Eric TOUSSAINT

Ceux et celles qui estiment que la mondialisation est incontournable, devraient se rendre compte qu’ils/elles peuvent être contournés ou renversés.

La pensée néolibérale développe la notion d’inéluctabilité : le système qui est, doit être parce qu’il est; la mondialisation/globalisation telle qu’elle se déroule est incontournable, tous et toutes doivent s’y ajuster.

On plonge ainsi dans le mysticisme et le fatalisme. Pourtant, un regard attentif sur l’histoire démontre l’incongruité de l’idée « d’irréversibilité ». Prenons l’exemple du domaine financier. Au début du XXe siècle, la liberté des mouvements de capitaux assurée par l’étalon-or, la liberté des changes garantie par les traités sur le commerce et l’investissement, paraissaient irréversibles. La première guerre mondiale est venue bouleverser tout cela. Dans les années 1920, la toute-puissance des marchés financiers paraissait tout aussi irréversible qu’elle prétend l’être actuellement. Le krach de 1929 et la longue crise qui a suivi ont obligé les gouvernements à surveiller étroitement les activités bancaires et financières. À la fin de la seconde guerre mondiale, les gouvernements des principaux pays capitalistes vainqueurs se sont mis d’accord pour se doter d’instruments de contrôle financier sur le plan international. Le Fonds monétaire international (FMI) avait notamment pour objectif de veiller à ce contrôle (son article VI le stipule explicitement). Plusieurs gouvernements d’Europe occidentale ont entrepris à partir de 1945 de vastes programmes de nationalisations, incluant des banques, sous la pression du monde du travail.

Les certitudes théoriques néolibérales affichées aujourd’hui ne valent guère plus que celles des libéraux ou des conservateurs au pouvoir dans les années 1920 à la veille du krach financier. L’échec économique et le désastre social provoqués par les néolibéraux d’aujourd’hui pourraient déboucher sur de nouveaux grands changements politiques et sociaux. La mondialisation n’est pas un rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage : les forces de résistance sont bel et bien présentes. La mondialisation est loin d’avoir mené à un système économique cohérent : les contradictions au sein de la Triade sont multiples (contradictions entre puissances impérialistes, contradictions entre entreprises, mécontentement social, crise de légitimité des régimes en place, criminalisation du comportement des grands acteurs économiques).

De plus, les contradictions entre le Centre et la Périphérie se renforcent car la dynamique actuelle de la mondialisation est excluante. Les peuples de la Périphérie constituent plus de 85% de la population mondiale : ceux qui croient qu’ils vont se laisser marginaliser sans réagir se trompent lourdement, tout comme les gouvernants qui dans les années 1940 et 1950, croyaient encore à la stabilité de leur domination coloniale sur l’Afrique et une grande partie de l’Asie.

Enfin, à l’intérieur de la Périphérie, les autorités qui agissent en acceptant la voie néolibérale perdent progressivement des éléments de légitimité. En général, la classe dominante dans ces pays n’a plus de perspective de progrès à offrir à la grande masse de la population.

Pourquoi dès lors exclure que le mécontentement social s’exprime à nouveau autour de projets émancipateurs? Il n’est pas dit que le mécontentement doive prendre la voie du repli identitaire, « ethnique » ou religieux. Au milieu de situations aussi dramatiques que celles de l’Algérie, des forces significatives agissent avec un projet progressiste.

Il n’y a ni fatalité économique ni situation politique qui ne puisse se modifier sous l’action des forces sociales.

Aujourd’hui encore, une alternative doit comprendre différentes dimensions :

  • Une dimension politique. Si le pouvoir politique a délibérément abandonné une partie de son pouvoir de contrôle, permettant ainsi une dérégulation des mouvements de capitaux, il peut, sous la pression populaire, tout aussi délibérément reprendre ce contrôle (« volonté politique »). S’il ne prend pas ce tournant, il peut également être renversé.
  • Une dimension citoyenne et une dimension de classe. Ceux et celles d’en bas, dans toutes leurs organisations, qu’elles soient issues du mouvement ouvrier du XIXe siècle (partis, syndicats), qu’elles soient issues d’autres mouvements populaires, de nouveaux mouvements sociaux de la seconde moitié du XXe siècle, doivent se réapproprier le droit d’intervention, le droit de contrôle, le droit de pression sur les autres intervenants et se poser en pratique la question de l’exercice direct du pouvoir.
  • Une dimension économique. La conjonction des autres dimensions doit aboutir à des décisions économiques dont l’axe essentiel sera constitué de mesures contraignantes à l’égard des mouvements de capitaux et de ceux qui en décident : leurs détenteurs. Le caractère inviolable de leur propriété privée est également au centre du débat à venir. En effet, si l’on veut défendre le bien commun et l’accès universel à des services de base, on est amené à poser la nécessité de transférer au domaine public des entreprises privées qui s’accaparent le patrimoine de l’humanité et empêchent la satisfaction des droits humains fondamentaux.

L’évolution du capitalisme aujourd’hui remet donc à l’ordre du jour le débat sur une nouvelle radicalité. En effet, les formes antérieures de compromis ont été balayées par la crise économique et la vague néolibérale.

Le compromis social fordiste au Nord, le compromis développementiste au Sud, le contrôle bureaucratique à l’Est, là où ils ont existé, n’avaient pas fait disparaître l’usage de la force de la part des détenteurs du pouvoir, loin de là, mais la voie suivie allait de pair avec certains éléments de progrès social C’est ce dernier élément qui permettait dans certains cas les compromis. Ces compromis sont rompus par la logique actuelle du Capital et par les choix des gouvernants. Il faut y opposer une nouvelle démarche rupturiste, anti systémique. Ceci implique que ceux et celles d’en bas deviennent des acteurs authentiques du changement et de la gestion de ce changement. Ceci implique, de manière aussi nécessaire, que les mouvements sociaux soient fidèles aux intérêts de ceux et celles qu’ils représentent; qu’ils soient d’une indépendance rigoureuse par rapport aux pouvoirs politiques. Ils ne pourront assurer cette fidélité qu’en développant une véritable démocratie interne de manière à privilégier l’expression des gens en train de faire de la politique au jour le jour, à favoriser l’élaboration des choix, à stimuler la concrétisation des stratégies pour les atteindre.

Une action concertée des travailleurs/euses et des mouvements sociaux

L’offensive néolibérale est telle qu’elle nécessite une action concertée des salariéEs, des oppriméEs du monde entier. Celle-ci est nécessaire pour abolir le chômage. Faire disparaître celui-ci nécessite une réduction généralisée du temps de travail, sans perte de salaire et avec embauche compensatoire; elle est nécessaire pour faire face aux délocalisations et aux licenciements. L’appui des travailleurs/euses du Nord aux travailleurs/euses du Sud est indispensable pour que ceux-ci/celles-ci obtiennent des augmentations de salaire et, d’une manière générale, les droits syndicaux qui leur permettent de se hausser au niveau des conditions d’existence des travailleurs/euses du Nord.

À l’heure actuelle, si le monde du travail est toujours le levier le plus puissant pour intervenir dans la lutte politique, il est vital d’y associer le plus étroitement possible, tous ceux et celles qui ont été mis en marge de la production. Il faut aussi y associer tous les mouvements sociaux qui luttent contre l’oppression quelle que soit la forme que prend celle-ci.

Pessimisme de la raison et optimisme de la volonté

S’il est nécessaire d’avoir le « pessimisme de la raison » pour se rendre compte de l’ampleur de l’attaque néolibérale, de la forte organisation de ses promoteurs, il faut également prendre en compte « l’optimisme de la volonté » qui anime des pans entiers de la population mondiale.

Sans la résistance que l’on voit se lever, opiniâtre, déterminée, courageuse, aux quatre coins de la planète, les forces motrices et les prosélytes de la mondialisation capitaliste auraient marqué des points beaucoup plus significatifs qu’ils n’ont pu le faire. C’est un résultat en soi, même si ce n’est pas suffisant.

Briser l’isolement des luttes

On l’a dit, la classe capitaliste garde le haut contrôle sur les médias, surtout télévisuels. Il n’est pas de son intérêt de propager dans le monde les images des luttes en montrant la créativité des oppriméEs.

Il arrive fréquemment qu’on nous montre des affrontements avec la police ou l’armée mais il est bien plus rare qu’on nous livre le détail de la lutte, l’ingéniosité des travailleurs/euses, les trouvailles des manifestantEs, les activités qui ont porté leurs fruits. Cela risquerait en effet de donner des idées à d’autres mouvements et cette part-là de l’événement représente un danger pour la classe capitaliste A contrario, on peut mesurer l’énorme impact de mobilisation que représentent les médias quand ils rendent compte de l’ampleur et de l’intelligence d’un mouvement. Un exemple : le mouvement de grève de novembre, décembre 1995 en France a suscité une telle sympathie que les médias n’ont pu la minimiser et l’expression de cette sympathie relayée à une échelle si importante servait elle-même de catalyseur à l’élargissement du mouvement.

Les luttes ne faiblissent pas, elles ont même tendance à se multiplier en proportion des attaques. Un des problèmes les plus pesants que la résistance rencontre, c’est ce sentiment d’isolement et certainement un des enjeux les plus importants pour les progressistes est de briser cet isolement et de travailler à la convergence des luttes.

Par la concentration des décideurs politiques au niveau mondial, par la similarité de l’appauvrissement qu’ils imposent à toute la planète, la lutte des paysans sans terre du Brésil rejoint la lutte des ouvriers de Volkswagen contre leur multinationale; la lutte des communautés amérindiennes zapatistes pour une vie digne dans les campagnes mexicaines rejoint celle des grévistes américains d’United Parcels Service (UPS); la lutte des centaines de milliers de paysans indiens opposés aux décisions de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) rejoint celle des sans papiers de France et d’Espagne; la lutte des syndicats sud-coréens pour défendre leurs conquêtes rejoint celle des mouvements sociaux de la République démocratique du Congo pour l’annulation de la dette africaine; la lutte de la population thaïlandaise contre l’imposition d’une austérité drastique rejoint la lutte de la population belge qui se défie des pouvoirs politique et judiciaire incapables de s’opposer à la marchandisation des enfants; la lutte des femmes algériennes rejoint celle des tribunaux populaires qui dénoncent la dette illégitime en Argentine; la lutte des étudiants nicaraguayens rejoint celle des militants de Greenpeace…

Partout le monde frémit, tiraillé par le sentiment d’une indignité forcée, poussé par un désir de mieux vivre, révolté par l’injustice et la violence d’un système qu’on veut lui présenter comme le nec plus ultra, comme la fin de l’histoire. En différents endroits de la planète, les mesures des « saigneurs de la terre » ne sont pas passées dans l’apathie. Il est important de le savoir.

Mise en perspective de la phase actuelle des luttes contre la mondialisation capitaliste (2000-2001)

La phase actuelle de la mondialisation néolibérale a débuté grosso modo à la charnière des années [19]70 et [19]80 quand les victoires électorales de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis ont été le signal d’une offensive tous azimuts du capital contre le travail et des principales puissances capitalistes développées contre les pays capitalistes dépendants (leurs peuples étant les premiers visés).

Tentatives de destruction des organisations syndicales (destruction du syndicat des contrôleurs aériens aux États-Unis sous Reagan et de celui des mineurs en Grande-Bretagne sous Thatcher), privatisations massives, hausse des taux d’intérêt, blocage des salaires, augmentation des impôts du travail et diminution des impôts sur le capital, crise de la dette du tiers monde, application des politiques d’ajustement structurel dans les pays de la Périphérie, guerres sous prétexte humanitaire livrées par les alliances militaires des pays les plus industrialisés contre des pays de la Périphérie, fermeture des frontières des pays les plus industrialisés, renforcement du pouvoir d’intervention des institutions multilatérales contrôlées par les pays les plus industrialisés à commencer par les États-Unis (FMI, Banque mondiale, OMC), mise au pas de l’ONU par ces mêmes puissances, renforcement du pouvoir des multinationales, flexibilisation du temps de travail et des statuts, féminisation de la pauvreté, attaques contre les protections sociales… Tels sont les principaux signes d’une offensive qui est toujours en cours.

La dimension mondiale de cette offensive et l’imposition du même type de politiques néolibérales aux quatre coins de la planète, produisent un effet de synchronisation comparable à d’autres tournants historiques des deux derniers siècles (ère des révolutions en Europe en 1848, première guerre mondiale et ses suites, victoire du fascisme et deuxième guerre mondiale, les indépendances des années 1950-1960, mai [19]68…). Certes, les différences sont très importantes. Il s’agit d’une synchronisation des attaques, pas (encore?) d’une synchronisation des résistances ou des contre-attaques, sauf à l’échelle du mouvement pour une autre mondialisation qui se mobilise à l’occasion des grands sommets internationaux. Les différents éléments de l’offensive énoncés plus haut sont peut-être pour la première fois de l’histoire vécus simultanément par l’écrasante majorité des populations de la planète. Et plus qu’à d’autres moments de l’histoire du capitalisme, certaines institutions internationales symbolisent les maux vécus par une grande partie de l’humanité : FMI, Banque mondiale, OMC, les grandes multinationales, les principales places financières, le G7…

Les résistances à cette vaste offensive sont innombrables et se prolongent depuis vingt ans mais elles ont généralement abouti à des défaites partielles. Depuis la bataille de Seattle en novembre [19]99, on s’accorde généralement à dire qu’il y a une internationalisation du mouvement de résistance à la mondialisation.

S’il fallait chercher une année symbolique pour situer le tournant qui a débouché sur cette internationalisation, on pourrait élire l’année 1994, marquée notamment par la rébellion zapatiste du Chiapas en janvier 1994 qui a su parler des problèmes d’oppression jusque là perçus comme spécifiques dans un langage universel en interpellant plusieurs générations. Deuxièmement, la commémoration du 50e anniversaire du FMI et de la Banque mondiale en septembre à Madrid qui a donné lieu à une importante manifestation à caractère international avec une présence significative de la jeunesse. Troisièmement, l’éclatement de la crise du Mexique en décembre qui a, pour la première fois, fait voler en éclats le mythe du modèle de développement néolibéral pour les pays de la Périphérie.

D’importantes mobilisations avaient eu lieu antérieurement sur le plan international (en [19]82, l’énorme manifestation contre le FMI à Berlin; en 89, la mobilisation à Paris à l’occasion du G7 …) mais elles n’avaient pas la même portée internationale car elles se situaient encore en plein mythe de la « victoire définitive » du capitalisme et de la « fin de l’histoire ».

À partir de 1994, on assiste à un processus d’accumulation d’expériences et de forces cherchant à passer à la contre-offensive. Il s’agit d’un processus inégal, non linéaire, relativement marginal qui jusqu’ici va cependant croissant. Quelques dates d’expériences qui jalonnent la période 1994-2000 : le puissant mouvement social de l’automne 95 en France (qui n’avait pas de rapport avec la lutte contre la mondialisation mais qui a eu des retombées importantes en France sur le mouvement contre la mondialisation néolibérale), le contre sommet « Les Autres Voix de la Planète » à l’occasion du sommet du G7 en juin [19]96 à Lyon (qui a donné lieu à une manifestation de 30 000 personnes convoquée de manière unitaire par les syndicats), la rencontre intercontinentale convoquée par les zapatistes au Chiapas en été [19]96, la victoire de la grève des travailleurs de United Parcels Service (UPS) aux États-Unis, le mouvement de grève des travailleurs coréens en hiver [19]96-97, les mouvements des paysans de l’Inde en [19]96-97 contre l’OMC, les mobilisations citoyennes contre le projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) aboutissant à une victoire en octobre [19]98, la mobilisation de Jubilé 2000 en mai [19]98 à Birmingham et en juin [19]99 à Cologne, les marches européennes en mai [19]97 à Amsterdam et en mai [19]99 à Cologne, la bataille de Seattle de novembre [19]99 et depuis, les innombrables mobilisations à l’occasion des réunions des institutions Internationales en 2000 (février 2000 à Bangkok, avril 2000 à Washington, juin 2000 à Genève, juillet 2000 à Okinawa, septembre 2000 à Melbourne et à Prague, octobre 2000 à Séoul, la Marche mondiale des femmes en octobre 2000 à Bruxelles, New York et Washington, décembre 2000 à Nice), les conférences internationales pour définir des alternatives « Afrique : des résistances aux alternatives » à Dakar en décembre 2000 et le Forum Social Mondial à Porto Alegre en janvier 2001; les mobilisations contre le sommet des Amériques à Buenos Aires et Québec en avril 2001; Gênes en juillet 2001 (près de 300 000 manifestantEs pour protester contre le G8), Washington fin septembre 2001.

Chacune de ces mobilisations a mis en mouvement plusieurs milliers à plusieurs centaines de milliers de manifestantEs ou de grévistes. La plupart de ces mobilisations portaient directement sur des thèmes liés à la mondialisation.

De l’échec de l’AMI (1998) à Gênes (2001) en passant par Seattle, Dakar et Porto Alegre

Instruments clé de l’offensive du capital contre le travail et des pays du Centre contre la Périphérie, le FMI, la Banque mondiale et l’OMC traversent depuis [19]98 une profonde crise de légitimité. Le désastre économique, social et écologique produit par l’application des politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays de la Périphérie a débouché sur une perte évidente de légitimité de ces institutions à une échelle de masse dans les pays concernés. Les politiques de déréglementation du commerce et les atteintes à la souveraineté des États ont produit également une méfiance certaine de l’opinion publique tant des pays du Centre que ceux de la Périphérie à l’égard de l’OMC.

Cette crise de légitimité est accentuée par les débats et les batailles internes au sein de l’appareil d’État aux États-Unis. Le fait qu’il n’y ait pas une position consensuelle à l’intérieur de l’establishment de la puissance qui domine incontestablement le FMI et la Banque mondiale exacerbe profondément leur crise : refus du Congrès américain à majorité républicaine de verser la quote-part des États-Unis à certaines initiatives du FMI, commission bipartite Meltzer du Congrès américain proposant une réduction drastique du rôle du FMI et de la Banque mondiale (février 2000).

Troisième niveau de la crise : la crise interne du FMI et de la Banque mondiale (en particulier de cette dernière) qui se traduit notamment par le départ tonitruant en novembre [19]99 de Joseph Stiglitz, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, le départ du responsable des questions environnementales et la démission fracassante de Ravi Kanbur, directeur du Rapport annuel de la Banque mondiale sur le développement dans le monde (juin 2000). On pourrait y ajouter la sourde lutte en [19]98 et en [19]99 entre Michel Camdessus et Stanley Fischer (numéros un et deux du FMI) aboutissant à la démission de Camdessus avant la fin de son mandat.

Autre élément de crise : les contradictions entre les grandes puissances, la guerre commerciale au sein de la Triade (bananes, bœuf aux hormones, subventions aux produits agricoles et industriels…), les luttes d’influence (guerre de succession entre puissances pour le remplacement de Michel Camdessus en février – mars 2000) affaiblissent la capacité des pays les plus industrialisés à imposer dans chaque cas leur ligne stratégique.

Le retrait de la France de la négociation de l’AMI mettant un terme provisoire à cette offensive en est une illustration. En effet, si le Premier ministre Lionel Jospin a annoncé le retrait de la France, ce n’est pas simplement en raison des mobilisations citoyennes; c’est aussi le résultat des batailles commerciales que se livrent la France, les États-Unis et d’autres larrons.

Il faut y ajouter les contradictions entre la Triade d’une part et les pays de la Périphérie d’autre part. La désignation de l’actuel directeur de l’OMC, Mike Moore, a fait l’objet d’une dispute de longue durée entre les pays qui soutenaient ce dernier (à commencer par les États-Unis) et d’importants pays de la Périphérie qui soutenaient le candidat thaïlandais. Bataille qui s’est terminée par un compromis : Mike Moore dirige l’OMC dans la première partie du mandat, le Thaïlandais dans la seconde.

L’échec du Round du Millenium à Seattle est le résultat de la conjonction des différents éléments de crise cités plus haut : crise de légitimité se traduisant par une puissante mobilisation de masse, contradictions au sein de la Triade et mécontentement des pays de la Périphérie à l’égard des prétentions des principales puissances industrielles.

Par ailleurs, Banque mondiale et FMI qui disposent d’un pouvoir considérable quand il s’agit d’imposer des politiques d’ajustement structurel et le remboursement de la dette aux pays de la Périphérie sont démunis lorsqu’il s’agit de prévenir des crises du type de celles de [19]97 dans le Sud-Est asiatique, de [19]98 en Russie, de [19]99 au Brésil, de 2000-2001 en Argentine et en Turquie. Que dire de leur capacité à prévenir un krach boursier au niveau international… ou à relancer une économie mondiale touchée par l’anémie en 2001?

Pour terminer cette partie, une caractéristique de la situation ouverte par l’échec de l’AMI est l’irruption du mouvement citoyen dans l’agenda des négociations des grandes institutions et des grandes puissances internationales. Ces deux dernières années, il n’y a plus eu une seule réunion des « grands » de ce monde qui n’ait été l’occasion de manifestations de masse, les dernières réunions ayant été largement désorganisées, voire paralysées par les manifestantEs. Si l’offensive néolibérale s’est poursuivie, elle s’est faite par à coups, avec retard dans l’exécution des nouveaux plans, ce qui ne manque pas d’inquiéter les tenants du système.

La crise de légitimité du G8, du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC est telle qu’ils renoncent à se réunir en fanfare connue auparavant. Ils convoqueront des réunions beaucoup plus restreintes dans les endroits les moins accessibles à la contestation : l’OMC à Doha, au Qatar, en novembre 2001; le G8 de 2002 dans un village perdu des Montagnes rocheuses au Canada. La Banque mondiale qui a dû annuler la réunion qu’elle devait tenir en juin 2001 à Barcelone, et le FMI se réunissent désormais de la manière la plus discrète possible.

Ceux qui prétendent conduire le monde n’ont aucune intention de faire des concessions aux protestataires de plus en plus nombreux. Dès lors, ils combinent deux tactiques pour tenter d’endiguer le mouvement : le recours à une répression dont la vigueur va crescendo et une campagne de dénigrement systématique visant à ternir l’image des protestataires (mise en cause de leur représentativité et de leur capacité à proposer des alternatives; amalgame entre la grande majorité du mouvement et de petits groupes violents…) d’une part, et la tentative de récupération d’une partie du mouvement, en particulier les organisations non gouvernementales (ONG), d’autre part.

Comme le disait le dictateur Napoléon Bonaparte : « On peut tout faire avec des baïonnettes sauf s’asseoir dessus » (Gramsci a traduit cela de manière moins triviale en parlant d’hégémonie, de nécessité de consensus pour assurer la stabilité du système). La crise de légitimité et l’absence de consensus alimentent la recherche de solutions alternatives et amplifient les mobilisations. L’usage répété de la violence policière avec son cortège de victimes (y compris par balles) amenuisera encore plus la légitimité des institutions qui prétendent conduire la mondialisation néolibérale.

Au niveau du mouvement protestataire, plusieurs facteurs positifs se dessinent en ce moment.

Primo, convergence entre des mouvements sociaux et des organisations de nature différente [Vía Campesina, Attac, Marche mondiale des Femmes, certains syndicats, des groupes de réflexion tels le Forum Mondial des Alternatives, Focus on the Global South, des mouvements contre la dette tels Jubilé Sud, le Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM)…], convergence qui débouche sur un calendrier et des objectifs communs : voir à ce propos la déclaration du Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2001.

Les points d’accords entre mouvements sociaux au FSM de Porto Alegre (janvier 2001)

Nécessité d’une alternative démocratique et internationaliste à la mondialisation capitaliste néolibérale; nécessité de réaliser l’égalité entre femmes et hommes; nécessité d’approfondir la crise de légitimité de la Banque mondiale, du FMI, de l’OMC, du Forum de Davos, du G7 et des grandes multinationales; exiger l’annulation de la dette du tiers monde et l’abandon des politiques d’ajustement structurel; exiger l’arrêt de la dérégulation du commerce, s’opposer à certaines utilisations des OGM et rejeter la définition actuelle des droits de propriété intellectuelle en relation avec le commerce (Trips); faire obstacle à la politique militariste (exemple, le Plan Colombie des États-Unis); affirmer le droit des peuples à un développement endogène; trouver des sources de financement sur la base de la taxation du capital en commençant par une taxe de type Tobin; affirmer les droits des peuples indigènes; nécessité d’une réforme agraire et d’une réduction généralisée du temps de travail; nécessité d’un combat commun Nord/Sud et Est/Ouest; promotion des expériences démocratiques comme le budget participatif pratiqué à Porto Alegre.

Secundo, implantation de réseaux parties prenantes du mouvement à l’échelle de la planète même si c’est de manière inégale (fort développement en Europe occidentale, aux Amériques et en Asie et faiblesse en Afrique et en Europe orientale). Tertio, entrée dans un cycle de radicalisation d’une couche significative de la jeunesse, également de manière inégale à l’échelle de la planète (les régions où ce phénomène est le plus avancé sont l’Amérique du Nord et le Sud de l’Europe ainsi que la Grande-Bretagne et la Scandinavie. Manifestement, le phénomène s’étend : la jeunesse bouge et lutte en Algérie—Kabylie—, en Corée du Sud, au Pérou, au Mexique…).

Une trame de subversion tissée au quotidien

Ce vaste mouvement, créé à l’occasion d’événements porteurs, tisse également sa trame dans le quotidien. Les témoins se sont rencontrés, les expériences se sont racontées, les adresses se sont échangées. Tout cela nourrit une subversion formidablement humaine. Subversion : bouleversement des idées et des valeurs reçues, dit le Petit Robert. Reçues, imposées? Notre conception des valeurs est plurielle car les oppriméEs ne parlent heureusement pas d’une seule voix. C’est pourquoi il est fondamental de mettre en valeur « les autres voix de la planète ». Mais nos idées ne sont pas celles des oppresseurs, la pluralité n’inclut pas la soumission à la parole de ceux qui poursuivent une logique de profit immédiat. Au nom de quoi devrait-on continuer à la subir?

Les résistances se fortifient également au travers des luttes nationales : il faut porter le coup à sa propre classe capitaliste pour affaiblir l’ensemble. Les grèves françaises de l’automne 1995 ont amorcé un virage politique dont une première (mais non suffisante) manifestation s’est concrétisée lors des élections suivantes.

Le mouvement ouvrier organisé lutte pour la réduction généralisée du temps de travail, pour préserver les acquis de la sécurité sociale dans les pays industrialisés et dans les pays de la Périphérie où elle a été conquise (à l’Est comme au Sud).

Les sans papiers de France, d’Espagne et de Belgique au lieu de se cacher dans la clandestinité, interpellent ouvertement le pouvoir pour la régularisation de leurs titres de séjour.

La mondialisation oblige – dans un sens positif – chaque organisation réellement liée à la défense des intérêts des opprimés à se connecter à l’activité de l’organisation voisine. Comment en effet être efficace dans la défense du droit d’asile si l’on n’a pas une vision d’ensemble sur la situation du tiers monde? Comment conserver une conscience de classe et ne pas s’allier à « son » patron pour sauvegarder l’emploi dans « son » usine au détriment des ouvriers du pays voisin si ce n’est en s’ouvrant aux débats planétaires? Comment une ONG peut-elle sauvegarder son indépendance si ce n’est en exigeant avec d’autres associations, dans son propre pays, les revendications de justice sociale qu’elle prône dans les pays lointains? Comment marquer des points contre la marginalisation, le chômage si on ne dialogue avec le mouvement syndical?

Beaucoup se plaignent d’avoir affaire à des interlocuteurs de plus en plus évanescents : ce n’est plus le patron local qu’il faut contrer, c’est le conseil d’administration d’une multinationale, c’est le fonds de pension actionnaire principal; ce n’est plus l’autorité publique nationale dont il faut déjouer les plans, c’est celle d’un conseil de ministres européens ou du G8. La période, c’est sûr, exige une adaptation. Mais la force qui peut être utilisée pour contourner ces soi-disant incontournables, est, elle-même, potentiellement décuplée, centuplée. Le tout est d’en avoir conscience et surtout, d’avoir la volonté politique de tout mettre en œuvre pour organiser cette force. Il est important de souligner qu’une volonté politique n’implique pas une dictature interne : au contraire, la richesse des mouvements sociaux réside dans leur diversité, leur pluralité. Cette richesse doit être garantie totalement par le respect de la plus grande démocratie entre les composantes du mouvement.

Des obstacles et des nouvelles formes d’organisation

Sur le plan mondial, une crise de représentation du mouvement ouvrier se manifeste par une crise de représentativité des partis de gauche et du mouvement syndical. Ce dernier est de moins en moins à même d’assurer la défense des intérêts des travailleurs/euses et de leurs familles. Sa ligne ne convainc pas non plus les autres mouvements sociaux de se rassembler autour de lui.

Les organisations non gouvernementales dont certaines avaient connu dans les années 1970 une radicalisation à gauche sont traversées également par des signes manifestes de crise. Un grand nombre d’entre elles sont rentrées dans l’orbite de leur gouvernement et des organismes internationaux (Banque mondiale, ONU, PNUD).

La crise de représentation se combine à un doute profond sur le projet émancipateur. Le projet socialiste, pour le nommer, a été fortement discrédité par les expériences bureaucratiques dudit camp socialiste à l’Est et par les compromissions des socialistes occidentaux avec les capitalistes de leur pays.

Dans le même temps, les mobilisations sociales se poursuivent, voire se radicalisent. De nouvelles formes d’organisations et de conscience apparaissent temporairement sans réussir jusqu’ici à produire un nouveau programme cohérent. Mais on aurait tort de sous-estimer leur potentiel de radicalité.

Certes, s’il fallait faire la liste des échecs des mouvements sociaux dans les dernières années, l’addition serait lourde.

Mais l’histoire des luttes émancipatrices ne passe pas par une simple comptabilité des échecs et des victoires.

La crise que traversent les mouvements sociaux sous leurs différentes formes peut-elle déboucher sur un nouveau cycle d’accumulation positive d’expériences et de conscience? Les événements des dernières années poussent vers un optimisme prudent et convainquent que moins que jamais il faille se ranger dans une attitude de spectateur.

Une minorité de décideurs s’acharne à exproprier la personne humaine de ses droits fondamentaux pour la réduire à une « ressource », la société pour la remplacer par le marché, le travail pour réduire son sens de création de valeur à une marchandise, le social pour le remplacer par l’individualisme, le politique pour confier au capital et à sa course au profit immédiat la tâche de fixer les priorités, la culture pour la transformer en mode de vie « standard », la cité pour en faire le lieu de la non-appartenance. Face à cette expropriation, il est temps pour les millions de personnes et dizaines de milliers d’organisations qui luttent, d’apprendre à vivre ensemble en reconnaissant la réelle complémentarité et interdépendance entre leurs projets, d’organiser et d’affirmer la mondialisation des forces de (re)construction de notre devenir ensemble, de diffuser la narration solidaire de ce monde.

Il est temps.

§

Eric TOUSSAINT, historien et politologue. Président du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM, ONG belge d’éducation au développement, il est aussi membre du Secrétariat d’AITAC-Belgigue, directeur de la revue Les autres voix de la planète et collaborateur du Monde diplomatique.

Source : TOUSSAINT, Éric, « Pour une globalisation des ripostes », Dossier du Congrès – 2001 – Vers une autre mondialisation, Montréal, 2001, p. 5-14.

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