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Judith 8, 14: Si vous êtes incapables de scruter les profondeurs du cœur de l’homme et de démêler les raisonnements de son esprit, comment donc pourrez-vous pénétrer le Dieu qui a fait toutes ces choses, scruter sa pensée et comprendre ses desseins ?

Michée 4, 12: C’est qu’elles ne connaissent pas les plans de L’Éternel et qu’elles n’ont pas compris son dessein : il les a rassemblées comme les gerbes sur l’aire…

Psaume 33, 10-11L’Éternel déjoue les desseins des nations, il empêche les pensées des peuples ; mais le dessein de l’Éternel subsiste à jamais, les pensées de son cœur, de génération en génération.

Matthieu 15, 24: Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.

Romains 9, 16: Il ne s’agit donc pas de qui veut ou de qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde.

Voici deux textes très différents : l’un est dû à un rabbin philosophe des XI-XIIe s., tandis que l’autre est tiré de l’évangile de Jean. Ce qu’ils ont en commun n’apparaît pas de prime abord, car cela participe du mystère que sonde le présent écrit, à savoir l’intrication prophétique [1] de la personne unique et parfaite qu’est le Christ, et de la personne collective et qui lui est coextensive : le peuple juif. Toutes deux sont, chacune à leur rang, le Serviteur de l’Éternel [2].

Juda Halévi, Kuzari, II, 34 ; 44 ; IV, 23 : «Nous sommes semblables à l’homme accablé de souffrances d’Isaïe dans le chapitre « Voici que mon Serviteur réussira » (Is 52, 13 à 53, 12), et dont il est dit : « sans beauté et sans éclat, comme quelqu’un devant qui on se cache la face » (Is 53, 2-3). Le prophète veut dire que son physique est hideux, son aspect laid, semblable à des immondices dont la vision répugne aux hommes et devant lesquels ils se cachent la face. « Méprisé et rebut de l’humanité, homme de douleurs et familier de la maladie » (Is 53, 3). […] N’estime pas déraisonnable l’application à un peuple comme Israël du verset : « Or c’étaient nos maladies qu’il supportait, nos souffrances qu’il endurait » (Is 53, 4). Oui, tandis que nous sommes accablés de maux, le monde jouit de la tranquillité et de la quiétude. Les épreuves qui nous sont infligées ont pour effet de garder notre religion dans son intégrité, de maintenir purs les purs parmi nous et de rejeter loin de nous les scories. C’est grâce à notre pureté et notre intégrité que le divin se joint au monde […] Dieu a aussi un dessein secret nous concernant, pareil au dessein qu’il nourrit pour le grain. Celui-ci tombe à terre et se transforme ; en apparence, il se change en terre, en eau, en fumier ; l’observateur s’imagine qu’il n’en reste plus aucune trace visible. Or, en réalité, c’est lui qui transforme la terre et l’eau en leur donnant sa propre nature : graduellement, il métamorphose les éléments qu’il rend subtils et semblables à lui en quelque sorte […] Il en est ainsi de la religion de Moïse. La forme du premier grain fait pousser sur l’arbre des fruits semblables à celui dont le grain a été extrait. Bien qu’extérieurement elles la repoussent, toutes les religions apparues après elle sont en réalité des transformations de cette religion. Elles ne font que frayer la voie et préparer le terrain pour le Messie, objet de nos espérances, qui est le fruit […] et dont elles toutes deviendront le fruitAlors, elles le reconnaîtront et l’arbre deviendra un. À ce moment-là, elles exalteront la racine qu’elles vilipendaient, comme nous l’avons dit en expliquant le texte : Voici, mon serviteur prospérera… [cf. Is 52, 13 s.] » [3]

Évangile de Jean 12, 20-28 : Il y avait là quelques Grecs, de ceux qui montaient pour adorer pendant la fête. Ils s’avancèrent vers Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et ils lui firent cette demande: «Seigneur, nous voulons voir Jésus.» Philippe vient le dire à André ; André et Philippe viennent le dire à Jésus. Jésus leur répond : «Voici venue l’heure où doit être glorifié le Fils de l’homme. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.» […] Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. Père, glorifie ton nom ! Du ciel vint alors une voix : »Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai.»

Mon commentaire [4]. Rien d’extraordinaire, à première vue, dans cet épisode. Des prosélytes grecs attirés par la renommée de Jésus veulent s’entretenir avec lui. Mais, à l’examen, les choses s’avèrent moins simples qu’il n’y paraît. Premièrement, ces gens doivent passer par deux intermédiaires, dont l’un, Philippe, nous est présenté comme étant de Bethsaïde en Galilée, ce qui implique qu’il est habitué aux contacts avec les goyim, terme hébreu qui signifie « nations ». Deuxièmement, Jésus ne défère, ni ne se dérobe à cette demande d’entrevue, mais il révèle à ses auditeurs qu’elle constitue le signe prophétique de l’imminence de sa mort et de sa résurrection, et l’annonce du futur destin analogue du peuple juif, comme on va le voir ci-après.

Entrons plus avant dans les détails du récit. On y relate qu’après avoir entendu la supplique de ces Grecs, Philippe et André en font part à Jésus. Il faut garder en mémoire, à ce propos, que les juifs observants n’ont pas de rapports avec les Samaritains, ni avec les goyim. Jésus n’hésitera pas à s’affranchir souverainement de cette limitation dans plusieurs cas ; mais, dans les deux principaux – l’épisode de la Samaritaine (Jn 4, 9 s.) et celui de la Cananéenne (Mt 15, 21-28) –, il soulignera fortement la différence entre juifs et goyim. À la Samaritaine, il rappellera que « le salut vient des Juifs » (Jn 4, 22) ; à la Cananéenne qui lui demandait un miracle, il dira crûment : « il ne convient pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens » (Mt 15, 26), où les « enfants » sont les juifs, et les goyim, les «chiens». Il précise même qu’il n’a « été envoyé qu’aux brebis perdues de la Maison d’Israël » (Mt 15, 24), ce qui ne laisse aucun doute sur son entérinement, malgré les exceptions évoquées, de l’appartenance spécifique de ce peuple à Dieu, en tant que son « bien propre » [5].

Nous ne saurons finalement jamais si Jésus a accepté de recevoir ces prosélytes, ou s’il a refusé. Car c’est bien là l’étrangeté de l’épisode : cet aspect du problème semble n’avoir pas du tout intéressé le narrateur. On verra que l’explication, ici donnée, de cette attitude de Jésus et de son sens caché, profond et sublime, rend ce point sans importance. De fait, la réaction de Jésus est sans aucun rapport apparent avec l’initiative ou la personnalité des visiteurs. Selon l’évangéliste, cette démarche déclenche chez Jésus une réaction, dont nous allons voir qu’elle est prophétique et eschatologique.

Que signifie donc cette geste ? Première hypothèse : l’Évangile a relaté un fait qu’il n’a pas compris et la tradition y a raccroché une de ces ‘catéchèses spirituelles’ dont le Quatrième Évangile est prodigue ; mais c’est faire peu de cas de la cohérence du Nouveau Testament ainsi que de l’inspiration qui a guidé son style rédactionnel et le choix des épisodes relatés, outre que, pour un chrétien, c’est faire bon marché de l’inspiration divine des Écritures. Deuxième hypothèse : l’attitude de Jésus est prophétique, elle recèle un enseignement mystérieux, non encore découvert ni mis en valeur, et à portée eschatologique.

En effet, Jésus est à la fois le focalisateur et le vecteur eschatologique de l’Écriture. Ses paroles et ses actes donnent corps aux oracles et événements qu’elle relate et révèlent le sens ultime qu’ils recèlent. À ce titre, le passage suivant d’Isaïe, lu à l’aune de l’« intrication prophétique » [6], éclaire cette scène évangélique d’une lumière surprenante et inattendue, en lui conférant une valeur eschatologique et messianique qui prend sa source dans l’eschatologie juive :

Is 55, 3-5 : Je conclurai avec vous une alliance éternelle, faite des grâces garanties à David. Voici que j’ai fait de lui un témoin pour les peuples, un chef et un maître pour les peuples. Voici que tu appelleras une nation que tu ne connais pas et des inconnus accourront vers toi à cause de L’Éternel, ton Dieu et du Saint d’Israël qui t’aura glorifié.

J’ai mis en italiques le concept commun à ce passage d’Isaïe et à celui de Jean : la glorification. C’est, presque mot pour mot, situation pour situation, ce qui arrive à Jésus. Or, dans le texte d’Isaïe, c’est à tout le peuple juif qu’est faite cette prophétie. Ce que confirme Is 61, 8 s., où l’expression « Je conclurai avec vous une alliance éternelle », est suivie de :

Is 61, 9 : […] leur race sera célèbre parmi les nations et leur descendance parmi les peuples. Tous ceux qui les verront reconnaîtront qu’ils sont une race bénie de L’Éternel.

Le sens de ces deux passages prophétiques est que, quand Dieu aura rétabli la royauté davidique (« les grâces garanties à David »), et « glorifié » son peuple, les goyim – « des inconnus » – « accourront vers » lui. Sachant, dans l’Esprit Saint, que ce qui va se produire en sa personne (sa mort et sa résurrection) préfigure, en germe, ce qui adviendra au peuple juif lors de sa rédemption par Dieu, Jésus l’énonce par avance, pour notre instruction :

Jn 12, 23-24, 27-28 : Voici venue l’heure où le Fils de l’homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. […] Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c’est pour cela que je suis venu à cette heure. Père, glorifie ton nom !

Et son Père lui-même appose son sceau sur cette prophétie, en faisant entendre une voix qui proclame :

Jn 12 : Je l’ai glorifié et de nouveau je le glorifierai.

Que ce fait ait été relaté, lui aussi, pour notre instruction, témoigne ce que dit Jésus :

Jn 12, 30 : Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu cette voix, mais pour vous.

C’est exactement ce que dit Paul, en d’autres termes et dans un autre contexte:

Rm 15, 4 : […] ce qui a été écrit dans le passé l’a été pour notre instruction, afin que par la constance et par la consolation des Écritures, nous ayons l’espérance.

Et encore :

1 Co 10, 11 : Ces choses leur advenaient à titre de signe [litt. : « type »], et ont été écrites pour notre avertissement, nous qui sommes parvenus à la fin des temps.

C’est donc pour l’instruction et l’avertissement de ceux qui croient en lui que Jésus énonce à haute voix la conscience qu’il a de la portée prophétique de l’événement, apparemment insignifiant, qu’est la visite de ces prosélytes. Rempli de l’Esprit Saint, il dévoile « l’intrication prophétique » de ces textes scripturaires, nous invitant à voir, dans ces pieux goyim qui viennent à lui, attirés par sa renommée, et dans la « glorification » qui va être la sienne par sa mort et sa résurrection, la préfiguration prophétique de la marche future des nations « à la clarté » dont rayonnera, aux temps messianiques, un Israël illuminé par la gloire de Dieu, comme il est écrit :

Is 60, 1-3 : Debout ! Resplendis ! Car voici ta lumière, et sur toi luit la gloire de L’Éternel. Car voici que les ténèbres couvrent la terre et l’obscurité, les peuples, et sur toi brille L’Éternel, et sa gloire sur toi apparaît. Les nations marcheront à ta lumière et les rois à l’éclat de ton resplendissement.

Nous sommes prévenus, par d’autres passages scripturaires, que la gloire future d’Israël sera précédée d’une passion analogue à celle de Jésus, suite à une autre venue, diabolique celle-là, de « nations coalisées contre L’Éternel et contre son oint » (Ps 2, 2), qui constituera l’ultime tentative de destruction du Peuple-Messie, avant sa glorification finale, sur intervention divine, gage et assurance pour ceux qui, croyant au choix divin dont Israël est l’objet, accepteront de partager son destin.

Pour de nombreux chrétiens – j’en ai fait maintes fois l’expérience au fil des décennies de mon existence –, les perspectives succinctement exposées ci-dessus sont, au mieux, incompréhensibles, au pire, incongrues et totalement inacceptables. La raison de cette non-réception est évidente : de l’interprétation chrétienne multiséculaire selon laquelle les juifs n’ayant pas reconnu le Christ de Dieu venu dans la chair en la personne de Jésus, Dieu s’est constitué un « nouveau peuple » assimilé plus ou moins explicitement à l’Église, découle la conviction chrétienne incoercible que, pour être agréables à Dieu, voire pour être sauvés, les juifs doivent être incorporés à cette Église, par la foi au Christ. De longs siècles d’un enseignement patristique et ecclésial, coulé en formules ne varietur dans une tradition liturgique immuable, dont est nourrie la foi des fidèles, ont conféré à ce «narratif» théologique le statut d’un credo quasi dogmatique.

Pour ma part, je réitère ici, « avec douceur, respect, et conscience droite » (cf. 1 P 3, 15) ma foi dans le rétablissement du peuple juif, déjà réalisé sous nos yeux, comme il est écrit :

Ha 1, 5 : Voyez dans les nations, regardez, soyez dans l’étonnement et la stupéfaction! Car voici que j’accomplirai, de vos jours, une œuvre que vous ne croiriez pas si on la racontait.


  1. Sur le sens de cette expression que j’ai créée pour caractériser une particularité de l’Écriture qui, sauf erreur, n’a pas encore été documentée, voir mon étude : « Le phénomène de l'"intrication prophétique" », et « L’"intrication prophétique", une particularité herméneutique de nature prophétique
  2. Témoin, entre des dizaines d’autres, ces passages : Is 41, 8-9 ; 42, 1.19 ; 42, 19 ; 43, 10 ; 44, 1.2.21 ; 45, 4 ; 49, 3 ; 52, 13 ; 53, 11 ; Jr 30, 10 ; 46, 27-28, etc.
  3. Juda Halévy (1085-1141), rabbin et philosophe juif. Cité d’après Juda Hallevi, Le Kuzari, apologie de la religion méprisée, trad. Charles Touati, Bibliothèque de l’École des Hautes Études en Sciences Religieuses, Volume C, Peeters, Louvain-Paris, 1994, p. 64, 66 et 173.
  4. JJe reprends ici un passage de mon livre, La pierre rejetée par les bâtisseurs. L’« intrication prophétique » des Écritures, Tsofim, 2013, chapitre 8. « Dualité de l’élection selon le Nouveau Testament ».
  5. En hébreu, ‘am segulah ; voir mon article consacré à cette expression : « Israël, bien propre (segulah) de Dieu ».
  6. Concernant cette expression, voir note 119, ci-dessus.

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Cette oeuvre (Croire au dessein de Dieu sur les Juifs. Testament d’un « serviteur inutile » de Menahem R. Macina) n’a aucune restriction de droit d’auteur connue.

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