Le raisonnement des disciples et des pharisiens
L’homme est un aveugle de naissance. C’est inédit dans la bible. On a déjà vu Jésus guérir des aveugles, le plus connu étant Bartimée (Marc 10, 46-52), mais jamais des aveugles-nés.
L’originalité de l’évangile de Jean est de montrer que cet homme a toujours été aveugle. Cela remet en question tout ce qu’on croyait à l’époque. On imaginait qu’un handicap était le résultat d’un châtiment de Dieu, une malédiction divine, suite à un péché qu’aurait commis la personne. Mais ici, la cécité de naissance exclut cette interprétation. Il ne peut s’agir d’un châtiment divin, le bébé étant né aveugle, donc avant même d’être en situation de pécher.
Et c’est justement ce qui désarçonne les disciples de Jésus. Préoccupés de trouver coûte que coûte une explication à l’origine de ce handicap, ils élaborent un raisonnement : «Est-ce lui qui a péché ou bien ses parents ?» (verset 2) De même les Pharisiens convoquent ses parents pour comprendre et lui déclareront à la fin : «Tu es tout entier plongé dans le péché depuis ta naissance…» (verset 34) Jésus coupe court à ce raisonnement : «Ni lui, ni ses parents.» (verset 3)
Une fois ce raisonnement infernal écarté, la révélation devient possible : « L’action de Dieu devait se manifester en lui. » (verset 3) Ce récit nous met devant la question très complexe du «pourquoi le mal, quelle origine a le mal».
Cette question est souvent à l’origine de bien des malentendus, qui ouvrent la voie à des sentiments mêlés de culpabilité et de révolte contre Dieu. Et moi, devant le handicap ou la maladie, j’ai certainement été confronté à ce genre de sentiment… ?
La guérison, une nouvelle naissance
La scène de la guérison proprement dite est très courte : versets 6 et 7. On connaissait déjà la fonction curative de la salive. Mais Jésus, en faisant de la boue qu’il applique sur les yeux de l’aveugle, rappelle le geste créateur de la Genèse (Genèse 2, 7), où Dieu crée l’homme avec de la glaise.
On peut voir dans le geste de se laver les yeux enduits de boue un geste de purification qui ouvre à une nouvelle naissance, comme dans un baptême : l’homme naît à la vue nouvelle et à la vie nouvelle. Il sera désormais intégré dans la société des hommes, lui qui était exclu, mendiant et aveugle.
La piscine de Siloë, nous dit le texte, signifie «l’envoyé». Qui est l’envoyé ici ? Jésus, qui est envoyé aux hommes comme «lumière du monde» pour les éclairer et vaincre leurs ténèbres (versets 9, 5 et, déjà, 8, 12 : «Je suis la lumière du monde. Celui qui vient à ma suite ne marchera pas dans les ténèbres : il aura la lumière qui conduit à la vie») ?
Mais c’est peut-être aussi cet aveugle-né guéri qui est envoyé aux hommes comme signe de l’action de Dieu parmi eux ?
Les différentes scènes du texte
L’organisation du chapitre est très parlante. Dès le début, dans l’échange entre Jésus et ses disciples, le projet d’ensemble est donné : «Il nous faut réaliser l’action de celui qui m’a envoyé… Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde» (versets 4 et 5).
Nous, lecteurs, nous savons donc qu’il ne s’agit simple guérison, mais d’un signe qui va révéler qui est Jésus, lui qui se présente divinement comme «Je suis».
Après le bref récit de la guérison, Jésus disparaît de la scène au verset 7 pour ne revenir qu’au verset 35. Pendant ce temps, quatre scènes se déroulent : l’aveugle avec ses voisins (versets 8-12), puis avec les Pharisiens (versets 13-17), puis les Pharisiens avec les parents (versets 18-23), et enfin un nouvel interrogatoire de l’aveugle par les Pharisiens (versets 24-34).
Les voisins débattent de l’identité de l’homme. Les Pharisiens se divisent sur l’identité de Jésus, qui guérit un jour de sabbat, puis mettent en cause l’identité de l’homme guéri, comme pour refuser le signe lui-même. Puis ils convoquent à nouveau l’homme pour le faire parler sur l’identité de Jésus. Qualifiez l’attitude des différents personnages.
Voir et savoir
Il y a tout un jeu entre le savoir, le voir avec les yeux du corps et le voir avec le coeur. Repérez les verbes «voir» et «savoir».
Les Pharisiens sont drapés dans leur savoir et s’y enferment, tout en enfermant les autres. Ils prétendent savoir que Jésus est un homme pécheur (verset 24) et que Dieu n’exauce pas les pécheurs (verset 31). Mais ils ne veulent pas savoir (ni voir) ce que l’aveugle guéri leur révèle, à savoir que Jésus vient de Dieu (versets 29.30) : «Et tu nous fais la leçon !» (verset 34).
Jésus leur fera précisément ce reproche : «Du moment que vous dites : ‘nous voyons !’, votre péché demeure.» (verset 41). Le prétendu savoir des Pharisiens les aveugle, en fait !
À l’inverse, l’aveugle guéri s’attache à exprimer le signe dont il a bénéficié : «Il m’a guéri», sans prétendre tout savoir de Jésus : «Est-ce un pécheur ? Je n’en sais rien ; mais il y a une chose que je sais : j’étais aveugle et maintenant je vois.» (verset 25)
Cette humilité l’amène à préciser qui est Jésus et à le voir, en fait, comme Fils de l’homme et Seigneur. On notera la progression : l’aveugle guéri connaît Jésus seulement par son nom (verset 11), puis il le qualifie de «prophète» (verset 17), puis il dit qu’il vient de Dieu (verset 33). Il en arrive alors à la confession de sa foi devant Jésus: «‘Crois-tu au Fils de l’homme ? Je crois, Seigneur’, et il se prosterna devant lui.» (versets 35.38) Au début, il parlait de Jésus. À la fin, il parle avec Jésus.
La confession de sa foi dans le signe puis dans l’auteur du signe l’a mis en présence du Seigneur. Au total, c’est l’aveugle qui, une fois guéri, révèle peu à peu aux autres, et à nous, lecteurs, qui est Jésus. L’aveugle guéri révèle que reconnaître ses incapacités à tout savoir et accueillir les signes du Seigneur dans nos vies nous met sur le chemin de la rencontre du Christ.