Gregory BAUM

Depuis la fin de la guerre froide, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’histoire. La seule surpuissance a décidé de devenir un Empire exerçant sa domination militaire, économique et culturelle sur l’ensemble du globe. Les bases militaires des États-Unis constituent un réseau de pouvoir dans tous les continents; la mondialisation de l’économie néolibérale, promue par les institutions financières internationales, sert aux intérêts de la classe capitaliste, surtout aux États-Unis; la culture de consommation et le monde du spectacle propagés par les grands médias minent les traditions religieuses et culturelles qui soutenaient l’identité des peuples. Nous vivons aujourd’hui sous un régime impérial. Beaucoup de Canadiens, conservateurs et libéraux, voudraient devenir les associés de l’Empire américain, tout comme, il y a un siècle, ils voulaient être les associés de l’Empire britannique. Mais nous, au congrès de L’Entraide missionnaire, nous nous opposons à l’Empire.

L’avènement de cet Empire a eu un effet sur les sciences critiques. Aujourd’hui, de nouvelles études dans diverses disciplines se concentrent sur l’histoire des empires et sur l’impact du colonialisme tant sur les peuples colonisés que sur les puissances coloniales elles-mêmes. Dans le milieu académique, ce nouveau champ de recherche est souvent appelé « études postcoloniales ». Ce nouvel intérêt a aussi influencé la théologie et les sciences religieuses.

Dans ma présentation, je décrirai 1) la présence massive de l’Empire dans l’histoire biblique, 2) la réaction de Jésus à la colonisation de la Palestine par l’Empire romain, 3) la réaction des chrétiens à l’égard de cet Empire, et 4) la résistance à l’Empire américain inspirée par la foi chrétienne.

La présence massive de l’Empire dans la Bible

La domination impériale joue un rôle important dans l’histoire du peuple d’Israël. D’abord, il y a eu l’Égypte. La délivrance du peuple d’Israël de l’oppression égyptienne, en d’autres termes « l’Exode », demeure le symbole du salut divin dans l’Ancien Testament. Dans le Nouveau Testament, Jésus fait de l’Exode le symbole de sa propre mission rédemptrice; Il se présente, en effet, comme le nouveau Moïse. Le Sermon sur la Montagne proclame la nouvelle loi, et Jésus offre son corps, le pain de vie, la nouvelle manne.

Mais l’oppression égyptienne n’a été que la première domination qu’a subie Israël. L’histoire montre que le « peuple élu » a été colonisé par plusieurs empires : celui de Babylone, celui des Mèdes et celui des Perses. Mais la pire oppression coloniale a été celle de l’armée macédonienne, sous Alexandre le Grand, en 330 avant J.-C. Les biblistes s’entendent pour dire que la vision des quatre bêtes rapportée dans le livre de Daniel réfère à ces empires consécutifs, dont le pire a été celui des Macédoniens.

Daniel dit :

J’ai contemplé des visions dans la nuit Voici :… quatre bêtes énormes sortirent de la mer, toutes différentes entre elles. La première était pareille à un lion avec des ailes d’aigle… Une deuxième bête, tout autre, semblable à un ours, dressée d’un côté, trois côtes dans la gueule, entre les dents… Une autre bête pareille à un léopard, portant sur les flancs quatre ailes d’oiseau; elle avait quatre têtes et la puissance lui fut donnée. … Voici : une quatrième bête, terrible, effrayante et forte extrêmement elle avait des dents de fer très grandes; elle mangeait, et foulait aux pieds ce qui restait. Elle était différente des premières bêtes et portait dix cornes. (Daniel 7, 2-7)

Daniel prédisait que la quatrième bête, l’Empire macédonien, allait opprimer le peuple, mettre à l’épreuve sa foi et massacrer beaucoup de ses membres. Mais l’Empire, annonçait-il, ne durera pas devant Dieu : il sera humilié, et le peuple de Dieu sera libéré. En 175 avant J.-C., l’Empire macédonien a fait une alliance avec l’aristocratie sacerdotale juive qui était prête à soutenir l’hellénisation de la culture et à promouvoir chez le peuple une attitude de respect à l’égard du colonisateur. Mais la fidélité à la Torah a conduit le peuple croyant à la révolte des Maccabées, rapportée dans le premier Livre des Maccabées. Pourtant, après quelques décennies, les prêtres maccabéens (souvent appelés hasmonéens) sont devenus eux-mêmes la nouvelle aristocratie juive cooptée par l’Empire macédonien.

Par la suite, en 63 avant J.-C., les Romains conquièrent toute la région de la Palestine et créent eux aussi des liens avec l’aristocratie juive. Ils créent même des rois vassaux juifs, les Hérodiens, tous de la famille des Hasmonéens. En 37 avant J.-C., Auguste César gagne la bataille d’Actium et impose à toute la Palestine le plus complet asservissement. Les Juifs vivaient alors sous le dur régime des rois vassaux juifs obligés de payer de lourds tributs à l’Empereur; ils voyaient l’influence grandissante de la culture grecque sur la leur, hellénisation appuyée par les collaborateurs de la classe dominante. Résister à la taxe impériale était jugé comme un acte de révolte et puni de mort. C’est dans ce contexte social que Jésus exerce son ministère public.

Jésus a vécu dans une société secouée par une extrême violence. Grâce au livre Les guerres juives de l’historien contemporain Flavius Josèphe, nous connaissons les dures conditions de répression ainsi que les actes de résistance qui ont marqué cette colonie de Rome. En effet, la colonisation et l’hellénisation de la culture ont provoqué la résistance de plusieurs groupes.

Josèphe mentionne « les intellectuels » défendant la tradition de foi par la parole, « les bandits », paysans dépossédés qui parcouraient la région et volaient les riches, et « les sicaires » qui kidnappaient ou assassinaient avec leur couteau des personnages importants. Répondant à ces formes de résistance, l’Empire infligeait de nouvelles formes de répression. Parce qu’ils n’avaient pas une forte armée en Palestine, les Romains se fiaient aux rois vassaux juifs pour protéger l’ordre social et parallèlement imposaient de cruelles punitions collectives aux villages ou aux quartiers suspectés de cacher des résistants. Les Romains ont massacré ou réduit en esclavage des milliers de personnes, espérant que ces actes terroristes feraient peur à la population et la rendraient servile et obéissante. Les spécialistes de la Bible s’étonnent qu’aujourd’hui ceux qui parlent de terrorisme signalent seulement les actes violents de groupes radicaux et ne parlent pas du terrorisme d’État et ses interventions sanglantes.

En Palestine, à l’occasion des fêtes religieuses, les grandes assemblées du peuple constituaient des temps de désordre et de danger. Les grands prêtres voulaient garder la paix à tout prix et promouvaient une piété mettant l’accent sur l’observance des rites; ils trahissaient ainsi la grande tradition prophétique d’Israël. La persécution de Jésus et sa crucifixion sous Ponce Pilate se sont vécues dans ce contexte de répression. Jésus a subi la punition destinée aux Juifs et aux autres colonisés qui résistaient à l’Empire.

La colonisation brutale des peuples a également eu des effets sur la société impériale. Devenant de plus en plus une dictature, Rome trahissait sa tradition républicaine et les vertus civiques qu’elle admirait dans le passé. Rome permettait aux peuples colonisés de garder leur propre religion, mais exigeait que ces peuples ajoutent à leur culte l’adoration de l’Empereur, comme un nouveau dieu, Quand, en 60 de notre ère, Rome décide d’introduire les symboles impériaux dans le temple de Jérusalem, la révolte juive éclate, dans une lutte inégale qui finit par la destruction de Jérusalem et l’exil des Juifs de toute la région.

La résistance de Jésus à l’Empire

Comment Jésus réagit-il à l’oppression imposée à son peuple par l’Empire romain avec l’aide de l’aristocratie juive? Jésus annonce le jugement de Dieu sur l’injustice et dénonce les mesures religieuses et culturelles qui marginalisent le peuple; il proclame un Évangile de délivrance et prêche le Sermon sur la Montagne dans lequel Il propose la création d’une autre société, basée sur l’amour, la justice et la paix Les gens que Jésus appelle bienheureux – les pauvres, les humbles, les affligés, les persécutés, les méprisés et ceux qui désirent la justice – ce sont les Juifs colonisés, écrasés par de lourdes taxes et délaissés par leurs propres chefs. En dépit de leur souffrance, ils sont bénis car c’est par eux que Dieu introduira son règne. C’est parmi eux que Dieu habite. Jésus les appelle à vivre en communauté selon des principes contraires à ceux qui définissent la société dominante. Ceux qui le suivent vont pratiquer l’amour, faire la justice, dénoncer les abus, s’aider les uns les autres, être généreux, renoncer à la haine et à la vengeance, et même anticiper la persécution. Cette nouvelle forme de vie prépare la venue du règne de Dieu. Cette nouvelle voie n’est pas un chemin spirituel pour une élite; elle s’adresse à toute la population. Jésus dit à ses auditeurs : Vous êtes la lumière du monde, vous êtes le sel de la terre. Vous formez un mouvement social qui lancera un défi à la société dominante. Ce que vous faites, c’est de préparer une société autre que l’Empire.

Jésus s’est opposé aux actes violents commis contre Rome ou contre l’élite du temple. Au commencement, il a lui-même évité les paroles et les gestes qui pourraient provoquer la persécution ou la punition. Quand ses ennemis lui ont demandé s’il fallait payer le tribut à César, Jésus a refusé de donner une réponse claire. Tout le monde savait que se prononcer contre la taxe impériale était un crime équivalent à une révolte et donc passible de la peine de mort. Mais l’heure de Jésus n’était pas encore venue. C’est pourquoi Jésus dit : « Donnez à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à César ce qui lui appartient », phrase ambiguë qui a été utilisée maintes fois dans l’histoire pour distinguer entre les devoirs religieux et les devoirs civiques et pour inviter les chrétiens à ne pas s’opposer aux lois imposées par le gouvernement. Par contre, Jésus a été un radical dans la tradition des prophètes d’Israël. Lorsque son heure est venue, il a provoqué l’élite du Temple, dénoncé sévèrement l’ordre établi et anticipé sa mort sur la croix, la punition romaine imposée aux rebelles.

Les sociologues distinguent entre radicaux violents et non-violents. Pendant les années soixante aux États-Unis dans les mouvements pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam, on avait l’habitude de distinguer entre power radicals et flower radicals. Les power radicals croyaient que certains actes de violence pourraient faire ressortir la vulnérabilité de l’ordre établi, déjà déchiré par des conflits internes. Les flower radicals étaient aussi convaincus que la société était prête à exploser, mais, pour symboliser le caractère vulnérable de l’ordre établi, ils posaient des gestes innocents – par exemple, mettre une rose dans le fusil des soldats. Au XVIe siècle, les Anabaptistes étaient des radicaux opposés aux Églises et à l’Empire. Quelques-uns d’entre eux ont commis des actes violents tandis que la majorité résistait à l’autorité civile de façon non-violente. Quand la police arrivait pour les arrêter, elle les trouvait assis sur le plancher jouant avec des jouets, comme des enfants. Jésus a sans doute été un flower radical. Il n’a pas demandé l’aide des puissances célestes, il a réagi à ses ennemis en leur offrant le pardon.

Encore une remarque sur la résistance contre l’Empire inspirée par Jésus. Pourquoi les premières paroles adressées au peuple dans l’évangile de Marc sont-elles : Repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle? Pourquoi les pauvres, les opprimés et les exclus doivent-ils se repentir? Ils étaient victimes, objets de lourds et injustes fardeaux, blessés par les transgressions des puissants. Pour quelle raison, alors, les pauvres devaient-ils se repentir? C’est une question que la théologie de la libération s’est posée. La triste vérité, c’est que l’oppression et l’exclusion ont un effet destructeur sur l’âme humaine, de sorte que la plupart du temps les victimes perdent leur innocence. À cause de leur peur, de leur souffrance et de leur désespoir, ils agissent de façon destructrice dans leurs propres milieux; ils ont donc besoin de se repentir. La théologienne brésilienne Ivone Gebara a créé un vocabulaire original pour parler de cette triste réalité. Elle distingue entre « le mal transcendant » et « le mal immanent ». Le mal transcendant comprend les dommages et les souffrances infligés par les institutions du pouvoir, c’est-à-dire les structures politiques, économiques et sociales. Le mal immanent, lui, fait référence aux dommages et aux souffrances que les opprimés s’infligent les uns aux autres. Vivant dans un quartier pauvre d’une ville brésilienne, Ivone Gebara voit tous les jours les actes destructeurs des pauvres – conflits, insultes et exploitation des voisins – accompagnés par ailleurs par des gestes de solidarité et de générosité. Souvent, écrit-elle, elle a peur des pauvres, surtout des jeunes, de son quartier. Le mal fait par ces gens, provoqué par le désespoir, tache leur âme et leur enlève leur innocence. Cela explique pourquoi Jésus, invitant les pauvres et les opprimés à résister, leur dit : Repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle.

Que la persécution et l’oppression poussent les victimes à perdre leur innocence est une vérité importante. En Afrique du Sud, le peuple afrikaner, conquis et humilié par les Britanniques lors de la guerre des Boers, a véritablement été une victime; les Afrikaners ont défendu leur identité avec toutes leurs forces, ce qui a produit chez eux une énergie qu’ils ont dirigée plus tard contre un autre peuple, les Noirs. Les Juifs d’Europe, persécutés, emprisonnés et massacrés par l’Allemagne des Nazis, ont véritablement été victimes; ils ont défendu leur identité collective avec toutes leurs forces, ce qui a produit chez eux une énergie qu’ils ont dirigée plus tard contre un autre peuple, les Palestiniens. Même les victimes innocentes luttant pour leur libération ont besoin d’humilité et de réflexion critique sur leur engagement.

L’Évangile et l’Empire romain

Dans l’histoire de l’Église, les chrétiens n’ont pas toujours été d’accord sur la relation entre l’Évangile et l’Empire romain. Ce désaccord repose en partie sur la signification spirituelle de l’œuvre de Jésus qui dépassait l’échec matériel de sa mission. Après la Résurrection, les disciples ont découvert que la persécution dont Jésus a été victime, sa passion et sa mort sur la croix avaient une portée universelle. Jésus a été le Nouveau Moïse qui délivrait l’humanité de l’esclavage du péché, le Messie promis par Dieu, dont la mort et la résurrection ont eu une puissance transformatrice touchant toute l’histoire humaine. Cette révélation a permis à certains chrétiens d’adopter une interprétation purement spirituelle de la mort de Jésus : pour eux, Jésus est mort pour nos péchés, a payé le prix pour nos propres transgressions et nous a ouvert la porte de la vie éternelle. Cette interprétation incomplète du mystère pascal a dissimulé la signification historique de la mort du Christ et vidé l’Évangile de son message politique. Les théologiens de la libération disaient que, dans le passé, on a souvent « privatisé » le message évangélique : on l’a interprété comme si ce message s’adressait seulement à l’individu, n’ayant aucune signification sociopolitique. Aujourd’hui, nous récupérons le sens sociopolitique de l’Évangile, tout en respectant la dimension personnelle du salut.

Déjà, dans le Nouveau Testament, nous sommes témoins d’attitudes diverses à l’égard de l’Empire romain. Les communautés soumises à la colonisation et à la persécution dénonçaient l’Empire avec passion. Voici un texte de l’Apocalypse.

Alors l’un des sept Anges aux sept coupes s’en vint me dire : « Viens, que je te montre le jugement de la Prostituée fameuse, assise au bord des grandes eaux; c’est avec elle qu’ont forniqué les rois de la terre, et les habitants de la terre se sont saoulés du vin de sa prostitution ». (Jean réfère à Rome, la prostitution étant le symbole de l’idolâtrie.) Il me transporta donc au désert, en esprit. Et je vis une femme, assise sur une Bête écarlate couverte de titres blasphématoires et portant sept têtes et dix cornes. (Une référence aux sept collines de Rome et aux dix rois vassaux.) La femme, revêtue de pourpre et d’écarlate, étincelait d’or, de pierreries et de perles; elle tenait à la main une coupe en or, remplie des répugnantes impuretés de sa prostitution. Sur son front, un nom était inscrit « Babylone la Grande, la mère des répugnantes prostituées de la terre ». Et sous mes yeux, la femme se saoulait du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus. (Ap. 17, 1-6)

Par contre, les chrétiens qui voulaient prêcher l’Évangile à travers l’Empire avaient tendance à blâmer les chefs juifs de la mort du Christ et à ne pas trop insister sur la puissance coloniale de Rome. Par exemple, dans les Actes des Apôtres, Rome apparaît comme le siège de la justice. Quand Paul est accusé d’hérésie à Jérusalem, il refuse d’être jugé par une cour juive, se déclare citoyen Romain et fait appel à l’Empereur. Nous lisons qu’il est envoyé à Rome où il sera jugé par une cour impériale, loin des chefs juifs qui l’avaient accusé. Les Actes suggèrent ainsi que l’Empire romain, embrassant tous les peuples autour de la Méditerranée et les dotant de réseaux de communication, pavait la voie à la propagation de l’Évangile. La pax romana, la paix imposée aux peuples par l’Empire, y apparaît comme l’œuvre de la Providence divine. Au cours de l’histoire, l’Église a souvent interprété les conquêtes militaires des puissances impériales comme des événements providentiels favorisant la diffusion de l’Évangile.

On a dit très souvent que dans ses lettres, saint Paul a spiritualisé le message radical de Jésus et souligné l’obéissance au pouvoir d’État pour rendre son Évangile plus acceptable dans l’Empire romain. Mais aujourd’hui, suivant les études postcoloniales, il y a des biblistes qui montrent que Paul était profondément opposé à l’Empire et prêchait l’Évangile comme un message subversif dans la société de son temps. La désignation de Jésus comme kyrios, le seigneur était déjà provocatrice, car kyrios était le titre attribué à l’empereur. Et quand il qualifie de « parousie » le retour glorieux du Christ, Paul utilise le vocabulaire désignant l’arrivée solennelle de l’Empereur dans une ville. Ces biblistes voient de l’ironie dans les textes où Paul parle de l’obéissance au pouvoir impérial. Ses lecteurs savaient très bien, en effet, que Paul donnait priorité à l’obéissance à Dieu sur l’obéissance aux autorités civiles.

Dans l’histoire de l’Église, les chrétiens ont poursuivi leur désaccord sur l’attitude à adopter envers l’Empire romain. Beaucoup de chrétiens ont vu dans cet Empire une disposition providentielle facilitant la diffusion de l’Évangile, surtout après la décision politique de Constantin de faire du christianisme la religion officielle de Rome. Tristement célèbre fut ce théologien politique de droite, Eusèbe de Césarée, un évêque du IVe siècle, qui interprétait la décision de Constantin et le nouvel ordre de l’Empire chrétien comme l’œuvre victorieuse du Christ et l’accomplissement des promesses divines dans l’histoire. D’autres chrétiens, parmi lesquels le grand théologien Tertullien au IIIe siècle, ont toujours regardé l’Empire romain comme une institution de domination et de répression.

Saint Augustin

Jeune, Augustin a ressenti une certaine admiration pour ce nouvel ordre de l’Empire chrétien, mais, avec l’âge, il est devenu un théologien critique. Le sac de Rome en 410 de notre ère a produit un choc dans la société. Les tribus Goths, considérées comme des barbares, ont envahi la ville et détruit temples et bâtiments gouvernementaux, révélant ainsi la vulnérabilité de l’Empire. Cet événement a scandalisé la société « civilisée » un peu comme le 11 septembre 2001 a scandalisé la société américaine. Le sac de Rome a provoqué saint Augustin à écrire son célèbre livre La cité de Dieu, dans lequel il nous présente une théologie de résistance, très proche de la résistance prêchée par Jésus et très proche de nos propres préoccupations d’aujourd’hui.

Augustin fait une distinction entre deux cités : d’un côté, la Cité de l’Homme ou la Cité orgueilleuse, fondée sur l’amour de soi, l’égoïsme, exprimé dans la convoitise du pouvoir et le désir de la richesse; de l’autre côté, la Cité de Dieu ou la Cité humble, fondée sur un autre amour, l’amour de Dieu et du prochain, incarné dans la coopération, la solidarité et la paix. Ici ou là, Augustin identifie la Cité de Dieu avec l’Église catholique. Au Moyen-Âge, ces textes ont été utilisés pour établir la supériorité de l’Église sur la société temporelle. Mais, dans d’autres textes, saint Augustin identifie la Cité humble aux communautés de ceux et celles qui, au nom de Dieu, prennent leur distance par rapport à l’Empire et pratiquent la justice, la solidarité, la compassion et la paix. Ce sont ces textes-là qui appuient mon interprétation de saint Augustin.

À l’égard de la Cité de l’Homme, c’est-à-dire l’Empire ou la grande société, Augustin était plutôt pessimiste. Pour lui, la grande société ne pourra jamais échapper à ses origines : la convoitise du pouvoir et l’amour de l’argent. La Cité humble pourra avoir une certaine influence sur la grande société et y introduire des pratiques de justice et des œuvres d’amour, mais elle ne pourra jamais la transformer totalement. Selon Augustin, la grande société restera toujours un corpus mixtum, un corps mélangé, c’est-à-dire une société injuste dans laquelle se passent de bonnes choses.

Dans les années soixante-dix influencés par l’espoir révolutionnaire des peuples latino-américains, nous avons souvent critiqué le pessimisme social de saint Augustin. À ce moment-là, nous croyions qu’une reconstruction radicale de la société était possible. Augustin pensait que l’Empire romain ne pouvait pas être réformé et prévoyait même qu’il allait s’écrouler. Selon lui, résister à l’Empire exigeait la création d’une autre société par des communautés à la base, définies par l’amour et la justice. Depuis la fin de la guerre froide et l’arrivée de l’âge de l’Empire, j’incline à partager l’analyse sociale de saint Augustin : l’Empire ne peut pas être réformé. Peut-être faut-il ajouter que même la Cité humble, louée par Augustin, ne sera jamais pure, jamais sans péché et n’échappera jamais à l’ambiguïté de l’existence terrestre.

La Bonne Nouvelle à l’heure de l’Empire américain

À l’âge de l’Empire, il est difficile de se fier aux efforts tentant de réformer la société. Les grands projets de révolution, en Russie et en Chine, n’ont pas réussi. Même les partis sociaux-démocrates ne nous inspirent pas confiance : quand ils sont au pouvoir, ces partis se trouvent obligés de suivre les politiques néolibérales, appuyant la dérégulation et la privatisation, démantelant l’État-providence, limitant les libertés démocratiques des citoyens et refusant d’intervenir pour protéger les pauvres et les exclus. Le social-démocrate Blair, leader du Labour Party britannique, est devenu un « saint » guerrier associé à M. Bush, président des États-Unis. Nous regrettons aussi l’indifférence du gouvernement Charest à l’égard des personnes à faible revenu, sans pour autant prétendre que le gouvernement précédent avait rempli ses promesses sociales-démocrates.

Dans un tel contexte, la Bonne Nouvelle réside dans la vitalité et l’énergie qui se manifestent à la base de la société. Je parle des réseaux de mouvements sociaux promoteurs d’une autre société, comme l’économie sociale, le mouvement communautaire, le mouvement des femmes, les nouvelles coopératives, l’action écologique, les marches pour la paix, les manifestations contre la mondialisation néolibérale, l’appui aux peuples autochtones, aux réfugiées et aux autres groupes marginalisés.

Tous ces regroupements de militants et militantes aspirent à une société définie autrement. Beaucoup de chrétiens sont engagés dans ces mouvements, en particulier les communautés religieuses féminines. Puisque ces mouvements opèrent selon des principes contraires à la société dominante, principes de partage et de coopération, ils sont des candidats pour ce que saint Augustin appelait la Cité humble. Ces mouvements humanisent la vie de ceux et celles qui y participent, offrent de l’aide à des milliers de personnes et développent une attitude critique à l’égard du système néolibéral. Comme la Cité humble, ils résistent à l’Empire; comme elle, ils font de bonnes choses dans une société injuste.

Cette vitalité et cette énergie à la base de la société constituent de fait un mouvement international. Dans toutes les régions du monde, des gens s’opposent à l’économie néolibérale. Ils la rejettent parce qu’elle fait grandir l’écart entre les riches et les pauvres, parce qu’elle permet à l’empire économique d’envahir leur pays, parce qu’elle mine l’économie de subsistance qui soutenait les peuples dans le passé et parce qu’elle menace les traditions religieuses et culturelles. Malheureux de ce qui se passe et animés par une énergie créatrice, ces personnes et ces groupes s’engagent dans des pratiques alternatives et développent, souvent avec l’appui d’ONG, des coopératives, des projets autogestionnaires et diverses formes d’économie sociale. Ils célèbrent avec un nouvel enthousiasme leur religion et leur culture. Dans certains pays, les mouvements alternatifs sont animés par une telle colère contre le monde occidental, et surtout contre les États-Unis, qu’ils sont prêts à commettre des actes de violence. Cependant, le mouvement des gens à la base dont je parle si positivement est pacifiste. C’est un mouvement qui s’oppose à la mondialisation du libre marché par le développement de communautés locales et de projets d’une économie solidaire, dont le symbole visible est le Forum social mondial tenu à Porto Alegre et sa devise Un autre monde est possible.

Dans son livre récent, Religion and Humane Global Governance (New York: Palgrave, 2001), le politologue américain Richard Falk fait une distinction entre la mondialisation-par-en-haut et la mondialisation-par-en-bas. La première est promue par les corporations transnationales, par les institutions financières internationales et par les gouvernements du monde occidental, surtout par les États-Unis. Contre celle-là s’organisent des mouvements que l’auteur assimile à la mondialisation-par-en-bas. L’auteur décrit ces mouvements alternatifs dans les différents pays qui coopèrent sur le niveau international et constituent une opposition mondialisée, manifestée au Forum social mondial de Porto Alegre. Selon Richard Falk, la mondialisation-par-en-bas est portée par un autre imaginaire et alimentée par une éthique et une spiritualité. L’auteur consacre tout un chapitre aux groupes religieux, y compris les initiatives chrétiennes engagées dans ce mouvement. Il prétend que même les gens tout à fait laïques qui participent à ce mouvement sont portés par une spiritualité, un sens de la transcendance, un esprit de solidarité au-delà de l’intérêt personnel et la conviction que l’amitié est un lien essentiel entre tous ceux et celles qui luttent ensemble pour un autre monde.

Il me semble que les mouvements à la base, régionaux et internationaux sont des candidats pour ce que saint Augustin appelle la Cité humble, dans laquelle Dieu est présent à son peuple. Résister à l’Empire au nom de Jésus veut dire vivre dans la Cité humble, participer à ce mouvement pour un autre monde par la prière, par l’action, par le désir dans le cœur, par les paroles et les gestes publics, par l’identification au Christ. C’est cela que nous faisons à L’Entraide missionnaire, aux Journées Sociales, au Centre Justice et Foi, au Centre Saint Pierre, à la revue Relations et dans d’autres organisations d’inspiration chrétienne ou laïque vouées à la démocratisation de la société par l’amour la justice et la paix.  Comme je l’ai déjà dit, la Cité humble ou les mouvements de résistance ne sont pas purs ou sans fautes : ils incarnent l’amour du prochain dans l’histoire mais n’échappent pas à l’ambiguïté de l’existence terrestre.

Relu dans cet éclairage, le Notre Père révèle toute sa dimension sociopolitique. Nous prions que le règne de Dieu vienne et que sa volonté soit faite sur la terre, c’est-à-dire que l’injustice, l’oppression et l’inégalité cèdent la place à la liberté. Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien est une demande qui dénonce le système économique qui produit la faim et la pauvreté. Que Dieu agisse dans l’histoire pour que tous les humains puissent manger à leur faim. Dans la traduction française, nous prions pour que « nos offenses » soient pardonnées. Dans l’original et dans la traduction latine, le terme utilisé n’est pas « nos offenses » mais « nos dettes ». La Bible de Jérusalem traduit : « Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs ». Cette demande inclut la dimension économique, c’est-à-dire la remise des dettes qui écrasent les pauvres. Le dernier verset fait allusion au monde profondément troublé par les ambitions des grandes puissances. Nous demandons que Dieu ne nous soumette pas aux tribulations, mais qu’il nous délivre du mal. Qu’est-ce que c’est « le mal »? Le mal est en nous tous (le mal immanent), mais le mal à l’échelle du monde, c’est Babylone la Grande, le règne des pharaons et des césars qui écrasent les peuples (le mal transcendant). Dieu nous a promis la délivrance : que son nom soit sanctifié.

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Gregory BAUM, théologien et sociologue, professeur émérite de la Faculté de sciences religieuses à l’Université McGill à Montréal, membre du Comité de rédaction de la revue Relations et auteur de plusieurs livres.

Source : BAUM, Gregory, « Résister à l’Empire : urgence éthique, fidélité évangélique », Dossier du Congrès – 2003 – Le monde en mal de paix, Montréal, 2003, p. 26-32.

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