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Véronique Lalande
Thérèse Casgrain était une femme de conviction dont les actions militantes ont marqué le Québec des années 1920 à 1980. Cette suffragette qui a obtenu le droit de vote pour ses sœurs québécoises fut aussi la première femme canadienne à devenir chef de parti.
Jeune fille de bonne famille
Thérèse Forget naquit le 10 juillet 1896 dans une somptueuse résidence de la rue Sherbrooke, à Montréal. Son père, sir Rodolphe Forget, était un avocat et un homme d’affaires important de la métropole. Député conservateur du comté de Charlevoix-Montmorency, sir Forget y possédait un domaine où sa fille côtoya dès son enfance des sommités du milieu politique, des magnats de la haute finance, de même que des artistes et des intellectuels de l’époque.
La jeune Thérèse, à qui ses parents voulaient donner la meilleure éducation, fut pensionnaire de 8 à 16 ans chez les Dames du Sacré-Cœur, où elle reçut une instruction bilingue. Elle aurait bien aimé faire ensuite son entrée au collège classique, mais son père, en vrai conservateur, lui conseilla plutôt de retrouver les domestiques pour apprendre la cuisine et la tenue de maison.
Madame Pierre Casgrain
C’est par l’intermédiaire d’un ami commun que Thérèse Forget fit la rencontre de Pierre Casgrain, un jeune avocat charmant et sérieux. Elle l’épousa en janvier 1916, alors qu’elle était âgée de vingt ans. L’année suivante, il succéda à son beau-père et fut élu député de Charlevoix pour le Parti libéral du Canada. Durant la carrière politique de son mari, Thérèse Casgrain ne se contenta pas de jouer au bridge avec les autres femmes de politiciens. Du haut de la galerie du Parlement, elle assistait aux assemblées et se forgeait une opinion politique. C’est ainsi qu’elle devint une précieuse collaboratrice pour son mari.
En 1921, alité et incapable de donner son discours électoral, Pierre Casgrain désigna sa femme pour le remplacer sur l’estrade. Thérèse Casgrain affirma plus tard que c’est durant cette prise de parole qu’elle éprouva la puissance de l’appel politique. Les années qui suivirent lui ouvrirent les yeux sur les inégalités sociales et particulièrement sur la discrimination que vivaient les Québécoises. Durant les années 1920, elle plaida pour une pléthore de réformes, mais c’est l’obtention du droit de vote pour les femmes qui fut son cheval de bataille.
La fin justifie les moyens
En 1919, le Parlement d’Ottawa permit à toutes les Canadiennes de voter aux élections fédérales. Les Québécoises se frottèrent pour leur part à des classes politiques et religieuses particulièrement conservatrices qui ne voyaient pas la nécessité de leur accorder ce droit, considérant que la fonction des femmes était la maternité et que leur place était au foyer. Ainsi, la lutte des suffragettes, en plus de bousculer une province engoncée dans une vision traditionaliste, amorça un mouvement de laïcisation de la société québécoise.
Une vague de féminisme revendicateur déferla sur les « années folles ». Thérèse Casgrain se joignit aux militantes montréalaises Marie Gérin-Lajoie et Idola Saint-Jean pour fonder en 1922 le Comité provincial pour le suffrage féminin. Six ans plus tard, Mme Casgrain en devint la présidente et le rebaptisa la Ligue des droits de la femme, une dénomination qui illustrait bien le côté plus affirmé de l’organisation. En effet, son objectif et ses activités ne se limitaient dorénavant plus à réclamer le droit de vote ; ils incluaient aussi les aspects familial, social et juridique des droits des femmes. Thérèse Casgrain présida la ligue jusqu’en 1941 et envoya chaque année une délégation de femmes à Québec pour tenter de convaincre tour à tour les premiers ministres Taschereau et Duplessis d’accorder le droit de vote aux femmes.
Durant les années 1930, elle anima Femina, une émission de radio sur les ondes de Radio-Canada. De nombreux invités, dont de jeunes avocats et des hommes d’affaires, vinrent l’y appuyer. L’énergie et la ténacité de Thérèse Casgrain faisaient de cette grande dame une militante infatigable. Pour elle, la fin justifiait les moyens. Élégante, elle n’hésitait pas à utiliser son charisme pour défendre sa cause ; éloquente, elle transformait humour et ironie en armes rhétoriques.
Enfin, en 1939, le premier ministre libéral Adélard Godbout promit le droit de vote aux Québécoises s’il était élu. La même année, il accédait au pouvoir et tenait sa promesse. Durant son combat de près de vingt ans pour le suffrage féminin, Thérèse Casgrain emprunta un chemin truffé d’embûches, de mesquinerie et d’incompréhension. Mais pour cette femme d’esprit, cette battante et mère de quatre enfants, le jeu en valut toujours la chandelle.
Un combat qui ne s’arrête pas là
Pour Thérèse Casgrain, l’obtention du droit de vote des femmes ne constituait pas une fin en soi. Après avoir fait ses premières armes dans la lutte pour le suffrage féminin, elle étendit ses actions aux droits des femmes en général. Elle mena un combat important pour transformer le statut juridique de la femme mariée et pour la réforme des régimes matrimoniaux. En effet, selon le code civil de 1866, les femmes mariées possédaient un statut de mineures. Elles ne pouvaient donc ni prendre des actions en justice ni faire affaire avec une banque. La ténacité légendaire de Mme Casgrain lui permit d’obtenir la deuxième grande victoire de sa vie : le versement des chèques d’allocations familiales aux mères de famille.
Toutefois, si les droits de la femme figuraient parmi ses principaux chevaux de bataille, Thérèse Casgrain fut bien plus qu’une féministe. Elle était une humaniste au cœur généreux qui a épousé tout un éventail de causes. Celle qui se qualifiait elle-même d’« affreuse bourgeoise » n’était pas une intellectuelle, mais bien une femme d’action. Ses célèbres coups de fil mobilisateurs à 7 heures le matin en marquèrent d’ailleurs plus d’un. Sa détermination et son sens profond de la justice sociale la poussèrent à lutter pour l’édification d’une société équitable et égalitaire.
J’ai toujours tenu querelle à tout le monde et c’est ce qui me conserve en santé et qui me donne de la force.
Femme de tête en politique
En 1941, Pierre Casgrain abandonna la politique pour devenir juge à la Cour supérieure. Son épouse, qui croyait fermement que les femmes devaient s’intéresser à la vie politique et y participer activement, se présenta comme candidate libérale indépendante dans le comté que son père et son mari avaient représenté successivement pendant près de quarante ans. Celle-ci perdit l’élection de peu.
Cinq ans plus tard, Thérèse Casgrain adhéra au Parti social-démocrate (PSD), qui devint en 1961 le Nouveau parti démocratique (NPD). Elle dirigea l’aile québécoise du PSD de 1951 à 1957 et devint la première femme canadienne à être chef d’un parti. Cette fonction amena Thérèse Casgrain à prononcer de nombreux discours et à assister à des congrès partout dans le monde. Bien qu’elle ait été défaite huit fois aux élections, jamais sa confiance et ses idéaux ne furent ébranlés.
Une ténacité et un engagement sans âge
Fine observatrice des mœurs politiques et des injustices, Thérèse Casgrain était dotée d’une grande perspicacité. Elle afficha pendant un demi-siècle une détermination à la fois persuasive et novatrice. Les causes marginales pour lesquelles elle milita contribuèrent à la modernisation de l’État québécois. Armée d’un zèle infatigable, elle fut l’instigatrice d’un nombre impressionnant d’initiatives et s’impliqua dans une quantité étonnante d’organisations. Tout au long de sa vie, elle conserva l’habitude de se reposer d’une activité en se consacrant à une autre. À presque 70 ans, elle fonda même la Fédération des femmes du Québec dans le but de coordonner le travail des différentes associations féminines existantes.
Il y en a plusieurs qui aimeraient me voir finir ma vie en me berçant tranquillement. Qu’ils n’y comptent pas ! J’espère être dérangeante longtemps encore.
En 1970, Pierre Elliot Trudeau lui proposa de devenir sénatrice. Elle accepta l’offre et siégea comme indépendante pendant neuf mois avant d’atteindre 75 ans, l’âge limite pour occuper la fonction. Jusqu’à sa mort, Thérèse Casgrain demeura une grande humaniste qui s’activait pour des œuvres de charité canadiennes et pour les droits des consommateurs. Elle mourut le 3 novembre 1981 à l’âge de 85 ans.
Honneurs et récompenses
La Société de criminologie du Canada remit à Thérèse Casgrain la médaille de « la personne qui s’est le plus distinguée dans la défense des droits de la personne et des idéaux de justice dans notre société ». Elle fut également nommée Officier de l’Ordre du Canada (O.O.C.) et Compagnon de l’Ordre du Canada (C.C.) en 1974 en plus de recevoir l’Ordre de l’Empire britannique (O.B.E.) pour ses services en temps de guerre. En 1979, elle obtient le Prix du Gouverneur général en reconnaissance de son leadership inlassable en faveur de l’obtention du droit de vote pour les femmes au Québec. De 1969 à 1981, Thérèse Casgrain reçut des doctorats honorifiques en droit de douze universités canadiennes.
Enfin, en 1982, le premier ministre Trudeau créa en son honneur le prix Thérèse-Casgrain du bénévolat et prononça ces mots :
Championne des droits de la femme bien avant que le féminisme ne soit à la mode, candidate de gauche dans un Québec qui pensait solidement à droite, Thérèse Casgrain ne s’est jamais résolue à entrer dans le rang et à accepter ce qui lui paraissait le désordre établi.
Références
Toutes les citations sont extraites de l’un ou l’autre des ouvrages suivants.
Beeby, Dean (2014), « Thérèse Casgrain reléguée aux oubliettes : Le symbole du féminisme du Québec a été retiré d’un honneur canadien ». Le Devoir. http://www.ledevoir.com/politique/canada/414542/therese-casgrain-releguee-aux-oubliettes.
Bertrand, Réal (1981), Thérèse Casgrain, Montréal, Lidec, 63 p.
Caron, Anita et Lorraine Archambault (1993), Thérèse Casgrain : une femme tenace et engagée, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 393 p.
Casgrain, Thérèse (1971), Une femme chez les hommes, Montréal, Éditions du Jour, 296 p.
Forget, Nicolle (2013), La gauchiste en collier de perles, Québec, Fides, 534 p.
Ici Radio-Canada (2014), « Thérèse Casgrain, humaniste ».
http://archives.radio-canada.ca/sports/national/clips/15620/.
Roy, Jean (2006), « Les défricheuses de liberté », 100 Québécois qui ont fait le XXe siècle, Eurêka ! Productions, DVD, 51 minutes.