un isolement par rapport aux masses. Tous les jours, il faut lutter pour que cet amour de l’humanité vivante se transforme en faits concrets, en actes qui servent effectivement de mobilisation[21].
4. Violence et révolution : des conceptions à revoir
Pourquoi y a-t-il tant de misérables, s’écriait la théologienne brésilienne Ivone Gebara? Pourquoi malgré d’innombrables progrès? Malgré tous ces départs missionnaires de prêtres, de religieux, de religieuses et de laïcs? Notre siècle est celui qui a produit le plus de misérables ! Pourquoi ?[22] En fait, les groupes antimondialisation expriment la même indignation, le même cri. On dit qu’ils sont révolutionnaires, parfois excessifs. On ne voit souvent que ce petit nombre qui lance des pierres; mais justement, ceux-là ne nous forcent-ils pas à revoir notre conception de la violence, une des réalités les plus complexes de la tradition chrétienne?
L’histoire nous apprend que l’institution ecclésiale a parfois entretenu un rapport fort ambigu avec la violence. Tout en la dénonçant, en effet, elle l’utilisait alors pour ses propres causes. Pour de nombreux esprits religieux, nous le savons également, mieux vaut l’oppression que la révolution. Ceux-ci d’ailleurs s’étonnent fort peu que l’on puisse lire la Bible sans s’engager dans la révolution entendue au sens de transformation radicale, changement profond et irréversible.
Bien sûr, il ne s’agit pas de quitter nos manifestations pacifiques. Il s’agit d’entendre la détermination de ces apprentis révolutionnaires et de reconnaître dans leur colère notre propre indignation. Le grand théologien Karl Barth n’hésitait pas à affirmer : « La foi en Jésus-Christ, agissante par la charité, devrait rendre notre résistance politique active aussi nécessaire qu’elle rend nécessaire notre résistance passive ou notre collaboration politique quand nous n’avons pas à choisir »[23]. Dans la présente conjoncture, plutôt que de se cacher derrière une interprétation abstraite et confortable du principe de non-violence, l’institution ecclésiale devra, nous le croyons, intégrer l’urgence de l’exercice d’un contre-pouvoir, réfléchir à la responsabilité qu’elle veut prendre dans sa mise en œuvre et déterminer en quelles occasions il n’est plus la même chose d’agir ou de ne pas agir.
5. Le rapport unité-diversité : une réalité névralgique pour l’institution ecclésiale
La mondialisation telle que vécue présentement peut facilement entraîner l’uniformisation des cultures. Cela affecte la dignité des personnes qui a quelque chose d’important à voir avec le droit à la culture, c’est-à-dire à cette façon authentique mais distincte d’être un humain. Or l’institution ecclésiale affirme régulièrement et avec conviction la nécessité de respecter les cultures dans leurs différences. Pourtant, au sein même de son organisation concernant le rapport d’égalité entre les femmes et les hommes, elle n’arrive pas à prendre en compte la diversité des Églises locales malgré le fait que ce rapport d’égalité apparaisse aujourd’hui comme le lieu le plus significatif de l’inculturation.
Mais alors, quelle crédibilité peut avoir son beau discours sur l’égalité et sur le rapport unité-diversité? L’unité chrétienne n’est-elle pas une réalité à faire en Église? Et comment pourrait-elle se réaliser en marge des cultures particulières? C’est en effet au cœur de celles-ci qu’elle peut s’exprimer dans le respect et advenir dans la fidélité à l’Esprit qui valorise les différences. L’Église ne peut donc être catholique, c’est-à-dire universelle, en voulant « contrôler » l’inculturation. Elle doit plutôt prendre au sérieux la vie et la couleur des communautés locales. Pour y arriver, elle aurait avantage à inverser le rapport unité-diversité en mettant l’accent d’abord sur la diversité et en cherchant à faire l’unité au sein même des différences.
§
Yvonne BERGERON, membre de la Congrégation de Notre-Dame. Professeure de théologie pendant plusieurs années aux Universités de Montréal et Sherbrooke, elle est actuellement coordonnatrice du Service de pastorale sociale du diocèse de Sherbrooke.
(Ce texte a été rédigé en collaboration avec Lise Baroni.)
Source : BERGERON, Yvonne, « Pour répondre à l’envers du sens mondialiser la solidarité », Dossier du Congrès – 2001 – Vers une autre mondialisation, Montréal, 2001, p. 39-50.
- Voir « L'aurore », dans Le Monde Diplomatique (6 janvier 2000). ↵
- Jean-Marc ÉLA, « Dire Dieu à l'heure du marché? Questions venues d'Afrique », dans Relations, no 661 (juin 2000), p. 146. ↵
- Déclaration finale du 2e Sommet des peuples, Non à la ZLEA / D'autres Amériques sont possibles, 19 avril 2001 http://www.sommetdespettples.org ↵
- Convergence Q-2001. ↵
- Pensons, à titre d'exemple, à « Convergence Q-2001 » qui compte des groupes locaux et nationaux, des syndicats, des organisations étudiantes, des réseaux de solidarité québécois et canadiens. ↵
- CASALDALIGA, Pedro, « Notre mondialité », Agenda Latino-américain mondial, De la Grande Patrie à la Patrie Mondiale, 2001, p. 8. En 1998, à Sherbrooke, se tenaient les Rencontres Mondiales du développement local. Plus de 800 actrices et acteurs du développement local, issuEs de quarante pays des cinq continents, s'engageaient à mettre en place un réseau mondial de solidarité en vue du développement. ↵
- AMI : Accord multilatéral sur l'investissement. ↵
- Le Monde diplomatique (mai 1998), p. 12. ↵
- Devant le travail des O.N.G. et des regroupements populaires dans le monde, le Programme des Nations Unies pour le développement humain parlait déjà de véritable révolution : « La modification des rapports de force passe par l'émergence de contrepoids, voire une révolution. Les organisations populaires, qu'il s'agisse de coopératives agricoles, d'associations de quartier ou de groupes de protection des consommateurs, sont parmi les groupes les plus à même de servir de contrepoids et de devenir des contre-pouvoirs », dans Rapport mondial sur le développement humain, 1993, p. 31. ↵
- Voir « L'aurore »..., p. 2. ↵
- « Qui a la maîtrise du sens? », dans Lumière et Vie, no 191, p. 88. ↵
- Cf. la Déclaration de Sherbrooke aux Rencontres mondiales du développement local, p. 7. ↵
- Cf. André ENEGREN, « Pouvoir et liberté, Une approche de la théorie politique de Hannah Arendt », dans Études 358/4 (avril 1983), p. 487-500. ↵
- Voir « Spiritualité et conscience planétaire », dans Spiritualité contemporaine, Défis culturels et théologiques, coll. « Héritage et projet », no 56, Montréal, Fides, 1996, p. 23. ↵
- Ibid, p. 23. Et l'auteur ajoute : dans la majorité des publications contemporaines la spiritualité renvoie presque toujours à trois réalités complémentaires : la façon de réaliser notre existence jour après jour, l'encadrement de cette expérience vécue par des mouvements ou des organismes ouverts au grand public et, enfin, le retour réflexif sur ce que nous vivons individuellement ou collectivement, p. 23. ↵
- Cf. article cité, p. 24. ↵
- Notons les verbes de ce passage : voir, entendre, connaître, libérer. Ne correspondent-ils pas à l'observation, à l'analyse et à l'agir? ↵
- « Pour une pratique chrétienne de la mondialisation », dans Quelle mondialisation et quels visages d'Église?, texte édité par Droits et Liberté dans les Églises et Nous sommes aussi l'Église, Paris, 2001, p. 15. ↵
- Voir « Notre ‘mondialité’ »..., p. 9. ↵
- Le Conseil mondial des Églises se situe lui-même aujourd'hui dans cette perspective d'une spiritualité globale préoccupée des implications de la culture, de l'économie, de la politique jusque sur le plan international. ↵
- Cité par Gustavo GUTIERREZ dans La théologie de la libération, Paris, Lumen Vitae, 1974, p. 104, note 45. ↵
- Questions posées lors de sa conférence au colloque Solidarité internationale et spiritualité organisé par le Regroupement des missionnaires laïcs (RML), tenu à Montréal les 18 et 19 août 2001. ↵
- Voir Jürgen MOLTMANN, L'espérance en action, Traduction historique et politique de l'Évangile, Paris, Seuil, 1973, p. 76. ↵