Le débat avec les pharisiens de Jérusalem a redéfini le concept de pureté, trop axé sur une extériorité et des traditions pharisiennes. Jésus a mis en avant la disposition du cœur du croyant juif pour un meilleur souci du prochain dans le respect des commandements de Dieu. Des attitudes contraires rendent impur.
C’est aussi pour cette raison que beaucoup de juifs évitait le contact avec le monde païen, des gens qui ne suivent pas les commandements. Mais le Royaume du Père est-il réservé aux seuls enfants d’Israël ? La rencontre de Jésus avec une femme païenne va éclairer ce point.
Cananéenne (Mt 15,22) ou Syro-Phénicienne (Mc 7,26) ?
Dans l’évangile selon saint Marc, nous avons déjà entendu le passage parallèle (Mc 7,24-31). Les deux récits se présentent dans le même contexte immédiat, après le débat sur le pur et l’impur. Mais les différences sont assez nombreuses. Marc parle d’une Syro-Phénicienne et Matthieu d’une femme Cananéenne. Les deux expressions sont anachroniques pour ce Ier siècle, comme si l’on qualifiait une personne française par le mot ‘gauloise’ ou ‘franque’. Avec ces anachronismes, les évangélistes veulent qualifier la femme d’une manière particulière. Marc insiste sur son identité d’étrangère (hors de Judée) et sur sa mauvaise réputation. Dans le langage populaire, le mot syrophénicien peut désigner ou un usurier ou un client des prostituées. Il s’agit donc d’une expression méprisante.
En Matthieu, cette femme est qualifiée de Cananéenne. Il insiste ici sur son identité religieuse et idolâtre. Les Cananéens au temps des patriarches sont liés au dieu Baal et à d’autres divinités, entrainant souvent les fils d’Israël à renier leur Dieu unique. En usant du mot ‘cananéenne’, Matthieu force le trait pour exprimer la séparation entre Israël et les Nations, entre Juifs et non-juifs. Et peut-être même suggère-t-il aussi à ses lecteurs une distinction existante entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens. Distinction qu’il veut dénoncer.
Il y a dans la version matthéenne beaucoup d’autres différences d’avec celle de Marc. Le seul vocabulaire commun concerne majoritairement le dialogue direct entre la femme et Jésus. Plus que Marc, Matthieu va insister sur le refus catégorique initial de Jésus à l’encontre de la demande de la femme païenne, cela en vue de mieux nous convertir à l’approche évangélique.
Une femme insistante, une réponse sèche (15,21-24)
15, 21 Partant de là, Jésus se retira dans la région de Tyr et de Sidon. 22 Voici qu’une Cananéenne, venue de ces territoires, disait en criant : « Prends pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. » 23 Mais il ne lui répondit pas un mot. Les disciples s’approchèrent pour lui demander : « Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris ! » 24 Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. »
L’impossible rencontre
Le départ pour Tyr et Sidon vient à la suite du débat tendu avec les pharisiens de Jérusalem. Jésus s’éloigne pour un temps. Mais ce départ permet surtout à Matthieu de nous faire entendre Jésus sur la question du salut et de l’identité religieuse. En ce territoire de Tyr et de Sidon nous ne sommes pas seulement à l’étranger vis-à-vis de la Galilée, mais en territoire païen, symboliquement cananéen.
Le cri de la foi
Cependant, Matthieu nous surprend avec cette rencontre. D’abord parce que cette Cananéenne s’exprime avec des termes liés à la foi au Seigneur et Fils de David. Elle ne s’adresse pas à un faiseur de miracle galiléen célèbre et de passage en ville. En Jésus, elle reconnaît l’identité juive et salvatrice du Messie.
Le récit de Matthieu met en premier cette reconnaissance du Dieu d’Israël. La femme cananéenne représente cette venue de gens des Nations à la foi d’Israël, mais par le Christ. Ainsi la femme demande, non pas en premier la guérison de sa fille, mais d’être reconnue par son Seigneur. La Cananéenne est présentée comme une femme de foi qui reprend les mêmes cris que les psalmistes (Ps 6,2 ; 9,13… Aie pitié de moi Seigneur). Ce faisant elle associe le salut divin à la personne même de Jésus. Elle implore sa pitié, de la même manière qu’on implore Dieu. Implorer n’est pas tout à fait juste.
Ses cris et son appel à l’aide rejoignent ceux entendus précédemment de la part des fils d’Israël à destination de Jésus. Les deux aveugles rencontrés (9,27), les disciples et Pierre sur la mer (14,26.30), tous crient vers Jésus pour lui demander son secours, comme ce sera encore le cas pour les aveugles de Jéricho (20,30.31) et lors de l’acclamation à Jérusalem (21,9.15). Ce cri-là, est bien un cri de foi venant d’une femme qualifiée de Cananéenne. L’enjeu est là encore tout aussi vital : la vie d’une enfant tourmentée par un démon. La femme reconnaît ainsi en lui son Sauveur.
L’étonnant refus de Jésus
C’est la seconde chose qui peut nous surprendre : Jésus ne répond pas favorablement à cette femme, du moins dans un premier temps. Ce refus de Jésus est même double. Il y a d’abord son silence puis une réponse clairement négative suite à l’intervention des disciples exaspérés. Jésus met fin à sa demande : Sa mission est destinée à la seule maison d’Israël. La sentence semble définitive.
Cette remarque nous rappelle l’envoi des Douze à qui Jésus ordonnaient : 10, 5 « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritain; 6 allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » Les fils d’Israël étaient ainsi les premiers destinataires du Royaume, du moins en ces débuts. Cependant les circonstances sont maintenant différentes. Jésus et ses disciples sont, à cause peut-être des pharisiens, en territoire païen. D’autre part, le récit souligne la démarche libre et volontaire de la Cananéenne. Ce n’est pas Jésus qui va vers les païens, mais les païens qui viennent à Jésus, dans la foi.
Mais tout cela ne répond pas à notre étonnement vis-à-vis du refus de Jésus. Serait-il indifférent au sort de la mère et de la fille au motif de leur origine ? Si Jésus a franchi les frontières, le Royaume est-il resté en Galilée ? ou destiné aux seuls juifs de son temps ? Le récit (et ce refus littéraire) est bien évidemment pédagogique. Il nous choque pour nous rendre encore plus attentif à cette question. Il faut sans doute, nous rappeler le passage précédent sur la pureté. Matthieu nous a décrit cette femme dans son extériorité relationnelle : elle est Cananéenne et donc impure pour tout juif. Mais son intervention insiste sur la sincérité de sa foi, sa disposition intérieure qui vaut plus que toutes les ablutions. Vis-à-vis de Jésus, elle-même montre plus de foi que les pharisiens et scribes de Jérusalem.
Et le rebondissement va permettre encore de montrer combien désormais la foi au Messie d’Israël dépasse bien des frontières.
La demande (15,25-28)
15, 25 Mais elle vint se prosterner devant lui en disant : « Seigneur, viens à mon secours ! » 26 Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » 27 Elle reprit : « Oui, Seigneur ; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » 28 Jésus répondit : « Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! » Et, à l’heure même, sa fille fut guérie.
Le dialogue
La femme insiste en reprenant encore des expressions liées à la foi : Seigneur, viens à mon secours, comme Pierre lui-même implorait son maître (14,30). Bien plus, chez Matthieu, cette seconde demande est associée à une attitude religieuse de prostration, signe éminent de reconnaissance. Mais est-elle concernée par l’avènement du Royaume du Père, cette femme qui ne fait pas partie des fils et filles d’Israël, qui n’appartient pas, par ‘nature’, à la communauté juive ? La foi suffit-elle ? Ne devrait-elle pas d’abord demander à être de ces enfants ?
L’allégorie de Jésus insiste sur cette distinction pour mieux la dépasser. Le Royaume est destiné à la table d’Israël. Elle ne peut donc y prendre part. Mais la femme reprend cette allégorie et la réinterprète, à la lumière de la foi au Christ. Elle utilise encore le terme Seigneur pour marquer sa déférence sincère vis-à-vis d’Israël. Elle ne vient pas se substituer à la maison (ou la table) d’Israël. Elle ne vient pas « prendre » ce qui revient en premier lieu à ces ‘petits-enfants’. Elle se met au pied de la table, et ne prend rien. Elle reçoit cette surabondance qu’elle espère du Royaume. La Cananéenne insiste sur ces miettes qui tombent naturellement de la table. Elle sait qu’elle peut avoir part au repas du Seigneur, quand bien même elle devrait être considérée comme un vulgaire ‘petit chien’. Mais ce ne sera pas le cas.
Une grande foi
Femme, grande est ta foi ! Il n’est plus question de Cananéenne, ou de petits chiens. Jésus reconnaît sa foi à l’égal et voire plus de tout homme en Israël… elle qui n’est aux yeux des disciples qu’une Cananéenne. La guérison de sa fille dépasse le cadre du miracle pour authentifier l’action débordante de Jésus jusqu’envers les Nations. Elle aussi a droit au repas de vie et non à quelques miettes, elle aussi peut s’asseoir à la même table que les premiers enfants. Car le temps du Messie est advenu comme le prophétisait Zacharie : Ainsi parle le Seigneur de l’univers : En ces jours-là, dix hommes de toute langue et de toute nation saisiront un Juif par son vêtement et lui diront : « Nous voulons aller avec vous, car nous avons appris que Dieu est avec vous. » (Za 8,23)
Ce passage met aussi en avant cette liberté que Jésus suscite. C’est lui qui fait en sorte que cette femme exprime sa foi face à ses disciples exaspérés. C’est lui qui lui permet d’affirmer son attachement au Christ et Sauveur, sans nier, ni mépriser la place d’Israël.