Pour que l’avènement en gloire du Royaume sur la terre puisse se produire il fallait d’abord que le peuple juif se rassemble dans sa patrie d’antan, recouvre son identité et sa familiarité avec la langue de ses Pères, et qu’il renoue avec son histoire religieuse sur cette terre. L’Ancien Testament l’annonçait prophétiquement :
Jr 3, 14 : Je vous prendrai, un d’une ville, deux d’une famille, pour vous amener à Sion.
Jr 29, 14 : Je vous rétablirai et vous rassemblerai de toutes les nations et de tous les lieux où je vous ai chassés, oracle de L’Éternel. Je vous ramènerai en ce lieu d’où je vous ai exilés.
Jr 30, 3 : Car voici venir des jours – oracle de L’Éternel – où je restaurerai mon peuple Israël et Juda, dit L’Éternel, je les ferai revenir au pays que j’ai donné à leurs pères et ils en prendront possession.
Jr 31, 14-16 : Ainsi parle L’Éternel : À Rama, une voix se fait entendre, une plainte amère ; c’est Rachel qui pleure ses fils. Elle ne veut pas être consolée pour ses fils, car ils ne sont plus (cf. Mt 2,18). Ainsi parle L’Éternel: Cesse ta plainte, sèche tes yeux! Car il est une compensation pour ta peine – oracle de L’Éternel – ils vont revenir du pays ennemi. Il y a donc espoir pour ton avenir – oracle de L’Éternel – ils vont revenir, tes fils, dans leurs frontières.
Tb 14, 4-5 [1] : «Tout s’accomplira, tout se réalisera, de ce que les prophètes d’Israël, que Dieu a envoyés, ont annoncé contre l’Assyrie et contre Ninive ; rien ne sera retranché de leurs paroles. Tout arrivera en son temps. On sera plus à l’abri en Médie qu’en Assyrie et qu’en Babylonie. Parce que je sais et je crois, moi, que tout ce que Dieu a dit s’accomplira, cela sera, et il ne tombera pas un mot des prophéties. Nos frères qui habitent le pays d’Israël seront tous recensés et déportés loin de leur belle patrie. Tout le sol d’Israël sera un désert. Et Samarie et Jérusalem seront un désert. Et la Maison de Dieu sera, pour un temps, désolée et brûlée. Puis de nouveau, Dieu en aura pitié, et il les ramènera au pays d’Israël. Ils rebâtiront sa Maison, moins belle que la première, en attendant que les temps soient révolus. Mais alors, tous revenus de leur captivité, ils rebâtiront Jérusalem dans sa magnificence, et en elle la Maison de Dieu sera rebâtie, comme l’ont annoncé les prophètes d’Israël.
Il ne faudrait pas croire que ce sont là des perspectives qu’on ne trouve que dans l’Ancien Testament. Au contraire, plusieurs textes néotestamentaires prophétisent clairement la restitution à Israël de ses prérogatives messianiques. Témoin cette promesse que fait Jésus à ses apôtres :
…vous siégerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d’Israël. (Mt 19, 28 = Lc 22, 30). [2]
C’est également cette restitution qu’anticipait la question posée par les apôtres à Jésus, après sa résurrection :
Est-ce maintenant que tu vas restituer la royauté à [3] Israël ? (Ac 1, 6).
Et cette perspective n’a pas été écartée par leur Maître [4], contrairement à la position contraire de deux hauts dignitaires de l’Église du XXe siècle, au demeurant bien disposés à l’égard des juifs [5].
Comme je l’ai dit plus haut, si j’ai rapporté ces réactions papales négatives, ce n’est évidemment pas pour ternir l’excellente réputation dont ils jouissent, y compris en milieu juif, mais pour illustrer sur quel terreau s’enracine l’opposition atavique du Saint-Siège à l’État juif, dont l’existence même s’inscrit en faux contre la conception chrétienne, qui remonte aux Pères de l’Église, selon laquelle le peuple juif restera dispersé sur la terre, sans attaches nationales, jusqu’à sa conversion au Christ, à la fin des temps. Pourtant, telle n’est pas la perspective prophétique qui s’exprime, entre autres, en Os 4, 4-5 :
Car, pendant de longs jours les enfants d’Israël resteront sans roi et sans chef, sans sacrifice et sans stèle, sans éphod et sans téraphim. Ensuite les enfants d’Israël reviendront; ils chercheront L’Éternel leur Dieu, et David leur roi; ils accourront en tremblant vers L’Éternel et vers ses biens, dans la suite des jours.
Cet état d’esprit – qu’on aurait tort de croire révolu – se manifeste périodiquement de diverses manières, en particulier par une sourde opposition du Saint-Siège, voire de hauts dignitaires religieux catholiques [6], à la politique de l’État d’Israël, qui éclate parfois sous forme de propos regrettables que l’on peut considérer comme anti-israéliens [7]. Cet état de choses m’a amené à me demander si la frilosité magistérielle à l’égard de l’eschatologie, en général, et de la perspective d’un royaume du Christ en gloire sur la terre, en particulier, ne serait pas motivée par la crainte d’une résurgence moderne d’un messianisme juif dynamisé par la création d’un État national sur le territoire de l’ancienne patrie israélite. Je crois discerner dans cette contestation – qui ne s’exprime pas explicitement – la résurgence d’un contentieux religieux des origines, non apuré, qui se focalise sur la théologie de l’élection, le messianisme juif étant perçu par l’Église comme la négation du rôle central du Christ dans le dessein de salut de Dieu, tel qu’elle le conçoit [8].
Et puisqu’il n’est pas question de taxer de mauvaise foi cette institution chrétienne vénérable, force est d’admettre qu’il y a, dans cette incompatibilité théologique entre les deux confessions de foi, une disposition mystérieuse du dessein de Dieu, sur laquelle Paul a levé un instant le voile en ces termes :
Rm 11, 28 : Ennemis, il est vrai, selon l’Évangile à cause de vous, ils sont, selon l’Élection, chéris à cause des pères.
La situation n’est pas sans rappeler les circonstances du schisme entre les royaumes d’Israël et de Juda, lors du retour d’exil de Jéroboam, ancien chef des corvées du roi Salomon, qui s’était révolté contre ce monarque absolu :
1 R 12, 20-24 : Lorsque tout Israël apprit que Jéroboam était revenu, ils l’appelèrent à l’assemblée et ils le firent roi sur tout Israël ; il n’y eut pour se rallier à la maison de David que la seule tribu de Juda. Roboam se rendit à Jérusalem ; il convoqua toute la maison de Juda et la tribu de Benjamin, soit cent quatre-vingt mille guerriers d’élite, pour combattre la maison d’Israël et rendre le royaume à Roboam fils de Salomon. Mais la parole de Dieu fut adressée à Shemaya l’homme de Dieu en ces termes : « Dis ceci à Roboam fils de Salomon, roi de Juda, à toute la maison de Juda, à Benjamin et au reste du peuple : Ainsi parle L’Éternel. N’allez pas vous battre contre vos frères, les Israélites ; que chacun retourne chez soi, car cet événement vient de moi. » Ils écoutèrent la parole de L’Éternel et prirent le chemin du retour comme avait dit L’Éternel.
Le même avertissement s’adresse, me semble-t-il, aux deux parties de l’Israël de Dieu que sont, selon moi, les juifs et les nations chrétiennes, et dont, toujours selon moi, la tribu de Juda et celles de l’Israël du nord sont le type. Les chrétiens doivent se garder de s’insurger contre la vocation messianique que Dieu a impartie aux Juifs, et qu’il ne leur a jamais enlevée (cf. Rm 11, 1-2), en témoigne l’avertissement solennel de Paul :
Rm 11, 17-23 : Mais si quelques-unes des branches ont été coupées tandis que toi, olivier sauvage, tu as été greffé parmi elles pour avoir part avec elles à la sève de l’olivier, ne va pas te glorifier aux dépens des branches. Ou si tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte. Tu diras: On a coupé des branches, pour que, moi, je fusse greffé. Fort bien. Elles ont été coupées pour leur incrédulité, et c’est la foi qui te fait tenir. Ne t’enorgueillis pas; crains plutôt. Car si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, il ne t’épargnera pas non plus. Considère donc la bonté et la sévérité de Dieu: sévérité envers ceux qui sont tombés, et envers toi bonté (de Dieu), pourvu que tu demeures en cette bonté ; sinon tu seras retranché toi aussi. Et eux, s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité [9], ils seront greffés: Dieu est bien assez puissant pour les greffer à nouveau.
Et souvenons-nous du lien qu’établit Paul entre le Christ et le peuple juif :
Rm 15, 8-12 : Je l’affirme en effet, le Christ s’est fait ministre des circoncis en raison de la véracité de Dieu, pour accomplir les promesses faites aux Pères, quant aux nations, elles glorifient Dieu en raison de sa miséricorde, selon le mot de l’Écriture: C’est pourquoi je te louerai parmi les nations et je chanterai à la gloire de ton nom; et cet autre: Nations, exultez avec son peuple ; ou encore: Toutes les nations, louez le Seigneur, et que tous les peuples le célèbrent. Et Isaïe dit à son tour (Is 11, 10): Elle paraîtra, la racine de Jessé, qui se dresse en signal pour les nations (lenes ‘amim). En lui, les nations mettront leur espérance.
Il semble difficile d’éluder le parallèle prophétique entre l’allusion à la «racine de Jessé», d’Is 11, 10, et «la racine qui porte le païen», de Rm 11, 18, surtout quand s’y ajoute cet autre parallèle implicite avec le «signal» (nes) d’Is 11, 10 (cité par Paul en Rm 15, 12) qu’elle constitue « pour les peuples », dans le contexte eschatologique du rétablissement glorieux d’Israël :
Is 49, 22 : Ainsi parle le Seigneur L’Éternel: Voici que je lèverai la main vers les nations, et je dresserai mon signal (arim nisi [10]) pour les peuples: ils t’amèneront tes fils dans leurs bras, et tes filles seront portées sur l’épaule.
Dès lors, il ne fait pas de doute à mes yeux que l’Inspirateur de la Parole divine – qui l’a ‘équipée’ de termes, de types et d’oracles prophétiques, lesquels constituent autant de jalons, dispersés mais unis entre eux par un lien d’analogie – « ouvrira », au temps opportun, « l’esprit » des chrétiens « pour qu’ils comprennent les Écritures » (cf. Lc 24, 45) et découvrent, avec émotion,
ce que l’oeil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. (1 Co 2, 9).
Ces considérations nous introduisent au cœur du mystère qu’expriment les passages suivants du Nouveau Testament :
Jn 14, 8-10: Philippe lui dit : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit. » Jésus lui dit : « Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m’a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : Montre-nous le Père ! ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » […]
Tandis que Paul, à qui le Christ s’est révélé de manière sublime, écrit de lui :
Col 1, 15-20 : Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. Et il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église : Il est le Principe, Premier-né d’entre les morts, il fallait qu’il obtînt en tout la primauté, car Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix.
Le chrétien objectera peut-être que le même Paul, tant vanté par les amis du peuple juif pour son affirmation du non-rejet d’Israël (cf. Rm 11, 1-2), n’a pas hésité pour autant à parler de l’endurcissement des juifs, ou de leur aveuglement (cf. Rm 11, 7):
2 Co 3, 14-16 : Mais leur entendement s’est obscurci. Jusqu’à ce jour en effet, lorsqu’on lit l’Ancien Testament, ce même voile demeure. Il n’est point retiré ; car c’est le Christ qui le fait disparaître. Oui, jusqu’à ce jour, toutes les fois qu’on lit Moïse, un voile est posé sur leur cœur. C’est quand on se tourne vers le Seigneur que le voile est enlevé.
Et d’évoquer le texte de la version amendée de la Prière pour les juifs selon le Missel Romain de 1959 [11]:
Prions aussi pour les juifs. Que le Seigneur notre Dieu retire le voile de leur cœur pour qu’ils reconnaissent eux aussi, Jésus, le Christ, notre Seigneur. Dieu éternel et tout-puissant, toi qui n’exclus pas les Juifs de ta miséricorde, écoute nos prières pour que s’ouvrent les yeux de ce peuple : qu’il reconnaisse dans le Christ la lumière de ta vérité et qu’il sorte de ses ténèbres.
Mais il est d’autres textes, tirés de l’Écriture, qui laissent entrevoir, dans une vision de foi et d’espérance, que la cécité d’Israël sera levée par Celui-là même qui l’a permise selon son dessein mystérieux :
Is 29,18 : En ce jour-là, les sourds entendront les paroles du livre (cf. Is 29, 11-12) et, délivrés de l’ombre et des ténèbres, les yeux des aveugles verront.
Is 52, 7-10 : Qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui annonce la paix, du messager de bonnes nouvelles qui annonce le salut, qui dit à Sion: « Ton Dieu règne ». C’est la voix de tes guetteurs: ils élèvent la voix, ensemble ils pousseront des cris de joie, car ils verront les yeux dans les yeux L’Éternel qui revient à Sion. Ensemble poussez des cris, des cris de joie, ruines de Jérusalem ! Car L’Éternel a consolé son peuple, il a racheté Jérusalem. L’Éternel a découvert son bras de sainteté aux yeux de toutes les nations, et tous les confins de la terre ont vu le salut de notre Dieu.
Is 42, 21-23 : Le Seigneur veut, à cause de sa justice, magnifier et rendre glorieuse la Loi. Et voici un peuple pillé et dépouillé, on les a tous enfermés dans des basses-fosses, emprisonnés dans des cachots. On les a mis au pillage, et personne pour les secourir, on les a dépouillés, et personne pour demander restitution. Qui, parmi vous, prête l’oreille à cela? Qui fait attention et comprend a posteriori ?
Is 43, 1-21 : Et maintenant, ainsi parle L’Éternel, celui qui t’a créé, Jacob, qui t’a modelé, Israël. Ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom : tu es à moi. Si tu traverses les eaux je serai avec toi, et les rivières, elles ne te submergeront pas. Si tu passes par le feu, tu ne souffriras pas, et la flamme ne te brûlera pas. Car je suis L’Éternel, ton Dieu, le Saint d’Israël, ton sauveur. Pour ta rançon, j’ai donné l’Égypte, Kush et Sheba à ta place. Car tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime. Aussi je livre des hommes à ta place et des peuples en rançon de ta vie. Ne crains pas, car je suis avec toi, du levant je vais faire revenir ta race, et du couchant je te rassemblerai. Je dirai au Nord : Donne ! Et au Midi : Ne retiens pas ! Ramène mes fils de loin et mes filles du bout de la terre, quiconque se réclame de mon nom, ceux que j’ai créés pour ma gloire, que j’ai formés et que j’ai faits. Fais sortir un peuple aveugle qui a des yeux, et des sourds qui ont des oreilles. Que toutes les nations se rassemblent, que tous les peuples s’unissent ! Qui parmi eux a proclamé cela et nous a fait connaître les choses anciennes ? Qu’ils produisent leurs témoins et qu’ils se justifient, qu’on les entende et qu’on dise : C’est la vérité! C’est vous qui êtes mes témoins, oracle de L’Éternel, et le serviteur que je me suis choisi, afin que vous le sachiez, que vous croyiez en moi et que vous compreniez que c’est moi : avant moi aucun dieu n’a été formé et après moi il n’y en aura pas. […] Ainsi parle L’Éternel, votre rédempteur, le Saint d’Israël. […] Je suis L’Éternel, votre Saint, le créateur d’Israël, votre roi. Ainsi parle L’Éternel […] Ne vous souvenez plus des événements anciens, ne pensez plus aux choses passées, voici que je vais faire une chose nouvelle, déjà elle pointe, ne la reconnaissez-vous pas ? Oui, je vais mettre dans le désert un chemin, et dans la steppe, des fleuves. Les bêtes sauvages m’honoreront, les chacals et les autruches, car j’ai mis dans le désert de l’eau et des fleuves dans la steppe, pour abreuver mon peuple, mon élu. Le peuple que je me suis formé publiera mes louanges.
En avril 1994, le Cardinal Ratzinger, futur pape Benoît XVI, exprimait, sous la forme d’une question qu’il laissait sans réponse, l’impasse dans laquelle se trouve la conscience chrétienne, confrontée à la nécessité de définir sa foi et son espérance face à celles du peuple juif :
La confession de Jésus de Nazareth comme Fils du Dieu vivant et la foi dans la Croix comme rédemption de l’humanité, signifient-elles une condamnation explicite des juifs, comme entêtés et aveugles, comme coupables de la mort du Fils de Dieu? Se pourrait-il que le cœur de la foi des chrétiens les contraigne à l’intolérance, voire à l’hostilité à l’égard des juifs et, à l’inverse, que l’estime des juifs pour eux-mêmes, la défense de leur dignité historique et de leurs convictions les plus profondes, les obligent à exiger des chrétiens qu’ils renoncent au cœur de leur foi et donc, requièrent semblablement des juifs qu’ils renoncent à la tolérance? Le conflit est-il programmé au cœur de la religion et ne peut-il être résolu que par la répudiation de ce cœur ? [12]
Quatorze années plus tard, en pleine polémique à propos de la prière pour les juifs le vendredi saint [13] le P. Michel Remaud [14] a apporté une contribution majeure à cette question brûlante en l’espèce d’un article de référence, dont je cite ici de larges extraits, tant la clarification théologique qu’il apporte est bienvenue [15].
Le chrétien qui exprime sa foi en faisant siennes les formules du Nouveau Testament doit-il être soupçonné d’une volonté de conversion lorsqu’il dialogue avec les juifs ? […] si le chrétien considère Jésus comme “le sauveur de tous les hommes”, et qu’il exprime cette conviction dans la liturgie, peut-il dialoguer sans arrière-pensée avec ceux qui ne partagent pas sa foi ? Une première remarque s’impose : le Nouveau Testament, d’où sont tirées les formules qui ont soulevé l’émotion (comme d’ailleurs l’allusion au voile posé sur le cœur, qui est empruntée à la seconde épître aux Corinthiens, 3, 15), est librement accessible dans les librairies et les bibliothèques et il n’est au pouvoir d’aucun chrétien de le censurer. Il n’est donc pas question de nier ou de dissimuler ce que tout le monde peut constater à la simple lecture des textes. La première étape du dialogue, qu’on n’a jamais fini de franchir, est que chacun des interlocuteurs soit informé loyalement de ce que l’autre croit ou pense. On peut citer ici ce qu’écrivait, en 1973, le Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme : “[…] que, dans les rencontres entre chrétiens et juifs, soit reconnu le droit de chacun de rendre pleinement témoignage de sa foi sans être pour autant soupçonné de vouloir détacher de manière déloyale une personne de sa communauté pour l’attacher à la sienne propre”. En bref, le juif a le droit de savoir ce que croit le chrétien. Or, c’est là, précisément, que les difficultés commencent. Par nature, en effet, le christianisme est une prise de parti sur une question interne au judaïsme : le chrétien dit pouvoir nommer le messie d’Israël. Proclamer que Jésus est le Christ, mettre un trait d’union entre les mots “Jésus” et “Christ”, c’est énoncer une affirmation que le juif – à juste titre si l’on prend la peine de se situer de son point de vue – ne peut considérer que comme une ingérence dans les affaires intérieures d’Israël. On ne le répétera jamais assez : il n’y aurait jamais eu de christianisme ni d’Église si des juifs n’avaient dit un jour à d’autres juifs : “Celui dont Moïse a parlé dans la Loi, ainsi que les Prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus, fils de Joseph, de Nazareth.” (Jn 1, 45). Même si, dès l’antiquité, le groupe des disciples juifs de Jésus a été rapidement submergé par l’afflux des païens, au point que l’Église est devenue, dans les faits, une Église des nations, la communauté chrétienne n’aurait ni existence ni raison d’être, et sa profession de foi serait vide de contenu, hors de cette référence à l’origine juive. Pendant tout son pontificat, Jean-Paul II a répété que nous, les chrétiens, avons avec le judaïsme “des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion”. Il faut reconnaître que les choses seraient beaucoup plus simples si judaïsme et christianisme étaient deux religions extérieures l’une à l’autre et suivaient des voies parallèles. Le dialogue pourrait alors se limiter à une information mutuelle visant à enrichir la culture générale de chacun des deux interlocuteurs. Hypothèse malheureusement impossible : sans la profession de foi “Jésus est le messie d’Israël”, il n’y aurait pas de christianisme […] La situation est-elle donc sans issue ? Le chrétien qui rencontre le juif n’aurait-il le choix qu’entre deux attitudes, un prosélytisme militant, ou le double langage ? Chercher à convaincre, ou tenir un discours “diplomatique” qui passerait sous silence les convictions profondes, mais qui serait démenti par l’expression liturgique de la foi dès que le juif aurait le dos tourné ? […] C’est le Nouveau Testament lui-même […] qui nous enseigne que la pérennité d’Israël s’inscrit dans un projet divin ordonné au salut des païens. L’antiquité chrétienne a réduit l’existence même du judaïsme à un échec de l’évangélisation. Je ne suis pas sûr que cette interprétation ne soit pas, aujourd’hui encore, celle de nombreux chrétiens, depuis les usagers de l’ancien missel, même s’ils emploient la nouvelle formule, […] jusqu’à des “amis d’Israël” de tendance fondamentaliste. Si les chrétiens étaient plus familiers de leurs propres sources, ils auraient lu, dans l’épître aux Romains, qu’il y a une relation de causalité directe entre la non-acceptation de l’Évangile par les juifs et le salut des païens. “À travers l’endurcissement d’Israël – nous pouvons dire aujourd’hui, sans jouer sur les mots : à travers la permanence du judaïsme – se déploie un projet divin dont la raison ne peut rendre compte, mais dont le but est le salut des païens. Le dessein de salut qui embrasse Israël et les nations se réalise donc, d’une manière inattendue, à travers le refus même de l’Évangile par les Juifs. [16]” […] Nous devons admettre que nous ne savons pas tout et prendre acte des affirmations du Nouveau Testament lui-même, selon lequel le dessein de salut se déploie selon des voies qui défient notre logique. Nous devons aussi apprendre à entendre les affirmations qui s’expriment à travers ce que nous considérons simplement comme des négations. Il ne s’agit donc pas de rester en deçà du Nouveau Testament, mais de l’accepter dans sa totalité, avec ses apparentes contradictions, ses obscurités et ses énigmes. Pendant des siècles, nous nous sommes satisfaits, sur la permanence du judaïsme, d’affirmations péremptoires et souvent simplistes. Et si, avant de les remplacer par d’autres affirmations tout aussi assurées, nous prenions, sans nous presser, le temps des questions ?
Il convient d’adjoindre à ce texte séminal le passage suivant de l’épître aux Romains qui, selon moi, constitue l’épicentre de l’expression du mystère [17] :
Rm 11, 28-32 : Ennemis, il est vrai, pour ce qui est de l’Évangile, à cause de vous, ils sont, pour ce qui est de l’Élection, chéris à cause de leurs pères. Car les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance. En effet, de même que jadis, vous avez désobéi à Dieu et qu’au temps présent, vous avez obtenu miséricorde, du fait de leur désobéissance, eux, de même, au temps présent, ont désobéi du fait de la miséricorde exercée envers vous, afin qu’eux aussi ils obtiennent, au temps présent, miséricorde. Car Dieu les a tous [= Juifs et non-Juifs devenus croyants au Christ Jésus] enfermés dans la désobéissance, pour faire à tous miséricorde.
Nous avons encore tant de choses à apprendre. En témoigne cette affirmation du Seigneur lui-même dans l’évangile de Jean :
Jn 16, 12-13 : J’ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter pour l’instant. Mais quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière ; car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu’il entendra, il le dira et il vous dévoilera les choses à venir.
- Rappelons que le Livre de Tobie est un écrit deutérocanonique, et qu’à ce titre, il ne fait pas partie du Canon juif des Écritures. ↵
- Sauf glorieuses exceptions, les chrétiens, leurs Pasteurs et leurs théologiens font de ce texte une lecture ‘spirituelle’. Pour eux, il est évident qu’il prophétise une réalité future qui aura lieu ‘au ciel’. L’art chrétien a d’ailleurs popularisé cette conception exclusivement ‘céleste’ du Royaume. ↵
- Le grec parle bien d’une restitution de la royauté à Israël (datif) : apokathistaneis tèn basileian tô(i) Israel. La quasi-totalité des traductions modernes sont insatisfaisantes : BJ (1981) : « Est-ce maintenant le temps où tu vas restaurer la royauté en Israël ? » - Segond (1967) : «Est-ce maintenant que tu rétabliras le royaume d’Israël ? » - TOB (1988): « Est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ?» ; etc. ↵
- Il convient de préciser que la réponse de Jésus – « Il ne vous appartient pas de connaître les temps ou les moments que le Père a fixés de sa seule autorité » (Ac 1, 8) – est quasi unanimement comprise en Chrétienté comme un démenti de cette espérance juive. Un simple examen du texte révèle que rien dans ces mots ne justifie une telle perception. En outre, un survol, même succinct, du Nouveau Testament, montre clairement que quand Jésus n’est pas d’accord avec ce que pensent et/ou disent ses disciples, il ne se gêne pas pour le leur dire, parfois sans ménagement comme dans le cas où il va jusqu’à appeler « Satan » l’apôtre Pierre, auquel il avait confié peu de temps auparavant la responsabilité de son Église (cf. Mt 16, 23). ↵
- Il s’agit de Mgr Roncalli, futur pape Jean XXIII (cf. note 33, ci-dessus), et saint Jean-Paul II (cf. note 59, ci-dessus). ↵
- Voir, par exemple et entre autres, « Cardinal Etchegaray : « Le mur dessine une géographie d’apartheid" ». ↵
- J’ai exprimé ce malaise dans un article d’opinion paru le 12 novembre 2014 sur le site The Times of Israel, sous le titre « Le dénigrement ecclésial d’Israël ». ↵
- J’ai traité de ce sujet difficile dans mon livre électronique intitulé Un voile sur leur coeur. Le «non» catholique au Royaume millénaire du Christ sur la terre, Tsofim, 2013. ↵
- J’ai longuement médité sur cette incrédulité du peuple juif et sur ses conséquences surprenantes dans mon livre intitulé Dieu a rétabli Son Peuple. Témoigner devant l’Église que Dieu a restitué au Peuple juif son héritage messianique, voir spécialement les chapitres intitulés « L’Obéissance de la Foi (Rm 1, 15) », et « "Dieu les a tous enfermés dans la désobéissance…" (Rm 11, 32) ». ↵
- Cas possessif 1ère personne du singulier du mot « nes », signal, étendard. ↵
- Cf. « L’oraison du Missale Romanum pour la conversion des Juifs (Vendredi Saint) ». Rappelons que la précédente version (1570) qualifiait les juifs de « perfides » et parlait de « ce peuple aveuglé » ; voir l’article de Wikipedia : « Oremus et Pro perfidis Judaeis ». ↵
- Israël, l'Église et le monde : leurs relations et leur mission, selon le Catéchisme de l'Église Catholique. Conférence du cardinal Ratzinger, reproduite dans La Documentation catholique, n° 2091, du 3 avril 1994, p. 329. Texte en ligne. Pour une analyse plus détaillée, voir Menahem Macina, Chrétiens et juifs depuis Vatican II. État des lieux historique et théologique. Prospective eschatologique, éditions Docteur angélique, Avignon, 2009, p. 142 et ss. ↵
- J’ai consacré à ce sujet un chapitre de mon livre, Chrétiens et juifs depuis Vatican II, op. cit., V. « La prière pour que les Juifs reconnaissent Jésus sonne-t-elle le glas du dialogue ? », p. 167-184 ; texte consultable en ligne. ↵
- Michel Remaud, est prêtre et religieux ; docteur en théologie, il enseigne à l’Institut Albert Decourtray (Institut chrétien d’études juives et de littérature hébraïque, à Jérusalem). ↵
- Michel Remaud, « [À propos de la prière pour les Juifs] "Dialogue et profession de foi" », 19 février 2008, texte en ligne. ↵
- Michel Remaud insère ici une référence à son livre intitulé Chrétiens et Juifs entre le passé et l’avenir, éditions Lessius, Bruxelles, 2000, p. 135-136. ↵
- JJ’ai longuement exposé tout ce que je crois en avoir compris, dans mon livre Dieu a rétabli son peuple. Témoigner devant l’Eglise que Dieu a restitué au Peuple juif son héritage messianique (Tsofim, 2014), texte en ligne. Voir surtout les chapitres suivants : « Faux-pas des nations chrétiennes à leur tour » ; « L’Obéissance de la Foi (Rm 1, 15; 16, 26) » ; « Dieu les a tous enfermés dans la désobéissance… » (Rm 11, 32) ; « Le dessein de Dieu, pierre d’achoppement pour les Juifs et les Chrétiens » ; « Conclusion: "…pour faire à tous miséricorde" (Rm 11, 32) ». ↵