L’opposition multiséculaire de l’Église à la perspective d’un avènement eschatologique du Royaume de Dieu sur la terre est bien connue des spécialistes, quoique presque totalement ignorée des fidèles. Rappelons qu’à en croire le grand Irénée, qui en fut le plus illustre théologien, cette doctrine remonte aux Presbytres, ou disciples des Apôtres. Ayant largement traité de ce sujet dans mes écrits antérieurs [1], je me limiterai ici à un examen des fondements théologiques et scripturaires de la non-réception magistérielle de ce qui fut, dans les quatre premiers siècles de l’Église, une doctrine assez largement reçue et professée par des Pères dont l’orthodoxie ne saurait être mise en doute, outre qu’elle n’a jamais fait, jusqu’à ce jour, l’objet d’une condamnation formelle, quoi qu’en disent certains historiens et théologiens [2].
On peut lire un résumé de la doctrine actuelle en cette matière dans les articles 671 à 676 du Catéchisme de l’Église catholique [3], qui traitent de l’avènement du Royaume de Dieu en gloire. La présente étude se concentre sur trois d’entre eux (674-676), dont je citerai la teneur verbatim [4] avant d’en examiner les références scripturaires explicitement mentionnées par les rédacteurs de cet ouvrage doctrinal qui fait autorité pour les fidèles catholiques.
La lecture de l’énoncé ci-dessus amène à s’interroger sur sa théologie sous-jacente. Une importante clé de compréhension est fournie par les textes scripturaires auxquels les rédacteurs du Catéchisme font eux-mêmes explicitement référence, et dont on verra que l’un d’entre eux au moins fait problème.
§ 674 [a] : « …la venue du Messie glorieux est suspendue à tout moment de l’histoire à sa reconnaissance par « tout Israël » »…
- Cette ‘suspension’ de la venue du Christ, elle-même conditionnée par la « reconnaissance » de sa seigneurie par les Juifs, s’appuie sur ce passage de l’évangile de Matthieu :
Mt 23, 39 : Je vous le dis, en effet, désormais vous ne me verrez plus, jusqu’à ce que vous disiez: « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! »
- La précision selon laquelle cette venue peut avoir lieu « à tout moment », s’appuie sur ce développement de Paul :
Rm 11, 30-31 : de même que jadis vous avez désobéi à Dieu et qu’au temps présent vous avez obtenu miséricorde du fait de la désobéissance [des juifs], eux de même, au temps présent ont désobéi du fait de la miséricorde exercée envers vous, afin qu’eux aussi ils obtiennent au temps présent [5] miséricorde.
- Ma conviction que ces événements concernent tous les juifs se fonde sur l’affirmation de Paul :
Rm 11, 26 : « et ainsi tout Israël sera sauvé ».
§ 674 [b] : « l’entrée de la plénitude des juifs dans le salut messianique, à la suite de la plénitude des païens, donnera au Peuple de Dieu de « réaliser la plénitude du Christ »… »
- Ce développement sur la « plénitude » fait référence à quatre passages du Nouveau Testament dans lesquels figure ce terme, dont le sens est tacitement supposé être identique :
Rm 11, 12 : Et si leur faux pas a fait la richesse du monde et leur amoindrissement la richesse des païens, que ne fera pas leur plénitude !
Rm 11, 25 : Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, pour que vous ne vous croyiez pas sages: un endurcissement partiel est advenu à Israël jusqu’à ce qu’entre la plénitude des nations.
Ep 4, 13 : [la construction du Corps du Christ] au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ.
- La notion de «plénitude», au sens théologique du terme [6], est indéniablement présente dans trois des passages du NT que cite le Catéchisme dans cet article (Rm 11, 12 ; 11, 25 et Ep 4, 13). Par contre, elle est totalement absente de Lc 21, 24 (passage encadré, ci-dessus). Comme il est facile de le constater, il n’y est pas du tout question d’une « plénitude des païens[en fait, ‘nations’] », mais de la déportation des habitants de Jérusalem, la Ville étant elle-même « foulée aux pieds par des nations jusqu’à ce que soient accomplis les temps des nations ».
- On peut également se demander pourquoi le mot « temps », qui figure explicitement en Lc 21, 24, est escamoté dans la citation qu’en fait le Catéchisme, au profit de la formule « plénitude des païens », substituée sans raison apparente à la formulation néotestamentaire « jusqu’à ce que soient accomplis les temps des nations ».
Les articles 675 et 676 soulèvent, eux, un problème différent, mais non moins lourd de conséquences théologiques. Je les cite d’abord verbatim :
- § 675. Avant l’avènement du Christ, l’Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants (Lc 18, 8 ; Mt 24, 12). La persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre (Lc 21, 12 ; Jn 15, 19-20) dévoilera le « mystère d’iniquité » sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité. L’imposture religieuse suprême est celle de l’Antichrist, c’est-à-dire celle d’un pseudo-messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair (2 Th 2, 4-12 ; 1 Th 5, 2-3 ; 2 Jn 7 ; 1 Jn 2, 18. 22).
J’ai mis en exergue typographique les deux expressions accusatrices (« imposture religieuse » et « falsification du Royaume à venir »), pour marquer mon étonnement de ce que le Catéchisme se soit limité aux seules conceptions non chrétiennes et/ou hétérodoxes de l’avènement du Royaume sur la terre, sans faire la moindre allusion à la doctrine du Nouveau Testament à ce sujet [7], relayée par les Presbytres de l’Église primitive [8].
Je me suis longtemps demandé quelle pouvait être la raison, consciente ou non, de cette répugnance magistérielle catholique [9] à faire sienne une doctrine qui bénéficie d’une caution théologique aussi prestigieuse. Faute d’avoir trouvé une thèse universitaire, un livre, ou même un article de fond consacrés à cette question, j’ai été contraint d’élaborer ma propre réflexion à ce sujet. Il doit être clair qu’il s’agit d’une première approche qui, à ce titre, est exposée à l’erreur, d’autant qu’elle se base sur une hypothèse que je résume en ces termes : C’est la conviction chrétienne intime que la révélation du salut en Jésus-Christ a rendu caduc le rôle du peuple juif dans l’économie divine, qui serait désormais entièrement assumé par l’Église.
- Voir les références citées plus haut, note 54. ↵
- Voir mon livre, Un voile sur leur coeur. Le «non» catholique au Royaume millénaire du Christ sur la terre, éditions Tsofim, 2013 : Annexe 1 – « Le Chiliasme a-t-il été condamné à Constantinople ? », par Francis X. Gumerlock, et Ibid., Annexe II – « L’hérésie fantôme : Le Concile d’Ephèse (431) a-t-il condamné le Millénarisme? », par Michael J. Svigel. ↵
- Catéchisme de l’Église Catholique. Édition définitive avec guide de lecture. Diffusion et distribution exclusives : éditions Racine (Bruxelles) et Fidélité (Namur), octobre 1998. Il est fortement recommandé de consulter la remarquable version électronique de ce texte, qui contient de riches concordances. Les textes cités ici sont extraits de cette édition. ↵
- Les enrichissements typographiques sont de moi : ils ont pour but d’attirer l’attention sur certaines anomalies du texte et sur les étonnements qu’elles suscitent. ↵
- Il est remarquable que, contre toute attente, Paul ne dise rien qui ait trait à l’avenir : seuls sont évoqués le passé et le présent. ↵
- État de perfection totale, moment de l’histoire où s’accomplit la totalité du dessein de Dieu. Pour un examen des nombreuses connotations de ce terme, il est recommandé de consulter ORTOLANG (Outils et Ressources pour un Traitement Optimisé de la LANGue), conçu par le CNRTL Centre National de Ressources Textuelles, article « Plénitude ». ↵
- Cf. Mt 19, 28 : « Jésus leur dit: "En vérité je vous le dis, à vous qui m'avez suivi: dans la régénération, quand le Fils de l'homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël », où le terme «régénération» (palingenesia, en grec) est abusivement interprété par la quasi-totalité des commentateurs comme signifiant la création glorifiée, ce que dément le seul autre emploi du même terme en Tt 3, 5. Voir aussi Ac 1, 6 : « Étant donc réunis, ils l'interrogeaient ainsi: "Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas restituer la royauté à Israël?" » ; selon ma traduction, qui suit de près le grec – contrairement à celles qui lisent, comme la Bible de Jérusalem : « restaurer la royauté en Israël », alors que, dans le texte original, le verbe apokathistanai, n’est pas suivi d’une préposition de lieu (en) mais d’un datif (tô[i] Israel)) de destination –, il s’agit bien de rendre la royauté à Israël, ou de la lui ‘donner comme promis’. ↵
- Voir mon article : « Le rôle des Presbytres dans la transmission de la Tradition chez Irénée de Lyon ». [footnote]Pour Justin Martyr (IIe s.), voir l’article de Wikipédia : « Justin de Naplouse ». Pour mémoire, je rappelle qu’Irénée de Lyon (IIe s.) est le Père de l’Église le plus cité dans les textes conciliaires, juste après saint Augustin ; c’est dire de quel crédit doctrinal il jouit. ↵
- Je précise que je ne traite pas ici de la question théologique cruciale que constitue le privilège d’inerrance et d’infaillibilité en matière de doctrine, dont l’Église s’estime gratifiée en vertu de la succession apostolique ; à ce sujet, voir, entre autres, le maître-ouvrage de Bernard Sesbouë, Histoire et théologie de l'infaillibilité de l'église, éditions Lessius, Bruxelles, 2013 (extrait en ligne). Dans le même esprit, qu’il soit clair que je m’en tiens ici à la doctrine du développement doctrinal exposée par John Henry Newman (1801-1890), voir Jean Stern, Bible et tradition chez Newman. Aux origines de la théorie du développement, Aubier-Montaigne, coll. Théologie 72, 1967 ; voir aussi : M. R. Macina, « Magistère ordinaire et désaccord responsable : scandale ou signe de l’Esprit ? Jalons pour un dialogue », dans Ad Veritatem, n° 19, juil.-sept. 1988, pp. 26-48 ; « Autorité et sensus fidelium. Vers la perception d’un Magistère comme lieu privilégié d’expression de la conscience de l’Église » ; et encore : « Un enseignement magistériel qui se réfère à une traduction erronée d’un passage de l’Écriture est-il recevable ? ». ↵