François HOUTART
Le cadre du congrès de L’Entraide missionnaire est toujours inspirant et le thème choisi cette année 2009, Le monde en crises : quelles voies de sortie?, est particulièrement d’actualité. Je reprendrai avec vous quelques thèmes déjà traités ailleurs, notamment dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations Unies, sous la présidence du Père Miguel d’Escoto. Pour bien planter le problème des solutions, il faut se rappeler quelques aspects fondamentaux de l’ensemble des crises.
Les multiples faces de la crise
Quand 850 millions d’êtres humains vivent sous la barre de la pauvreté et que leur nombre augmente, quand chaque vingt-quatre heures, des dizaines de milliers de gens meurent de faim, quand disparaissent jour après jour des ethnies, des modes de vie, des cultures, mettant en péril le patrimoine de l’humanité, quand le climat se détériore et que l’on se demande s’il vaut encore la peine de vivre à la Nouvelle Orléans, au Sahel, dans les îles du Pacifique, en Asie centrale ou en bordure des océans, on ne peut se contenter seulement de parler de crise financière.
Déjà les conséquences sociales de cette dernière sont ressenties bien au-delà des frontières de sa propre origine : chômage, chèreté de la vie, exclusion des plus pauvres, vulnérabilité des classes moyennes et allongement dans le temps de la liste des victimes. Soyons clairs, il ne s’agit pas seulement d’un accident de parcours ou d’abus commis par quelques acteurs économiques qu’il faudra sanctionner, nous sommes confrontés à une logique qui parcourt toute l’histoire économique des deux derniers siècles. De crises en régulations, de dérégulations en crises, le déroulement des faits répond toujours à la pression des taux de profit : en hausse on dérégule, en baisse on régule, mais toujours en faveur de l’accumulation du capital, elle-même définie comme le moteur de la croissance. Ce que l’on vit aujourd’hui n’est donc pas nouveau. Ce n’est pas la première crise du système financier et certains disent que ce ne sera pas la dernière.
Cependant, la bulle financière créée au cours des dernières décennies grâce, entre autres, au développement des nouvelles technologies de l’information et des communications, a surdimensionné toutes les données du problème. L’économie est devenue de plus en plus virtuelle et les différences de revenus ont explosé. Pour accélérer les taux de profits, une architecture complexe de produits dérivés fut mise en place et la spéculation s’est installée comme un mode opératoire du système économique. Cependant, ce qui est nouveau, c’est la convergence de logique entre les dérèglements que connaît aujourd’hui la situation mondiale.
La crise alimentaire en est un exemple. L’augmentation des prix ne fut pas d’abord le fruit d’une moindre production, mais bien le résultat combiné de la diminution des stocks, de manœuvres spéculatives et de l’extension de la production d’agro carburants. La vie des personnes humaines a donc été soumise à la prise de bénéfices. Les chiffres de la bourse de Chicago en sont l’illustration.
La crise énergétique, quant à elle, va bien au-delà de l’explosion conjoncturelle des prix du pétrole. Elle marque la fin du cycle de l’énergie fossile à bon marché (pétrole et gaz) dont le maintien à un prix inférieur provoqua une utilisation inconsidérée de l’énergie, favorable à un mode de croissance accéléré, qui permit une rapide accumulation du capital à court et moyen terme. La surexploitation des ressources naturelles et la libéralisation des échanges, surtout depuis les années 1970, multiplia le transport des marchandises et encouragea les moyens de déplacement individuel, sans considération des conséquences climatiques et sociales. L’utilisation de dérivés du pétrole comme fertilisants et pesticides se généralisa dans une agriculture productiviste. Le mode de vie des classes sociales supérieures et moyennes se construisit sur le gaspillage énergétique. Dans ce domaine aussi, la valeur d’échange prit le pas sur la valeur d’usage.
Aujourd’hui, cette crise risquant de nuire gravement à l’accumulation du capital, on découvre l’urgence de trouver des solutions. Elles doivent cependant, dans une telle perspective, respecter la logique de base : maintenir le niveau des taux de profit, sans prendre en compte les externalités, c’est-à-dire ce qui n’entre pas dans le calcul comptable du capital et dont le coût doit être supporté par les collectivités ou les individus. C’est le cas des agro carburants et de leurs conséquences écologiques : destruction par la monoculture, de la biodiversité, des sols et des eaux souterraines, et sociales : expulsion de millions de petits paysans qui vont peupler les bidonvilles et aggraver la pression migratoire.
La crise climatique, dont l’opinion publique mondiale n’a pas encore pris conscience de toute la gravité est, selon les experts du GIEC (Groupe international des experts du climat), le résultat de l’activité humaine. Nicolas Stern, ancien collaborateur de la Banque mondiale, n’hésite pas à dire que les changements climatiques sont le plus grand échec de l’histoire de l’économie de marché. En effet, ici comme précédemment, la logique du capital ne connaît pas les « externalités », sauf quand elles commencent à réduire les taux de profit.
L’ère néolibérale qui fit croître ces derniers, coïncide également avec une accélération des émissions de gaz à effet de serre et du réchauffement climatique. L’accroissement de l’utilisation des matières premières et celui des transports, tout comme la dérégulation des mesures de protection de la nature, augmentèrent les dévastations climatiques et diminuèrent les capacités de régénération de la nature. Si rien n’est fait dans un proche avenir, de 20% à 30% de toutes les espèces vivantes pourraient disparaître d’ici un quart de siècle. Le niveau et l’acidité des mers augmenteront dangereusement et l’on pourrait compter entre 150 et 200 millions de réfugiés climatiques dès la moitié du 21e siècle.
C’est dans ce contexte que se situe la crise sociale. Développer spectaculairement 20% de la population mondiale, capable de consommer des biens et des services à haute valeur ajoutée, est plus intéressant pour l’accumulation privée à court et moyen terme, que répondre aux besoins de base de ceux qui n’ont qu’un pouvoir d’achat réduit ou nul. En effet, incapables de produire de la valeur ajoutée et n’ayant qu’une faible capacité de consommation, ils ne sont plus qu’une foule inutile, tout au plus susceptible d’être l’objet de politiques assistentielles. Le phénomène s’est accentué avec la prédominance du capital financier. Une fois de plus la logique de l’accumulation a prévalu sur les besoins des êtres humains.
Tout cet ensemble de dysfonctionnements débouche sur une véritable crise de civilisation caractérisée par le risque d’un épuisement de la planète et d’une extinction du vivant, ce qui signifie une véritable crise de sens. Alors, des régulations? Oui, si elles constituent les étapes d’une transformation radicale et permettent une sortie de crise qui ne soit pas la guerre; non, si elles ne font que prolonger une logique destructrice de la vie. Une humanité qui renonce à la raison et délaisse l’éthique, perd le droit à l’existence.
Certes, le langage apocalyptique n’est pas porteur d’action. Par contre, un constat de la réalité peut conduire à réagir. La recherche et la mise en œuvre d’alternatives sont possibles, mais pas sans conditions. Elles supposent d’abord une vision à long terme, l’utopie nécessaire; ensuite des mesures concrètes échelonnées dans le temps et enfin des acteurs sociaux porteurs des projets, au sein d’un combat dont la dureté sera proportionnelle au refus du changement.
Les moyens d’en sortir
Face à la crise financière qui affecte l’ensemble de l’économie mondiale et se combine avec une crise alimentaire, énergétique et climatique, pour déboucher sur un désastre social et humanitaire, diverses réactions se profilent à l’horizon. Certains proposent de punir et de changer les acteurs (les voleurs de poules, comme dit Michel Camdessus, l’ancien directeur du FMI) pour continuer comme avant. D’autres soulignent la nécessité de réguler le système, mais sans changer les paramètres, comme George Soros. Enfin, il y a ceux qui estiment que c’est la logique du système économique contemporain qui est en jeu et qu’il s’agit de trouver des alternatives.
L’urgence de solutions est le défi majeur. Il ne reste plus beaucoup de temps pour agir efficacement sur les changements climatiques. Au cours des deux dernières années, selon la FAO, 100 millions de personnes ont basculé sous la ligne de pauvreté, le besoin impératif de changer de cycle énergétique est à nos portes. Une multitude de solutions alternatives existent, dans tous les domaines, mais elles exigent une cohérence pour garantir leur efficacité; non pas un nouveau dogme, mais une articulation.
La vision de long terme peut s’articuler autour de quelques axes majeurs. En premier lieu, un usage renouvelable et rationnel des ressources naturelles, ce qui suppose une autre philosophie du rapport à la nature : non plus l’exploitation sans limite d’une matière, en l’occurrence objet de profit, mais le respect de ce qui forme la source de la vie. Les sociétés du socialisme dit réel, n’avaient guère innové dans ce domaine.
Ensuite, privilégier la valeur d’usage sur la valeur d’échange, ce qui signifie une autre définition de l’économie : non plus la production d’une valeur ajoutée, source d’accumulation privée, mais l’activité qui assure les bases de la vie, matérielle, culturelle et spirituelle de tous les êtres humains à travers le monde. Les conséquences logiques en sont considérables. À partir de ce moment, le marché sert de régulateur entre l’offre et la demande au lieu d’accroître le taux de profit d’une minorité. Le gaspillage des matières premières et de l’énergie, la destruction de la biodiversité et de l’atmosphère sont combattus, par une prise en compte des « externalités » écologiques et sociales. Les priorités dans la production de biens et de services changent de logique.
Un troisième axe est constitué par une généralisation de la démocratie, pas seulement appliquée au secteur politique par une démocratie participative, mais aussi au sein du système économique, dans toutes les institutions et entre les hommes et les femmes. Une conception participative de l’État en découle nécessairement, de même qu’une revendication des droits humains dans toutes leurs dimensions, individuelles et collectives. La subjectivité retrouve une place.
Enfin, le principe de la multiculturalité vient compléter les trois autres. Il s’agit de permettre à tous les savoirs, même traditionnels, de participer à la construction des alternatives, à toutes les philosophies et les cultures, en brisant le monopole de l’occidentalisation, à toutes les forces morales et spirituelles capables de promouvoir l’éthique nécessaire. Parmi les religions, la sagesse de l’hindouisme dans le rapport à la nature, la compassion du bouddhisme dans les relations humaines, la soif de justice dans le courant prophétique de l’islam, la quête permanente de l’utopie dans le judaïsme, les forces émancipatrices d’une théologie de la libération dans le christianisme, le respect des sources de la vie dans le concept de la terre-mère des peuples autochtones de l’Amérique latine, le sens de la solidarité exprimé dans les religions de l’Afrique, sont des apports potentiels importants, dans le cadre évidemment d’une tolérance mutuelle garantie par l’impartialité de la société politique.
Utopies que tout cela ! Mais le monde a besoin d’utopies, à condition qu’elles se traduisent dans la pratique. Chacun des principes évoqués est susceptible d’applications concrètes, qui ont déjà fait l’objet de propositions de la part de nombreux mouvements sociaux et d’organisations politiques. L’adoption de ces principes permettrait d’engager un processus alternatif réel face aux règles qui président actuellement au déroulement de l’économie capitaliste, à l’organisation politique mondiale et à l’hégémonie culturelle occidentale et qui entraînent les conséquences sociales et naturelles que nous connaissons aujourd’hui. Les principes exprimés débouchent sur de grandes orientations qu’il est possible d’esquisser.
En effet, il est clair que le respect de la nature exige le contrôle collectif des ressources. Il demande aussi de constituer, en patrimoine de l’humanité, les plus essentielles à la vie humaine (l’eau, les semences…), avec toutes les conséquences juridiques que cela entraîne. Il signifierait également la prise en compte des « externalités » écologiques dans le calcul économique.
Privilégier la valeur d’usage exige une transformation du système de production, aujourd’hui centré prioritairement sur la valeur d’échange, afin de contribuer à l’accumulation du capital considéré comme le moteur de l’économie. Cela amène à la remise en place des services publics, y compris dans les domaines de la santé et de l’éducation, c’est-à-dire leur non-marchandisation.
Généraliser la démocratie, notamment dans l’organisation de l’économie, suppose la fin d’un monopole des décisions lié à la propriété du capital, mais aussi la mise en route de nouvelles formes de participations constituant les citoyens en sujets.
Accepter la multiculturalité dans la construction des principes exprimés signifie ne pas réduire la culture à une seule de ses composantes et permettre à la richesse du patrimoine culturel humain de s’exprimer, de mettre fin aux brevets monopolisant les savoirs et d’exprimer une éthique sociale dans les divers langages.
Utopie ! Oui, car cela n’existe pas aujourd’hui, mais pourrait exister demain. Utopie nécessaire, car synonyme d’inspiration et créatrice de cohérence dans les efforts collectifs et personnels. Mais aussi applications très concrètes, sachant que changer un modèle de développement ne se réalise pas en un jour et se construit par un ensemble d’actions, avec un déroulement dans le temps divers. Alors comment proposer des mesures s’inscrivant dans cette logique et qui pourraient faire l’objet de mobilisations populaires et de décisions politiques? Bien des propositions ont déjà été faites, mais on pourrait en ajouter d’autres.
Sur le plan des ressources naturelles, un pacte international sur l’eau, prévoyant une gestion collective (pas exclusivement étatique) correspondrait à une conscience existante de l’importance du problème. Quelques autres orientations pourraient être proposées : la souveraineté des nations sur leurs ressources énergétiques; l’interdiction de la spéculation sur les produits alimentaires; la régulation de la production des agro carburants en fonction du respect de la biodiversité, de la conservation de la qualité des sols et de l’eau et du principe de l’agriculture paysanne; l’adoption des mesures nécessaires pour limiter à un degré centigrade, l’augmentation de la température de la terre au cours du XXIe siècle; le contrôle public des activités pétrolières et minières, au moyen d’un code d’exploitation international vérifié et sanctionné, concernant les effets écologiques et sociaux (entre autres les droits des peuples indigènes).
À propos de la valeur d’usage, des exemples concrets peuvent également être donnés. Il s’agirait de rétablir le statut de bien public, de l’eau, de l’électricité, de la poste, des téléphones, de l’Internet, des transports collectifs, de la santé, de l’éducation, en fonction des spécificités de chaque secteur. Exiger une garantie de cinq ans sur tous les biens manufacturés, ce qui permettrait d’allonger la vie des produits et de diminuer l’utilisation de matières premières et de l’énergie. Mettre une taxe sur les produits manufacturés voyageant sur plus de 1000 kms entre leur lieu de production et le consommateur (à adapter selon les produits) et qui serait attribuée au développement local des pays les plus fragiles; renforcer les normes du travail établies par l’Organisation internationale du travail (OIT), sur la base d’une diminution du temps de travail et de la qualité de ce dernier; changer les paramètres du PIB, en y introduisant des éléments qualitatifs traduisant l’idée du « bien vivre ».
Les applications de la démocratie généralisées sont innombrables et pourraient concerner toutes les institutions qui demandent un statut reconnu publiquement, tant pour leur fonctionnement interne que pour l’égalité dans les rapports de genre : entreprises, syndicats, organisations religieuses, culturelles, sportives. Sur le plan de l’Organisation des Nations Unies, on pourrait proposer la règle des deux tiers pour les décisions de principe et de la majorité absolue pour les mesures d’application.
Quant à la multiculturalité, elle comprendrait, entre autres, l’interdiction de breveter les savoirs traditionnels; la mise à disposition publique des découvertes liées à la vie humaine (médicales et pharmaceutiques); l’établissement des bases matérielles nécessaires à la survie des cultures particulières (territorialité).
Un appel est lancé pour que les propositions concrètes soient rassemblées en un ensemble cohérent d’alternatives, qui constitueront l’objectif collectif de l’humanité et les applications d’une Déclaration universelle du Bien Commun de l’Humanité par l’Assemblée générale des Nations Unies. En effet, au même titre que la Déclaration universelle des Droits de l’Homme proclamée par les Nations Unies, une Déclaration universelle du Bien Commun de l’Humanité pourrait jouer ce rôle. Certes, les Droits de l’Homme ont connu un long parcours entre les Révolutions française et américaine et leur adoption par la communauté internationale. Le processus fut aussi progressif avant de proclamer la troisième génération des droits, incluant une dimension sociale. Très occidental dans ses perspectives, le document fut complété par une Déclaration africaine et par une initiative similaire du Monde arabe. Sans aucun doute, la Déclaration est souvent manipulée en fonction d’intérêts politiques, notamment par les puissances occidentales. Mais elle reste une référence de base, indispensable à toute légitimité politique et une protection pour les personnes. Aujourd’hui elle doit être complétée, car c’est la survie de l’humanité et de la planète qui est en jeu.
Une chose est certaine : la sortie de crise ne pourra se faire sans abandonner les paramètres de l’économie capitaliste et redéfinir les concepts de croissance, de développement et de prospérité. La traduction de ceux-ci dans les pratiques collectives et individuelles sera le résultat de nombreuses luttes sociales, du travail des intellectuels et des valeurs morales injectées dans la vie sociale. C’est aussi un impératif pour tous ceux qui se référent au christianisme.
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François Houtart, prêtre et sociologue belge. Fondateur du Centre Tricontinental (CETRI) et de la revue Alternatives Sud, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain (UCL), il a contribué à diverses recherches socioreligieuses en Amérique latine, en Afrique et en Asie.
Source : « Pour une sortie de crise : des alternatives éthiques », Dossier du Congrès – 2009 – Le monde en criseS : quelles voies de sortie?, Montréal, 2009, p. 44-50.