l'Episcopat du Canada

Le message traditionnel des évêques, publié lors de la fête du Travail,
a comme objectif premier de faire le point sur les grandes questions sociales
affectant le Québec et le Canada. En 1972, ce message est particulièrement riche
en considérations importantes et mérite d’être largement diffusé.
Nous le reproduisons ici avec la conviction que nos lecteurs en constateront l’importance.

L’accroissement illimité de la production et de la consommation, peu remis en question jusqu’ici, s’avère maintenant un bienfait douteux. Des experts attentifs l’affirment : l’expansion économique incontrôlée engendre la pollution et le gaspillage. Il en résulte un mauvais partage des biens matériels et des avantages culturels au sein des nations et entre les nations elles-mêmes. Une telle distribution ne constitue pas seulement une injustice à l’égard des pauvres, mais elle entraîne la personne même dans l’engrenage de la hantise du gain et des dépenses sans frein.

Il ne faut pas se laisser prendre par la théorie selon laquelle la prospérité économique générale finit par rejaillir sur tous. Malgré la hausse du « revenu national brut », le chômage demeure une véritable plaie à peu près partout dans le monde et le fossé entre riches et pauvres s’élargit toujours. Au Canada, malgré les mesures sociales adoptées depuis 25 ans, 20% des citoyens se partagent encore 40% du revenu national tandis qu’un autre 20% ne s’en partage que 6.8%. De plus, les petits salariés versent jusqu’à 60% de leurs revenus en taxes et en impôts de toutes sortes tandis que les hauts salariés n’en versent que 38%. Enfin, malgré l’accroissement des revenus des corporations, il reste que les salaires insuffisants, les emplois incertains et de pénibles conditions de logement demeurent le lot de l’ouvrier et de sa famille.

Pourquoi des inégalités aussi criantes? Sont-elles l’effet du hasard qui récompenserait les riches et punirait les pauvres? Dieu le Père veut-il priver la majorité de la famille humaine des biens essentiels à la vie pour en privilégier une infime minorité? Ou encore, ces inégalités sont-elles les conséquences d’un profond désordre humain attaché aux structures sociales, aux « règles du jeu » acceptées à tous les paliers?

Selon un message adressé à la Troisième conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement par le docteur Eugène Carson Blake et le Cardinal Maurice Roy, le problème réside dans l’abus du pouvoir, dans la coercition que les puissants exercent sur les faibles, aussi bien au plan international que national et local. Les détenteurs actuels du pouvoir et des richesses—États industrialisés, corporations multinationales, élites influentes — ne sont pas disposés à partager leurs situations de privilège avec des faibles et les démunis.

Pourtant, les événements exigent un examen plus lucide. L’épuisement des richesses naturelles, la pollution de l’environnement, l’agitation, la violence et le malaise spirituel appellent le renouvellement de notre comportement social. Le partage équitable du pouvoir et des richesses devient l’une des conditions essentielles de survie humaine sur terre. Nations, corporations, groupes, familles et individus riches devront apprendre tôt ou tard — ou seront forcés de [le] faire — à consommer moins pour partager plus.

La perspective chrétienne

Des signes aussi éclatants soulignent le bien-fondé actuel des exigences évangéliques de solidarité fraternelle, de simplicité personnelle et de partage. Éclairé pas sa foi, le vrai chrétien assume loyalement les « règles du jeu » : Sollicitude, modération et partage. N’allons pas croire qu’en vivant cette éthique évangélique, nous soyons « généreux ». Ce n’est que « justice » pour les autres et pour nous ! De plus, le partage devrait nous faire comprendre que ce qui « appartient » n’est en réalité qu’un bénéfice obtenu grâce à la coopération de plusieurs autres. C’est déjà nous dégager de la hantise du gain et nous soustraire à la consommation vantée par le mirage publicitaire. Nous serions enfin libérés de cette philosophie qui porte à penser que les biens matériels peuvent, en eux-mêmes, répondre aux aspirations humaines les plus profondes.

Durant le Synode romain d’octobre 1971, l’épiscopat du monde a insisté sur la nécessité de pratiquer la modération dans la gestion de l’univers et de veiller à une meilleure redistribution des richesses de notre terre. À la troisième conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement à Santiago du Chili, les conférenciers ont rappelé à tour de rôle que seule la redistribution du pouvoir par une participation efficace de toutes les nations pourrait conduire à un meilleur partage des richesses.

Réuni en assemblée plénière en avril 1972, l’épiscopat du pays, au nom de la justice, a lancé un appel à tous les citoyens leur demandant de s’engager dans un dialogue loyal et une action efficace pour la construction d’un ordre social juste. Cette invitation rappelait que l’actuelle répartition des richesses maintient encore trop de Canadiens dans la pauvreté et constitue un véritable désordre social. Ce jugement moral rejoint une conclusion du Rapport sénatorial sur la pauvreté au Canada affirmant que non seulement notre société et notre économie tolèrent la pauvreté, mais la créent, l’entretiennent et même l’aggravent.

Des faits récents survenus dans plusieurs régions du pays confirment ce point d’une façon plus marquée : la multiplication des conflits de travail et l’accent nouveau placé sur le fait que la seule amélioration des contrats de travail ne suffit plus. C’est tout le système économique et politique qui est remis en cause. Cette accusation porte sur la disproportion flagrante entre le revenu de trop de travailleurs et celui des corporations Elle dénonce aussi le refus d’accorder aux premiers une participation réelle à l’élaboration des décisions. La vie du travailleur et de sa famille est souvent réglée par des administrateurs et des technocrates trop étrangers à leurs préoccupations quotidiennes.

Un tel état de choses est contraire à l’enseignement social de l’Église. Celle-ci, au nom de la dignité humaine, réclame pour tous les travailleurs et leurs familles un revenu suffisant. Elle réclame aussi des structures sociales permettant à chaque citoyen d’être l’agent responsable de sa destinée. Elle précise toutefois que le mieux-être ne doit pas aboutir à l’esclavage de la consommation effrénée.

Plusieurs Canadiens cependant contribuent au maintien de structures qui, dans leur état actuel, profitent d’abord aux personnes déjà favorisées et non aux plus nécessiteuses. Car selon leur échelle de valeurs, l’individualisme prime sur la coopération; l’égoïsme, sur le partage; l’accumulation des richesses, sur la modération.

Cultivée et encouragée par trop d’administrateurs et de leaders politiques, cette mentalité, entretenue avec habilité dans un souci de rendement, se présente comme le moteur d’une puissance expansion économique. Ainsi l’économie canadienne du marché libre connaît une prospérité soutenue, aux dépens de la personne humaine. On respecte toujours « le système ». Et tant pis si les citoyens en souffrent !

La question du logement en est un exemple frappant. Des milliers de familles canadiennes vivent dans des conditions de logement défavorables à leur épanouissement normal. Les lois actuelles permettent la spéculation sur les terrains destinés à la construction d’habitations. Les prix dépassent les « moyens » de la majorité au profit d’une minorité en mal de gains rapides et faciles. De plus, le financement de la construction elle-même n’est-il pas laissé à la liberté du marché de l’argent?…Cataplasmes et mesures occasionnelles ne réussissent pas à rectifier la situation parce qu’ils ne vont pas au cœur du problème : l’économique passe avant l’homme.

Il y a déjà plus de quarante ans, Pie XI rappelait avec insistance que, laissés à eux-mêmes, le profit et la croissance économique servent mal le peuple. « Tout programme, fait pour augmenter la production, n’a en définitive de raison d’être qu’au service de la personne. Il est là pour réduire les inégalités, combattre les discriminations, libérer l’homme de ses servitudes, le rendre capable d’être lui-même l’agent responsable de son mieux-être matériel, de son progrès moral et de son épanouissement spirituel. » (Populorum Progressio, par. 34)

Aussi bien que les pays dits « en voie de développement », le Canada a besoin de nouveaux critères de prospérité qui accordent la priorité à l’épanouissement humain, à la coopération et au sens communautaire. Dans la recherche d’une nouvelle approche sociale, les chrétiens ne peuvent rester à l’écart. Les valeurs dont nous vivons nous y incitent. En nous, retirant, nous manquons gravement à notre devoir social.

Si les chrétiens du Canada sont soucieux de collaborer à la construction de notre société, ils ne peuvent demeurer étrangers à l’élaboration de nouvelles politiques dont le but serait de subordonner la croissance économique à une redistribution plus équitable du revenu national.

Les conditions sociales revêtent des formes concrètes en chacun de nos milieux respectifs. Nous avons donc là mille occasions d’inventer des moyens de promouvoir la justice sociale. À titre de suggestion, notre assemblée d’avril dernier a invité les communautés chrétiennes et autres groupes « à chercher – sans paternalisme – de nouvelles réponses aux attentes des pauvres incapables de se regrouper eux-mêmes ». Paroisses et groupes interconfessionnels, au nom même de la foi en Jésus-Christ, en viendraient à discuter librement des questions vitales de l’heure. Une telle collaboration accorderait une voix aux défavorisés qui travailleraient alors à leur propre libération.

Le partage de l’Église

Les invitations à la modération et au partage dans la société civile n’ont pas plus d’impact sociologique que les battements du tambour si, comme nous le rappelle l’Évangile, nous ne passons pas en même temps aux actes à l’intérieur de l’Église.

C’est donc à bon droit que le récent Synode romain demande à tous les catholiques de réfléchir sérieusement à cette responsabilité. Plus près de nous, en avril dernier, l’épiscopat canadien invitait les communautés chrétiennes à procéder à un examen de conscience collectif.

C’est l’assentiment général qui donne réalisme et force aux structures sociales. Aussi c’est ensemble que nous devons travailler. Il n’existe pas de raccourci facile pour changer les structures socio-économiques; chaque citoyen doit d’abord changer ses comportements, sa mentalité. Si nous collaborons à transformer notre mentalité, nous collaborons à changer peu à peu la société dans laquelle nous sommes impliqués.

Les familles, les groupes sociaux, les organisations civiques et religieuses peuvent collaborer à éveiller l’esprit des citoyens. Dès lors même l’administration des affaires publiques sera confiée à des hommes et à des femmes plus conscients de leur responsabilité sociale.

Avec de tels leaders nous poursuivrons notre prise de conscience collective pour modifier nos styles de vie et réviser nos priorités sociales, toujours en fonction des besoins réels de la communauté.

La simplicité évangélique dont parle Jésus n’implique pas une austérité misérable mais plutôt l’acceptation d’un niveau de vie sobre qui libère de l’esclavage du « plus-avoir ». Elle fait éclater la prison de l’individualisme étroit pour favoriser l’établissement d’une société animée par les valeurs fondamentales de l’entraide fraternelle, de l’amitié, de l’amour, en un mot du véritable développement parce que la prospérité nationale devient ainsi au service de la dignité de tous les hommes. Voilà qui fait partie de la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus-Christ au monde.

Depuis lors, l’Esprit invite les chrétiens à devenir l’« Humanité nouvelle » qui puisse vivre et servir à la manière de Jésus-Christ. Cet appel sauveur et régénérateur invite toujours les Canadiens à bâtir un monde marqué par la sollicitude, la modération et le partage au service de tout l’homme et de tous les hommes.

§

L’Épiscopat catholique du Canada.

Source : Épiscopat catholique du Canada, « Message de la fête du travail : Pour une redistribution du revenu et du pouvoir au Canada », Bulletin de l’Entraide Missionnaire, vol. XIII, no 1, février 1973, p.11-15 ».

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