Rachad ANTONIUS

Introduction

Nous sommes loin, aujourd’hui, de l’euphorie suscitée par les révoltes arabes déclenchées en janvier 2011. Leurs limites apparaissent de plus en plus, de même que les dangers auxquels elles font face. Pour comprendre ces limites et ces dangers, comprendre surtout comment se positionner face à ces révoltes et face à leurs divers acteurs, il faut revenir un tout petit peu en arrière et revoir les caractéristiques de ces révoltes, contre quoi elles se sont dressées. Quel était le contexte politique, culturel, économique dans lequel elles ont eu lieu? Ce contexte structure les rapports sociaux qui étaient dominants avant les révoltes. Est-ce que les processus initiés par ces révoltes entraînent un changement de ces rapports sociaux? Qu’est-ce qui est dominant aujourd’hui? Qu’est-ce qui a changé? Qu’est-ce qui n’a pas changé? Qui peut utiliser ou instrumentaliser ces révoltes pour en faire autre chose que le désir premier des gens qui se sont révoltés, qui sont descendus dans la rue?

Il est important de souligner qu’il y a beaucoup d’éléments communs aux révoltes dans les divers pays arabes, et je vais tenter de les exposer. Mais elles ont, chacune, leur spécificité. Il n’y a pas de règle commune pour déterminer ce qui se passe sur le terrain, comment ça se passe, et pour évaluer s’il s’agit de révoltes démocratiques ou d’autre chose. Il faut absolument prendre en considération ces spécificités pour comprendre les dynamiques qui sont en cours. La situation en Syrie n’est pas la même qu’en Libye, ce n’est pas la même qu’en Égypte, ce n’est pas la même qu’en Tunisie, même si des éléments communs existent dans toutes ces situations. Comprendre les caractéristiques des révoltes arabes permettra aussi de comprendre par quels processus elles peuvent être combattues ou détournées, c’est-à-dire volées, au profit de groupes déjà puissants.

Je vais commencer par quelques commentaires généraux et ensuite je vais parler un peu de la Tunisie et de l’Égypte, pour traiter ensuite de la situation la plus difficile, je crois, celle de la Syrie.

Je n’utilise pas le terme de printemps arabe pour parler de ces révoltes. Le mot printemps évoque à la fois des évènements historiques et des rêves de libération. Il évoque le printemps des peuples, cette série de révolutions populaires qui ont secoué l’Europe autour de 1848. Le mot printemps donne l’impression que les peuples secouent enfin le joug des régimes autoritaires, que l’on va chasser les dictateurs et que, le lendemain, tout sera beau. Je pense qu’il vaut mieux désigner ces phénomènes par le terme de révoltes, qui, elles, ne sont que le début d’un processus à long terme, échelonné au moins sur une dizaine d’années, peut-être plus, avant de produire des changements profonds. Il y aura certainement des reculs qui font partie du processus de changement. Il faut prévoir ces reculs, les comprendre et ne pas se dire, à cause de ces reculs, que la résistance ne valait pas la peine. Non, tout n’est pas perdu. Les reculs attendus vont aussi permettre de mettre à jour le vrai visage de certains acteurs politiques. Ils permettront du coup de faire avancer les luttes sur des bases plus solides.

Le contexte avant les révoltes

Pendant les trente dernières années, des régimes autoritaires ont été au pouvoir dans l’ensemble des pays arabes. Même si le degré d’autoritarisme variait quelque peu d’un pays à l’autre, l’autoritarisme était général. Les régimes ont fait preuve d’une longévité étonnante; c’est pourquoi le manque de démocratie a été une des caractéristiques de la région. Ce constat, tous les observateurs l’ont fait, indépendamment de leurs orientations[1] idéologiques. Après une période dite « révolutionnaire », celle qui a suivi les indépendances, la plupart des régimes arabes ont eu tendance à cesser graduellement de représenter les intérêts de leurs populations. Aussi furent-ils perçus comme indifférents au sort de leur peuple, voire antagonistes, bien plus encore que dans d’autres pays du Sud qui ont eu à affronter des défis similaires. En effet, dans les années [19]60, la région arabe se situait assez favorablement par rapport à l’Afrique, à l’Amérique latine et à l’Asie, en termes de développement économique et social et de libertés politiques. Plusieurs des pays arabes étaient en avance, surtout ceux qui avaient réalisé leur indépendance à la suite des luttes politiques qui ont permis de remplacer les monarchies par des républiques. Aujourd’hui, la plupart de ces pays arabes sont à l’arrière du peloton des pays en développement. L’Amérique latine les a dépassés, l’Afrique et l’Asie aussi. Même les régions les plus pauvres les ont dépassés en termes de démocratie politique et de développement économique. Comment expliquer cette situation?

Un premier élément de réponse se situe au niveau de la géopolitique. La région du Proche-Orient est une région stratégique au niveau international, d’abord à cause de sa position, puisque que c’est un lieu de passage entre l’Asie, l’Afrique, et l’Europe. Pendant des siècles, l’axe du développement économique, c’était ce qu’on appelait la route de la soie qui allait de la Chine au Proche-Orient, un axe de développement civilisationnel, non pas pendant 10 ou 15 ans, mais pendant des milliers d’années. Le contrôle de cette région représente donc un enjeu à cause de sa position, mais ce qui lui donne une importance stratégique majeure, c’est évidemment le pétrole, sans compter, bien sûr, la question non résolue du conflit israélo-palestinien. À cause de ces facteurs, la région a été très convoitée par les puissances coloniales qui s’y sont beaucoup investies. Mais cet investissement politique et économique ne s’est pas terminé avec l’ère des indépendances. Il a pris d’autres formes, très directes, d’ailleurs. Le monde entier vit dans l’après-colonialisme; la période coloniale est en arrière même s’il y a d’autres formes de domination et d’autres formes d’exploitation. Mais je dirais que, dans le monde arabe, on est encore dans la période coloniale. Des puissances coloniales déterminent les décisions stratégiques prises par les pays de la région; elles sont en mesure de mettre au pouvoir ou d’y maintenir les forces qui défendent leurs intérêts. Elles sont présentes physiquement et militairement, s’assurant ainsi que le développement économique et politique se fasse en conformité avec leurs intérêts. Ce rapport de force s’exerce de façon plus ou moins subtile : il s’agit de faire en sorte que les intérêts des groupes au pouvoir coïncident avec ceux des puissances coloniales, au détriment des intérêts du reste du peuple. Nous verrons comment les puissances coloniales jouent un rôle très actif dans le détournement des révoltes, afin qu’elles produisent des régimes qui ne soient pas antagonistes à leurs intérêts.

En 2003, la revue Mother Jones a publié un article qui avait pour titre The Thirty Year Itch, soit en français : la démangeaison qui dure depuis 30 ans[2]. Cet article documente d’une façon extrêmement détaillée, avec des cartes interactives, comment les bases militaires américaines ont été graduellement placées, depuis 1973, dans l’ensemble de la région, jusqu’à l’Afghanistan et le Pakistan. On voit alors que, petit à petit, sur 30 ans, les bases militaires se sont ajoutées une à une pour encercler et contenir complètement les zones pétrolifères, considérées comme zones de « danger » ou tout simplement comme zones d’incertitude, puisque leur contrôle a souvent été contesté. Le contrôle des zones pétrolifères prend des formes un peu différentes aujourd’hui par rapport à la période coloniale classique. Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’être propriétaire du pétrole pour accumuler tous les avantages qui en résultent. Ce qu’il faut, c’est contrôler les flux du pétrole et les fluctuations de son prix. Où ça va? À qui? À quelles conditions? Qui manufacture des produits à partir du pétrole? C’est cela qui compte. La propriété formelle ne compte plus tellement. L’Arabie Saoudite est formellement propriétaire de son pétrole, mais tout son argent est contrôlé par un clan restreint et investi dans les économies occidentales. Elle l’investit non pas en participant pleinement au pouvoir que cet argent confère, mais en étant complètement dépendante des pouvoirs politiques qui contrôlent ces économies. Par contre, elle détient de cette façon un pouvoir énorme sur les sociétés arabes et sur les sociétés en développement. Cette influence s’exerce, entre autres, par le biais du renforcement des groupes islamistes, ce qui explique en partie la montée des idéologies salafistes dans les zones où l’argent saoudien a pu pénétrer sans entraves.

Un autre élément à souligner, c’est que l’existence de richesses pétrolières dans un pays est une entrave au développement démocratique. En effet, quand une monarchie pétrolière se retrouve, dans un laps de temps court, assise sur des millions de barils de pétrole, elle n’a pas besoin de l’approbation de la majorité des gens pour consolider son emprise sur la société. Le pétrole demande très peu de travail humain et il est très concentré. Dans une économie industrialisée, la richesse de l’État se construit à partir des taxes de milliers d’entreprises et de millions de travailleurs. L’État a besoin des taxes pour fonctionner, il n’a besoin d’avoir qu’un minimum de légitimité pour être capable de les récolter. Dans les économies de rente financière, celles où l’essentiel de la richesse ne vient pas du travail humain, mais de la possession d’une richesse naturelle comme le pétrole, c’est l’État qui a tout l’argent dans ses mains et qui le donne à la population et aux institutions. Pour avoir accès à une partie des ressources économiques, les individus et les institutions civiles deviennent complètement dépendants du bon vouloir de ceux qui contrôlent l’État et le pétrole. En Occident, le rapport entre États et sociétés civiles s’est développé sur plusieurs siècles, et les États sont le reflet des rapports de pouvoir dans les sociétés civiles. Ce sont les sociétés civiles qui donnent leur légitimité aux États, même si le capitalisme financier actuellement dominant semble faciliter une coupure entre les deux. Dans la région du Proche-Orient, le pétrole permet aux États d’autoriser ou pas les institutions de la société civile à fonctionner. Dans ce contexte, la démocratie est plus difficile à réaliser.

On pourrait penser que le pétrole n’est l’affaire que de quelques monarchies pétrolières, et qu’il ne concerne pas l’ensemble du monde arabe, sauf que l’étendue de la richesse pétrolière est telle que l’ensemble des économies arabes sont affectées, et ce, de plusieurs façons. D’abord par la capacité de ces monarchies d’influencer la politique locale des pays avoisinants. Ce qui est plus grave, c’est que beaucoup de pays avoisinants ont abandonné leur plan de développement économique pensant qu’il suffisait de s’allier avec le clan régnant en Arabie Saoudite et de pouvoir envoyer beaucoup de travailleurs dans les pays pétroliers pour pouvoir résoudre leurs problèmes économiques. Ainsi, pendant des années, l’Égypte a survécu économiquement parce qu’elle avait des travailleurs dans les monarchies pétrolières qui renvoyaient chez eux une partie importante de leurs salaires. L’Égypte n’est pas un cas isolé : la Jordanie, la Palestine, le Liban, la Syrie et le Soudan ont fait des choix similaires. Même si les sommes transférées par ces travailleurs n’étaient pas la seule source de revenus de ces pays, elles faisaient une énorme différence dans la capacité de survivre des individus et des familles de ces pays.

Le fait qu’un petit groupe au pouvoir suffit à contrôler le pays facilite les rapports coloniaux. Depuis le XIXe siècle, les puissances coloniales ont garanti leur sécurité à des petites monarchies régnantes qui, en échange, se faisaient les serviteurs de leurs intérêts. N’ayant pas de légitimité démocratique, ces clans au pouvoir se sont construit une nouvelle légitimité en tant que défenseurs de l’identité et du dogme religieux. Ils ont appuyé et renforcé les courants religieux conservateurs partout dans la région arabe et ailleurs dans le monde à coup de milliards de pétrodollars.

À cause de tout cela, ces monarchies pétrolières ont acquis un prestige incroyable. L’opinion publique dans les pays arabes leur est devenue graduellement favorable, considérant que leur richesse et leur prestige étaient la preuve que leur système de pouvoir était bon. J’ai souvent entendu dire que leur richesse est la preuve que Dieu bénit ce système. Ainsi s’est trouvé facilitée la propagation, dans l’ensemble des pays arabes et dans beaucoup de pays musulmans, de ce qu’on appelle l’idéologie wahhabite, une branche extrêmement rigide et rigoureuse de l’islam qui prône le retour aux valeurs et aux modes de comportement datant des premiers jours de l’islam, quand il s’est manifesté il y a 14 siècles. L’argent de ces monarchies et le prestige moral qui en a découlé ont été transposés en gains politiques, car les forces politiques qui s’alliaient à elles recevaient beaucoup d’argent; elles pouvaient ainsi s’organiser, distribuer du lait, de la viande, des habits, des logements aux gens les plus démunis et leur donner des services sociaux. Cet investissement dans le champ social devenait une preuve de plus que ce système est bon, qu’il est vertueux, et qu’il est voulu par Dieu. Il ne faut donc pas le contester. Ces facteurs ont eu un rôle important dans les dynamiques politiques avant les révoltes, et ils ont permis une instrumentalisation des révoltes par la suite.

L’influence de la « pensée tribale »

Un autre élément, de nature plus sociologique, permet de comprendre pourquoi ces systèmes autoritaires dans la région auront duré pendant quatre ou cinq décennies, alors que dans d’autres pays du monde ils ont été contestés bien plus rapidement.

Cet élément, je l’appellerai « la pensée tribale », et je décrirai son impact sur le dysfonctionnement de l’État. Dans les tribus d’Arabie où est né l’islam, la structure du pouvoir tribal est une structure verticale et non pas horizontale.

Le système tribal favorise une solidarité et une loyauté non pas entre semblables, mais entre individus qui occupent des places hiérarchiquement différentes dans les rapports de pouvoir. Cette solidarité est basée sur des rapports verticaux, des rapports de clans, elle est, disons, symbolisée par ce proverbe arabe qui dit : moi et mon frère contre mon cousin, moi et mon cousin contre l’étranger. Le clan, structuré par des rapports de pouvoir verticaux, est le groupe solidaire de base. Ce qui signifie qu’aux divers paliers des rapports de pouvoir, les gens ont besoin les uns des autres. Les individus qui ont moins de pouvoir ont besoin des plus puissants qui les exploitent et les protègent tout à la fois. Aussi, tant que les sociétés n’ont pas été institutionnalisées et qu’il n’existe pas de règles claires qui définissent les droits des individus et leur permettent de contester le pouvoir, moi, en tant que dominé, j’ai besoin d’avoir de bons rapports avec le dominant qui m’exploite. Je vais lui donner ce qu’il veut, mais en échange il va me protéger. La solidarité se vit donc plus à l’intérieur des clans plutôt qu’entre les gens qui sont démunis. Ces conceptions ont été sacralisées et propagées par un certain conservatisme religieux. C’est ainsi que la pensée tribale, traditionnellement présente, a pénétré encore davantage les sociétés arabes avec l’expansion du fondamentalisme religieux. Même dans un pays comme l’Égypte qui a une culture d’État centralisée depuis 4000 ans, cette pensée tribale colore les rapports de pouvoir. Quand on a besoin de faire valoir ses droits ou simplement d’obtenir un service gouvernemental, on peut le faire plus facilement si on connaît quelqu’un dans l’institution. Il faut trouver dans la famille, dans la parenté, parmi les voisins, quelqu’un qui connaît quelqu’un à qui va s’adresser et qui va faire progresser son dossier. Cet état de fait renforce les rapports de pouvoir traditionnels du clan, de la famille étendue, et va à l’encontre d’une conception citoyenne des droits. C’est un élément très important pour bien comprendre la perpétuité du pouvoir et la difficulté de construire des solidarités à la base, entre les individus et les groupes qui sont exclus du pouvoir. Une révolte populaire n’est donc possible que si ce modèle de rapports de pouvoir est remis en question.

Pour résumer ces dernières remarques, je dirais que l’institutionnalisation de l’État a été  inachevée et donc dysfonctionnelle dans la plupart des pays arabes, parce qu’elle reproduisait des rapports de pouvoir verticaux de sorte que les exploités avaient besoin de bien servir les exploitants pour pouvoir continuer à survivre. Ils avaient donc intérêt à développer davantage des solidarités avec leur clan, leur famille, leur « boss », leur village qu’avec ceux qui leur ressemblaient dans le village ou dans le quartier d’à côté. C’est pourquoi les systèmes anti-démocratiques survivaient sans trop de contestation.

Voilà pour le contexte général. Examinons à présent les spécificités. Elles vont nous permettre de voir comment ce contexte général a joué dans le cas de pays particuliers.

Les spécificités

Pourquoi le mouvement de révolte a-t-il commencé en Tunisie, puis s’est transporté en Égypte? C’est là que les spécificités de ces pays entrent en jeu.

La Tunisie est un petit pays, assez homogène du point de vue religieux, ethnique et linguistique. Il n’a pas de frontière avec Israël. Il n’a pas de pétrole. Il n’avait pas de politique africaine développée, dans le sens où il n’essayait pas de développer des liens forts avec d’autres pays africains dans le but de contester les politiques occidentales. Résultat : pas de fort investissement politique des puissances coloniales dans ce pays, considéré comme moins stratégique que ses voisins. Contrairement à la situation égyptienne, par exemple, il n’existait pas de liens de coopération tissés avec les divers échelons de l’armée, pas d’aide financière directe qui aurait pu créer des rapports de dépendance entre l’armée et des puissances étrangères. Il y avait bien un appui politique aux orientations de Ben Ali et des rapports amicaux avec son régime : certains ministres français contribuaient à lui donner une certaine respectabilité en France et ils ne refusaient pas en échange de recevoir certains privilèges. Mais pas d’investissement politique sérieux de l’armée française ou de l’armée américaine avec l’armée tunisienne. Quand le régime Ben Ali a été de plus en plus contesté, il n’avait donc pas comme appui des puissances étrangères prêtes à le soutenir directement et à interférer dans les rapports de pouvoir locaux pour ralentir le changement ou pour l’instrumentaliser. La résistance du régime a donc été moindre qu’ailleurs, l’effet de surprise constituant sans doute un facteur additionnel de fragilité.

De plus, ce régime avait été tellement prédateur qu’il avait concentré tous les pouvoirs et les privilèges dans la famille de Ben Ali et sa belle-famille, celle de Leila Trabelsi. Deux grandes familles (étendues, incluant cousins, cousines, frères et sœurs) contrôlaient à peu près toute l’économie. Même la bourgeoisie tunisienne commençait à se sentir exclue des bénéfices de sa position et à exprimer des souhaits de changement profond. À partir du moment où l’étincelle est apparue, où il était devenu clair que le cri de révolte avait des résonnances profondes, la mobilisation générale a été relativement facile. Je dis bien : « relativement ». Il ne faut certes pas oublier les années de luttes sociales apparemment infructueuses, de grèves de travailleurs qui ont dû faire face à une répression très dure. Ces mobilisations ponctuelles ont préparé le terrain et permis la révolte tunisienne de janvier 2011.

L’Égypte aussi a connu 10 ans de mobilisations lentes, sérieuses, profondes qui ont permis à la révolte d’éclater en 2011. Quatre grands réseaux de mobilisation se sont formés au cours de la décennie qui a précédé les révoltes. Le premier, c’est le réseau syndical, revigoré par une conjoncture économique difficile, combinée à une légère ouverture démocratique. Autour de l’année 2000, on comptait dans le pays quelques douzaines de grèves par année. En 2007, on comptait en moyenne une grève par jour et en 2008, en moyenne, deux grèves par jour. À travers ces grèves, des réseaux de mobilisation, de solidarité se sont formés entre les divers syndicats et les activistes politiques. Le mouvement de réforme de la constitution, qui voulait éviter que le fils de Moubarak, Gamal, succède à son père et amender la constitution pour donner moins de pouvoirs au Président, s’est structuré au sein de deux groupes : Kefaya (Y en a marre!) et celui de l’ancien prix Nobel de la paix, El Baradei. Enfin, un réseau s’est constitué autour des médias sociaux, d’abord pour appuyer des luttes syndicales (mouvement du 6 avril) et ensuite pour protester contre la mort d’un jeune blogueur tué par la police (Nous sommes tous Khaled Said).

Ce sont ces réseaux qui ont permis la mobilisation de janvier 2011, quand l’étincelle tunisienne a touché l’Égypte. Cependant, la complexité de la situation politique en Égypte rendait plus difficile la coordination de la mobilisation. Le pouvoir en Tunisie n’avait ni la même profondeur ni les mêmes mécanismes de légitimation. Il était donc relativement plus facile à renverser. L’exemple tunisien a donc été une inspiration fondamentale pour les activistes égyptiens, et il leur a démontré que le renversement d’un régime autoritaire était possible.

La question du moment

Il est presque impossible de prédire des révoltes comme celles-là. Mais avec le recul, on peut se demander pourquoi ces révoltes ont-elles réussi à ce moment précis et pas avant? Difficile de trouver des réponses parfaitement convaincantes, mais on peut explorer quelques pistes. Les processus artificiels de légitimation des régimes en place ne pouvaient pas être maintenus indéfiniment. Les régimes donnaient toujours des excuses pour remettre à plus tard la liberté, la justice sociale, la transparence. Ces excuses relevaient de grandes questions sur lesquelles ils n’avaient pas de contrôle : la question palestinienne, l’économie mondiale, des questions stratégiques telles que la guerre Irak-Iran, puis la deuxième guerre du Golfe, la guerre au terrorisme, etc., qui ont tout le temps retardé les possibilités de révolte. Ces questions suivaient leur cours : elles émergeaient et créaient de l’incertitude. On attendait donc. Ensuite la situation se stabilisait et l’espoir renaissait qu’une fois ces questions résolues, tout irait mieux. Puis, la situation devenait bloquée encore une fois, elle engendrait de l’insatisfaction, mais voilà qu’une autre question globale émergeait, générant de l’incertitude à son tour. À chaque fois, des évènements internationaux devenaient des excuses et des raisons pour les gouvernements de dire : attendez, ça va aller mieux plus tard, on est obligé de faire ceci, on est obligé de faire cela. La « guerre au terrorisme » a été déclenchée en 2001 avec les évènements du 11 septembre suivis de l’invasion de l’Irak en 2003. Toute la région s’est trouvée en situation d’attente des résultats de cette opération en Irak. On voit maintenant, au bout de plusieurs années, que l’invasion de l’Irak n’a pas créé une société plus démocratique, ni plus sécuritaire, ni plus juste, ni plus stable.

Les excuses des régimes pour reproduire les systèmes dont ils profitaient sont tombées une à une. Cette convergence de facteurs permet de comprendre, après coup, pourquoi les révoltes ont éclaté à ce moment précisément. Les excuses permettant la répression tombent pour les uns, les processus de légitimation s’amenuisent et perdent leur substance pour les autres, les moyens de révolte et la mobilisation augmentent et l’internet permet une plus grande ouverture au monde extérieur, etc. La situation avait fait mûrir la révolte. Mais après, ce sont des conditions difficilement saisissables qui font que la révolte se déclenche à un moment précis plutôt qu’à un autre.

Une révolution Facebook?

Je ne crois pas du tout à ceux qui disent que ces révoltes étaient des révolutions Facebook. Facebook a été un outil, mais pas l’outil majeur, un parmi tant d’autres qui ont permis des mobilisations plus efficaces. Mais ce sont, je crois, les autres facteurs mentionnés plus haut qui expliquent la formidable puissance des mobilisations.

D’ailleurs, la technologie de l’information est utilisée de façon beaucoup plus efficace par les gouvernements pour ficher les gens, les empêcher de voyager, savoir exactement ce qu’ils font, tenir des dossiers informatisés complets transmissibles instantanément d’un point à l’autre du pays et d’un pays à l’autre. Les régimes utilisent les technologies de l’information de façon beaucoup plus efficace que ne le font les jeunes qui coordonnent une manifestation. C’est ce contrôle de la technologie de l’information qui permet également au marché financier de fonctionner lui aussi de façon beaucoup plus efficace. Je ne crois pas que Facebook ou les réseaux sociaux soient ni la cause, ni l’explication fondamentale de la révolution, mais simplement un outil. La motivation et la force mobilisatrice viennent des conditions politiques et économiques et non pas de la technologie.

Et la Syrie, dans tout cela?

Pourquoi la Syrie est-elle un problème si difficile, quand il s’agit de se positionner? Je crois que c’est l’exemple parfait d’une révolte volée par des acteurs capables d’en infléchir le cours pour qu’elle réponde à leurs besoins et pour qu’elle ne produise pas de système démocratique. Voici pourquoi.

Ce qui se passe en Syrie, au quotidien, aujourd’hui, sur le terrain, est très difficile à déterminer. Je lis avec beaucoup d’attention des rapports apparemment très crédibles qui disent une chose, puis d’autres rapports, apparemment crédibles aussi, qui disent le contraire. Il n’est donc pas facile de se positionner. Est-ce une véritable révolte populaire avec un peuple qui se mobilise contre une dictature? Ou bien s’agit-il d’une rébellion armée, maintenue et soutenue par des puissances extérieures avec l’aide massive de mercenaires et d’islamistes vraisemblablement responsables de la violence? Ce qui se passe sur le terrain n’est pas clair. Qui a perpétré le massacre de Houla? Qui a tué les journalistes étrangers ou locaux qui couvraient la situation? Je vais essayer de dire ce qui est clair pour moi et ce qui ne l’est pas.

Une chose est claire. Depuis des décennies, le régime syrien est extrêmement répressif et brutal, et même dictatorial sous certains aspects. Il n’a manqué aucune occasion d’emprisonner et de torturer les opposants. Il a eu plusieurs occasions de faire des ouvertures démocratiques et les a toutes manquées. Il considère les problèmes politiques avant tout comme des problèmes de sécurité, et les traite comme tel, ce qui entraîne des violations majeures des droits de la personne. Cette attitude explique en partie la violence de la répression de la rébellion en cours. Ceci dit, c’est un régime qui avait — et qui, semble-t-il, a encore — une certaine légitimité dans la population, beaucoup plus que l’opposition actuelle. Pourquoi? Parce que c’est un régime qui fonctionnait depuis des décennies sur le modèle de l’État-providence. Il fournissait des services aux gens, mais encadrait sévèrement toute activité politique et interdisait toute activité politique indépendante de son contrôle. De tendance plutôt socialisante — mais avec des limites sur les initiatives populaires, économiques, etc. — il garantissait l’accès à l’éducation et à la santé. Sans être très développés, les services étaient disponibles. Le régime avait appuyé pendant longtemps le développement du secteur agricole, mais il l’a abandonné avec le tournant néolibéral de 2006, causant un profond mécontentement dans les campagnes. Il avait aussi promu des politiques publiques non sectaires de sorte que les groupes minoritaires se sentaient mieux protégés, tout en ayant du ressentiment face au système autoritaire. La famille du président appartient à une minorité religieuse, les Alaouites, une des branches du chiisme lui-même une tendance minoritaire dans l’islam. À l’échelle du monde musulman, on compte 10% à 12% de chiites, les autres sont des sunnites. Le Président s’est entouré de gens de confiance issus de sa communauté, mais il a quand même tissé des alliances avec le groupe sunnite majoritaire; plusieurs des hauts responsables de l’armée et des services de sécurité sont des sunnites. Mais, comme dans plusieurs républiques arabes, la pensée tribale est présente… Le fils a succédé à son père à la présidence, comme ont essayé de le faire — sans succès — le président égyptien Moubarak pour son fils Gamal, et l’ex président Saddam Hussein pour ses deux fils Oudaï et Qussaï.

Malgré tout, le gouvernement garantissait une certaine égalité et la laïcité de l’État. En Syrie, 35% de la population appartient à des minorités religieuses ou linguistiques : des kurdes, des chrétiens de divers groupes confessionnels (assyriens, melkites, grecs orthodoxes), des arméniens… Dans ce contexte, un régime qui ne considère pas l’identité religieuse, ni le dogme religieux comme fondateurs du système social est fort apprécié non seulement de la part de ces minorités, mais aussi par une proportion importante de la majorité sunnite qui a choisi jusque là la laïcité de l’État.

Le régime a établi de bons rapports avec une partie importante des sunnites, qui forment la majorité, non seulement au niveau de l’élite économique, mais aussi au niveau de la paysannerie (jusqu’en 2006).

Le caractère autoritaire du régime ne plaît pas à la majorité du peuple évidemment. Si la révolte avait été pacifique, il est fort probable qu’elle aurait eu l’appui de la majorité, qui aurait souhaité, semble-t-il, une transition, mais pas une guerre civile. Même si au début, le mouvement de révolte en Syrie a été pacifique permettant une transition vers la démocratie, ce n’est plus le cas à présent. En effet, très rapidement, l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, l’OTAN, les Américains et les Français ont appuyé la rébellion de diverses façons (armes, argent, informations militaires, appui logistique et appui politique) dans l’espoir de renverser le régime rapidement et de le remplacer par un régime qui leur est acquis. Mais comme les intérêts de ces divers acteurs ne sont pas exactement les mêmes, leur divergence entraîne des attitudes ambivalentes de la part des puissances de l’OTAN : elles veulent bien renverser le régime, détruire les infrastructures du pays, et installer des islamistes au pouvoir, mais craignent que ce soient les islamistes radicaux ou salafistes qui en tirent le plus de bénéfices. Les dirigeants de l’opposition qui résident à l’étranger, ayant absolument besoin d’appuis, n’hésitent pas à courtiser Israël. Ce n’est pas un hasard que Bernard Henri Lévy, après avoir fait sa campagne sur la Libye, ait travaillé de très près avec l’opposition syrienne officielle qui est à l’étranger pour organiser des conférences et chercher des appuis politiques.

La révolte syrienne, c’est un exemple de détournement de l’élan populaire par des puissances étrangères dans le but de servir des intérêts stratégiques qui n’ont rien à voir avec la démocratie.

Quels sont ces intérêts stratégiques?

Pour l’Arabie Saoudite, qui a mis tout son poids politique et économique en faveur des groupes islamistes radicaux de la rébellion, l’enjeu est triple : avoir un régime qui laisse tomber la nation arabe comme perspective politique, briser l’axe Hezbollah-Syrie-Iran, la seule zone de résistance à la politique israélienne et à la politique américaine, et enfin réduire du même coup l’influence des Russes dans la région pour qui les Syriens sont un allié important. Ces enjeux stratégiques sont largement partagés par la plupart des pays de l’OTAN dont la Turquie fait partie. Là où les différences se révèlent, c’est dans la place à accorder aux groupes djihadistes radicaux, que l’Arabie Saoudite appuie sans réserve et dont les autres puissances se méfient un peu.

La plupart des puissances qui appuient l’opposition accordent une place spéciale aux Frères musulmans, soit pour des raisons idéologiques (c’est le cas de l’Arabie Saoudite) ou simplement comme alliés stratégiques.

Ce qui rend l’analyse compliquée, c’est qu’il existe dans l’opposition reconnue par les Occidentaux des Syriens vivant à l’extérieur du pays : un petit nombre d’intellectuels démocrates et laïques ainsi qu’une majorité de groupes instrumentalisés par l’Arabie Saoudite plus proche des islamistes. Sur le terrain, les groupes de tendance démocratique n’ont pas de présence militaire, ce sont les islamistes qui mènent le jeu. Tous les islamistes ne sont pas automatiquement anti-démocratiques évidemment, mais, dans le contexte de la Syrie, la tendance dominante est plutôt une tendance très répressive, très dogmatique et très sectaire. Le nettoyage sur la base ethnique ou confessionnelle a donc été une des pratiques qu’ont rapportée les observateurs sur place. Au début des révoltes, avant que la rébellion ne prenne la forme armée que l’on connaît maintenant, on pouvait entendre, en langue arabe, le slogan suivant : Les Alaouites au tombeau, et les chrétiens à Beyrouth. Effectivement, un certain nombre d’assassinats sur une base confessionnelle ont été perpétrés par les rebelles.

Il faut absolument souligner que, dans le cas de la Syrie, est répandue une désinformation massive sur ce qui se passe sur le terrain. Une machine de propagande très sophistiquée a été mise sur pied. Les médias relaient systématiquement, par exemple, les informations en provenance de ce qu’on appelle L’observatoire syrien des droits de l’homme. Si vous portez attention aux dépêches de presse publiées dans Le Devoir ou dans La Presse, cette source est citée systématiquement, quelquefois exclusivement, alors que d’autres sources plus crédibles sont ignorées. Dans plusieurs cas où des massacres ont clairement été commis par les rebelles, les dépêches semaient le doute, soit en attribuant les massacres au gouvernement, soit en affirmant que la responsabilité n’est pas claire.

Dans certains cas, l’erreur était grossière. J’ai gardé quelques photos publiées dans Le Devoir, dans La Presse à propos des manifestations pro-régime, montrant des gens qui portent la photo du président Bashar El Assad, alors que la légende en bas de la photo indique qu’il s’agit d’une manifestation anti-régime. La BBC a publié en mai 2012 une photo qui montrait supposément les cadavres de civils de la ville de Houla, où un massacre avait eu lieu. La légende attribuait ces morts à l’armée syrienne, et la BBC a publié la photo en guise de preuve, notant toutefois que la photo n’avait pas été vérifiée de façon indépendante. Or, il s’est avéré que la photo avait été prise en Irak en 2003, par le photographe Marco di Lauro. Même s’il s’agissait d’une erreur faite de bonne foi, la publication de la photo a révélé une tendance des médias à croire tout ce qui venait des rebelles. Il n’est pas facile de déterminer avec certitude ce qui s’est passé à Houla où plus d’une centaine de personnes furent massacrées en mai 2012. Il semble que le gouvernement a effectivement bombardé un regroupement de rebelles qui a fait une vingtaine de morts. Mais ensuite, les rebelles seraient arrivés et ils ont assassiné à l’arme blanche environ 80 personnes dans le village, qu’ils estimaient être proches du régime.

Ces erreurs ou désinformations ponctuelles révèlent quelque chose de beaucoup plus grave et de beaucoup plus systématique. Une représentation du conflit syrien de façon dichotomique : un dictateur d’un côté, un peuple qui a pris les armes en désespoir de cause de l’autre. Mais de plus en plus un autre récit émerge : celui d’une rébellion armée qui ne répond plus aux objectifs des forces populaires démocratiques, ni aux intérêts du peuple syrien, mais à des objectifs géostratégiques qui sont ceux de puissances régionales et internationales qui veulent détruire la Syrie en tant qu’acteur régional. Dans ce processus, la véritable révolte démocratique, possible dans les premiers mois de 2011, a été volée au profit d’intérêts étrangers dont les objectifs sont fort éloignés de toute conception démocratique.

Pour qu’il n’y ait pas de malentendu, je souhaite réitérer que je n’ai aucune sympathie pour le régime, et je pense qu’il doit absolument changer. Mais il pourrait changer par une guerre civile qui va provoquer un scénario à l’irakienne ou, ce que l’OTAN souhaite, un scénario à la libyenne. Les puissances de l’OTAN voulaient que le régime désarme, alors qu’on continue à armer les rebelles, à les entraîner, à leur fournir de l’équipement et de l’information, du renseignement militaire pour les rendre plus efficaces. C’est là où l’on en était au moment de cette communication (début septembre 2012). Quatre mois plus tard, on voit que le gouvernement est toujours en place, que les puissances étrangères souhaitent discuter avec lui et ont abandonné le projet de le renverser par une rébellion armée.

Dans ce processus, la possibilité d’une révolte porteuse de changement démocratique a avorté. La révolte a été volée.

§

Rachad ANTONIUS, professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal. Égyptien d’origine, il s’intéresse, entre autres, aux sociétés arabes et aux conflits dans la région du Proche-Orient, aux minorités dans les pays arabes, aux questions du développement et de la participation démocratique.

Source : ANTONIUS, Rachad, « Qui veut voler les révolutions arabes? », Dossier du Congrès – 2012 – En plein désordre mondial, place aux mobilisations, Montréal, 2012, p. 19-26.

 


  1. Voir par exemple Oliver Schlumberger, Ed. (2007), Debating Arab Authoritarianism, Dynamics and Durability in Nondemocratic Regimes, Stanford University Press.
  2. On peut le lire à l’adresse : http://www.motherjones.com/politics/2003/03/thirty-year-itch-oil-and-arms 

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