Je crois pouvoir l’affirmer sans arrogance : j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour confronter à l’enseignement de l’Écriture et de la Tradition chrétienne, la parole d’en haut qui a changé ma vie de catholique il y a plus de 48 ans. Ce n’était pas la première fois que le mystère du peuple juif [1] s’imposait à mon intelligence et à ma piété, et je ne pouvais oublier que c’est pour le graver au plus profond de mon cœur que, neuf ans auparavant, Dieu m’avait ravi et gratifié d’une vision intellectuelle de sa Trinité [2]. Mais ce qui se produisit, en ce début du printemps de 1967, fut d’une tout autre nature et a orienté définitivement mon existence et ma foi dans une direction qu’une vie entière d’étude eût été incapable de me faire prendre. Je reproduis ici un passage du livre cité, dans lequel j’ai relaté l’événement [3] :
Ce jour-là, je venais de lire pour la énième fois la célèbre exclamation prophétique de saint Paul, dans son Épître aux Romains : «Dieu aurait-Il rejeté son peuple ? – Jamais de la vie ! Dieu n’a pas rejeté le peuple qu’il a discerné d’avance.» (Rm 11, 1-2.). Alors, jaillit de mon âme une protestation presque violente dont, jusqu’alors, je n’avais pas pris conscience qu’elle était latente en moi depuis longtemps. C’était un véritable cri, qui peut se résumer à peu près en ces termes, que j’émis avec fougue et dans le silence d’un recueillement intense et déjà quasi surnaturel : « Mais enfin, Seigneur, dans les faits, les Juifs sont éloignés du Christ et de Son Église ! Qu’en est-il de cette merveilleuse annonce de Paul ? » Il faut croire que l’ardeur désespérée de ce cri fut agréable à Dieu, puisque, dans Son immense miséricorde, Il daigna imprimer en moi cette réponse qui est restée gravée dans ma mémoire et dans mon âme jusqu’à ce jour : « Dieu a rétabli son peuple ».
Rétrospectivement, il m’a toujours paru étrange qu’une telle assertion, dont l’origine divine ne faisait pas de doute pour moi, n’ait pas immédiatement mobilisé toutes mes ressources intellectuelles et spirituelles dans le but d’en dégager les implications et de les traduire en actes, à la lumière de la foi et de l’enseignement de l’Église. Comme on le verra plus loin, j’ai tenté, à plusieurs reprises, de sensibiliser des ecclésiastiques à ce que considérais et considère toujours comme une révélation, certes privée, mais dont je ne pouvais douter que sa portée dépassait infiniment ma personne limitée et pécheresse. L’insuccès persistant de toutes mes tentatives d’obtenir un discernement ecclésial à ce propos, finit par avoir raison de ma détermination initiale et je crus bon de m’en remettre à Dieu. Voici ce que j’écrivais à ce propos dans mon ouvrage déjà évoqué [4] :
Incapable […] dans l’état de mes connaissances d’alors, de juger par moi-même de la conformité de cette annonce avec la compréhension qu’a l’Église de son mystère, et n’osant m’ouvrir à personne de la nature et de la portée de celle que j’en avais désormais, de peur de passer pour un hérétique ou un illuminé, je choisis de me taire. Rendu prudent par ce que m’avaient jadis coûté mes confidences épisodiques concernant des grâces reçues, je décidai de conformer mon attitude à celle de Marie qui, aux dires de l’Évangile, fut, elle aussi, troublée en son cœur (Cf. Lc 1, 29) à l’audition de l’incroyable annonce angélique. À son exemple, au long des années subséquentes – quand, du moins, j’étais dans les dispositions intérieures voulues –, je « méditais dans mon cœur » sur ces choses (Cf. Lc 2, 19), confiant que, si je n’avais pas été victime d’une illusion, Dieu, qui sait, Lui, pourquoi il m’a révélé tout cela, saurait bien, de la manière et au moment qu’Il jugerait opportuns, me dévoiler le sens et les implications de ce message.
La notion de « mission confiée » [5]
J’ai longtemps cru que je ne devais rien entreprendre pour répondre à l’appel divin que semblaient impliquer les grâces reçues, tant que je n’aurais pas compris le sens de la phrase sibylline qui s’était imprimée en mon âme, lors de la dernière ‘visitation’ [6], dont j’ai bénéficié en 1969 (« Regarde-toi et tu comprendras »), et à propos de laquelle j’ai écrit ce qui suit [7] :
« […] malgré les contradictions que m’a values cet oracle obscur […] je n’ai jamais douté de son authenticité. Son incompréhensibilité même constituait ma meilleure défense face aux objections rationnelles des rares guides spirituels […] auxquels […] j’en avais fait part, dans l’espoir qu’ils m’aideraient à correspondre à la volonté de Dieu [sur moi] qui, espérais-je, y était peut-être signifiée. »
Le problème auquel se heurtaient ma conscience et mon intelligence, depuis la première grâce divine dont j’avais été l’objet, n’était pas, comme me l’ont affirmé péremptoirement l’un ou l’autre prêtre dont j’avais sollicité le discernement, un « besoin compulsif de sécurité spirituelle », ni la « quête chimérique d’une espèce de blanc-seing ecclésiastique confirmant et légitimant les grâces mystiques et l’appel surnaturel dont je croyais avoir été l’objet ». C’était le suivant : Dois-je m’efforcer de faire passer dans l’Église la révélation, extraordinaire et redoutable à la fois, qui m’a été faite en ces termes : « Dieu a rétabli son peuple » ? [8]
J’ai relaté en détail, dans l’ouvrage auquel je réfère à plusieurs reprises ici, les événements peu communs qui se sont succédé dans ma vie humaine et spirituelle entre 1958 et 1969 [9]. Au témoignage de ceux et celles qui en ont eu connaissance, l’enchaînement des circonstances qui aboutirent au véritable cul-de-sac existentiel et spirituel dans lequel je me retrouvai alors est humainement inexplicable. Ce fut d’abord, à l’automne 1969, le décès subit de mon guide spirituel qui s’employait à me faire intégrer dans une paroisse comme laïc consacré. Puis, eut lieu la perte de contact avec un religieux américain rencontré à La Salette, qui envisageait de me faire venir dans sa congrégation aux États-Unis pour y mener une vie de laïc consacré et acquérir mes grades universitaires en théologie catholique [10]. En conséquence de quoi, je me retrouvai privé de conseiller spirituel et sans espoir d’obtenir le discernement ecclésial dont j’avais tant besoin pour gérer la perception radicalement nouvelle de la dispensation du dessein de Dieu, qui était devenue la mienne. Une certitude m’habitait désormais, et elle ne m’a jamais quitté : le Peuple juif, définitivement quoique obscurément rétabli par Dieu dans ses prérogatives antérieures, allait jouer le rôle que Dieu, dans sa prescience, lui avait dévolu de toute éternité, en vue de l’accomplissement des promesses messianiques et de l’avènement en gloire de son Royaume sur la terre. Mais si je ne pouvais nier l’origine surnaturelle de la locution intérieure rapportée plus haut, rien ne garantissait que les développements conceptuels ultérieurs qu’en avait élaborés mon intelligence n’étaient pas le fruit de spéculations, téméraires ou erronées, de mon cru.
En outre, subsistait une énorme inconnue théologique : qu’allait-il advenir du « peuple que Dieu s’est acquis pour proclamer les louanges de Celui qui [les] a appelés des ténèbres à son admirable lumière » [11], à savoir les fidèles chrétiens ?
Tel est l’abîme du mystère dans lequel ma conscience de croyant est plongée depuis que le Seigneur s’est manifesté à moi. Je n’ai jamais cessé de le méditer dans mon cœur durant plus d’un demi-siècle d’une existence mouvementée, à la fois studieuse et laborieuse, souvent pécheresse, et toujours précaire [12], avant de me décider à exposer ce que j’en ai compris, dans une série d’ouvrages publiés, à partir de 2009 [13].
Je suis conscient qu’en exposant en toute clarté mon cheminement spirituel, j’encours, malgré mon insignifiance personnelle, la censure des théologiens préposés à la défense de la foi, surtout s’ils ont été mis en garde par des personnes honorables, convaincues que mes écrits mettent en danger, ou simplement troublent la foi des fidèles. Mais peut-être, en définitive, est-ce le prix à payer [14] pour que s’exerce le discernement ecclésial que j’ai tenté en vain d’obtenir depuis plus de cinq décennies à propos du rétablissement du peuple juif, dont je crois devoir annoncer qu’il est inauguré.
Je reviens sur l’expression « mission confiée », qui figure dans le titre de cette partie du présent écrit. Comme je l’ai mentionné plus haut [15], ce sont les termes utilisés par un religieux contemplatif, dans sa réaction écrite (2006) au contenu de la première version d’un récit relatant mon itinéraire spirituel, que je lui avais adressé, sur le conseil d’une personne de confiance. Il m’écrivait alors :
« J’ai pris connaissance avec intérêt et même émotion de la « Relation », offrant le récit des cinq visitations que vous tentez de décrire autant qu’elles peuvent l’être. C’est bien de votre « Histoire sainte » qu’il s’agit, marquée par ces grâces exceptionnelles et aussi l’expérience de la faiblesse humaine et du péché. Les épreuves n’ont pas manqué, ni les incompréhensions ou les oppositions des « gens de bien ». Les voies de Dieu sont si paradoxales, si incompréhensibles ! Le contraste, dans votre vie, entre les grâces divines et la misère humaine ne m’a pas surpris, ni [n’a] introduit le soupçon dans mon esprit. Ces grâces – car je les estime telles – sont absolument gratuites et imméritées, si elles sont un appel à la sainteté, elles ne la confèrent pas. Et elles paraissent ici plutôt liées à une mission confiée. De ce point de vue, j’inclinerais à penser que votre père jésuite a vu juste [16].»
Toutefois, ce bon témoignage n’avait pas convaincu le religieux d’accéder à ma demande d’accompagnement spirituel. Il m’écrivait en effet dans la dernière lettre qu’il m’adressa:
« Cela dit, je ne suis nullement une « autorité » et je ne me reconnais pas « les qualités spirituelles et l’expérience des âmes » prisées par notre mère sainte Thérèse. C’est pourquoi, pour être sincère avec vous, je ne me sens pas à la hauteur pour être votre guide spirituel, vu les grâces que vous avez reçues et la mission que Dieu paraît vous avoir confiée. D’autant plus que celle-ci se situe dans le domaine délicat et complexe des relations entre juifs et chrétiens dans la réalisation du dessein de Dieu si mystérieux (Rm 11, 33-36)…. »
Malgré mon regret de cette fin de non-recevoir, je considérai la reconnaissance de l’appel divin qui y figurait sinon comme un entérinement autorisé, du moins comme un encouragement – auquel il semblait que le Seigneur ne fût pas étranger – à poursuivre ma quête obscure d’intelligibilité de ce qu’Il m’avait révélé de son dessein sur les deux parties de son peuple, et à y sensibiliser mes coreligionnaires.
Il s’écoulera encore huit ans avant que je me décide à avancer désormais à visage découvert, comme je le fais aujourd’hui à nouveau par la présente publication, en relatant mon cheminement spirituel et théologique, sans rien masquer désormais de la nature et des modalités de l’appel de Dieu et de la manière infirme dont j’ai tenté d’y répondre.
- Allusion à ce passage crucial de Romains 11, 25) : « Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, pour que vous ne vous croyiez pas sages: un endurcissement partiel est advenu à Israël jusqu'à ce qu’entre la plénitude des nations. » ↵
- J’ai exposé en détail cette faveur dans mon livre Confession d’un fol en Dieu, édition Docteur angélique, Avignon, 2012 (ci-après «Confession…»), Ière Partie, Première visitation, p. 21-34. ↵
- Voir « Confession… », op. cit., « Deuxième visitation », p. 35-41 de l’édition imprimée. ↵
- Voir «Confession…», loc. cit., p. 40-41 de l’édition imprimée. ↵
- L’expression est d’un religieux contemplatif, dont j’avais sollicité l’accompagnement spirituel en 2006. Voir plus loin. ↵
- ‘Visitation’ est le terme qui m’a paru le plus adéquat pour désigner les manifestations surnaturelles dont j’ai été gratifié. Je l’emploie dans l’exposé des grâces du Seigneur dans l’opuscule que je leur ai consacré : « Confession… », op. cit. ↵
- « Confession… », op. cit., p. 74-75. ↵
- J’ai fait le récit de cet événement dans mon ouvrage évoqué, « Confession… », op. cit., p. 35-41 (texte en ligne). Il doit être clair qu’il n’y a jamais eu le moindre doute dans mon esprit sur le fait qu’il s’agit du peuple juif. ↵
- «Confession…», op. cit., p. 68-84. ↵
- Voir, Ibid. ↵
- Cf. 1 P 2, 9. ↵
- J’en ai relaté les principales péripéties dans L’itinéraire spirituel interdit. Mémoires d'un ‘électron libre’ de la théologie du dessein de Dieu. ↵
- Consultables en ligne sur le site Academia.edu, rubrique Books. Voir aussi mon Curriculum Vitae académique qui figure sur le même site. ↵
- Voir Menahem Macina, Payer le prix d’un changement de la théologie chrétienne du peuple juif. ↵
- Voir note 5, ci-dessus. ↵
- Référence à une exclamation – figurant dans le manuscrit intitulé « Relation » évoqué ci-dessus – émise par le défunt jésuite qui avait été mon guide spirituel, et que ce religieux estimait prémonitoire : « Mon fils, je crois que Dieu a sur vous un dessein particulier ! » ; on peut en lire le contexte dans « Confession… », op.cit., « Cinquième et dernière visitation », p. 80-81 de l’édition imprimée. ↵