Catherine FOISY

Au-delà des contenus spécifiques présentés dans cette anthologie, que pouvons-nous retenir du riche parcours de L’Entraide missionnaire? Des soixante textes réunis, il me semble que quatre lignes de force peuvent être dégagées comme autant de piliers fondateurs de la spécificité de L’Entraide missionnaire, pensée et vécue à la fois comme expérience d’Église et comme actrice de la société civile québécoise, voire internationale. Je retiens ici et développerai d’abord la cohérence de la vision édifiée et exprimée à travers une fidélité continue à l’intuition des fondateurs, à l’Évangile et à l’Église catholique. Ensuite, je ne peux passer sous silence la radicalité qui s’est illustrée de manière constante durant cette même période et qui a pris diverses formes. Une troisième ligne de force qui me semble cruciale, c’est cette capacité qu’a eue L’Entraide missionnaire d’agir comme une interface entre des mondes différents, de s’instituer en catalyseur de forces progressistes d’ici et d’ailleurs, tant au sein de l’Église qu’au cœur de la société civile. Ultimement, et cette épithète subsume toutes les précédentes en cela qu’elle en est le fondement et l’horizon, je pense que nous devons conserver de L’Entraide missionnaire qu’elle fut, en son temps, un grand mouvement prophétique. C’est en cela d’ailleurs que faire mémoire de son parcours, à travers une anthologie, ne doit pas être une occasion de pleurer, mais bien de se tourner vers l’avenir avec confiance, convaincus que de pousses prenant des formes inattendues peuvent naître des initiatives de cette trempe, ici et maintenant.

À travers les thématiques abordées, les angles d’approche choisis pour le faire, les enjeux soulevés par des questionnements inspirés de diverses perspectives d’ici et d’ailleurs, ce qui m’apparaît comme une première pierre de l’édifice qu’est L’Entraide missionnaire, c’est la cohérence vécue à travers une fidélité constante. Je suis convaincue que ces soixante années d’actions solidaires et visionnaires sont profondément ancrées dans les intuitions des fondateurs. Les divers outils mis en place au fil du temps visaient d’abord à répondre au besoin de solidarité et d’appui entre les instituts missionnaires, ce qui s’est aussi traduit dans la formation continue des missionnaires de retour au Québec, mais aussi au moment de leur départ. L’Entraide missionnaire est demeurée, au cours de ses soixante années d’existence, un lieu de ressourcement, un espace où il était possible, pour les missionnaires de même que pour des laïcs engagés socialement, de développer leur réflexivité. Cette dimension de formation des laïcs missionnaires à l’étranger, mais également engagés dans des luttes sociales ici au Québec, traverse aussi l’histoire de L’Entraide. Pour preuve, pensons au rôle d’incubateur qu’a joué L’Entraide missionnaire au moment où le père Jean Bouchard, sj, récemment revenu de Rome où il avait soutenu une thèse de missiologie, fonde le Centre d’études missionnaires (1958) qui deviendra, en 1967, le Centre d’études et de coopération internationale (CECI).

Dans la même veine, la mutation des missions catholiques post-Vatican II s’effectue aussi en amont du concile, ce à quoi L’Entraide missionnaire a contribué également et dont elle s’est nourrie, par une préoccupation sans cesse renouvelée pour les laïcs ainsi qu’une place plus importante accordée aux laïcs dans la formation et dans le travail pastoral sur le terrain. On peut percevoir ici l’influence de la pédagogie de l’Action catholique spécialisée du « Voir, juger, agir ». Dans certains contextes comme ceux des pays d’Afrique qui se trouvent à l’aube de leur indépendance, la formation d’un laïcat catholique solide est cruciale pour permettre à l’Église catholique de se maintenir comme institution de référence au sein de ces sociétés, ce dont témoigne aussi le parcours de L’Entraide missionnaire. Ces éléments sont des formes d’actualisation du message évangélique, des façons d’inculturer ce message en y demeurant fidèle.

Les transformations qui s’opèrent dans le champ missionnaire dans le contexte péri-conciliaire procèdent d’un changement manifeste de regard sur soi et sur l’Autre, de nature anthropologique. En induisant un passage du colonialisme à la solidarité dans le travail missionnaire dont les principaux intéressés sont les premiers critiques, les formes d’inculturation de l’Évangile et du christianisme[1]. Les allures que prendront ces changements selon les espaces continentaux peuvent se traduire dans des accents plus particuliers donnés aux missions catholiques, tel que le suggèrent les textes de cette anthologie. Alors qu’en Asie, la question du dialogue interreligieux sera plus prégnante, en Afrique, c’est un dialogue interculturel qui émerge fortement et en Amérique latine, c’est un dialogue pour la justice. Nous pouvons ici parler d’une mission qui se fait accompagnement et présence solidaire des peuples parmi lesquels évoluent les missionnaires.

On peut dire de L’Entraide qu’elle est demeurée fidèle à l’Église catholique, en cela qu’elle incarne le saut paradigmatique qu’a effectué l’institution deux fois millénaire en passant d’une Église en surplomb du monde à une Église qui entre, avec les peuples de la terre, dans l’Histoire, cherchant à s’incarner pleinement. J’y faisais référence quelques lignes plus tôt, L’Entraide missionnaire est aussi demeurée engagée en fidélité à l’Église catholique, au sens où elle a inscrit son action dans la suite de la doctrine sociale catholique et même dans le sillon de mouvements comme l’Action catholique spécialisée. Cette fidélité, il faut aussi le rappeler, s’est affirmée de manière critique envers l’institution catholique, L’Entraide invitant sans relâche à penser, à dire et à agir l’Évangile, l’un des fondements de toute doctrine, comme un outil de libération et à dénoncer et à combattre les tendances à en faire un outil d’oppression.

La radicalité exprimée par L’Entraide missionnaire prend, à mon avis, trois sens : un retour à la racine, un engagement qui va jusqu’au bout, peu importe les conséquences, et une grille d’analyse sociale hautement critique. La conception qu’a développée L’Entraide missionnaire au fil des ans est celle d’une mission branchée sur l’Évangile, qui sache se faire radicale au sens de retour à la racine, par une appréciation des textes bibliques et de leur valeur interprétative pour saisir le monde contemporain. Elle a cherché à cerner, à saisir les causes profondes du mal, de l’inégalité, de l’injustice, mais aussi du bien, de la solidarité, de la justice, peu importe que cela s’exprime à travers des problématiques sociopolitiques, culturelles ou économiques, mais aussi spirituelles. Ce retour ou cette plongée jusqu’à la racine des enjeux soulevés et conscientisés permet de fonder les actions menées par L’Entraide au fil des ans.

Cette mission qui se fait présence, accompagnement solidaire, qui va jusqu’au bout de la valeur de l’engagement évangélique, fait en sorte que nous pouvons évoquer une véritable compromission avec le monde contemporain. L’Entraide a toujours cherché à embrasser celui-ci tel qu’il est, sans moraliser les individus, mais en dénonçant les structures de péché et d’oppression des masses, ce qui pouvait, en certains contextes, mener au martyre ou à des formes d’engagement politique. C’est donc la radicalité évangélique d’aller jusqu’au bout par amour des amis, de ceux qui souffrent et qui veulent améliorer leurs conditions de vie par une prise en charge de celles-ci, qui est au centre de l’action de L’Entraide missionnaire. Au nom de cette radicalité, L’Entraide missionnaire n’a eu de cesse de remettre en question ses propres manières de faire, des structures et des pratiques jugées comme étant colonisatrices, de dénoncer des abus politiques, économiques à partir du développement d’une grille d’analyse sociale critique. Cette capacité d’analyse critique, L’Entraide va la mettre en pratique jusque dans la remise en question du comportement d’ONG du secteur des organismes de coopération internationale (OCI), jouant en quelque sorte parfois les empêcheurs de tourner en rond.

Une troisième caractéristique qui me semble propre à L’Entraide missionnaire est son rôle de catalyseur, de convergence, de maintien, d’animation et de formation des forces progressistes catholiques dans le contexte québécois. C’est d’ailleurs là une contribution majeure au christianisme social au Québec. Autant par ses liens au Réseau des politisés chrétiens, au Carrefour de pastorale en monde ouvrier, au Groupe de théologie contextuelle dont elle fut le lieu d’éclosion, aux Communautés ecclésiales de base, au Regroupement pour le responsabilité sociale des entreprises que par sa capacité à susciter une réflexion et une action solidaires au sein de l’Église québécoise, L’Entraide missionnaire demeure une figure de proue de ce mouvement, l’alimentant d’ailleurs de ses solides réseaux missionnaires transnationaux. D’une certaine façon, on peut parler de L’Entraide missionnaire comme d’une sorte de Forum social mondial avant l’heure, favorisant ainsi une série de transferts socio-ecclésiaux, notamment par le biais de la venue à Montréal de conférencièr(e)s issu(e)s de pays du Sud (particulièrement d’Amérique latine) dans le cadre de ses congrès annuels, mais aussi de formations ponctuelles et d’articles publiés dans son Bulletin. Les liens entretenus avec des institutions similaires en Europe tels que l’Institut Lebret de Paris, l’Institut œcuménique pour le développement des peuples (INODEP), le Centre tricontinental (CETRI) de Louvain (Belgique) ainsi qu’avec ceux de formation des missionnaires en Amérique latine, le Centro intercultural de documentación (CIDOC) de Cuernavaca et le Centre similaire de formation des missionnaires à Petropolis, se trouvent à être au cœur de ces réseaux. Ils sont des courroies par lesquelles ont circulé des actrices et des acteurs de L’Entraide missionnaire, mais aussi des porteurs de perspectives propres aux Églises locales d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie ainsi que des réalités spécifiques à ces sociétés.

Je conclurais cette anthologie en affirmant que L’Entraide missionnaire n’a eu de cesse de chercher à répondre aux vrais besoins devant des réalités d’injustice, qu’elles se situent au sein des sociétés ou des Églises d’ici et d’ailleurs. La conviction, sans cesse remise sur le métier de la solidarité, que les exigences de la pensée critique doivent s’exprimer en divers milieux et contextes tient clairement du prophétisme. C’est probablement le legs le plus durable de son histoire : par son parcours, L’Entraide missionnaire annonce le Royaume de Dieu ici et maintenant, pour chacune et chacun, peu importe ses conditions de vie. Inspirée d’une lecture approfondie des signes des temps à la lumière d’interprétations critiques et libératrices de l’Évangile, cette organisation est demeurée traversée par l’horizon d’une espérance qui se veut plus forte que la mort, laquelle se vérifie dans la résurrection du Christ. Ce christianisme qui atterrit, qui prend des formes diverses, à travers ses acteurs et ses actrices qui lui donnent des pieds et des mains, il fait le pari d’aimer suffisamment le monde pour s’engager, à la suite du ressuscité, à sa transformation radicale. Cette vision du monde est d’une actualité plus criante que jamais et trouvera certainement des voies d’expression inattendues pour notre temps.

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Catherine Foisy, Professeure au Département de sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal (UQAM)


  1. L’inculturation est une action qui renvoie aux conditions, exigences et effets de l’insertion de l’Évangile dans les cultures.

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