Six jours avant la Pâque (12, 1-3)
Jn 12, 1 Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie où habitait Lazare, qu’il avait réveillé d’entre les morts. 2 On donna un repas en l’honneur de Jésus. Marthe faisait le service, Lazare était parmi les convives avec Jésus. 3 Or, Marie avait pris une livre d’un parfum très pur et de très grande valeur ; elle versa le parfum sur les pieds de Jésus, qu’elle essuya avec ses cheveux ; la maison fut remplie de l’odeur du parfum.
L’onction synoptique
Marc et Matthieu rapportent une même onction de Jésus (Mt 26,6-13 ; Mc 14,3-9), peu avant la Passion. Luc raconte également une telle scène mais cette dernière se situe au sein du ministère de Jésus lors de son repas chez Simon le Pharisien (7,36-50), et non comme chez Marc et Matthieu, chez un certain Simon le lépreux. La tradition populaire et picturale a souvent confondu ces trois scènes : la femme désignée comme pécheresse revêt souvent la figure de Marie de Magdala, occultant Marie, sœur de Lazare. Or il semble bien que nous sommes face à trois récits différents : la femme chez Simon le lépreux ne peut être identifiée à celle qui arrive chez Simon le Pharisien, ni à Marie de Béthanie.
L’onction selon Jean
L’évangéliste Jean rapporte une scène d’onction se déroulant à Béthanie, mais il place ce récit avant l’entrée de Jésus à Jérusalem. La femme n’est plus anonyme : il s’agit de Marie, sœur de Lazare. L’onction ne fait pas sur la tête de Jésus (Mt et Mc) mais sur les pieds de ce dernier.
Cependant, les récits s’entrecroisent : on retrouve dans chacun d’eux, la même parole de Jésus : « Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. » Ces trois évangiles rapportent ces propos ainsi que son lien avec l’ensevelissement prochain de Jésus faisant suite à une réaction des disciples (Mt) ou des quelques-uns (Mc) ou de Judas (Jn). En faisant appel au personnage de Marie, Jean insiste davantage sur le rapport entre son geste et la Passion annoncée. De même, la présence de Lazare rappelle la victoire de Jésus sur la mort et l’attente de la promesse de la vie éternelle. Ce cadre, propre au quatrième évangile, est d’importance. Tout se déroule lors d’un repas où Jésus est honoré pour avoir ramené Lazare à la vie, mais c’est pourtant sa passion prochaine qu’il va rappeler. La mère de Jésus, avait introduit le livre des signes, lors des noces de Cana ; Marie de Béthanie vient signifier la fin de ce ministère itinérant, peu avant la Passion. Une autre Marie, celle de Magdala, sera, à la fin de l’évangile, le témoin privilégié du Ressuscité.
Le surprenant geste de Marie
Ainsi, en faisant mention de ces six jours avant la Pâque, l’évangéliste nous oriente d’emblée vers sa Passion. Au cours de ce repas, le geste de Marie est surprenant à plusieurs titres : la qualité très pure du parfum, sa valeur équivalent à une année de salaire et la quantité importante (une livre, 300 g). Tout cela exprime la surabondance et n’est pas sans rappeler la même exagération qualitative et quantitative des noces de Cana, ou de la multiplication des pains. Mais ici, l’action provient de Marie, et Jésus en est l’unique destinataire. À la surabondance du don fait par Jésus, répond maintenant le débordement du parfum de Marie.
Surprenant aussi, ce parfum n’est pas versé sur la tête, mais sur les pieds. Le fait que Marie ait les cheveux dénoués rend compte également d’une attitude particulièrement inconvenante en ce Ier siècle. On ne peut, dès lors, confondre ce geste avec le rite de l’onction royale et sacerdotale. De même, en ce contexte festif, il serait erroné de lire cette attitude à l’aune du repentir de la pécheresse de Luc (Lc 7).
Le joyeux et parfumé abaissement
Ce geste rappelle l’attitude de Marie qui lors de la mort de son frère Lazare s’était jeté aux pieds de Jésus en signe de confiance et de sa supplication envers Celui qui peut donner la vie. La position reflète en effet l’humilité de Marie qui s’abaisse devant Son seigneur tout en l’honorant. Ou pour le dire autrement, c’est en s’abaissant, jusqu’à paraître humiliée, que Marie honore Jésus. De plus, par cette onction sur les pieds, Marie célèbre le Verbe fait chair, l’envoyé du Père, qui a marché au milieu des siens, dans la même poussière. Le parfum répandu devient le signe de la communion entre les disciples, dont Marie devient la figure, et le Christ. Le parfum donné lui est aussi destiné : elle recueille ce surplus de ses cheveux. Cet abaissement de Marie n’est en rien un dolorisme. Il exprime son amour pour Jésus et sa joie débordante, ce parfum emplissant toute la maison. Tous profitent de la bonne odeur de Vie qui vient en contraste avec l’odeur de mort qui émanait, précédemment du corps de Lazare (11,39). Tous en profitent ? Pas tout à fait.
Judas Iscariote (12, 4- 8)
12, 4 Judas Iscariote, l’un de ses disciples, celui qui allait le livrer, dit alors : 5 « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum pour trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données à des pauvres ? » 6 Il parla ainsi, non par souci des pauvres, mais parce que c’était un voleur : comme il tenait la bourse commune, il prenait ce que l’on y mettait. 7 Jésus lui dit : « Laisse-la observer cet usage en vue du jour de mon ensevelissement ! 8 Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. »
Judas
Jésus vient donner sens au geste de Marie en le reliant à sa passion à venir (mon ensevelissement) et à sa glorification auprès du Père (vous ne m’aurez pas toujours). Cette interprétation de Jésus (7-8) est encadrée par deux réactions négatives : celle de Judas (4-6) et celle de Juifs et des grands-prêtres (9-11).
La mention de Judas Iscariote, propre à l’évangéliste Jean, permet de mieux souligner le lien entre ce geste et la passion : il est celui qui allait livrer Jésus. Paradoxalement, au gaspillage de Marie, il oppose la nécessaire aumône charitable demandée par la Loi elle-même.
Dt 15,4 il n’y aura pas de malheureux chez toi. Le Seigneur, en effet, te comblera de bénédictions dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne […] 7 Se trouve-t-il chez toi un malheureux parmi tes frères, dans l’une des villes de ton pays que le Seigneur ton Dieu te donne ? Tu n’endurciras pas ton cœur, tu ne fermeras pas la main à ton frère malheureux.
La remarque de Judas vise à la fois Marie, qui est alors humiliée publiquement, et Jésus qui se laisse ainsi honorer, sans réagir. La présence de l’Iscariote, désigné comme un voleur, vient souligner l’hypocrisie de son intervention. Celle-ci vient opposer ce qui n’est pas opposable : le don fait aux pauvres et le don de la vie fait par le Christ, que représente le parfum. Judas se distingue ainsi de la grâce, surabondante, et de l’amour de Marie pour Jésus, préférant l’amour de l’argent et sa lecture hypocrite de la Loi. Or la grâce de la vie donnée, que vient honorer le geste de Marie, ne s’oppose pas à la Loi, ni à l’aumône, mais vient lui donner sens.
L’interprétation de Jésus
La réponse de Jésus à Judas vient relier ces deux éléments : parfum de vie et charité. En premier lieu, Jésus interprète le geste honorifique de Marie comme l’annonce de sa mort prochaine. Le don du parfum est lié au don de sa vie. Laisse-la observer cet usage en vue du jour de mon ensevelissement ! Pour l’évangéliste, le geste de Marie anticipe la glorification par la croix. Le récit de l’onction devient dès lors une véritable profession de foi en celui qui donne sa vie pour ses amis (15,13). La passion du Fils devient un parfum de vie pour tous et annoncent la glorification de Celui qui retournera vers le Père : moi, vous ne m’aurez pas toujours. L’ensevelissement à venir est désigné par la mention du « jour ». Ce jour de l’ensevelissement n’est pas seulement un repère chronologique et factuel. Il désigne le jour de l’accomplissement du dessein de Dieu (19,30), le jour du jugement et du salut pour tous.
C’est en ce jour que prend source et sens, la charité des disciples dans ce souci des pauvres. La croix vient éclairer la charité d’un jour nouveau. Celle-ci ne se réduit plus à un acte d’aumône, suivant la règle de la Loi de Moïse, mais souligne, davantage, l’amour du Christ. C’est en aimant le Christ, dans leur vie ecclésiale et postpascale, que la communauté des disciples pourra honorer sa Charité jusque dans le souci des plus démunis.
À cause de lui (12, 9-11)
12, 9 Or, une grande foule de Juifs apprit que Jésus était là, et ils arrivèrent, non seulement à cause de Jésus, mais aussi pour voir ce Lazare qu’il avait réveillé d’entre les morts. 10 Les grands prêtres décidèrent alors de tuer aussi Lazare, 11 parce que beaucoup de Juifs, à cause de lui, s’en allaient, et croyaient en Jésus.
Voir et tuer
Le récit ne laisse place à aucune réaction des disciples. Il est interrompu aussitôt par la venue d’une grande foule de Juifs, et l’attitude des grands-prêtres, qui contraste avec celle de Marie.
Ainsi, Marie honorait ce celui qui donne vie en donnant sa vie. L’onction de parfum venait célébrer ce jour nouveau espéré, ce temps eschatologique. La résurrection de Lazare en était le signe annonciateur. Maintenant, la foule ne vient pas seulement pour Jésus mais surtout pour « voir » celui qui est revenu d’entre les morts. Cette curiosité ne leur interdit pas d’espérer ce temps messianique inaugurant, selon la tradition pharisienne, le jugement et la résurrection des morts. L’évangéliste, par cette formule, insiste surtout sur leur appétit de miracles et de merveilleux, qui ne laissera aucune place à l’accueil de la Croix comme lieu de révélation et de salut. A la décision d’éliminer Jésus (11,53) s’ajoute la condamnation de Lazare. Pourtant, avec le complot contre Lazare, c’est bien l’ombre de la Passion qui se fait sentir.
L’évangéliste vient encore opposer Jésus, celui qui donne vie, à la volonté des grands-prêtres de mettre fin aux jours de Lazare, contredisant le plan de salut de Dieu. Le récit anticipe déjà sur les épreuves de la communauté. Ce n’est plus seulement Jésus qui est visé, mais « celui que Jésus aime » (11,3) et avec lui l’ensemble des fidèles croyants en Christ.