Nous sommes préoccupés par la désorientation, dans le monde entier, de la profession dentaire.
Nous sommes un groupe de chercheurs scientifiques, d’universitaires et d’intellectuels de diverses origines ayant plus de 250 ans d’expérience cumulée dans l’amélioration de la santé bucco-dentaire. Le groupe est entièrement indépendant d’institution, d’organisme gouvernemental ou d’entité corporative.
Nous nous sommes réunis pendant plusieurs jours en mars 2017 au domicile du professeur émérite Alfonso Escobar, situé dans la cordillère des Andes de Colombie et connu sous le nom de La Cascada Mare, pour partager nos préoccupations sur l’avenir des soins dentaires et de la formation dans le domaine dentaire. Chacun d’entre nous avait préparé un document reprenant nos expériences au cours du dernier demi-siècle et détaillant notre évaluation des problèmes et nos suggestions sur la voie à suivre. Chaque document a été discuté en détail. La déclaration qui suit constitue notre analyse du problème et fournit des recommandations sur ce qu’il faut faire.
Le problème
Malgré les connaissances actuelles sur les causes des maladies bucco-dentaires, au niveau mondial,la plupart des gens continuent à souffrir de ces maladies et des incapacités qui leur sont liées. Même si les progrès technologiques et scientifiques des 50 dernières années contribuent à améliorer la qualité de vie de certains, les maladies buccales continuent à causer des douleurs, des infections, des pertes de dents pour le plus grand nombre. Alors que dans de nombreux pays à revenu moyen et élevé, il y a eu des améliorations importantes de la santé bucco-dentaire, les inégalités, tant entre les pays que dans les pays, constituent à l’heure actuelle un problème majeur. L’amélioration globale de la santé bucco-dentaire est le résultat de l’augmentation du niveau de vie et de l’évolution des normes sociales (amélioration de l’hygiène personnelle et réduction du tabagisme) ainsi que de l’utilisation répandue des dentifrices au fluor, plutôt que des traitements cliniques des dentistes.
Globalement, la profession a eu peu d’impact sur l’ampleur du problème. La contribution des traitements cliniques est faible dans l’amélioration de la santé des populations. Ceci est aussi vrai pour la santé en général.
Le monde a été témoin d’une progression significative des inégalités sociales entre riches et pauvres: les 1% les plus riches possèdent plus de la moitié de la richesse mondiale avec, selon OXFAM, seulement huit individus, possédant une richesse égale à la moitié de la population mondiale. Les politiques d’austérité dans le monde entier (communément appelées « programmes d’ajustement structurel » dans les pays en développement) ont détourné les dépenses publiques et les prestations sociales vers le secteur privé en pensant que « le marché » pouvait répondre aux besoins sociétaux, malgré les preuves du contraire. Cela a conduit à la création d’un service de santé à deux vitesses: l’un pour les riches, et l’autre de qualité limitée et souvent mauvaise, pour la majorité.
Les sociétés et les compagnies d’assurance assurent de plus en plus les prestations de santé, y compris les services dentaires, dans de nombreux pays. Les régimes de soins qu’ils favorisent sont plus conçus pour assurer un retour sur investissement aux actionnaires que pour améliorer l’état de santé de la communauté, ce qui entraîne une tendance à recourir à des traitements excessifs et parfois inappropriés.
Nous craignons qu’avec le déclin du financement public des universités, la recherche perde son indépendance car le financement est de plus en plus assuré par l’industrie – par exemple les fabricants de produits et dispositifs pharmaceutiques, chirurgicaux, dentaires et de produits cosmétiques – qui influent à la fois sur les priorités de recherche et les traitements.
Les principales sociétés de l’agroalimentaire continuent de promouvoir la consommation de sucre raffinés, de sucres libres dans les boissons, de confiseries et d’aliments transformés, même si ce sont des facteurs contributifs majeurs de la carie dentaire, et bien sûr de l’obésité et du diabète. Les publicités de ces produits laissent entendre fréquemment et de manière erronée des bienfaits pour la santé.
Nous croyons que la profession dentaire, dans sa forme actuelle, n’est pas bien éduquée pour traiter les problèmes de santé bucco-dentaire rencontrés par le public. Dans de nombreux pays il y a une surproduction de dentistes, dont la plupart travail dans les principaux centres urbains où la pratique privée est plus lucrative alors que les soins ne sont pas assurés dans des régions reculées du pays. Dans certains pays la surproduction de dentiste entraîne un chômage.
Bien qu’il n’y ait aucun doute sur l’intention de la profession d’améliorer la santé, les principes de traitement couramment employés pour la carie dentaire (fraisage et obturations) et pour les maladies des gencives (détartrage et surfaçage) n’arrêtent pas et ne maîtrisent pas leurs progressions. En outre, l’obturation des dents entraîne inévitablement un cycle de remplacement de taille croissante, réduisant finalement la durée de vie de la denture.
Les dentistes sont payés ou évalués selon le nombre de ces traitements, plutôt que pour rétablir la santé. Dans le secteur privé, les dentistes sont soumis à des pressions constantes pour assurer un retour sur investissement adéquat qui entraîne souvent un surtraitement.
Les deux maladies orales les plus courantes, la carie dentaire et les maladies des gencives, sont à la fois réversibles et, dans la plupart des cas, peuvent être contrôlées par les individus eux même et les communautés en utilisant des mesures simples. La progression de la carie dentaire peut être arrêtée même lorsque les cavités sont laissées ouvertes à condition que la pulpe (le nerf) ne soit pas infectée. L’utilisation de dentistes formés pendant quelque 4-6 ans pour entreprendre de si simples mesures semble inappropriée.
Les maladies des tissus mous de la bouche et des os de la mâchoire sont débilitantes et parfois fatales. La prévalence des cancers buccaux et de la gorge continue d’augmenter à un rythme alarmant chez certaines populations, mais sans que cela ait entrainé une attention suffisante de la profession.
Les études sur les populations ayant peu ou pas d’accès aux soins dentaires montrent que, malgré une mauvaise hygiène bucco-dentaire, la plupart des gens gardent la plupart de leurs dents pendant toute leur vie. La carie dentaire est la principale raison pour laquelle les dents doivent être extraites et les dentistes sont la cause principale de la perte de dent en raison du cycle de réparation mentionné ci-dessus.
Il y a eu une croissance inquiétante de la spécialisation au sein de la dentisterie, qui a eu tendance à entraîner des traitements excessifs et inappropriés. Par exemple, plus de la moitié de tous les traitements de racine échouent. Certaines spécialisations, où il existe de nombreuses opportunités lucratives, transforment les dentistes en «cosmétologistes». De nombreuses spécialités s’adressent à des désirs stimulés du public qui ensuite vont justifier des traitements comme étant une réponse à la demande.
L’odontologie dérive, semble-t-il, de sa tâche de prévention et de contrôle de la progression de la maladie et du maintien de la santé. La bouche est devenue dissociée du corps, tout comme les soins de santé bucco-dentaire sont séparés de la médecine générale.
Nous croyons que la dentisterie est en crise. Les choses doivent changer.
Ce qui doit être fait?
Étant donné que les interventions cliniques contribuent très faiblement à l’amélioration de la santé, les professionnels dentaires devraient être à l’avant-garde de ceux qui réclame une réduction des inégalités de revenus et un monde plus juste dans lequel tout le monde aurait accès aux ressources et aux conditions nécessaires à une bonne santé et au bien-être. Les industries dont les produits nuisent à la santé, en particulier les producteurs de sucres libres dans les aliments, les boissons et les producteurs d’aliments contenant des glucides raffinés, devraient être obligés de classer leurs produits comme nocifs (tout comme cela a été fait dans de nombreuses régions du monde pour le tabac et l’alcool). La baisse des dépenses publiques dans le secteur social ne peut être justifiée en regard des dépenses excessives consacrées à la guerre, à l’armée, aux armes. Les entreprises et l’industrie ne devraient pas être autorisées à influencer de manière détournée la recherche ou la pratique clinique.
La profession dentaire est sur-formée pour ce qu’elle fait et sous-formée pour ce qu’elle devrait faire.
Le contrôle des maladies bucco-dentaires les plus fréquentes nécessite une formation reduite et pourrait et devrait être effectué par des agents de santé communautaires. Des projets de démonstration sur l’efficacité de ces approches sont nécessaires.
Avec la surproduction des dentistes dans la plupart des régions du monde, il est urgent de réévaluer la formation des dentistes.
La dentisterie devrait devenir une spécialité de la médecine, tout comme l’ORL, l’ophtalmologie, la dermatologie, etc.. En tant que tel, les médecins de la santé bucco-dentaire seraient responsables de la direction de l’équipe de santé bucco-dentaire, de la gestion des maladies graves et des soins d’urgence, du traitement de la douleur, des infections et de la septicémie, de la gestion des traumatismes, du diagnostic et de la prise en charge des pathologies des tissus mous. Lorsque cela est justifiable du point de vue du maintien de la santé, des interventions pour rétablir une denture fonctionnelle et une reconstruction orofaciale. Étant donné que la gestion et le contrôle des maladies les plus courantes pourraient être entrepris par les agents de santé primaire, un nombre relativement restreint de ces médecins de santé bucco-dentaire devraient être formés. En outre, un nombre relativement restreint de dentistes de santé publique serait nécessaire pour coordonner les évaluations des besoins en santé bucco-dentaire, mettre en œuvre et évaluer les stratégies d’amélioration de la santé bucco-dentaire et servir de défenseurs de la santé bucco-dentaire afin d’assurer une intégration plus étroite de la santé bucco-dentaire dans des politiques plus larges.
La croissance des spécialisations au sein de la dentisterie, tout en entraînant une pratique lucrative pour le spécialiste, fait peu pour améliorer la santé bucco-dentaire publique. Une telle croissance devrait être limitée.
Il doit y avoir plus de discussions publiques sur les réalisations et les limites de la façon dont la profession dentaire est actuellement structurée.
Les implications des recommandations ci-dessus sont évidentes: changer les dentistes en médecins de la santé bucco-dentaire nécessite une révision approfondie des profils d’éducation des écoles dentaires: une révision du programme actuel de formation des dentistes. Une réduction du nombre de dentistes formés et une amélioration de la qualité des cours, en particulier en s’assurant que la formation est liée aux besoins de la population. Inévitablement, cela impliquera la fermeture de nombreuses écoles dentaires existantes dans les pays qui ont créé un nombre inquiétant de nouvelles écoles au cours de la dernière décennie. Les propositions d’établissement de nouvelles écoles dentaires devraient être sérieusement réévaluées.
Pendant ce temps, des efforts doivent être faits pour dissuader les dentistes et autres membres du personnel de santé bucco-dentaire de réaliser des traitements (par exemple fraisage et obturation, détartrage et surfaçage) qui raccourcissent la durée de vie de la denture. De telles procédures devraient être limitées à des conditions exceptionnelles où seule la restauration d’une dentition fonctionnelle justifie le risque. Les dentistes doivent être récompensés pour le maintien de la santé plutôt que pour mettre en œuvre des procédures invasives et souvent inutiles. Les traitements dentaires devraient être choisis dans l’intérêt de la santé et pour obtenir une dentition fonctionnelle plutôt que dans financiers des praticiens individuels ou des actionnaires des sociétés et des compagnies d’assurance.
L’état actuel de la dentisterie dans le monde entier est grave. Il appelle à des solutions radicales. Cette brève déclaration a été faite pour stimuler la discussion sur ce qui doit être fait dans l’intérêt de la santé de la majorité de l’humanité. Nous reconnaissons que les changements peuvent prendre du temps à être mis en œuvre. Chaque pays devra évaluer la meilleure façon de les aborder.
Dr Lois Cohen PhD (USA) – LKCohen1@gmail.com
Professeur émérite Gunnar Dahlen PhD, Dr Odont (Suède) – gunnar.dahlen@odontologi.gu.se
Professeur émérite Alfonso Escobar Doctor Honoris Causa (Colombie) – aescobar@ces.edu.co
Professeur émérite Ole Fejerskov PhD, Dr Odont (Danemark) – of@biomed.au.dk
Professeur émérite Newell W Johnson, CMG, FMedSci (Australie / Royaume-Uni) – n.johnson@griffith.edu.au
Dr Firoze Manji PhD – fmanji@mac.com (Kenya / Canada)