Selon la perception chrétienne, l’attachement irréductible des Juifs à la Loi, renforcé par de nombreux siècles de rumination talmudique, constitue un obstacle insurmontable à leur reconnaissance du Salut en Jésus-Christ. L’argument péremptoire généralement invoqué à cet égard est le passage suivant de l’épître de Paul aux Ephésiens :
Ep 2, 14-16 : Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux a fait un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair l’hostilité, cette Loi des préceptes avec ses ordonnances, pour créer en sa personne les deux en un seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix: en sa personne il a tué l’hostilité.
Malgré les apparences, le terme d’ « hostilité », (littéralement « haine » (sens du terme grec echthra), ne s’applique pas à la Loi. En fait, Paul affirme, de manière elliptique, que la non-observance et/ou la violation de la Loi rendent ennemi de Dieu. Ce que corroborent ses autres expressions sur le même thème :
Rm 5, 10 : Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de son Fils, combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie,
Ep 2, 11-12 : Rappelez-vous donc qu’autrefois, vous les païens – qui étiez tels dans la chair, vous qui étiez appelés « prépuce » par ceux qui s’appellent « circoncision », … d’une opération pratiquée dans la chair! – rappelez-vous qu’en ce temps-là vous étiez sans Christ, exclus de la cité d’Israël, étrangers aux alliances de la Promesse, n’ayant ni espérance ni Dieu dans le monde !
En réalité, ces deux passages pauliniens enseignent qu’il n’a fallu rien moins que la mort du Christ pour que la non-observance de la Loi par les non-juifs greffés sur l’olivier originel juif (cf. Rm 11, 24), en vertu de la Nouvelle Alliance dans le sang du Christ, ne leur vaille pas l’hostilité des puissances célestes. En témoigne mystérieusement ce que leur dit l’Apôtre :
Col 2, 13-14 : Vous qui étiez morts du fait de vos fautes et de votre chair incirconcise, Il vous a fait revivre avec lui ! Il nous a fait grâce de toutes nos fautes ! Il a effacé, au détriment des ordonnances légales, le document de notre dette, qui nous était contraire ; il l’a exposé en le clouant à la croix. Il a dépouillé les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal (Col 2, 14).
C’est mal comprendre les reproches que Jésus adressera, plus tard, aux élites religieuses juives, que de considérer ses invectives comme une négation et un désaveu de leur fonction d’enseignants de la Torah. Les textes du Nouveau Testament cités plus haut s’inscrivent en faux contre une telle perspective. Ce que stigmatisait Jésus c’était, d’une part, le comportement de ces docteurs, qui était en contradiction flagrante avec leur enseignement, et d’autre part, les prescriptions accablantes qu’ils édictaient (cf. Mt 23, 4), les justifications erronées qu’ils en donnaient, ainsi que les accommodements avec la Loi, qu’ils inventaient. En témoignent, entre autres, les textes suivants :
Mt 15, 1-6 : Alors des Pharisiens et des scribes de Jérusalem s’approchent de Jésus et lui disent : « Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? En effet, ils ne se lavent pas les mains au moment de prendre leur repas. » – Et vous, répliqua-t-il, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu au nom de votre tradition ? En effet, Dieu a dit : ‘Honore ton père et ta mère’, et ‘Que celui qui maudit son père ou sa mère soit puni de mort’. Mais vous, vous dites : Quiconque dira à son père ou à sa mère : « Les biens dont j’aurais pu t’assister, je les consacre », celui-là sera quitte de ses devoirs envers son père ou sa mère. Et vous avez annulé la parole de Dieu au nom de votre tradition.
Mt 15, 7-20 […] Isaïe a bien prophétisé de vous, quand il a dit : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais leur cœur est loin de moi. Vain est le culte qu’ils me rendent : les doctrines qu’ils enseignent ne sont que préceptes humains. » Et ayant appelé la foule près de lui, il leur dit : « Écoutez et comprenez ! Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l’homme. » Alors s’approchant, les disciples lui disent : « Sais-tu que les Pharisiens se sont scandalisés de t’entendre parler ainsi ? » Il répondit : « Tout plant que n’a point planté mon Père céleste sera arraché. Laissez-les : ce sont des aveugles qui guident des aveugles ! Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou. » Pierre, prenant la parole, lui dit : « Explique-nous la parabole ». Il dit : « Vous aussi, maintenant encore, vous êtes sans intelligence ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis s’évacue aux lieux d’aisance, tandis que ce qui sort de la bouche procède du cœur, et c’est cela qui souille l’homme ? Du cœur en effet procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations. Voilà les choses qui souillent l’homme ; mais manger sans s’être lavé les mains, cela ne souille pas l’homme.
Mt 23, 2-3 : Dans la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les Pharisiens: tout ce qu’ils vous diront faites-le et observez-le, mais ne faites pas ce qu’ils font ; car ils disent et ne font pas.
Mt 23, 16-22 : Malheur à vous, guides aveugles, qui dites: Si l’on jure par le sanctuaire, cela ne compte pas; mais si l’on jure par l’or du sanctuaire, on est tenu. Insensés et aveugles ! Quel est donc le plus digne, l’or ou le sanctuaire qui a rendu cet or sacré ? Vous dites encore: Si l’on jure par l’autel, cela ne compte pas; mais si l’on jure par l’offrande qui est dessus, on est tenu. Aveugles ! Quel est donc le plus digne, l’offrande ou l’autel qui rend cette offrande sacrée ? Aussi bien, jurer par l’autel, c’est jurer par lui et par tout ce qui est dessus ; jurer par le sanctuaire, c’est jurer par lui et par Celui qui l’habite; jurer par le ciel, c’est jurer par le trône de Dieu et par Celui qui y siège.
Par ailleurs, la brève anthologie qui suit illustre l’importance qu’attachait Jésus à la Loi et à l’accomplissement de ses préceptes :
Mt 5, 17-19 : N’allez pas croire que je sois venu détruire la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu détruire, mais accomplir [pleinement]. Car je vous le dis, en vérité : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. Celui donc qui violera l’un de ces moindres préceptes, et enseignera aux autres à faire de même, sera tenu pour le moindre dans le Royaume des Cieux ; au contraire, celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le Royaume des Cieux.
Mt 23, 23 (= Lc 11, 42) : Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui acquittez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, après avoir négligé les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi; il fallait faire ceci, sans omettre cela.
Lc 16, 16-17 : Jusqu’à Jean [il y avait] la Loi et les Prophètes; depuis lors le Royaume de Dieu est annoncé, et chacun y [entre] de force. Il est plus facile que le ciel et la terre passent que ne tombe un seul menu trait de la Loi.
Mc 1, 40-44 (= Lc 5, 14) : Un lépreux vient à lui, le supplie et, s’agenouillant, lui dit: « Si tu le veux, tu peux me purifier [guérir] ». Ému de compassion, il étendit la main, le toucha et lui dit: « Je le veux, sois purifié ». Et aussitôt la lèpre le quitta et il fut purifié [guéri]. Et le rudoyant, il le renvoya aussitôt, et lui dit: « Garde-toi de rien dire à personne; mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce qu’a prescrit Moïse: ce leur sera un témoignage. »
Lc 17, 12-14 : A son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre et s’arrêtèrent à distance; ils élevèrent la voix et dirent: « Jésus, Maître, aie pitié de nous. » A cette vue, il leur dit: « Allez vous montrer aux prêtres. » Et il advint, comme ils y allaient, qu’ils furent purifiés.
Pour peu que l’on se donne la peine de lire l’Écriture avec les ressources du savoir aujourd’hui accessibles à tout chrétien cultivé, un passage de l’évangile de Luc, trop souvent lu distraitement, jette un éclairage inattendu sur le schisme doctrinal, apparemment irrémédiable, entre judaïsme et christianisme :
Luc 2, 40-51 : Cependant l’enfant grandissait, se fortifiait et se remplissait de sagesse. Et la grâce de Dieu était sur lui. Ses parents se rendaient chaque année à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Et lorsqu’il eut douze ans, ils y montèrent, comme c’était la coutume pour la fête. Une fois les jours écoulés, alors qu’ils s’en retournaient, l’enfant Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Le croyant dans la caravane, ils firent une journée de chemin, puis ils se mirent à le rechercher parmi leurs parents et connaissances. Ne l’ayant pas trouvé, ils revinrent, toujours à sa recherche, à Jérusalem. Et il advint, au bout de trois jours, qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant ; et tous ceux qui l’entendaient étaient stupéfaits de sa compréhension et de ses réponses. À sa vue, ils furent saisis d’émotion, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois, ton père et moi, nous te cherchions, angoissés. » Et il leur dit : « Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois être parmi les familiers de mon Père ? » Mais eux ne comprirent pas la parole qu’il leur avait dite. Il redescendit alors avec eux et revint à Nazareth ; et il leur était soumis. Et sa mère gardait fidèlement toutes ces choses en son cœur.
J’ai mis en exergue typographique ma traduction de la phrase difficile du verset 49. Le texte original grec est : « ouk èdeite hoti en tois tou patros mou dei einai me», littéralement : ‘ne saviez-vous pas que dans ceux [ou dans les choses] de mon Père il me faut être ?’. La difficulté est que l’article grec – ici au datif pluriel (tois) -, peut être soit un masculin, soit un neutre. La Vulgate, elle, ne doute pas qu’il s’agisse d’un neutre, puisqu’elle traduit «in his quae patris mei sunt», litt., ‘dans [les choses] qui [le pronom relatif latin est au neutre pluriel] sont de mon père’. Par contre, la Peshitta [1] rend le grec «en tois tou patros mou» par dbeit avi, dans laquelle dbeit est une expression elliptique qui signifie ‘du parti de’, ‘de l’entourage de’, ‘des proches de’, ‘des familiers de’, ‘des disciples de’ ; elle est courante dans la littérature rabbinique sous la forme dbei, au sens de ‘selon l’enseignement’, ou ‘l’interprétation’ d’un Sage spécifique et de ses disciples [2].
La quasi-totalité des traductions en langues modernes rendent l’expression grecque difficile en tois tou patros mou par « dans la maison de mon Père », ou « aux affaires de mon Père ». Il y a lieu de s’en étonner. En effet, en éludant la difficulté textuelle, pour donner une interprétation ‘lisse’ de cette expression, ces interprètes n’ont pas pris garde à la remarque de l’évangéliste, en Luc 2, 50 : « Mais eux ne comprirent pas la parole qu’il leur avait dite. » Si donc, les parents de Jésus n’ont pas compris sa réponse, pourtant émise dans leur langue maternelle, comment ces modernes interprètes peuvent-ils croire, et faire croire, qu’ils en sont capables ?
En réalité, la difficulté n’est pas textuelle, mais théologique. Il s’agit d’un mystère qui ne pouvait être perçu qu’en son temps, à savoir, que les maîtres juifs (les Sages (hakhamim), qui passaient l’essentiel de leur temps au Temple à étudier et enseigner la Torah, comme le confirme la tradition rabbinique, étaient considérés par Jésus lui-même comme faisant partie des « proches », des « familiers » de son Père.
- La Peshitta est une traduction araméenne (syriaque) chrétienne de la Bible. ↵
- Voir, par exemple et entre autres : « tana debei rabbi Yishmael » (TB Soukkah 52b) ; « tana debei rabbi Yishmael » (TB Kiddushim, 30b) ; « debei rabbi Yishmael tana » (TB Kiddushim 43a) ; « debei rabbi Sheilah amri » (TB Kiddushim 43a) ; etc. ↵