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Pour mémoire, la thèse chrétienne de la ‘substitution’ pose que, suite à leur refus de croire à la messianité et à la divinité du Christ, l’Église a supplanté les juifs et hérité de leurs prérogatives messianiques [1].

C’est sur ce terreau qu’avait fleuri, jadis, le texte de l’oraison du Samedi-Saint, qui suit le récit du passage de la mer Rouge, lors de la Vigile pascale, et dont voici une traduction française [2] :

«Dieu – dont nous percevons les merveilles jusqu’en notre temps -, tandis que, par l’eau de régénération, tu opères, pour le salut des nations, ce que la puissance de ta droite a conféré à un seul peuple en le libérant de la persécution d’Egypte, fais que la totalité du monde accède [à la condition de] fils d’Abraham et à la dignité israélite [israelitica dignitas].»

Cette «israelitica dignitas» est-elle devenue l’apanage des nations chrétiennes ? C’est ce qu’affirmait, en tout cas, un document édité par les évêques français en 1997 [3], lequel reprenait à son compte un extrait du Catéchisme de l’Église Catholique (CEC) à propos de la fête de l’Épiphanie [4] :

« …L’Épiphanie manifeste que « la plénitude des païens entre dans la famille des patriarches » et acquiert la israelitica dignitas. »

La conviction de cette assertion conduit, me semble-t-il, à se poser la question de savoir s’il ne s’agit là que d’une interprétation des compilateurs du CEC [5]. En mettant entre guillemets l’exclamation de S. Léon le Grand [6], « intret in patriarcharum familiam » [7] – qui est une citation d’une lettre de ce pape -, et en la faisant suivre de l’expression israelitica dignitas, forgée par des liturgistes de jadis [8], cet ouvrage confère à une conception ecclésiologique substitutionniste une prestigieuse référence d’autorité et une patine de tradition vénérable.

Qu’on n’aille pas croire pour autant que l’expression « israelitica dignitas » soit une pure invention des liturgistes. Elle figure, en effet, sous une forme légèrement différente, mais de sens identique – « dignité de la race élue » (electi generis dignitatem) -, dans le texte suivant du pape S. Léon [9] :

« Voici qu’ »aîné », tu « sers le cadet » [cf. Gn 25, 23 = Rm 9, 12], et, tandis que « des étrangers » entrent dans ta « part d’héritage » [cf. Ps 79, 1 = Ac 26, 18 ; et Is 56, 3-8], tu lis, comme un serviteur, son testament [l’Écriture], dont tu ne connais que « la lettre » [cf. Rm 7, 6]. Qu’elle « entre », qu’elle « entre, la plénitude des nations » [cf. Rm 11, 25], dans la famille des patriarches [cf. Ga 3, 7] ; et que les « fils de la promesse » [cf. Rm 9, 8 ; Ga 4, 28 ; He 11, 17] reçoivent la bénédiction de la « race d’Abraham » [cf. Gn 18, 18 ; 22, 18 ; 26, 4 ; Ac 13, 26], que rejettent les « fils de la chair » [cf. Rm 9, 8]. Que par le truchement des trois mages, tous les peuples adorent le Créateur de l’univers [cf. Rm 15, 11], et que « Dieu » ne soit plus seulement « connu en Judée », mais dans le monde entier, afin que, partout, « son nom soit grand en Israël » [cf. Ps 76, 2]. Puisque cette dignité de la race élue, convaincue d’infidélité dans sa postérité, a dégénéré, la foi en fait le bien commun de tous.» [10].

Outre le fait que ce passage pourvoit ses conceptions substitutionnistes et triomphalistes du renfort impressionnant de huit réminiscences scripturaires en 10 lignes de texte, il est possible que les liturgistes d’alors aient forgé l’expression « israelitica dignitas » (dignité israélite), en ayant à l’esprit celle d’ « electi generis dignita[s] » (dignité de la race élue), utilisée par S. Léon. Nourris de lectio divina (lecture spirituelle de l’Écriture) et des œuvres des Pères de l’Église, ils exprimaient, dans leur terminologie religieuse, l’inquiétude, voire le ressentiment de l’ensemble de la chrétienté, face au refus juif « obstiné » de croire en la messianité de Jésus, pour ne rien dire du rejet horrifié de la confession de sa divinité par un peuple rigoureusement monothéiste, attitudes perçues par les chrétiens comme incompréhensibles et même révoltantes.

La Semaine sainte était le ‘lieu’ liturgique par excellence, où cette frustration chrétienne, mitigée d’une espérance de la conversion d’Israël, se donnait libre cours. Les nombreuses invectives, menaces et condamnations, ainsi que les appels à la repentance, adressés aux juifs d’antan par les prophètes, constituaient un vivier idéologique et apologétique inépuisable pour les théologiens et les liturgistes, qui y lisaient une confirmation divine de la certitude chrétienne que ces oracles visaient autant, sinon plus, les juifs de leur époque que ceux du passé.

En vertu même de l’adage traditionnel : lex orandi lex credendi (la prière est l’expression de la foi [11]), cette répétition multiséculaire incessante de stances liturgiques, dont certaines contenaient de graves accusations (déicide, perfidie, blasphème, etc.), ne pouvait manquer de causer les graves dommages collatéraux que furent la certitude chrétienne de la déchéance juive, et son corollaire : la conviction que les chrétiens qui ont cru en Jésus ont pris la place des juifs qui, eux, l’avaient rejeté.

Le rôle de la lettre de S. Léon le Grand dans l’élaboration de ces textes et dans le développement de la « théorie de la substitution », selon laquelle sont passées à l’Église l’élection juive, la prophétie et les bénédictions divines, ne saurait être sous-estimé, même si l’impact des écrits polémiques d’Augustin (354-413) [12], mort une trentaine d’années avant la naissance de S. Léon, surtout son Adversus Iudaeos, fut sans doute beaucoup plus considérable [13].

En reprenant à son compte et l’exclamation du pape S. Léon sur l’« entrée de la totalité des nations dans la famille des patriarches » -, et celle de l’oraison pascale demandant à Dieu qu’elles « acquièr[ent] la Israelitica dignitas », et en présentant l’une et l’autre comme un fait accompli, le Catéchisme de l’Église catholique témoigne involontairement de la pérennité de la conception substitutionniste qui est, pour ainsi dire, congénitale au christianisme.

0n peut en lire des signes avant-coureurs chez certains Pères apostoliques. Elle chemine, discrètement mais tenacement, durant les trois premiers siècles, et trouve son théoricien le plus redoutable en la personne impressionnante de S. Augustin, déjà cité, dont les écrits sont comme hantés par le besoin incoercible de poser la foi chrétienne en accomplissement indiscutable et irrévocable de la foi juive, reléguée dès lors au niveau de l’ombre, contrainte de disparaître devant l’éblouissante lumière de la révélation chrétienne [14].

Pour mettre un peu de baume au cœur des chrétiens que scandalise la théorie de la substitution, je voudrais souligner l’apport spécifique du Catéchisme de l’Église Catholique – que l’on peut qualifier de novateur et même d’étonnant – à l’estime chrétienne des juifs. On y lit en effet, ad locum (§ 528) :

Leur venue [celle des Mages] signifie que les païens ne peuvent découvrir Jésus et l’adorer comme Fils de Dieu et Sauveur du monde qu’en se tournant vers les juifs (cf. Jn 4, 22) et en recevant d’eux leur promesse messianique telle qu’elle est contenue dans l’Ancien Testament.

On ne peut souhaiter plus empathique profession de foi chrétienne envers les juifs. Toutefois, je doute personnellement qu’elle soit partagée par un grand nombre de clercs, et mieux vaut ne rien dire de la vaste masse de fidèles non instruits du progrès de la méditation que fait l’Église, depuis des décennies et surtout depuis la Shoah, de la signification et des implications théologiques et spirituelles de la redécouverte de ses racines juives et de l’unité originelle des « deux familles qu’a élues le Seigneur » (cf. Jr 33, 24).


  1. Cf. Wiki, « Théologie de la substitution », et M. Macina, « La substitution dans la littérature patristique, la liturgie et des documents-clé de l’Église catholique ». Il convient de préciser que le récent document romain intitulé « Une réflexion théologique sur les rapports entre catholiques et juifs… » a répudié cette conception multiséculaire en ces termes « La théologie du remplacement ou de la supersession, qui oppose deux entités séparées, l’Église des gentils et la Synagogue rejetée dont elle aurait pris la place, est dépourvue de tout fondement. » (2. 17).
  2. IVe prophétie. Original latin : "Deus cuius antiqua miracula etiam nostris saeculis coruscare sentimus dum quod uni populo a persecutione Aegyptiaca liberando dexterae tuae potentia contulisti id in salutem gentium per aquam regenerationis operaris praesta ut in Abrahae filios et in Israeliticam dignitatem totius mundi transeat plenitudo per Dominum." La traduction est due à Sœur Maggy Kraentzel.
  3. « Lire l’Ancien Testament. Contribution à une relecture catholique de l’Ancien Testament pour permettre le dialogue entre juifs et chrétiens », in Bulletin n° 9 du Secrétariat de la Conférence des Évêques de France, juin 1997. Le texte cité ici figure en note 17 du Ch. V. 2, « L'alliance avec Israël », de ce document.
  4. Catéchisme de l’Église Catholique, op. cit., § 528, p. 116.
  5. Je reprends, ci-après, quelques extraits de mon analyse : « L'attribution de l'"israelitica dignitas" aux chrétiens est-elle un concept substitutionniste ? ».
  6. Voir l’article de Wikipédia : « Léon 1er (Pape) ».
  7. Cf. Ibid., n. 11, qui réfère à S. Léon le Grand, Sermo 33, 3.
  8. Cf. Ibid., n. 12, qui cite le Missale Romanum, Vigile pascale 26 : prière après la troisième lecture.
  9. Léon le Grand, Sermons, SC 22, Cerf, Paris, 1947, p. 206.
  10. Original latin : « Ecce major servis minori et alienigenis in sortem haereditatis tuae intrantibus, ejus testamenti, quod in sola littera tenes, recitatione famularis. Intret, intret in patriarcharum familiam gentium plenitudo, et benedictionem in semine Abrahae, qua se filii carnis abdicant, filii promissionis accipiant. Adorent in tribus magis omnes populi universitatis auctorem ; et non in Judaea tantum Deus, sed in toto orbe sit notus, ut ubique in Israel sit magnum nomen ejus. Quoniam hanc electi generis dignitatem sicut infidelitas in suis posteris convincit esse degenerem, ita fides omnibus facit esse communem. » La traduction est mienne.
  11. Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, op. cit., art. 1124-1125 : « La foi de l’Église est antérieure à la foi du fidèle, qui est invité à y adhérer [...] De là l’adage ancien : "Lex orandi, lex credendi” [...] La loi de la prière est la loi de la foi. L’Église croit comme elle prie. La liturgie est un élément constituant de la sainte et vivante Tradition. C’est pourquoi aucun rite sacramentel ne peut être modifié ou manipulé au gré du ministre ou de la communauté. Même l’autorité suprême ne peut changer la liturgie à son gré, mais seulement dans l’obéissance de la foi et dans le respect religieux du mystère de la liturgie. »
  12. Sur ce géant de la pensée chrétienne antique voir l’article de Wikipédia : Augustin d’Hippone.
  13.  Voir, entre autres, Augustin, Contre les juifs, Chapitre IX, 13 : « Ensuite, de ce que vous n'offrez à Dieu aucun sacrifice, et de ce qu'il n'en reçoit pas de votre main, il ne suit nullement qu'on ne lui en offre aucun. Celui qui n'a besoin d'aucun de nos biens, n'a pas, à la vérité, plus besoin de nos offrandes; elles lui sont inutiles, mais elles nous procurent de grands avantages. Cependant, comme on lui fait de ces offrandes, le Seigneur ajoute ces paroles : "Parce que, depuis le lever du soleil jusqu'à son couchant, mon nom est devenu grand parmi les nations, et l'on me sacrifie en tous lieux, et l'on offre à mon nom une oblation toute pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit le Seigneur tout-puissant". À cela, que répondrez-vous ? Ouvrez donc enfin les yeux et voyez : on offre le sacrifice des chrétiens partout, et non pas en un seul endroit, comme on vous l'avait commandé ; on l'offre, non à un Dieu quelconque, mais à Celui qui a fait cette prédiction, au Dieu d'Israël. »
  14. Témoin ce texte :

    « Les Juifs ont fait souffrir le Christ : ils se sont laissé dominer par l’orgueil contre lui. En quel endroit ? Dans la ville de Jérusalem. Ils y étaient les maîtres: voilà pourquoi ils s’y montraient si orgueilleux: voilà pourquoi ils y levaient si hautement la tête. Après la passion du Sauveur, ils en ont été arrachés, et ils ont perdu le royaume à la tête duquel ils n’ont pas voulu placer le Christ. Voyez comme ils sont tombés dans l’opprobre: les voilà dispersés au milieu de toutes les nations, incapables de se tenir n’importe où, ne tenant nulle part une place fixe. Il reste encore assez de ces malheureux Juifs pour porter en tous lieux nos livres saints, à leur propre confusion. Quand, en effet, nous voulons prouver que le Christ a été annoncé par les prophètes, nous montrons aux païens ces saintes lettres. Les adversaires de notre foi ne peuvent nous reprocher, à nous chrétiens, d’en être les auteurs et de les avoir fait parfaitement concorder avec l’Évangile, afin de faire croire que ce que nous prêchons avait été prédit d’avance : car la vérité de notre Évangile ressort avec évidence de ce fait palpable, que toutes les prophéties relatives au Christ sont entre les mains des Juifs, et qu’ils les possèdent toutes. Par là, des ennemis nous fournissent eux-mêmes, dans ces Écritures divines, des armes pour réfuter et confondre d’autres ennemis. Quelle honte leur a donc été infligée ? C’est qu’ils sont les dépositaires des livres où le chrétien trouve le fondement le plus solide de sa foi. Ils sont nos libraires : ils ressemblent à ces serviteurs qui portent des livres der­rière leurs maîtres: ceux-ci les lisent à leur profit: ceux-là les portent sans autre bénéfice que d’en être chargés. Tel est l’opprobre infligé aux Juifs : voilà comme s’accomplit en eux cette prédiction si ancienne : "Il a fait tomber dans l’opprobre ceux qui me foulaient aux pieds." Quelle honte pour eux, mes frères, de lire ce verset, et de ressembler à des aveugles qui se trouvent en face d’un miroir ! Devant les Saintes Écritures, dont ils sont les dépositaires, les Juifs sont dans une position analogue à celle d’un aveugle devant un miroir : on l’y voit, et il ne s’y voit pas lui-même. […] » (Cité d’après Augustin, Discours sur les Psaumes, I, du psaume 1 au psaume 80, Cerf, coll. «Sagesses chrétiennes», Paris, 2007, p. 969).

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Cette oeuvre (Croire au dessein de Dieu sur les Juifs. Testament d’un « serviteur inutile » de Menahem R. Macina) n’a aucune restriction de droit d’auteur connue.

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