Renaud BERNARDIN

Claude Julien édite Le Monde diplomatique. Je ne fais que le lire et le recommander à ceux qui veulent diversifier leurs sources d’information.

Claude Julien a exprimé, dans la conférence d’ouverture, le point de vue d’un Européen dont on connait tous l’engagement humaniste. Il n’est pas désincarné et ses prises de position sont marquées par une culture dont les hommes du Tiers-Monde – et d’autres – questionnent les prémisses et les fondements, même s’ils en ont été imprégnés.

Je suis, pour ma part, homme d’une partie d’île Haïti[1] dont les ancêtres, esclaves transplantés de force dans la Caraïbe, se sont libérés, précisément du joug colonial et esclavagiste français, par une politique de terre brûlée et une lutte armée de treize ans. Exilé d’un pays sur lequel sévit une « dictature pour rien »[2] à laquelle des gouvernements français apportèrent un soutien diplomatique sous le Général De Gaulle et financier sous M. Valery Giscard d’Estaing, dictature qu’avec des compagnons de lutte nous jurons d’éliminer, je connais aussi bien par le passé de mon peuple que dans mon corps et dans mon cœur le sens du mot souffrance. Je vous parlerai donc tel qu’en moi-même, et historiquement, je suis.

« Sécurité Nationale », « Division Internationale du Travail »,« Dialogue Nord-Sud », ces expressions sont reliées et traduisent des facettes du même problème, celui de « sous-développement »[3] du point de vue d’un homme du Tiers-Monde, ce qu’il importe de réaliser, dès le départ, c’est la véracité de ce paradigme de Gaston Bachelard : « Le point de vue crée l’objet ».

En l’occurrence, le regard posé sur les pays « sous-développés », les « pays pauvres », les « pays les moins avancés », les « pays nouvellement industrialisés », les pays « mal-développés » – j’en passe car nous avons l’embarras du choix de ces appellations non-contrôlées – ce regard, dis-je, n’est pas innocent. Il se situe dans une continuité, celle-là même qui fit que l’on appela les peuples autochtones d’ici des sauvages; celle-là même qui fit que de très sérieux théologiens espagnols se posèrent la docte question de savoir si les nègres avaient ou non une âme; celle-là même qui a sous-tendu les discussions du Fonds Monétaire International (F.M.I.) et de la Banque Mondiale (B.M.) à Toronto (septembre 1982) et qui a conduit à ne pas démanteler les conditions définies pour l’octroi des prêts internationaux. Cette même continuité fait qu’aujourd’hui encore, on parle de la pauvreté et de la richesse comme d’une essence, comme si c’était là, la caractéristique fondamentale de la situation des peuples dits « riches » et de ceux dits « pauvres ».

La pauvreté des uns a une HISTOIRE très liée à la richesse des autres. Plus explicitement, on peut sans crainte de se tromper – car les preuves abondent – affirmer qu’une très grande partie de la richesse accumulée par les « pays du Nord » n’a pu l’être que parce que le travail et les ressources des « peuples du Sud » ont été spoliés. Ces spoliations commencées déjà à l’époque des découvertes, c’est-à-dire au moment de la prise de contact des peuples européens et des autres, se poursuivent encore de nos jours et sont toujours marqués du sceau de la violence.

De plus l’Histoire de la pauvreté et de la richesse est jalonnée de faits dont on ne tire pas, pour la connaissance de la situation actuelle, toutes les conséquences. On est même enclin à passer sous silence les génocides dont les peuples autochtones ont été victimes; la traite des esclaves et la ponction qu’elle fit dans le peuplement de l’Afrique, privant le continent d’une partie de sa population active et traumatisant celle qui restait sur place; les migrations rurales et le coût humain élevé, provoqués par les projets dits de modernisation; l’aliénation et le déracinement culturel que les politiques d’aide et de coopération – du moins on les appelle ainsi souvent abusivement – entraînent dans leurs sillages. On gomme ces faits – et d’autres encore – pour ne se souvenir que de la sainteté de KATERI TEKAKWITA, des martyrs ougandais, de Ste-Rose de Lima ainsi que des effets d’acculturation effectués par Mathieu Ricci ou Vincent Lebbe. Je veux souligner par là que l’Église elle-même fut associée à la formation de ce Regard. Il faut, de ce fait, apprécier encore plus sa conversion actuelle qui la conduit à appeler par leurs noms les phénomènes d’exploitation et de domination. Et fondamentalement toute la question du « sous-développement » se résume à cela.

Ce n’est pas d’abord :

  • une question de ressources : autrement le Japon et la Suisse seraient à plaindre;
  • une question de population : on trouve dans le « Tiers-Monde » des pays sous-développés (Zaïre, Brésil, Gabon) ou surpeuplés (Inde, Bengladesh);
  • une question de finances : les réserves financières de l’Arabie Saoudite ou du Koweït par exemple, feraient l’envie de maints pays industrialisés;
  • une question de savoir-faire : car ces pays maîtrisent les techniques des pays industrialisés de l’Est ou de l’Ouest et parfois même dépassent ces derniers dans des domaines spécifiques. Ainsi l’Inde qui a déjà procédé (hélas) à l’explosion d’une bombe atomique, développe aussi ses propres lanceurs avec un succès relatif.

C’est une question d’exploitation de ressources, de force de travail en vue d’un profit élevé, rapide et réalisé très souvent de manière peu scrupuleuse. Et l’enjeu de ce qu’il est convenu d’appeler le Dialogue Nord-Sud, c’est la redistribution du pouvoir et de la richesse entre les États.[4]

Ce « Dialogue » a aussi une histoire que nous ne retracerons pas ici, dans laquelle des hommes d’État du Sud et du Nord ont joué un rôle proéminant. Faut-il rappeler le leadership dont fit preuve sur cette question le Président algérien de regrettée mémoire Houri Boumedienne, l’action diplomatique du Président mexicain sortant de charge A. Lopez Portillo ou de l’ancien Président français Valery Giscard D’Estaing, le rapport établi sous la direction de l’ex-chancelier ouest-allemand Willy Brandt? Avec des temps forts comme les Sessions Spéciales de l’Assemblée Générale de l’O.N.U. sur le Développement, les réunions de la Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement; des instruments diplomatiques importants comme la « Déclaration de l’O.N.U. sur le Nouvel Ordre Économique International » ou la « Charte des Droits et des Devoirs des États », « la convention sur les Droits de la mer »; des mesures concrètes comme la mise en place du Fonds Commun pour la stabilisation du cours des matières premières, le Dialogue Nord-Sud s’inscrit très lentement dans le cadre des perspectives de réformes du système économique international. Malgré tout, il n’a pas empêché le fossé entre les pays du « Tiers-Monde » et les autres de s’élargir parce que les mécanismes de domination sont encore aujourd’hui intacts. Et comme les nations ont des « préférences de structures » (Jean Weiller), les états qui dominent le système économique international sont plus préoccupés par la révolte potentielle des « pays de la faim »que par la mort actuelle de millions de personnes dont les besoins en eau potable, en logement, en alimentation, en soins de santé et en éducation, ne sont pas comblés.

Manifestations de l’approfondissement de la domination

Des problèmes anciens se sont empirés ou ont changé de nature. En passant certains d’entre eux en revue nous ne nions pas l’importance des autres : nous soulignons seulement l’acuité des plus urgents.

a) Les termes de l’échange

Sauf pour les pays exportateurs de pétrole pour lesquels la tendance s’est inversée, les termes de l’échange continuent à se détériorer pour l’ensemble des pays du « Tiers-Monde ».[5] L’or noir a toutefois aggravé le cas des non-producteurs et celui de certains producteurs qui ne sont pas des pays exportateurs à surplus financiers.

Cas des non-producteurs de pétrole

La hausse du prix du pétrole n’aurait pas ébranlé à ce point l’économie des pays non-producteurs si en même temps on avait eu une hausse parallèle des prix des autres matières premières exportées par le « Tiers-Monde » principalement des denrées et des métaux non-ferreux. Mais on s’est refusé parce que l’on craignait une hausse des prix susceptible de provoquer une chute de la demande des denrées alimentaires. Cette baisse de la demande réduirait les recettes d’exportation des pays monoculteurs de café comme le Brésil et la Colombie, de sucre comme Cuba, de cacao comme le Ghana. En outre, tant pour les métaux non-ferreux que pour les produits agricoles qui n’ont pas de substituts, les pays producteurs n’ont pu ni établir une association ayant des pouvoirs similaires à ceux de l’OPEP, ni maîtriser le contrôle des mécanismes de fixation des prix.

Cas des pays producteurs de pétrole

On comprend difficilement qu’ils éprouvent en dépit des pétrodollars des difficultés financières. Les exemples les plus frappants, à ce sujet, sont ceux du Nigéria, du Gabon ou de l’Indonésie, membres de l’OPEP, ou du Mexique dont les politiques vont dans le sens de celle-ci bien qu’il n’en soit point membre.

Il n’est pas inutile de distinguer ici les pays exportateurs à surplus financier, des autres. Généralement ce sont les Émirats du Golfe, sous-peuplés et incapables d’absorber des revenus pétroliers débordants largement leurs besoins. Pour une part ils vont contribuer sur une vaste échelle aux différents programmes mis de l’avant en vue de diminuer le fardeau des pays du « Tiers-Monde » importateurs de pétrole et participer au financement international du développement. Par ailleurs, ils opèrent par des prises de participation, des investissements immobiliers ou des dépôts dans les banques occidentales, peut-être pas le meilleur placement mais certainement un recyclage de leurs revenus pétroliers qui permet aux économies de marché de se procurer les montants nécessaires au financement de leurs importations de brut.

Distinguer les pays à surplus financier des autres revient tout simplement à dire que tous les pays exportateurs de pétrole ne sont pas « riches ». Certains d’entre eux ont, en effet, dans le cadre de leur plan de développement une balance de programme à rencontrer. Autrement dit, ils se sont fixé des objectifs à atteindre dont le financement devait être assuré par un prix du pétrole indexé sur l’inflation. Or, pour diverses raisons, cette indexation n’a pu rigoureusement se faire. Au nombre de celles-ci on mentionnera la mévente du pétrole causée par les politiques de conservation d’énergie; l’adaptation des consommateurs à la fin de l’ère des ressources énergétiques à bon marché; le rôle joué par l’Arabie Saoudite qui pour donner des gages aux États-Unis et sauver le trône inonde le marché de brut et casse les prix. L’absence de politiques de contrôle des changes permettait outre le rapatriement des profits à l’étranger, des placements spéculatifs par les nationaux en dehors de leurs pays d’origine entrainant des déboursés importants en devises. Enfin, les gouvernements désireux de répondre au moins partiellement à certaines demandes de leurs citoyens, aux attentes des compagnies établies dans leurs pays, principalement en matière d’infrastructure, voulaient tout faire en même temps. Les recettes pétrolières devinrent donc insuffisantes. Il fallut recourir à ce qui constitue une autre manifestation de l’emprise exercée sur le « Tiers-Monde » : l’endettement.

b) La question de la dette

Rappelons une première évidence : s’il y a des débiteurs c’est parce qu’il s’est trouvé des créanciers qui ont eu intérêt, à un moment ou à un autre, à leur prêter de l’argent. Ces créances sont du ressort de ceux qui contrôlent actuellement le système monétaire international et disposent de la capacité de créer des liquidités. Les États-Unis, sur ce plan aussi, jouent un rôle décisif. Ainsi ils ont le pouvoir de bloquer toute décision monétaire susceptible de mettre en cause la suprématie du dollar. 85 % des votes au F.M.I. sont nécessaires pour qu’une résolution soit adoptée : les États-Unis disposent de 20 % des votes. En outre, depuis leur fondation, les deux plus importants organismes de financement de projets multilatéraux de développement dans le « Tiers-Monde » la B.M. et le Programme des Nations-Unies pour le Développement (P.N.U.D.) ont toujours eu des directeurs américains.

Qu’est-ce à dire? Simplement ceci : l’idéologie de la« présumée » libre entreprise prévaut dans les organismes de financement de l’Aide Publique au Développement (A.P.D.). Elle est mise en pratique par de hauts fonctionnaires dont je ne dirai certainement pas qu’ils obéissent au doigt et à l’œil au gouvernement américain ou aux entreprises dont ils sont issus. Mais ces hommes sont des êtres situés, issus de milieu nord-américain qui jugent que ce qui est bon pour les U.S.A. (et encore là faudrait-il des preuves) l’est aussi pour le reste du monde. Ils perçoivent le financement du développement dans une optique de stricte rentabilité économique et de stricte orthodoxie financière. Dans le cadre de ce libéralisme économique la part des banques d’affaires doit être belle. Et comme l’A.P.D. n’augmente pas, le seul recours reste les banques privées, institutions qui prêtent au taux du marché. Les mesures protectionnistes prises par les pays industrialisés empêcheront une pénétration de leurs marchés par les biens manufacturés en provenance du« Tiers-Monde » rendant à celui-ci le remboursement du capital, et souvent des intérêts, impossible.

De toute évidence, le problème de la dette ne sera pas réglé par une augmentation indéfinie des liquidités internationales ou par des moratoires. Le principe à soutenir ici, me semble-t-il, est que la richesse des pays exploités doit leur revenir afin qu’ils puissent payer leurs importations. Les artifices monétaires masqueront un temps les problèmes de réajustement et d’équité. On ne pourra indéfiniment les repousser, pas plus qu’on ne peut, dans le cadre du système actuel, simplement passer l’éponge sur les dettes… et recommencer.

c) La prolifération des modèles de développement dépendant

Soulignons ici le gâchis des experts. Non sans humour Mahbud Ul Haq évoque les idées à la mode entre 1948 et 1975.

  • 1948-1955 : L’industrialisation par substitution aux importations est présentée comme la clé du développement.
  • 1960-1965 : La substitution aux importations est une erreur; la promotion des exportations est la seule solution;
  • 1966-1967 : L’industrialisation est une illusion : seule la croissance de l’agriculture apporte la réponse au sous-développement;
  • 1967-1968 : Pour éviter d’être submergé par le trop plein de population, il faut accorder la priorité au contrôle démographique;
  • 1971-1975 : En réalité, les masses n’ont rien gagné au développement. Il faut donc rejeter la croissance du Produit National Brut et mettre en avant l’impératif de la distribution.[6]

Depuis 1976, il n’est question que de « besoins essentiels », de « développement par le bas », de « programme de lutte contre la pauvreté », « d’essor des techniques douces, appropriées, légères », de « développement intégré ». La « révolution verte » refait surface; « la recherche-action » s’impose. Bref nous assistons à une fuite en avant au cours de laquelle les pratiques anciennes s’habillent de mots nouveaux. De nouvelles et généreuses forces sont canalisées vers des objectifs qui ne tiennent pas effectivement compte des nécessités de la rupture des liens de domination et d’exploitation. Pour masquer l’impuissance et justifier de nouveaux crédits, pour camoufler aussi les échecs lorsqu’on ne les impute pas, souvent avec une extrême légèreté au refus de changement des populations des « pays sous-développés » on conceptualise, on rationalise, on élabore des stratégies nouvelles (!). Pour tout dire, les experts… se trompent et rentrent chez eux. Au passage, ils ont laissé leur marque et des populations désabusées.

Soulignons également le gâchis causé souvent par des gens de bonne volonté. Encore sensibles à la détresse humaine, n’écoutant que leur extrême générosité, ces personnes dont la bonne foi ni l’altruisme ne sont mis en doute peuvent aggraver les problèmes que pourtant elles souhaitent solutionner. Ici elles se substituent à ceux avec qui elles devraient travailler. Là, elles reproduisent des institutions scolaires, hospitalières, financières qui ont sans doute fait, dans d’autres contextes socio-économiques, la preuve de leur validité mais qu’on ne peut greffer  en pays de mission ou de coopération. Ailleurs elles diffusent, souvent sans même s’en rendre compte, des modèles culturels et des valeurs questionnés ou remis en cause dans leur société d’origine. Autrement dit, il existe une présomption de compétence en ce qui concerne les Congrégations religieuses et les Organismes de Coopération non-gouvernementaux que rien ne justifie. Au contraire parfois la volonté de rester fidèle aux idéaux du fondateur ou celle d’assumer à tout prix la croissance, l’expansion de l’organisme conduit dans les faits à subordonner les intérêts des populations à ceux de notre Communauté ou de notre Organisme non-gouvernemental (O.N.G.). Il faut crier « casse-cou » et réclamer une vigilance d’autant plus nécessaire que les gouvernements, principalement Ottawa par sa politique du country focus, se disposent à utiliser encore plus la coopération internationale et les personnes de bonne volonté comme instruments de leur politique étrangère. L’action d’une Congrégation missionnaire ou d’un O.N.G. qui ne serait pas soumise à évaluation non complaisante ne peut que dévier. Avec comme conséquence que les populations des « pays en développement » deviendraient vos cobayes. Et il faut le dire sans détour : le ver est déjà, dans des cas précis, dans le fruit. Signe d’espérance toutefois : l’interrogation qui pointe ici et là, et que certaines Congrégations semblent décider à mener jusqu’au bout.

d) La question des réfugiés

L’augmentation du nombre des réfugiés est également une autre manifestation de la domination exercée sur le « Tiers-Monde » par les puissances hégémoniques. Dans le jeu de celles-ci, les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine sont au mieux des alliés toujours tenus en surveillance, au pire des champs de bataille où se livrent des luttes d’influence, et des bassins de population susceptibles de satisfaire les besoins occasionnels en travailleurs déqualifiés. Ici on soutiendra un gouvernement répressif qui appliquera contre ses mandants la doctrine de sécurité nationale; là, on armera une faction contre le peuple; ailleurs on forcera une nation engagée dans la voie de sa libération à combattre des abcès de fixation. Et la population civile prise dans le collimateur de ce rapport de forces demeure souvent impuissante tant la démesure des moyens employés traduit les objectifs véritablement poursuivis que ne parviennent pas à masquer les intentions proclamées. Quand le capitalisme de libre concurrence ou d’État passe quelque part dans le « Tiers-Monde », les structures traditionnelles volent en éclats et avec elles, les possibilités de vie de la population. Une partie de celle-ci, restant sur place, tentera par le biais du petit négoce, de la mendicité, de la prostitution même, de dégager des stratégies de survie liées à ses nouvelles conditions de vie. D’autres traverseront des frontières, embarqueront à bord de bateaux vermoulus à la recherche d’une terre plus hospitalière. Paradoxalement le réfugié fait preuve d’initiative pour se soustraire à l’emprise d’une situation qu’il ne peut seul retourner. Il paie parfois pour y parvenir le prix élevé sans avoir la certitude d’un accueil simplement humain en terre étrangère : en témoigne en autres le sort fait aux Haïtiens aux États-Unis ou aux Guatémaltèques au Honduras.

Que faire?

Il est heureux de constater ici que beaucoup de personnes, au Québec, et ailleurs dans le monde – car nous ne sommes pas seuls – ne se sont pas laissées écraser par l’ampleur des problèmes et leur complexité. Elles ont cherché à démêler l’écheveau en travaillant à leur niveau, ici et maintenant, en liaison avec ceux qui ailleurs au Québec et dans le monde ne désespèrent ni de l’homme, ni de la société. Notre analyse du « Que faire »essaiera avant tout de montrer comment leur pratique renforce ce courant soucieux d’apporter, au cours de cette génération, sa pierre à l’achèvement de la création.

Que constatons-nous alors? En premier lieu l’émergence d’une volonté politique des chrétiens d’ici qui travaillent avec des hommes de bonne volonté, à faire de la question du Tiers-Monde un enjeu électoral. Beaucoup d’entre eux étaient compétents mais ne s’en rendaient pas compte. Tous, principalement les missionnaires, sont chargés d’une expérience qu’ils ont appris à partager, c’est cette expérience partagée qui nous permet de prendre à contre-pied les déclarations paresseuses de ceux qui ne renouvellent que la forme mais non le contenu de leurs déclarations. Elle nous permet aussi de crever les mythes utilisés pour maintenir la domination notamment celui qui veut faire accroire que partout où un homme se lève dans le « Tiers-Monde » pour réclamer ses droits, il faut y voir la main de Moscou !

En second lieu, nous constatons que tant sur le plan personnel que collectif, des chrétiens d’ici se dotent d’instruments en vue d’intervenir dans le débat sur l’orientation des politiques canadiennes vis-à-vis du « Tiers-Monde » ou pour en infléchir les applications. Considèrent même que c’est un devoir pour eux d’agir en ce sens de plus en plus de laïcs engagés; des religieux et des religieuses qui, sans verser dans un néo-cléricalisme, apprennent à maîtriser les sciences sociales et enracinent leur discours dans une pratique orientée vers le service des pauvres; des congrégations qui soutiennent, avec discernement certes mais sans arrière-pensée, des initiatives visant la libération du « Tiers-Monde ».

En troisième lieu, nous constatons qu’un ensemble de propositions permettant de jeter les bases d’une société alternative rencontrent l’accord d’un nombre de plus en plus élevé de chrétiens d’ici. Ainsi en est-il a) de l’autonomie collective des « pays en développement » à promouvoir (self-reliance); b) de la recherche – développement à réorienter. Actuellement elle est d’abord axée sur les projets économiques et techniques des pays industrialisés. La réorienter signifie à la fois utiliser les ressources du« Tiers-Monde » de sorte que soit brisé le mimétisme en matière de modèle de croissance économique et produire des biens spécifiques en quantité suffisante et d’excellente qualité pour couvrir les besoins sociaux et humains des populations des « pays en voie de développement »; c) de combattre la militarisation de la société. En ce sens, le souhait de lier développement et désarmement n’est pas vain. Non seulement on mettrait fin au gaspillage des ressources, mais on susciterait la création ici et là-bas d’un nombre plus élevé d’emplois tout en satisfaisant les besoins effectifs des êtres humains. Cesser de poser des gestes correspondants à des pulsions de mort est un impératif perçu avec de plus en plus de clarté. d) de l’avènement d’un nouvel ordre mondial auquel il faut travailler tant sur le plan interne que sur le plan international. S’agissant de l’ordre interne nous parlons au passé de Trujillo, de Somoza, de Batista, de Hailé Sélassie. Agissons de manière que les rejoignent les Marcos des Philippines, les Duvalier d’Haïti, les Pinochet du Chili, les dictateurs des trois continents.

Cette convergence n’est pas fortuite parce que les chrétiens ont compris que la pauvreté n’est pas un don de Dieu, qu’elle résulte de la volonté des hommes; qu’elle ne disparaîtra que lorsque les fonctions dévolues dans le système international aux pays dits sous-développés, ainsi que les structures inhumaines d’exploitation et de répression qui leur sont liées sur le plan national auront changé.

Nous jouons donc une partie serrée, face à des adversaires puissants, intelligents et décidés. Qu’à cela ne tienne : l’histoire nous apprend que les empires ne sont pas éternels et que les despotes sont d’une manière ou l’autre vaincus. Plus encore : c’est dans notre foi que nous trouverons la force de continuer et de parfaire la création. Nous détenons une partie de la solution. Dès lors, il ne faudrait pas que Jésus-Christ devienne pour certains de nous, ou tout simplement pour nous, un alibi et soit le prétexte à un repli frileux qui nous porterait à soulager la misère, à consoler les affligés, à nourrir ceux qui ont faim et vêtir ceux qui sont nus sans nous préoccuper d’autre chose. Ces tâches sont essentielles et doivent être accomplies. S’y limiter serait fermer les yeux sur l’esclavage du peuple de Dieu et oublier le sens de l’une de nos sources d’espérance, ce chant d’action de grâces : « il a élevé les humbles, détrônés, les puissants… »

§

Renaud BERNARDIN.

Source : BERNARDIN, Renaud, « “Tiers-Monde” : pauvreté ou domination », Dossier du Congrès – 1982, Montréal, 1982, p. 21-29.


  1. 'île d'Haïti est divisée en deux Républiques Indépendantes : celle du même nom et la République Dominicaine.
  2. La formule est de Claude Julien.
  3. On voudra bien noter les guillemets dont ce terme, employé ici seulement par commodité de langage, est entouré.
  4. Il ne s'agit pas ici de chercher des « boucs émissaires » à la situation de nos pays en pointant du doigt l'exploiteur étranger. L'action de celui-ci est rendu possible parce que beaucoup de dirigeants, économiques et politiques du « Tiers-Monde » tirent partie et profit de cette situation. Ce sont d'ailleurs eux les doctrinaires et les agents de la sécurité nationale.
  5. « Les termes de l'échange permettent de comparer l'évolution des prix des produits exportés par rapport à celle des produits importés. La détérioration des termes de l'échange implique donc une baisse relative des prix des produits exportés par rapport aux prix des produits importés. C'est dire que pour obtenir de l'extérieur une certaine quantité de biens, il faudra produire et exporter une quantité accrue ». Marc Penouil; Socio-économie du sous-développement, Paris, Dalloz, 1979, p. 613
  6. Sociologie du développement, Paris, L'Harmattan, 1980, p.45.

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